Rabelais (and his fifteen minutes)
- Publication type: Journal article
- Journal: L’Année rabelaisienne
2021, n° 5. varia - Pages: 17 to 22
- Journal: The Year of Rabelais
Rabelais (quart d’heure de)
Et dura ce crys plus d’un quart d’heure.
(QL, xlviii, 650).
In the future, everyone will be
world famous for 15 minutes.
Andy Warhol
Le « quart d’heure de Rabelais » n’a pas la célébrité des fameuses 15 minutes of fame d’Andy Warhol – particulièrement si c’est à l’heure des mass media qu’on en mesure la popularité. Mais les minutes rabelaisiennes ont précédé les warholiennes dans la terrible histoire des « mauvais quarts d’heure » à passer. Il faut croire que la célébrité se mérite, et qu’on ne la paie jamais assez cher.
L’expression, dont l’origine reste obscure, a bénéficié d’une entrée dans le Livre des métaphores du regretté Marc Fumaroli. Tout acquis à la cause des « exercices de lecture » pantagruélistes1, l’Académicien y citait, après les lexicographes des siècles classiques, Le Petit Père André de retour de l’autre monde (1716) : « L’idée de la mort nous annonce un quart-d’heure, qui est pour tout le monde le quart-d’heure de Rabelais2. » Pour tout le monde ? Même pour un Immortel ? Parions qu’il n’en est rien : l’Île des Bienheureux, elle, n’a pas fermé ses frontières : les Macræons, âmes héroïques, y trouveront toujours leur place au soleil.
Pour l’heure – ou le quart d’heure –, relisons, çà-bas, l’une des rééditions augmentées du Dictionnaire de Trévoux :
18Quart d ’ heure de Rabelais, c’est-à-dire, Mauvais momens à passer, semblables à ceux où se trouvoit Rabelais, quand il falloit compter dans les hôtelleries, & qu’il n’avoit pas de quoi payer sa dépense. Voyez à la fin des particularités de sa vie, au-devant de ses Œuvres, le plaisant stratagême dont il s’avisa un jour à Lyon, pour se faire conduire de là à Paris, sans qu’il lui en coutât rien, n’ayant plus du tout d’argent pour achever son voyage. Après avoir payé certaine somme une fois pour tout, on est exempt de ce désagréable quart d’heure de Rabelais, & on a le plaisir de sortir du cabaret sans compter avec l’hôte3.
Longue vie au Rabelais de légende ! Dans ce numéro, un article d’Elizabeth et François Rouget permet d’éclairer un moment privilégié de la vie posthume du Maître, réputé aussi farceur que ces Till l’Espiègle, Pathelin ou Villon qu’il aimait tant. Soit un portrait de l’artiste en insolvable, plus endetté que son safrané Panurge. Et ledit Quart-d’Heure de Rabelais de brûler les planches sous le Directoire (voir p. 285-305) !
Le succès de ce Rabelais-ci, fort de son « quart d’heure » de gloire, se propagea de Voltaire à Jules Verne, en passant par l’énigmatique tableau (aujourd’hui au Musée des Beaux-Arts de Nantes) de Jean-Louis Hamon, peintre qui, tout néo-grec qu’il fût, consentit à s’embruegheliser pour l’occasion. À la fin du xixe siècle, la locution « quart d’heure de Rabelais » était si commune que nul ne songeait vraiment à rendre raison de son patronage littéraire.
C’est un fait : Alcofribas a ce don de passer dans la langue, son élément et sa demeure « naïfve », comme peu d’écrivains françois ont su le faire. Il y va d’une forme de génie – ce « génie de la langue » qu’inventent les théoriciens classiques4, pourtant attachés à de très riches heures linguistiques dont l’idéal ne doit que peu au « joyeux quart de sentences » rabelaisien, trop foisonnant à leur goût. En marge du purisme Grand-Siècle, dans le secret des cabinets personnels ou dans le pli d’un missel (qui dissimule un in-16o ouvert à la page de la sœur Fessue ?), on n’a jamais cessé de lire Rabelais. Reste que son 19« quart d’heure » aura mis quelque deux siècles à se faire une place en français.
Deux siècles pour un quart d’heure, c’est beaucoup et c’est peu. Surtout pour une histoire controuvée, une péripétie de légende. Peut-être. Mais qui saurait prouver que le « stratagème » relève de la seule faribole ? Qui sait si l’homme de chair et d’os – lequel, en 1547, écrivait au cardinal Du Bellay être financièrement aux abois (« en telle necessité et anxieté ») – n’avait pas ainsi voyagé gratis ? Devant ce genre d’anecdotes, les plus scrupuleux exégètes sont condamnés à se ranger sous la bannière du « grand Peut-être », lui-même si (pseudo-)rabelaisien. Ce qui n’interdit pas d’emprunter, en rêve, l’engin de H. G. Wells pour remonter, ne serait-ce qu’un quart d’heure, dans cette hôtellerie, sise entre Lyon et Paris, qui fut le théâtre de l’arnaque passée en proverbe. Il suffit de saisir l’adage au vol. En fait de machine cinétique, la langue est la meilleure machine à explorer le temps.
