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- Publication type: Journal article
- Journal: L’Année rabelaisienne
2020, n° 4. varia - Pages: 419 to 440
- Journal: The Year of Rabelais
COMPTES RENDUS
François Rabelais, Chronicques du grant Roy Gargantua, Pantagruel, Pantagrueline prognostication (Lyon, 1533). Édition fac-similée de l’exemplaire de la Bibliothèque d’État de Russie (Pal.8. 1265), texte présenté et commenté par Annie Parent-Charon et Olivier Pédeflous, avec la collaboration de Tatiana Dolgodrova, Paris, Classiques Garnier, 2018, 293 p.
Quatre ans après l’Almanach pour l’an MDXXXV, c’est une nouvelle (re)découverte rabelaisienne de première importance que les Classiques Garnier permettent de lire en fac-similé. Un précieux recueil ancien, auparavant conservé à la bibliothèque de Dresde et longtemps réputé détruit, avant qu’il ne soit retrouvé à Moscou, fait peau neuve et se voit intégralement et exactement reproduit. Il est composé de trois unica sortis des presses de François Juste en 1533 : la seule impression justienne connue des Chroniques gargantuines « nouvellement Imprimées [… en] 1533 », le (un ?) Pantagruel de 1533, et la deuxième version de la Pantagrueline prognostication (également sortie des presses en 1533 ?). Le fac-similé occupe la plus grande partie du volume, qui est complété par une préface d’Annie Parent-Charent et une postface d’Olivier Pédeflous. Signe de la collaboration franco-russe qui a permis d’exposer ce trésor peu accessible au commun des chercheurs, le propos liminaire d’A. Parent-Charon est également traduit en russe.
Dans la préface, A. Parent-Charon rappelle les grandes étapes de la préservation du volume. Si l’Almanach pour l’an MDXXXV a été sauvé des eaux, le recueil de 1533 a été préservé du feu des bombes lorsqu’il fut dépêché, avec d’autres livres précieux, de Dresde à Ratibor, en Pologne, par les nazis. À Ratibor, il fut saisi par les bibliothécaires soviétiques en novembre 1945, puis intégra les collections de la Réserve des livres rares de Moscou. Les chercheurs occidentaux, complètement ignorants de la destinée du volume, conclurent qu’il avait dû être détruit lors des bombardements qui touchèrent la bibliothèque de Dresde, jusqu’à ce que 420Sybille von Gültlingen signale, en 1996, la présence du volume en Russie. Mais ce n’est qu’en 2008 qu’A. Parent-Charon put examiner l’ouvrage grâce à l’aide de Tatiana Dolgodrova, dans le cadre d’un partenariat entre l’École des chartes et les bibliothèques de la Fédération de Russie1.
Les chercheurs pouvaient malgré tout lire le recueil de 1533 par le biais de documents de substitution : pour Pantagruel, un fac-similé ancien, et quelque peu retouché, imprimé en 1903, ou une transcription quasi diplomatique parue l’année suivante ; pour les Chroniques gargantuines, la transcription donnée par Gottlob Regis en 1839. On ne peut que se réjouir de pouvoir dorénavant consulter l’ensemble d’une seule traite, et avec des reproductions fiables. Il y a d’ailleurs quelque chose de touchant à voir les petites pages de l’in-12o de François Juste détachées les unes des autres et centrées sur les grandes pages blanches des Classiques Garnier. Le lecteur regarde le livre ancien dans un livre neuf, fait défiler des pages qui ont parfois souffert des outrages du temps2 sur des feuillets d’un blanc immaculé. Le principe du fac-similé dans son artificialité même crée l’étrange impression d’une suspension du temps, ni présent, ni passé, qui permet de redécouvrir Rabelais dans l’élégante bâtarde gothique qu’utilisait François Juste.
Le charme du fac-similé est quelque peu désuet, presque anachronique, à une époque où nous avons tous sous la main ou, plus exactement, sur l’écran quantité de livres anciens numérisés. Le livre fac-similé présente bien entendu des inconvénients par rapport à son alter ego dématérialisé : un coût d’impression élevé, donc un prix de vente peu accessible, qui tend à en faire un objet de collection destiné aux bibliophiles ou un ouvrage de consultation dans les quelques bibliothèques qui parviennent encore à se permettre ce genre d’achat. L’objet requiert aussi d’avoir de bons yeux, quand le livre numérique permet de zoomer pour observer chaque détail typographique. Mais il présente aussi des avantages certains : il fournit en particulier la possibilité de conserver l’intégrité d’un recueil, là où les numérisations ont parfois pour conséquence de démembrer les recueils factices en suivant la logique des œuvres et des 421titres catalogués, et donne au lecteur une conscience plus nette de la réalité d’un format, là où le digital tend à niveler les différences. On se dit aussi que le prestige du livre imprimé n’est sans doute pas pour rien dans la réussite de l’entreprise diplomatique ayant permis de faire advenir puis d’obtenir le droit de diffuser une copie du précieux exemplaire.
Dans le brillant essai d’une petite trentaine de pages qui conclut l’ouvrage, O. Pédeflous aborde le recueil de 1533 selon des éclairages relevant à la fois de l’histoire littéraire et de l’histoire du livre. Il remet ainsi cette publication au cœur de la production de François Juste et de la présence de Rabelais au sein de cet atelier attaché à la défense et illustration de la littérature vernaculaire. En effet, les trois textes du recueil doivent être abordés selon deux tendances différentes et complémentaires : la constitution d’un corpus proprement rabelaisien (vue de l’esprit nécessairement anachronique et rétrospective, à une époque où Rabelais ne signe pas ses fictions), dans un premier temps, avec ces deux textes à lire conjointement que sont Pantagruel et la Pantagrueline Prognostication, mais aussi la réunion d’un corpus d’histoires gigantales appartenant à la même famille, composé de Pantagruel et des Chroniques du roy Gargantua. Les Chroniques font l’objet de quelques additions pour lesquelles une intervention de Rabelais peut être envisagée. En particulier, un passage conclusif est ajouté au récit, qui relie les Chroniques au Pantagruel rabelaisien mais semble aussi annoncer d’autres impressions à venir. En laissant espérer « la coppie de la reste des faictz de Gargantua et de son filz Pantagruel », c’est ironiquement sa propre disparition que le texte annonce in fine, à une époque où le Gargantua de Rabelais doit être en cours d’écriture et ne tardera pas à venir remplacer chez François Juste ces Chroniques primitives devenues obsolètes. Passionnant moment où Rabelais écrit encore sous l’anonymat permis par le pseudonyme d’Alcofrybas Nasier et où son œuvre est en train de se constituer dans un chemin où il doit composer avec les Chroniques gargantuines ! La continuité éditoriale entre ces deux œuvres, que l’approche critique a l’habitude de dissocier, est notamment assurée par les titres courants, qui « se répondent : au titre “Les chronicques du grant / Roy Gargantua”, répond “Pantagruel filz du grant / Roy Gargantua”, indiquant que ces opuscules étaient faits pour être lus ensemble » (p. 278). Ou quand la « création d’atelier » fait bon ménage avec la création d’auteur.
O. Pédeflous étudie aussi avec beaucoup de minutie l’histoire du volume, qui a selon toute vraisemblance été mis en recueil dès l’origine. Son plus ancien possesseur connu est un certain Antoine Aubin, qui 422en 1570 propose un pourboire à qui lui rendrait son livre au cas où il le perdrait. Plus célèbre est son possesseur au début du xviiie siècle : le comte d’Hoym, grand collectionneur ; le volume passe ensuite chez le comte Heinrich von Brühl, avant d’intégrer la bibliothèque du prince électeur de Saxe. C’est à Dresde, aux alentours de 1820, que la reliure du volume a, semble-t-il, été refaite.
