Comptes rendus
- Type de publication : Article de revue
- Revue : L’Année rabelaisienne
2019, n° 3. varia - Auteurs : Arsenault (Christine), Guerrier (Olivier), La Charité (Claude), Le Cadet (Nicolas), Menini (Romain)
- Pages : 501 à 533
- Revue : L'Année rabelaisienne
COMPTES RENDUS
Romain Menini, Rabelais altérateur – « Græciser en François », Paris, Classiques Garnier, 2014, « Les mondes de Rabelais », 1 144 p.
Fruit d’une thèse dont la soutenance défraya déjà, à tout le moins, la chronique rabelaisienne, ce gros livre, récompensé par le Prix Georges-Dumézil de l’Académie française l’année de sa sortie, est rapidement devenu un « classique » dans les études consacrées à Maître François. Nous voudrions en ces quelques lignes expliquer pourquoi, selon nous, il a force d’événement, dans son domaine, voire au-delà.
Il y a d’abord ici l’arpentage d’un champ, celui de la « bibliothèque grecque de Rabelais » (voir l’Appendice, p. 1027 sq.), que R. Menini avait inauguré avec son premier ouvrage déjà remarqué Rabelais et l’intertexte platonicien, et qui se poursuit en toute cohérence sur les œuvres de Lucien et Plutarque, tous deux tard venus, après le « miracle grec » (p. 954), mais en même temps les « deux plus belles réussites du platonisme littéraire » (p. 956). Mais, en sus d’eux, on croise Hérodote, Macrobe, Athénée, et plus largement tout ce qui gravite, dans les années 1530-1552, autour des ouvrages lus, parfois publiés, toujours utilisés d’une façon ou d’une autre par Rabelais – nous y reviendrons – dans le cadre de sa fiction. Il fallait la science du grec alliée à la passion – disons même au talent – de bibliophile de R. Menini, s’adossant à certaines découvertes récentes ou chantiers en cours (pensons à celui sur le Galien aldin annoté de la bibliothèque de Sheffield), pour se repérer en cette nébuleuse, ce « kaléidoscope polysémique de renvois textuels » (p. 325), et proposer des lectures qui révolutionnent la compréhension de l’œuvre du Chinonais.
Car, évidemment, le travail d’épluchage de la « librairie » et de sa confrontation avec les Chroniques s’ordonne dans Rabelais altérateur en une suite d’analyses et d’hypothèses. D’abord, l’ouvrage dans son ensemble brosse une sorte de biographie indirecte de Maître François, indirecte parce que strictement livresque, qui enrichit encore la connaissance du parcours de ce dernier en plus de fournir une pièce de choix au dossier de la « bataille du grec » lors de la Renaissance française ; soit un Rabelais 502marqué par un « lucianisme grammatical » autant qu’éditorial dans les années 1530-1540 (p. 210), mais dont les derniers livres, et tout particulièrement le Quart livre, « symphonie testamentaire » (p. 745), et en lui encore plus particulièrement l’épisode des Macræons où, au milieu des ruines, le vieux Macrobe parle grec, enregistrent une fracture, une nostalgie, une interrogation sur le mode de lecture des Anciens désormais requis, le tout conduisant à infléchir la première veine lucianesque, via notamment le Plutarque féru des « propos de table » savants autant que des hiéroglyphes et autres mystères égyptiens. Ajoutons encore, et par ailleurs, que l’usage des deux auteurs antiques permet de revenir sur le statut du Cinquiesme livre ; là où Lucien n’est jamais plus présent que chez disciples d’Ouy-dire en ce dernier, l’examen de Plutarque confirme la thèse de deux groupes de brouillons formulée par M. Huchon, et plaide pour l’authenticité de ses matériaux.