Quoi qu’il en soit, l’anecdote provient, comme les dictionnaires nous l’apprennent, des « Particularitez de la vie et mœurs de M. François Rabelais » qui ouvraient les éditions elzéviriennes au xviie siècle, et qui reparurent dans la grande édition procurée en 1711 par Jacob Le Duchat. Voici la teneur du fameux stratagème :
Ces petites libertez qu’il [Rabelais] prenoit à Rome le contraignirent à se sauver en France en fort mauvais equipage, sans argent, mal vestu, et à beau pied sans lance.
Ayant gagné la ville de Lion il s’avisa d’un plaisant stratagesme, et qui eust esté fort dangereux à un homme moins cognu : à la porte de la ville par où il entra, il prit de meschans haillons de diverses couleurs, les mit dans une petite valise qu’il portoit, et ayant abordé une hostellerie il demanda à loger une bonne chambre, disant à l’hostesse qu’encore qu’elle le veist en mauvais estat et à pied, il estoit homme pour luy payer le meilleur escot qui fut jamais fait chés elle : demande une chambre escartée et quelque petit garçon qui sceust lire et escrire, avec du pain et du vin : cela estant fait en l’absence du petit garçon, il fait plusieurs petits sachets de la cendre qu’il trouva dans la cheminée ; et le petit garçon estant arrivé avec du papier et de l’ancre, il luy fit faire plusieurs billets, en l’un desquels il y avoit, Poison pour faire mourir le Roy ; en l’autre, Poison pour faire mourir la Reyne ; au troisiesme, Poison pour faire mourir Monsieur le Duc d’Orleans ; et ainsi des autres enfans de France ; appliqua les billets sur chacun des petits sachets, et dit au petit garçon ; Mon enfant, gardez vous bien de parler de cela à vostre mere ny à personne ; Car il y va de vostre vie et de la mienne ; puis remirent tout en sa valise, et demanda à disner qu’on luy apporta.
20Pendant son disner l’enfant compta tout à sa mere, et elle transie de peur creut estre obligée d’en advertir le Prevost de la ville, veu la mauvaise mine du pelerin.
C’estoit en ce temps-là que Monsieur le Dauphin avoit été empoisonné, et que toute la France avoit été afligée au dernier point ; Le Prevost est adverty de tout, fait quelques informations, entre dans la Chambre de Rabelais, se saisit de luy, et de sa valise. Sa mauvaise mine, le travail qu’il avoit souffert par le chemin, et les mauvaises responses qu’il rendoit, le firent grandement soupçonner ; car il ne leur dit rien, sinon, Prenez bien garde à ce qui est dans ma valise, et me menez au Roy ; J’ay des choses estranges à luy dire.
Il est empaqueté, mis sur un bon cheval, et fait partir sur l’heure ; on luy fit bonne chere sur le chemin sans qu’il luy coustast rien, et en peu de jours arrive à Paris, est presenté au Roy qui le cognoissoit fort bien, et luy demanda où il avoit laissé Monsieur le Cardinal du Bellay, et qui l’avoit mis en cet estat ; Le Prevost fait son rapport, montre la valise, les paquets et les informations qu’il avoit faites ; Rabelais raconte son histoire, prend devant le Roy toutes les poudres qui estoient de pures cendres : le tout se termina à rire, et la Cour à s’en moquer5.
Nulle mention d’un quelconque « quart d’heure » dans les éditions du xviie siècle. Il sera temps de regarder sa montre un peu plus tard. Pour l’instant, Rabelais l’espiègle œuvre dans sa chambre d’hôtel. Il n’y écrit pas la fiction de Pantagruel, mais joue les faux apothicaires. L’or du temps ? Sachets et cendres siléniques. Presque du safran d’Hibernie, déjà.
Le Dauphin était mort le 10 août 1536. Sept jours plus tard fut installé le chapitre de Saint-Maur, dont Rabelais était l’un des neuf chanoines prébendés, grâce à la protection de Jean Du Bellay. Lorsque a lieu le « stratagème », sommes-nous encore en l’an 1536 ? Ou bien déjà en 1537, année durant laquelle nous savons que Rabelais passe par Lyon (en août, a minima) ? Qu’importe ! La légende n’est pas à un quart d’heure près : la célébrité n’a pas d’âge.