En parallèle, les savants rabelaisants du xixe siècle portent leur attention sur ce volume unique : en Allemagne, Gottlob Regis transcrit l’intégralité de la Chronique gargantuine ; en France, Montaiglon fait copier le volume par un de ses élèves et tente d’en proposer un fac-similé avec des caractères regravés. L’entreprise échoue et il faut attendre le début du xxe siècle pour que deux équipes de chercheurs, avec à leur tête Pierre-Paul Plan d’un côté, Jacques Boulenger de l’autre, en proposent des éditions concurrentes, la première sous la forme d’un fac-similé (1903), la seconde sous la forme d’une transcription diplomatique (1904).
Les pages conclusives de la postface se concentrent sur le Pantagruel, qui porte au titre l’intrigante et goguenarde mention « Nouvelle édition Augmentée & Corrigée par maistre Jehan Lunel docteur en theologie », et sur le délicat sujet de son histoire éditoriale. O. Pédeflous se montre ici un peu moins clair que dans tout ce qui a précédé – et c’est l’un des rares reproches qu’on pourra lui adresser. Certes, la difficulté insigne de la matière n’aide pas à présenter un propos limpide : des quatre romans parus du vivant de Rabelais, Pantagruel est de loin celui dont l’histoire textuelle est la plus complexe, celui pour lequel apposer le prestigieux sceau de l’approbation auctoriale est le plus incertain3. Comment expliquer les états textuels donnés par les deux éditions parues en 1537, chez François Juste et Denis de Harsy ? Dans quelle mesure furent-elles approuvées par Rabelais ? Quid de l’impression de Pierre de Sainte-Lucie en 1535, qui porte pourtant (ou qui se contente de copier ?) au titre la devise d’éditeur de Rabelais ? L’édition Nourry est-elle la princeps ou seulement la plus ancienne édition connue ? Dans quelle mesure l’édition « Jehan Lunel » fut-elle revue par Rabelais ? N’est-elle pas plutôt à mettre au crédit d’une initiative de François Juste ? Autant de questions qui ne sont pas définitivement tranchées ou, tout du moins, qui peuvent conduire à débattre. De plus, cet ensemble de doutes impose la nécessité de postuler à l’histoire éditoriale des éditions 423revues par Rabelais l’existence d’au moins une, voire deux, et pourquoi pas trois éditions disparues.
Bref, l’histoire du texte de Pantagruel est un vrai sac de nœuds et, bien entendu, dans le cadre d’une présentation du recueil de 1533, on n’attendait pas qu’elle soit exposée dans son intégralité et encore moins que le nœud gordien soit tranché. Il aurait néanmoins été utile de proposer la partie du stemma établi par Mireille Huchon allant de l’édition Nourry à celle de Juste datée de 1534 pour aider à s’y retrouver ; surtout qu’O. Pédeflous s’attelle principalement à défendre l’hypothèse de l’existence d’une édition princeps perdue qui ne serait pas celle de Nourry. On s’étonne alors qu’il ne mentionne pas plutôt, à partir du stemma de la Pléiade, l’édition qu’il faudrait situer entre l’état du texte donné chez Nourry et les éditions augmentées de 1533 puis 1534 (chez François Juste dans les deux cas). Il paraît davantage chercher à suivre la piste de « Charles Béné qui a donné plusieurs arguments pour détrôner l’édition Nourry » (p. 289) ; il me semble que c’est accorder trop de crédit à un article4 qui est, de manière générale, peu probant5. Je ne vois notamment pas l’intérêt de rapporter les remarques de Charles Béné (p. 290) sur les lacunes du matériel typographique de François Juste (auquel il manque un k bas de casse ou un ü pour la réponse de Panurge en allemand) alors que Nourry souffre des mêmes manques et les pallie avec les mêmes solutions de remplacement que Juste.
Argumenter sur des éditions disparues est complexe et nécessairement sujet à débat, tant chaque argument peut aisément être retourné en sens inverse. Que déduire de la présence d’un surtitre court (Pantagruel) sur la page de titre de l’édition Nourry ? On peut certes envisager, comme l’écrit ingénieusement O. Pédeflous, que « pour cela, il fallait que l’ouvrage ait déjà eu une certaine popularité, ce qui n’a de sens que si l’on postule une ou plusieurs éditions avant Nourry » (p. 291). Mais on peut tout aussi bien penser qu’un bon éditeur comme Nourry, qui a le sens des affaires, s’ingénie à rendre populaires les ouvrages qu’il diffuse, surtout quand ledit ouvrage cherche à voguer sur le succès éditorial des Grandes et inestimables chroniques dont il « en a esté plus vendu par les 424imprimeurs en deux moys, qu’il ne sera acheté de Bibles en neuf ans » (P, pro., 215). Or quoi de mieux pour ce faire qu’un titre court ? Le lecteur qui entend parler d’un texte promis à un grand succès mémorisera-t-il qu’il s’agit des Horribles et espouventables faictz et prouesses du tresrenommé Pantagruel etc. ou bien que l’on s’arrache un certain Pantagruel ?
De même, lorsqu’il aborde avec beaucoup de finesse (peut-être trop de finesse ?) la forme typographique du surtitre apposé chez Juste en 1533, « timidement posé au-dessus du cadre, d’une fine bâtarde qui tranche avec les capitales déterminées du titre explicatif », O. Pédeflous en tire un peu vite « l’impression que cette mention a été rajoutée a posteriori à une composition qui ne le prévoyait pas à l’origine. Dans l’édition de 1534, Juste rééquilibrera les choses » (p. 291). Or, une telle conclusion revient à négliger la pratique éditoriale de Juste, qui dès 1530 avait imprimé un surtitre sur La grand nef des folz et use régulièrement à partir de 1533 du surtitre « modeste », en lettres de bas de casse, comme sur Le Chasteau d’amour de 1533, les Œuvres de Coquillart de 15336 et 1535, la traduction marotique du Premier Livre de la Metamorphose d’Ovide en 15367, et encore en 1537 sur les rééditions de L’Entretenement de vie de Jean Goeurot et La Décoration d’humaine nature d’André Le Fournier8. En somme, Juste ne « rééquilibre » pas les choses avec le surtitre en fières capitales du Pantagruel de 1534 ; il propose étonnamment une composition singulière par rapport à ses surtitres habituels.
Manque-t-il un premier Pantagruel justien ? L’hypothèse est à la fois vraisemblable et séduisante, mais l’argument fondé sur l’étrangeté d’une publication de la Pantagrueline prognostication pour l’an 1533 par Juste avant son propre Pantagruel me paraît peu convaincant (p. 291-292) car il conduit à négliger la singularité typographique de cette plus ancienne Pantagrueline prognostication connue (NRB 149) ; c’est justement dans le recueil de 1533 que Pantagruel et la Pantagrueline Prognostication deviennent pleinement des « companion works », pour reprendre l’expression d’Edwin Duval. Auparavant, il ne faut pas exclure que la Pantagrueline 425Prognostication ait encore un statut indécis, entre opuscule autonome10, dérivation textuelle qui tient de La grand nef des folz par le bois de sa page de titre et « allongeail » étonnant, surfant sur le succès éditorial très rapide de Pantagruel. Ou alors, si l’on suit l’idée d’O. Pédeflous, cela indiquerait qu’il faudrait imaginer le premier Pantagruel justien dans un format plus proche de celui de Nourry que du petit format agenda promu par Juste à partir de 1531 et utilisé pour ses éditions rabelaisiennes parues entre 1533 et 1535.
Si je tends ici à contredire O. Pédeflous, ce n’est pas tant pour affirmer que ses hypothèses sont fausses, que pour jouer le rôle de Thaumaste avec Pantagruel et « conferer avecques luy des problemes insolubles » de l’histoire du texte du premier roman rabelaisien. Dans quelle mesure Rabelais a-t-il pris part à cette réédition de 1533 ? Il est très présent dans l’atelier de Juste cette année-là, où il donne deux éditions de L’Adolescence clémentine. Pourtant, pour le triptyque Chroniques-Pantagruel-Prognostication, « il n’est pas sûr que Rabelais ait surveillé sa confection, étant donné le nombre important de coquilles » (p. 288). De même, si l’on suit l’hypothèse d’une édition source disparue pour les publications Juste de 1533 et 1534, comme y invite le stemma de M. Huchon, il faudrait en conclure que le Pantagruel de 1533 n’est qu’un pis-aller de l’histoire éditoriale rabelaisienne (mais quel pis-aller alors !) et que ses principales variantes (dans les langues de Panurge, les titres ajoutés à la librairie de Saint-Victor par exemple) étaient déjà présentes auparavant. S’agit-il d’une initiative de François Juste à laquelle Rabelais aurait à peine pris part dans un moment où les rééditions ont pu se succéder à grande vitesse ?
En somme, on est très loin d’en avoir fini avec l’histoire de Pantagruel et l’impeccable fac-similé qui est rendu accessible par les Classiques Garnier permettra dorénavant de travailler et de se faire un avis sur pièces. O. Pédeflous a le grand mérite de relancer le débat avec l’immense savoir qu’on lui connaît ; il se montre aussi méticuleux lorsqu’il s’agit de suivre l’histoire d’un exemplaire passant d’un collectionneur à l’autre ou de se pencher sur une variante du texte. Son propos est impeccablement informé11 et ses indications sont presque toujours parfaites. Les impré426cisions sont rares et sans réelle conséquence sur sa démonstration, ici une confusion entre Jean de L’Espine et son homonyme Jean de L’Espine du Pont-Allais (p. 27612), ou là une reprise d’une remarque erronée de Charles Béné sur les expédients typographiques employés par Juste pour pallier certaines lacunes de son matériel typographique (p. 29013).
427En résumé, cette publication offre un splendide fac-similé, parfaitement contextualisé et présenté par ses éditeurs. On ne peut qu’apprécier de voir ainsi revenir à la lumière des éditions que l’on pensait irrémédiablement perdues il y a encore peu d’années. Il n’est qu’à souhaiter que la collaboration franco-russe qui a permis une telle redécouverte puisse perdurer et conduire à d’autres publications sur les livres rares du xvie siècle conservés à Moscou.
Raphaël Cappellen
428Amaury Bouchard, De l’excellence et immortalité de l’ame extraict non seullement du Timée de Platon, mais aussi de plusieurs aultres grecz et latins philosophes, tant de la pythagorique que platonique famille, texte édité et présenté par Sylvain Matton, Paris – Milan, Séha – Archè, « Anecdota », 2018, 184 p.
Grâce à Sylvain Matton, nous disposons désormais d’une édition annotée du manuscrit BnF fr. 1991, seul exemplaire connu de l’ouvrage d’Amaury Bouchard De l’excellence et immortalité de l’ame offert à François Ier. Peu après le mitan de son règne, le roi – dont les armes figurent au premier feuillet du manuscrit – fut soucieux, à ce qu’il semble, d’en savoir plus sur la question de l’âme chez les platoniciens. Le texte est une compilation (« pour ne pas dire un éhonté pillage », signale S. Matton) de la Théologie platonicienne de Marsile Ficin. Retenons que Bouchard a le mérite d’en donner, à une date assez précoce, de larges extraits en français, non sans les entrelarder de quelques emprunts à d’autres sources comme le Liber de spiritu et anima d’Alcher de Clairvaux, que l’époque pensait être de saint Augustin (et que l’atelier d’Augereau rééditait justement comme tel, par exemple, en 1532). Outre sa transcription fidèle du manuscrit, le mérite principal de cette édition réside dans son appareil de notes finales, qui permet au lecteur de suivre le travail de translation auquel s’est livré Bouchard, véritable passeur de la théologie ficinienne en français. On saisit mieux à quel point, aux yeux des contemporains de Rabelais, Ficin ouvrait la voie royale pour gagner la plaine de Vérité qui est celle de la « platonique famille ». Dans ses notes, S. Matton ne s’est pas contenté de restituer le texte-source de la Platonica theologia (éd. R. Marcel) ; il signale aussi les textes anciens, latins et grecs, auxquels renvoie inlassablement Ficin (Platon, Plotin, Porphyre, Jamblique, Proclus, etc.). Pour les exégètes de Rabelais, le traité de son ami Bouchard – qu’on le date de ca 1532 ou d’un peu après – est des plus instructifs : tout indique que les deux humanistes, dès l’époque poitevine du cercle de Fontenay-le-Comte, se sont abreuvés aux mêmes sources (néo-)platoniciennes. Lecteur de Platon et de ses disciples à toutes les périodes de sa vie, Rabelais se montre encore fasciné par les quæstiones de anima dans ses fictions de la maturité (voir par exemple Mireille Huchon, « L’Âme du Cinquiesme livre », ÉR, XL, 2001, p. 23-31). Tel passage sur la généalogie mythique de la prisca theologia chez Bouchard (qui traduit Ficin, Plat. Theol., xvii, 1) annonce par exemple la fin du manuscrit du Ve livre (cf. OC, p. 911) :
429Entre tous ceulx qui les choses celestes premierement traicter delibererent, six y en eut qui par meilleure intelligence les conceurent, […] qui furent Zoroaster, chief et prince de ceulx qui ont eu de la vraye magie cognoissance ; le second fut Mercure Trismegiste, c’est à dire trois foys grand, qui fut prince des prebstres d’Egipte ; à Mercure succeda Orpheus ; de la doctrine de Orpheus Aglaophemus fut instruit ; à la theologie de Aglaophemus succeda Pythagoras, à Pythagoras Platon, lequel par ses curieux dialogues à toute ceste theologie et sapience divine, auparavant ensepvelie es tenebres des lettres trop obscures, donna une artificielle lumiere […] (De l’excellence…, éd. S. Matton, p. 45)
Plus loin dans le traité de Bouchard, à la mention des « neuf cens propositions » de « Jehan Picque de Mirande » et de leur intérêt à la fois pour la cabale et la magie naturelle, difficile de ne pas penser à l’épisode de Thaumaste dans Pantagruel. S. Matton nous fournit du reste une information à retenir en la matière. Bouchard cite à plusieurs reprises les 900 conclusions de Pic ; or, remarque l’éditeur, il est fort peu probable que les deux premières éditions du brûlot (1496 et 1497) lui aient été connues ; de quoi subodorer que Bouchard a eu en main l’édition de 1532, date putative du premier volet de la geste pantagruéline, laquelle fait nettement allusion à l’omniscience conclusive de l’humaniste de Mirandole, dont Bouchard (comme Rabelais en Poitou ?) avait aussi connu les Opera de 1519 (pour la démonstration, voir p. 27-28). C’est, en cette année 1532, l’un des très nombreux points de contact entre Bouchard et Rabelais qui lui dédie le Testament de Cuspidius au mois de septembre.