21Mais… toute éternité bue, l’Actualité se rappelle à nos élans sempiterneux :
– O seigneur (dirent ilz) l ’ on se meurt icy aupres tant que le chariot court par les rues.
– Jesus (dys je) et où ?
À quoy me dirent, que c ’ estoit en Laryngues et Pharyngues, qui sont deux grosses villes telles comme sont Wuhan et Pangolinopolis, riches et bien marchandes.
Las ! Bran ! Viruse démoniacle !
Ce mauvais quart-d’heure-là, c’est vrai, s’éternise un peu trop longuement. Les masques ne sont plus comiques, ni les confins du fin ; 2020 semble s’être écoulée en vain, non en vin.
Qui l’eût cru ?
Il y a quelques mois, pour ses étrennes, L’Année rabelaisienne recevait pourtant une Pantagrueline Prognostication pour l’an de grâce .MMXX. signée du sieur Jimenes, astrophile et pentébibliopaléographe (voir infra).
Fig. 1 – Sieur Jimenes, Pantagrueline Prognostication pour l’an de garce .MMXX. Cullection particolière.
22La dernière page de cette belle plaquette confirmait que les douze mois désormais écoulés s’annonçaient alors, en janvier, sous les auspices les plus favorablement bibliophiliques :
Au jardin de France (cest Touraine), dedans sa cave fresche & bien garnye, Remi Jimenes, vray abstracteur de quinte essence, a transmute le plomb en mots aux derniers jours de lan MMXIX. De son pressoir domesticq, il a extraict la substantificque moelle de lalmanach rabelaisien & en a exprime douze cens douze mille millions troys cens trente troys mille milliers & quinze vingt deux douzaines dexemplaires numerotez de 1 a 50.
De ce petit livret, limpresseur faict pur, franc, & liberal don a ses parents & amys affin de leur souhaiter une bonne annee MMXX, sans prejudice du docte enseignement de maistre Alcofribas : VIVEZ JOYEULX.
Telle pronostication reste perpétuelle. Gageons seulement qu’il est impossible de contempler les astres et de faire marcher les presses tout en fouillant – au même moment –les entrailles d’un pangolin (pangolinospicine).
Malgré le marasme, quelques pantagruélistes (bien con-nu.e.s de nos colonnes) en ont profité pour faire revivre l’esprit du Maître, et covider leur sac. Voyez, vérolé.e.s, le numéro 25bis de la revue en ligne Camenæ6 (ou le 78e : c’est tout un). La livraison est superbe, drôle et panomphée.
Pour le reste, le Docteur en Médicine vous souhaite la Santé, sans laquelle la vie est invivable. Relisez donc les Épidémies d’Hippocrate (avec le commentaire de Fuchs) et ne lui en tabustez plus l’entendement.
Et mouchez-vous du coude.
1 Voir Marc Fumaroli, Exercices de lecture. De Rabelais à Paul Valéry, Paris, Gallimard, « Bibliothèque des idées », 2006, p. 29 sq. et Id., Mireille Huchon et François Moureau, « Rabelais, l’Homère français ? », RHLF, 2018, no 4, p. 771-782.
2 Le Petit Père André de retour de l ’ autre monde, s. l. n. d., 1716, p. 12, cité par Marc Fumaroli, Le Livre des métaphores, Paris, Robert Laffont, « Bouquins », s. v. « Rabelais. Quart d’heure de Rabelais ».
3 Supplément au Dictionnaire universel françois et latin, Paris, Compagnie des libraires associés, 1752, col. 1986 (l’article « Quart d’heure de Rabelais » est absent de l’édition lorraine (Nancy, 1738-1742) du Dictionnaire de Trévoux). Une entrée semblable figurait déjà dans la rééd. du Dictionnaire étymologiquede la langue françoise de Ménage, Paris, chez Briasson, 1750, vol. 2, p. 364.
4 Voir les travaux de Gilles Siouffi, notamment Le « Génie de la langue française » : études sur les structures imaginaires de la description linguistique à l’Âge classique, Paris, Champion, 2010 et « Le “génie de la langue” au xviie siècle et au xviiie siècle : modalités d’utilisation d’une notion », L’Esprit créateur, vol. 55, no 2, 2015, p. 62-72.
5 Les Œuvres de M. François Rabelais, [Amsterdam, L. et D. Elzevier], 1666, f. [*9]r-[*10]r.
6 Sur le site du SAPRAT : http://saprat.ephe.sorbonne.fr/
- CLIL theme: 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN: 978-2-406-11504-5
- EAN: 9782406115045
- ISSN: 2554-9111
- DOI: 10.15122/isbn.978-2-406-11504-5.p.0017
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 04-29-2021
- Periodicity: Annual
- Language: French