L’introduction de S. Matton s’ouvre par l’indéniable constat que « c’est principalement au fait d’avoir été lié à Rabelais qu’Amaury Bouchard doit de n’avoir pas entièrement sombré dans l’oubli ». Néanmoins, assez peu d’études sont revenues en détail, jusqu’à maintenant, sur les liens profonds entre les deux amis – et sur la connivence intellectuelle qu’ils ont permise, d’œuvre à œuvre. Certains travaux publiés dans L’Année rabelaisienne ont tenté d’aller dans ce sens (voir ici même, p. 387-397 ; no 2, p. 410-415 ; et surtout no 3, p. 387-404) ; Sylvain Matton, qui a eu accès tardivement à la livraison de 2019, a pris soin d’insérer après impression un rectificatif qui porte sur la question de la traduction par Bouchard du De anima de Cassiodore : grâce à Olivier Pédeflous, nous savons que cette traduction a bien existé (elle est attestée dans les anciens catalogues), mais que, conservée à Dresde, elle a vraisemblablement disparu dans les bombardements – à moins qu’elle n’ait rejoint avant la catastrophe, comme d’autres rabelæsiana (voir la récente édition du recueil de Juste 1533), la Russie soviétique en tant que trophée de guerre. Demeurent d’autres incertitudes : S. Matton doute que le texte mentionné par Rabelais 430dans son épître-dédicace (« novum libellum tuum de architectura orbis ») soit bien, comme le pensait Claude La Charité (ÉR, XLIII, 2006, p. 133-144), le manuscrit BnF fr. 1991. Les arguments avancés (p. 20-24) méritent réflexion ; ils reviennent à présupposer un livre perdu. Cet hypothétique ouvrage portait-il sur ce que Bouchard nomme la « spherique celature mondaine » (De l’excellence…, p. 39), à partir de ses lectures favorites : les développements platoniciens sur l’âme du monde, mais aussi le Compendium de anima cœli (1519) de l’astrologue et cabaliste chrétien Paolo Riccio ou encore le De harmonia mundi (1525) de Georges de Venise (sur ces sources, voir éd. Matton, p. 29) ? La question doit rester ouverte tant qu’un tel ouvrage n’aura pas été retrouvé. Remarquons seulement que cette mention « architecturale » sous la plume de Rabelais s’accorde fort bien avec la dédicace que, en tête de son édition de la Géométrie pratique de Dürer, l’imprimeur-libraire Chrétien Wechel adresse à Bouchard en août 1532. S. Matton ne mentionne pas ce texte, intéressant à la fois pour les liens avec Rabelais (Wechel publiera le Tiers livre en 1546) et pour comprendre le poids politique d’un Bouchard assez récemment nommé maître des requêtes – serait-ce d’ailleurs à cette « dignité » (l’un des sens possibles d’ἀξίωμα) que Rabelais fait allusion en conclusion de son épître-dédicace de septembre 1532 ?
Signalons encore, à titre de curiosité historique, que Gérasime Gabriel François Lecointre-Dupont, dans le Bulletin de la Société des Antiquaires de l’Ouest (2e trimestre 1838, publ. Poitiers, 1841, p. 57-62), avait attiré l’attention sur une médaille que, Bouchard, comme son ami et rival André Tiraqueau, avait fait frapper à son effigie. Cette médaille – d’un poids de 24,4 g et d’un diamètre de 43 mm, si l’on croit celui qui en possédait encore un exemplaire et qui en offrit récemment deux clichés, sur le forum en ligne Numista – donnait à lire à l’avers ALMARICI BOCHARDI Vice Prefecti EFFIGIES et au revers EMORI NIHIL OBSTAT AMORI, plaisante devise amauryenne qui fait songer, peut-être, à la Charité paulinienne que Rabelais choisit de placer au front de son jeune Gargantua, sur une « image » un peu semblable.
On trouvera d’autres informations sur la vie d’Amaury Bouchard dans l’introduction de S. Matton, qui a rassemblé les notices des biographes anciens, des historiens et des érudits locaux. Les dernières années du personnage sont mal connues, et le souvenir d’un épisode advenu en 1560 n’est pas très clair : fut-ce Amaury Bouchard ou son fils qui « déployait un grand zèle pour la Réforme » avant de prendre peur et de trahir Antoine de Bourbon en le livrant aux Guise ? Quoi qu’il en soit, 431il s’agit d’une époque où Rabelais n’est plus, et qui paraît moins fertile en travaux humanistes ; on pourra s’étonner que les deux seuls livres imprimés qu’a publiés Bouchard l’aient été à une période haute de sa vie : la Τῆς γυναικείας φύτλης apologia en 1522 et l’édition des Institutes de Gaius et des Sentences de Paulus en 1525. Comme si son avancement dans la vie politique avait sonné la fin de ses ambitions d’imprimatur.
Voilà donc un document utile pour les commentateurs de Rabelais attachés à comprendre l’émergence de la geste pantagruéline dans son contexte immédiat. Bouchard, juriste platonisant, ne manquait assurément pas d’atomes crochus avec l’inventeur de Panurge et de Thaumaste. L’épître-dédicace de septembre 1532, malgré ses paroles à mots couverts et ses allusions aujourd’hui difficilement saisissables, atteste une vraie complicité entre deux hommes qui, certainement, s’éloignèrent l’un de l’autre alors que leurs studia humanitatis les avait rapprochés dans les années 1520. Au-delà de cette petite province qu’est la Rabelaisie, l’édition de Sylvain Matton permet désormais aux historiens de la littérature de se pencher sur le style particulier du traité De l’excellence… ; il y a là quelque intéressant échantillon de prose artificieuse et inspirée, dans lequel son auteur travaille, par la translation du néo-latin de « Marsile » (ainsi que Bouchard l’appelle lui-même), à la formalisation d’un style philosophique en français.
Romain Menini
432Gabriel Charlebois-Plante, Prouesses et épouvantables digestions du redouté Pantagruel, Montréal, Leméac, 2018, 77 p.
Diplômé en 2015 de l’École nationale de théâtre du Canada, Gabriel Charlebois-Plante signe cette adaptation de Rabelais pour le théâtre. La pièce intitulée Prouesses et épouvantables digestions du redouté Pantagruel a été créée le 26 septembre 2018 au Théâtre Denise-Pelletier de Montréal, dans une mise en scène de Philippe Cyr.
N’ayant pas pu assister à une représentation, nous ne rendrons compte ici que du texte de cette adaptation, tel qu’il a été publié par les Éditions Leméac.
Il s’agit d’une pièce en 25 scènes qui se présente sous la forme d’un huis clos à l’intérieur des boyaux de Pantagruel. Elle réunit six personnages : outre François Rabelais dont la voix hors champ commente l’action, il y a le Pèlerin, Frère Jean, Ponocrate, Panurge et Pantagruel. Lors de la création de la pièce, la voix de François Rabelais était interprétée par Dany Laferrière, écrivain québécois d’origine haïtienne, élu à l’Académie française en 2013 et auteur notamment de Comment faire l’amour avec un nègre sans se fatiguer ? (1985). Autre originalité de cette pièce qui trouve ainsi une solution étonnante à la quasi-absence de personnages féminins dans l’œuvre de Rabelais, les personnages de Frère Jean et Panurge sont des femmes et du reste leurs rôles ont été interprétés par des comédiennes lors de la création, à savoir Nathalie Claude et Cynthia Wu-Maheux. Par ailleurs, de ces six personnages, deux ont un rôle plus effacé ; c’est le cas de Rabelais qui, sauf en conclusion, s’occupe surtout de ménager des transitions entre les scènes. Quant à Pantagruel, il est absent de l’essentiel du huis clos pour la bonne raison que l’action se déroule dans ses entrailles. Ce n’est qu’à la scène finale qu’il est présent comme personnage, alors que le Pèlerin, Frère Jean, Ponocrate et Panurge, revenus des profondeurs de son corps, font sa connaissance, tout comme celle de Rabelais dont jusqu’alors ils n’entendaient que la voix, sans le voir.
Comme le montrent les choix étonnants de distribution, il s’agit d’une adaptation très libre qui ne s’inspire que des deux premiers volets de la chronique rabelaisienne, Pantagruel et Gargantua. La scène 1, par exemple, propose une variation sur le prologue de Gargantua et c’est le personnage du Pèlerin qui le récite, en s’adressant aux « très illustres gavés » (p. 11) pour les inviter à imiter l’attitude du chien avec son os à moelle, à rompre l’os pour en sucer « toute la quintessence », et cela, 433afin d’obtenir des révélations « en ce qui concerne nos mœurs, notre politique et notre vie économique » (p. 12). Dans la scène 2, le Pèlerin explique s’être livré à toute sorte d’expériences pour mieux comprendre la digestion, jusqu’à tuer involontairement un homme sur lequel il avait pratiqué une vivisection. C’est à la suite de cette expérience malheureuse qu’il prend acte de ce que « Science sans conscience n’est que ruine de l’âme » (p. 15 ; en écho à P, viii) et qu’il décide de se cacher dans une laitue pour se faire avaler par le géant Pantagruel (en écho à P, xxxii), ce qui se produit à la scène 3, et cela, de manière à continuer son étude de l’intérieur et à mener ainsi sa « dernière expérience de digestion » (p. 15).
À la scène 4, le Pèlerin fait la rencontre de Frère Jean qui lui explique que dans cette moitié du monde habitée par les Utopistes tout est régi par la devise « Fais ce que tu voudras » (p. 18, en écho à G, lvii). Le Pèlerin cherche alors à mettre à l’épreuve cette règle et dit « Pétons » (p. 18), et Frère Jean et le Pèlerin de péter de concert. C’est ensuite Ponocrate qui entre en scène et qui se présente comme un « professeur de littérature » (p. 19). Le Pèlerin lui demande s’il accepterait d’être son directeur de thèse pour une étude intitulée « De la difficulté, puis de la façon, de se torcher le cul de la manière la plus digne possible » (p. 19). S’ensuit alors une variation sur l’invention du torchecul non par le jeune Gargantua, mais par le Pèlerin (p. 20-21, en écho à G, xiii). La scène 5 est narrée par Rabelais qui détaille le système d’émulation des Utopistes que découvre le Pèlerin, en écho à l’adolescence de Gargantua (G, xi) : « Alors, quand le Pèlerin décide de pisser dans ses souliers, tous pissent dans leurs souliers. Même chose quand il décide de chier dans sa chemise, morver dans sa soupe, boire dans sa pantoufle, se brosser les dents avec un sabot, se laver les mains dans un potage, pisser contre le vent, battre du fer quand il est froid, sauter sur un coq et ensuite sur un âne. » (p. 23)
La scène 6 réécrit la rencontre entre Pantagruel et Panurge (P, ix), alors que le Pèlerin remplace Pantagruel et devient non pas simplement l’ami de Panurge, mais en tombe même amoureux, car – faut-il le rappeler ? – Panurge est une femme ! L’exercice de virtuosité auquel se livre la belle Panurge est limité à cinq langues, outre le français. La scène 7 relate comment Panurge a échappé aux Turcs (en écho à P, xiiii). La scène 8 est un intermède narré par Rabelais qui détaille la manière de vivre des Utopistes : « Se levaient du lit quand bon leur semblait, buvaient, mangeaient, travaillaient, dormaient quand leur désir venait ; nul ne les éveillait, nul ne les forçait ni à souper, ni à faire quelque autre chose. » (p. 31)
434La scène 8 relate « La meilleure farce de tout le Moyen Âge [sic] » (p. 32), en inaugurant un triptyque que compléteront la scène 15 « Deuxième meilleure farce de tout le Moyen Âge [resic] » (p. 50) et la scène 24 qui propose « la troisième meilleure farce de tout le Moyen Âge [reresic] » (p. 73). On s’explique mal comment le dramaturge a pu ainsi confondre Moyen Âge et Renaissance, alors même que tout chez Rabelais manifeste le rejet clair et même véhément du Moyen Âge. Malgré cet anachronisme regrettable, Frère Jean raconte la première de ces farces, en proposant une réécriture grivoise de l’ouverture de Pantagruel et de l’année des grosses mesles. Il relate la manière dont un homme au membre hypertrophié cherche à l’emmitoufler pour le faire passer pour son bébé. Frère Jean mime la scène, en tirant un parti intéressant de l’oralité québécoise dont la présence est intermittente dans le reste de la pièce :
Oui-oui. Pis là, y a quelqu’un qui l’a arrêté, pis qui y a dit : « Oh le beau bébé, je peux-tu le prendre ? » Là, lui y a dit : « Ben je sais pas euh, je, euh… » Pis là, l’autre prend le « bébé » dans ses bras : « Diguidi, diguidi, ha ! ha ! ha ! viens ici que je t’embrasse. » La personne se met à y donner plein de becs partout. Pis a dit : « Hon ben regarde-le, lui, je pense qu’y va faire son rot ! » Le gars y dit rien… Y est un peu gêné… « Laisse-moi faire, qu’a y dit, je connais ça, je vas y frotter le dos jusqu’à ce qu’y fasse son petit rot. » Pis y a frotté le dos, au « bébé », jusqu’à ce que le « bébé » régurgite. (p. 33)
La scène 10 est un nouvel intermède narré par Rabelais, en écho à l’inscription sur la grande porte de Thélème (G, liiii) : « Ci entrez, vous, et soyez bienvenus / Et parvenus, tous nobles chevaliers » (p. 34). À la scène 11, Panurge, prise d’une violente indigestion à force de trop manger, rejoue la scène de l’accouchement de Gargantua (G, vi), à ceci près que ce n’est pas un enfant qui lui sort par l’oreille, mais un pet, ce que Ponocrate commente en ces termes : « On peut voir, dans l’Histoire, que certains sont nés de Jupiter et d’autres de la pantoufle de leur nourrice, ou encore de l’écorce d’un arbre. Je suppose qu’un gaz peut remonter le système digestif jusque dans l’oreille ? » (p. 38) L’accident a des conséquences tragiques puisque Panurge meurt de son pet auriculaire.
Dans la scène 12, Rabelais reprend la parole pour inviter à la lecture des livres comme moyen d’atténuer le deuil, dans un écho à la lettre programmatique de Gargantua à son fils (P, viii) : « Par exemple, ce monde-ci est plein de gens savants, de précepteurs très doctes, de bibliothèques très amples, si bien que je crois que ni au temps de Platon, ni à celui de Cicéron, ni de Papinien, il n’était aussi facile d’étudier que 435maintenant. » (p. 41) Dans la scène suivante, les personnages se mettent de fait à lire et Frère Jean tente de divertir le Pèlerin en lisant et en mettant en application « De l’art de péter élégamment en société, par maître Hardouin de Graes » (p. 45), mais sans arriver à le dérider. Le Pèlerin finit cependant par se prendre au jeu, en lisant de façon compulsive, jusqu’à se mettre à parler de manière pédante, comme un nouvel écolier limousin (P, vi) : « L’origine primeve de mes aves et ataves fut indigène des régions lemovicques, où requiesce le corpore de l’agiotate sainct Martial » (p. 46). Frère Jean guérit alors le Pèlerin de sa logorrhée en le giflant, et Ponocrate de tirer la conclusion suivante : « Mais maintenant, tu sais que même des intellectuels peuvent vider les mots de leur sens. Le charabia prétendument savant, ça reste du charabia. » (p. 47)
Nouvel intermède à la scène 14, alors que Rabelais retrace la généalogie de Pantagruel (en écho à P, i) : « Atlas qui […] engendra Goliath, qui engendra Porus […] qui engendra les Titans dont naquit Hercule qui engendra Vitdegrain, qui engendra lui-même Grandgousier et ensuite Gargantua et par eux arriva Pantagruel » (p. 48).
Nouvelle meilleure farce du Moyen Âge à la scène 15, alors que Frère Jean relate comment le nom de Paris a été trouvé, à savoir quand Pantagruel a inondé la ville de son urine « par ris » (p. 51, en écho à G, xvii).
À la scène 16, Rabelais reprend la parole pour ressusciter Panurge (p. 53-54), puis à la scène 17, le dialogue s’engage entre Rabelais et Panurge, alors que l’auteur prétend avoir inventé le terme picrocholin (dont on sait qu’il est tiré en fait du grec ancien et de la médecine hippocratique) qui « se dit de quelqu’un qui cherche la marde pour rien » (p. 55). Panurge, mécontente d’être ainsi qualifiée de picrocholine, explique que l’amertume qu’elle éprouve vient de ce qu’elle est morte et ressuscitée et qu’elle conserve « une haleine de marde » (p. 55) qui lui donne envie de cracher sur tout ce qui est autour d’elle et sur « toute cette belle Utopie » (p. 55). À la scène 18, Panurge insulte les Utopistes pour les tirer de leur sieste, mais en vain, puis elle se met à leur péter dans la bouche, jusqu’à ce que Frère Jean et les autres finissent par se réveiller. À la scène 19 (p. 58-62), Panurge veut en découdre avec Frère Jean et le Pèlerin qu’elle tient responsables de sa mort, jusqu’à ce que Frère Jean tente d’apaiser son mal en récurant sa gorge avec un oisillon, ce qui a l’effet contraire et provoque chez elle des vomissements incontrôlables.
La scène 20 propose un nouvel intermède, alors que Rabelais adresse une lettre d’excuse aux Utopistes altérés pour déplorer que sa fiction ait 436pu engendrer un tel monde de conflits : « Et je vous demande pardon, mes amis, je vous demande pardon puisque je n’ai pas de réponses pour vous. Et en cela, j’alimente le cynisme. Alors que je voulais vous alimenter, vous » (p. 64) À la scène 21, Frère Jean, qui est une femme, rappelons-le, décide d’affronter Panurge dans un duel à mort et annonce les sévices qu’elle compte lui infliger, dans un écho au massacre anatomique bien connu (G, xliiii) :
Je vas taper avec mon bâton sur ta tête, à l’endroit des os pétreux, ce qui va ouvrir ton crâne jusqu’à ta commissure sagittale, avec une grande partie de l’os frontal. Mon bâton va continuer jusqu’à tes deux méninges pis va fendre profondément les deux ventricules postérieurs de ton cerveau. Ton crâne, tout pendant sur les épaules, va rester attaché à ton corps juste par la peau du cou. (p. 65-66)
Seulement, voilà, par une ruse de dernière minute, Panurge feint de vouloir se réconcilier avec Frère Jean pour mieux lui casser le cou.
Nouvel intermède à la scène 22 (p. 68), alors que Rabelais demande l’inspiration des muses pour raconter la suite, interrompu par Ponocrate qui prend le relais sans même avoir besoin d’inspiration. La scène 23 fait alterner les répliques du Pèlerin et de Panurge qui racontent tour à tour le combat auquel ils se livrent. Le Pèlerin jette une poignée de sel dans la gorge de Panurge, en écho à la propriété altérante du petit diable des mystères et du sel qu’il jette dans la gorge des endormis, propriété que conserve le géant rabelaisien (notamment P, xxviii) et lui donne même un coup dans la fourche « [c]omme si elle avait des couilles » (p. 69). Le Pèlerin finit par décapiter Panurge. À la scène 24, Rabelais appelle à la rescousse son ami « Alex Machina, réparateur dogmatique » (p. 71) pour l’aider à conclure une pareille histoire. Rabelais fait irruption dans sa propre fiction, suscitant l’étonnement de Ponocrate : « J’y crois pas. J’aurais tellement envie de te serrer la main. Et de te féliciter pour tout ton beau travail. Attends, là… Je vais te serrer la main et te féliciter pour ton beau travail. Wow. Ma main. Celle-là. Va toucher à celle de Rabelais. (Il serre la main de Rabelais.) Bravo. Vraiment. Félicitations. » (p. 72) Avec de l’onguent ressuscitatif, Rabelais finit par ramener à la vie et Panurge et Frère Jean. Cette dernière, frère Jean étant une femme, raconte alors la troisième meilleure farce de tout le Moyen Âge, dans une réécriture de la catabase d’Épistémon (P, xxx) : « On a vu Alexandre le Grand qui cirait des chaussures. Xerxès criait de la moutarde, Hannibal vendait des poulets, Lancelot du Lac était boucher de viande avariée, Charlemagne était palefrenier, Cléopâtre était 437revendeuse d’oignons pourris. » (p. 73) Dans la scène finale, Rabelais et tous les autres personnages sortis des entrailles du géant conversent avec celui-ci. Pantagruel s’adresse à Rabelais qu’il appelle Alcofribas et lui demande d’où il vient. Celui-ci lui répond : « J’ai repris mon vrai nom. Vous pouvez m’appeler Rabelais. De votre gorge. » (p. 74) Renversant le topos du monde inversé, Rabelais compte faire des quatre altérés (le Pèlerin, Frère Jean, Panurge et Ponocrate) des crieurs de sauce verte dans le monde extérieur, de manière à ce qu’ils soient des philosophes très doctes lorsqu’ils retourneront dans l’estomac du géant. Mais le Pèlerin se rebiffe et ne veut plus retourner chez les Utopistes, car même l’utopie a tôt fait de se transformer en dystopie : « La véritable substanfique moelle, c’est pas de croire en un monde meilleur pour changer l’humain, mais de croire que l’humain peut changer malgré un monde imparfait et sauvage. » (p. 77) Pantagruel donne son accord pour que le Pèlerin et les autres aillent où bon leur semble et récompense Rabelais en lui accordant la châtellenie de Salmigondis.
Voilà une bien curieuse adaptation théâtrale de Pantagruel et Gargantua, la plus récente en date au Québec, après Panurge, ami de Pantagruel d’Antonine Maillet14, créé au Théâtre du Rideau Vert en 1983, et plus récemment Rabelais (Festin) de Patrick Drolet, Olivier Kemeid et Alexis Martin15, créé au Théâtre Expérimental en 2005. Les Prouesses et épouvantables digestions du redouté Pantagruel portent bien leur titre, car il s’agit de fait d’une utopie digestive qui assimile fort librement les personnages et les épisodes de la chronique pantagruéline, en les restituant à la sauce contemporaine, avec une bonne de dose de fluidité de genre (gender fluidity), beaucoup de scatologie, un peu de grivoiserie et presque pas d’érudition, le savoir livresque étant réduit à la logorrhée de l’écolier limousin dans un mépris pour le savoir qui est bien dans l’air du temps, mais qu’on ne peut que déplorer tant ce mépris du savoir est étranger à Rabelais.
Claude La Charité
438Scott Francis, Advertising the Self in Renaissance France – Lemaire, Marot and Rabelais, University of Delaware Press, 2019, 288 p.
Advertising the Self in Renaissance France constitue la version remaniée de la thèse de doctorat de Scott Francis (Princeton, dir. François Rigolot, 2012). L’auteur, qui enseigne à l’Université de Pennsylvanie, y défend l’idée que la culture imprimée de la Renaissance constitue le berceau de la publicité moderne. Loin d’être anachroniques, les concepts de « publicité » (« advertising »), de « consommation » ou encore d’« offre et de demande » (supply and demand) permettraient en effet de jeter un regard nouveau sur la manière dont les livres imprimés du xvie siècle représentent le moi : celui de l’auteur ou de l’imprimeur, puis celui du lecteur. D’une part, la « publicité de prestige » ou « publicité de bienveillance » (prestige / goodwill advertising16), qui n’a pas pour vocation de promouvoir un produit ou un service mais un nom ou une image favorable, serait comparable à la rhétorique de la captatio benevolentiæ qui vise à forger une persona rassurante de l’auteur ou de l’imprimeur. D’autre part, la manière dont la publicité moderne présente le produit comme susceptible d’offrir au consommateur une image idéalisée de lui-même ne serait pas sans rapport avec la construction d’un « lecteur idéal », modèle vers lequel le lecteur réel doit tendre.
L’enquête, subdivisée en trois parties de deux chapitres à chaque fois, est menée sur les éditions imprimées des œuvres de trois grands écrivains du xvie siècle : Jean Lemaire de Belges (partie I, « Jean Lemaire de Belges and Gratitude for Historiography »), Clément Marot (partie II, « Clément Marot, or Proteus in Print ») et François Rabelais (partie III, « The Cure Is the Disease : Self-Fashioning and Charlatanism in François Rabelais’s Prologues »). Scott Francis s’intéresse d’abord à l’histoire éditoriale des Illustrations de Gaule et singularitez de Troye (1511-1513) (chapitre 1), puis à celle de la Concorde des deux langages (1513) (chapitre 2), les deux ouvrages les plus fameux de Jean Lemaire de Belges. Ce dernier est l’un des premiers Rhétoriqueurs à mettre à profit les possibilités offertes par l’imprimerie pour construire une persona auctoriale avantageuse et s’assurer que ses œuvres soient comprises conformément à son intention. Scott Francis montre ensuite que les éditions (autorisées ou non) des œuvres poétiques de Clément Marot, à savoir l’Adolescence clementine (chapitre 3), puis la Suite et les Œuvres de 1538 (chapitre 4), se caractérisent avant 439tout par la publicité de prestige : le poète et ses imprimeurs amènent les lecteurs à préférer telle ou telle édition des œuvres.
Comme Marot, Rabelais est un fin connaisseur du milieu de l’édition mais la stratégie publicitaire qu’il adopte est néanmoins quelque peu différente. En effet, s’il recourt également à la publicité de prestige, par l’intermédiaire des personæ d’Alcofribas Nasier et de « François Rabelais, Docteur en Medicine », il se signale surtout par la manière dont il encourage le lecteur réel à prendre de la distance vis-à-vis du lecteur idéal et des promesses de construction de soi à travers la lecture17. Les prologues de Pantagruel et de Gargantua possèdent ainsi une valeur prophylactique selon Scott Francis (chapitre 5) : ils protègent le lecteur contre le poison rhétorique de la captatio benevolentiæ. Alcofribas y joue en effet le rôle de vendeur de thériaque, électuaire à valeur d’antidote dans la médecine classique, mais associé au charlatanisme dans le théâtre des xve-xvie siècles (voir par exemple la farce intitulée Un pardonneur, un triacleur et une tavernière dans le Recueil du British Museum, xxvi). De même qu’à la fin du spectacle le public des triacleurs de farces est vacciné contre les fausses promesses des charlatans, de même le lecteur rabelaisien apprend à se méfier des publicités qui lui promettent monts et merveilles. Rabelais offre en somme à ses lecteurs une « thériaque littéraire » (literary treacle). Il attise et frustre tout à la fois le désir des lecteurs d’« estre faictz escors et preux à ladicte lecture » (G, Prol., 7), c’est-à-dire de se distinguer à travers l’acte de lecture et d’interprétation.
À partir du Tiers livre de 1546, Alcofribas cède la place en tant qu’auteur à « M. François Rabelais, Docteur en Medicine ». Pour autant, Rabelais ne s’adresse toujours pas directement à ses lecteurs : il continue de porter un masque et d’encourager son lecteur à exercer un regard critique vis-à-vis de ce qui lui est dit (chapitre 618). Dans le prologue du Tiers livre, « l’autheur » se sert de l’insinuatio – qui se distingue de l’exordium par son aspect dissimulé et indirect – pour pousser le lecteur à se conformer à un lectorat idéal défini par son Pantagruélisme. Mais l’ironie est palpable dès le début du prologue qui compare les narrataires à des ânes : « si n’avez tant d’escuz comme avoit Midas, si avez-vous de luy je ne sçay quoy » (TL, Prol., 345). Dans le Quart livre et le Cinquiesme livre, Rabelais se représente comme un « iatrosophiste », c’est-à-dire un médecin (iatros) sophiste qui 440crée chez ses lecteurs/patients les maladies qu’il prétend ensuite guérir. Cette nouvelle persona de l’auteur encourage les lecteurs à être dociles, à se soumettre à la guérison ou à se faire « gens de bien » par la lecture (CL, Prol., 725). Mais c’est encore une manière pour Rabelais d’inviter le lecteur à se méfier des flatteries dispensées dans la captatio : la promesse d’une construction de soi à travers la lecture peut se révéler tout à fait vide.
Le bref épilogue (« Afterword. The Triumph of Advertising », p. 185-188) déforme plaisamment le titre de la pièce Knock ou le Triomphe de la médecine (1923) dans laquelle Jules Romains met en scène un inquiétant manipulateur usant de toutes les techniques modernes de la publicité pour convaincre les habitants d’un canton qu’ils sont malades (« Les gens bien portant sont des malades qui s’ignorent », proclame-t-il dès l’acte I). Il s’agit, à travers cette incursion dans le xxe siècle, de décloisonner les époques et de souligner l’actualité des trois grands écrivains étudiés : tous mettent déjà en garde les lecteurs contre l’efficacité et le danger de la publicité.
L’ouvrage est pourvu d’un appendice qui décrit le contenu des éditions de Marot (« Appendix. Marot Editions and Their Contents », p. 189-195), ainsi que d’une riche bibliographie qui liste notamment les éditions étudiées dans le corps de l’ouvrage (p. 233-238).
Le livre de Scott Francis adopte ainsi un regard original sur la littérature du xvie siècle, au carrefour de la rhétorique, de l’histoire éditoriale, de la bibliographie matérielle et de la publicité moderne. Il participe en outre au renouveau actuel des études sur la culture imprimée au xvie siècle, comme l’indique d’emblée la reproduction sur la page de titre de la marque d’imprimeur d’Étienne Dolet, à savoir une doloire tenue par une main sortant d’un nuage – cette marque est commentée aux p. 124-126. Deux ouvrages critiques, parus quelques mois après Advertising the Self in Renaissance France, permettent d’ailleurs de tisser des liens intéressants avec les réflexions de Scott Francis : celui d’Adeline Desbois-Ientile, Lemaire de Belges, Homère Belgeois. Le mythe troyen à la Renaissance (Paris, Classiques Garnier, 2019), qui comporte en particulier un chapitre intitulé « Lire les Illustrations à la Renaissance. Les enjeux de la réception d’un texte d’après la bibliographie matérielle » (p. 163-186), puis celui de Guillaume Berthon, Bibliographie critique des éditions de Clément Marot (ca. 1521-1550) (Genève, Droz, 2019).
Nicolas Le Cadet
1 A. Charon, T. Dolgodrova et O. Pédeflous avaient proposé une première présentation du volume retrouvé dans « Une découverte à la Bibliothèque de Moscou : un recueil du xvie siècle d’éditions de Rabelais », Bulletin du bibliophile, 2009/1, p. 56-78.
2 Les trous de vers et autres déchirures sont rares et peu gênants ; le volume a été globalement bien conservé à l’exception de quelques légères lacunes textuelles auxquelles les autres éditions permettent de remédier aisément. Il ne manque au volume que les pages de titre des Chroniques (lacune compensée par un colophon très complet) et de la Pantagrueline Prognostication.
3 D’autant qu’il s’agit idéalement de parvenir à distinguer des interventions de l’auteur qui ne vont pas toujours de conserve : donner son accord pour une impression ; corriger (l’édition antérieure sur laquelle sera faite la nouvelle) ; augmenter le texte de nouvelles additions ; suivre l’impression (et la corriger sous presse).
4 Charles Béné, « L’édition Nourry (1532) est-elle l’édition originale du Pantagruel ? », dans La Littérature de la Renaissance. Mélanges d’histoire et de critique littéraires offerts à Henri Weber…, Genève, Slatkine, 1984, p. 49-58.
5 Quand il ne présente pas de grosses erreurs. Béné parle par exemple « des bois particulièrement soignés, des caractères romains » de Nourry (« L’édition Nourry (1532) est-elle l’édition originale du Pantagruel ? », art. cité, p. 56) alors que ces caractéristiques ne correspondent qu’à l’édition [Harsy] de 1537.
6 D’après la description de l’exemplaire disparu de Darmstadt donnée par Émile Picot, Le Monologue dramatique dans l’ancien théâtre français, Genève, Slatkine Reprints, 1970, p. 38.
7 Guillaume Berthon, Bibliographie critique des éditions de Clément Marot (ca 1521-1550), Genève, Droz, 2019, 1536/7.
8 Les deux livres étaient parus chez Juste en 1533 ; ils devaient déjà présenter des surtitres composés en minuscule si l’on se fie aux transcriptions données sur USTC.
9 Son format se rapproche bien plus du Pantagruel de Nourry que des petits in-12o agenda imprimés par Juste entre 1533 et 1535.
10 Voir l’édition pirate NRB 17 qui, sur le plan typographique, a tout d’un petit opuscule indépendant.
11 Une exception peut-être : pourquoi ne pas avoir cité le poème In Rabellum de Nicolas Bourbon (p. 270) dans l’édition et la traduction de Sylvie Laigneau-Fontaine (Nugae - Bagatelles. 1533, Genève, Droz, 2008, p. 700-703) ? Il aurait pu être utile aussi de mentionner le débat autour de l’identification de ce Rabellus, qui est sujette à caution.
12 Jean de L’Espine (voir Paul Delaunay, Vieux Médecins sarthois, Paris, Honoré Champion, 1906, 1re série, p. 1-9), astrologue et médecin de Marguerite de Navarre, auteur d’un Almanach imprimé à Paris chez Jacques Nyverd pour un libraire manceau, Pierre Lasne, doit être distingué de Jean de L’Espine du Pont-Allais, acteur et auteur notamment d’une Prenostication, plus connu sous son pseudonyme de Songecreux, auquel Rabelais fait référence par deux fois (P, vii, 238 ; G, xx, 53).
13 François Juste ne disposait pas de lettre k de bas de casse (dans son alphabet de gothique bâtarde B 69-70 – en revanche, il possédait un K haut de casse). Or, l’imprimeur lyonnais n’usait pas pour compenser cette lacune de « l’association de l et c » (p. 290, d’après Charles Béné, art. cité, p. 53) mais essentiellement de l’association l + r (ce que le même Charles Béné avait dûment noté dans un article précédent, « Contribution à l’histoire du texte du Pantagruel. L’édition lyonnaise de 1533 », ÉR, V, 1964, p. 13, en citant Paul Babeau, Pantagruel (Édition de Lyon, Juste, 1533)…, Paris, Honoré Champion, 1904, p. viii). On le remarque en particulier dans le chapitre de la rencontre avec Panurge où se trouvent la plupart des k du texte. Pour être précis, Juste emploie deux types de r : le premier est en gros, pour le dire très vite, proche de celui que le lecteur peut voir dans cet article ; le second, employé avec le l pour pallier l’absence du k, présente un fût légèrement penché et complété par un empattement supérieur partant vers la gauche tandis que l’empattement inférieur part vers la droite. Ainsi, lorsque le nom Okam est orthographié Olcam (sur un titre de la librairie de Saint-Victor ajouté en 1534, f. 18 vo : « Les marmitons de Olcam à simple tonsure »), ce ne serait pas, en suivant la logique de Béné, la « simple marque d’un expédient typographique », mais une véritable coquille (ou un expédient typographique raté : Olcam au lieu de Olram ou de Olrcam, selon que Rabelais ait écrit Okam ou Okcam) qui aurait fait souche, faute d’avoir été identifiée comme telle dans les éditions ultérieures. Mais je ne crois pas que la coquille se situe à ce niveau-là. Pour s’en convaincre, il suffit de voir comment est orthographié le nom de Guillaume d’Ockham dans un autre intitulé facétieux, dans le chapitre viii de Gargantua (p. 25 : « Olkam sus les exponibles de M. Haulte-chaussade »). Dans la deuxième édition, de 1535 (f. B6) ou dans celle de 1542 (f. 22) imprimée par Juste, c’est la graphie « Ollram », c’est-à-dire « Olkam », qui est présente. Les éditeurs n’ont donc a priori pas de correction à apporter, contrairement à ce que désirait Béné (dans « L’édition Nourry (1532)… », art. cité, n. 17, p. 57). Reste que même si le nom du Docteur invincible connaît bien des graphies au Moyen Âge et à la Renaissance (Occam, Occham, Ockam, Okam, etc.), celle-ci est étonnante. Deux explications sont envisageables. La première, optimiste, part du principe que la leçon est la bonne, puisque Rabelais ne l’a jamais corrigée malgré les multiples rééditions de Pantagruel et Gargantua. La graphie Olkam apparaît encore imprimée au début du xviie siècle (Jean Chenu, Recueil de reglemens notables tant generaux que particuliers, donnez entre Ecclesiastiques, pour la celebration du service divin…, Paris, Nicolas Buon, 1603, p. 99). Elle se lit aussi, apparemment, sur un manuscrit de l’ancienne bibliothèque de l’abbaye de Saint-Victor, qui portait la cote MM. 10 (aujourd’hui Mazarine, Ms. 3522), en haut du f. 298. Ockham étant mentionné dans les romans rabelaisiens au sein de deux intitulés fantaisistes, s’agit-il d’écorcher son nom avec une coquille d’époque ? La seconde explication, moins optimiste, consiste seulement à envisager une mauvaise lecture du compositeur à partir de graphies manuscrites de Rabelais difficiles à décrypter, qui pourraient être Okcam (Pantagruel) puis Okkam (Gargantua).
14 Antonine Maillet, Les drôlatiques, horrifiques et épouvantables aventures de Panurge, ami de Pantagruel d’après Rabelais, Montréal, Leméac, 1983, 152 p.
15 Le texte de cette adaptation est à ce jour inédit. Elle met en scène Québécua, fils de Grandgousier et digne descendant d’une noble lignée, qui est appelé à régner sur le monde.
16 Le concept est emprunté à Torben Vestergaard et Kim Schrøder (The Language of Advertising, Oxford, Blackwell, 1985).
17 Le concept de « self-fashioning » a été mis à l’honneur par Stephen Greenblatt dans Renaissance Self-Fashioning : From More to Shakespeare (University of Chicago Press, 2005).
18 Une première version de ce chapitre a été publiée en français sous le titre « La publicité iatrosophiste de Rabelais : Captatio benevolentiæ et persona de l’auteur », L’Année rabelaisienne, no 1, 2017, p. 183-202.
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- ISBN: 978-2-406-10343-1
- EAN: 9782406103431
- ISSN: 2554-9111
- DOI: 10.15122/isbn.978-2-406-10343-1.p.0419
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 04-08-2020
- Periodicity: Annual
- Language: French