Les deux volets centraux, « Nasier, le “nez” de Lucien », et « Autour des “Moraulx” de Plutarque : Rabelais polymathe », fourmillent dans le détail de déchiffrements de passages de la geste, déchiffrements lumineux, quasi magiques. « Ah mais oui, c’était donc cela ! » se dit à plusieurs reprises le lecteur, pris du regret de n’être pas allé y voir lui-même, fût-ce avec ses maigres compétences, plus tôt. On mentionnera ainsi, au sein de celui dédié au rhéteur syriaque, les développements sur la παρρησία, d’abord dans les pages consacrées au Champfleury de G. Tory de 1529, « disciple de l’Hercules Gallicus » du Samosatois tout comme l’est l’auteur du Pantagruel et du Gargantua (p. 187-199), ensuite dans le chapitre « Rabelais Parrhèsiastès » (p. 389-474), qui met notamment en rapport les prolalies de Lucien et les prologues rabelaisiens, tous marqués par une pratique du plasma. Également, ce qu’écrit R. Menini du style historiographique et de sa parodie, quand au tout début il fallut concevoir le Pantagruel en « Lucianis[ant] les chroniques », et en « enchroniqu[ant] les Histoires vraies » (p. 236), ou si l’on veut « comment il ne faut pas écrire l’histoire » (p. 249). Il s’ensuit des démonstrations implacables au sujet du Disciple de Pantagruel, « renvoy[é] à ses chères études » par l’auteur du Quart livre, lequel eût pu, davantage que n’importe quel autre, s’intituler Le disciple de Lucien (p. 350). On relèvera enfin, dans la dernière section « Une philosophie du rire ? Parodie et paradoxes » (p. 475-556), le rapprochement entre Trouillogan, Pyrrhon et le Pyrrhias de Lucien (p. 510 sq.), et plus globalement les variations sur la « philosophie » de Rabelais, philosophie sans bannière mais si propre à l’homme, qui menace toujours de se précipiter en le puits à force de rire.
503On passe alors à l’étude de la somme du sage de Chéronée, à partir des interventions visibles sur l’Aldine de 1509, puis de celles du « dernier Plutarque de Rabelais », soit l’exemplaire Froben-Episcopius de la Bibliothèque nationale de France, dont sont données les pages dans l’Annexe iconographique (p. 1039-1083), et dont R. Menini propose un relevé exhaustif des soulignements et annotations autographes (p. 618 sq.). Il s’agit là de réviser les déclarations de P.-P. Plan et de J. Plattard, en observant un Rabelais helléniste à l’œuvre, et donc de vérifier combien ce document exceptionnel facilite la compréhension de la genèse des trois derniers livres de ce dernier. « Au moment où la France se familiarise de plus en plus avec Plutarque, Rabelais use de son in-folio grec pour prendre tout le monde de vitesse » (p. 688), privilégiant dans le Tiers livre de 1546 les traités de l’auteur antique qui ne sont pas encore traduits en latin, dont les Propos de table. Ces derniers sont sans cesse sollicités à partir de là, et la dernière section en particulier, « Litterarum penus – L’arrière-cuisine du banquet rabelaisien, de Plutarque à Macrobe » (p. 837-952), dit le goût du Chinonais pour cette littérature symposiaque, problématique, foncièrement « méta-littéraire » (p. 893). On admire également ce qu’écrit R. Menini du recours au De Pythiæ oraculis, qui vient expliquer le rapport entre bouteille de vin et enthousiasme chez Triboulet comme chez le narrateur du Prologue de l’ouvrage qui le met en scène (p. 693 sq.), qui explique aussi cette « synthèse parodique de toutes les prophétesses antiques » (p. 718) qu’est la Sibylle de Panzoust, ou encore la formule célèbre « Heraclitus disoit rien par songe[s] ne nous estre exposé… », laquelle procède d’un texte grec assez corrompu portant ὄναξ, souligné par Rabelais sur son exemplaire, et probablement corrigé par lui en ὄναρ. Sont brillantes également les pages sur « Le sel et la fève » (p. 882-893), qui permettent de revisiter le rapport entre rire et interprétation, comme le long développement sur la fin du Quart livre (p. 915 sq.) autour du chat Rodilardus, griffon, sphinx, en tout cas énigme textuelle, qui témoignerait chez l’auteur d’une « incontinence cryptographique » (p. 934) obligeant le lecteur à se faire « maschemerde » (p. 944).
Toutefois, c’est, comme dans la partie précédente, dans le « dialogue des opuscules » (p. 742) entre eux que s’effectue le plus souvent l’alchimie rabelaisienne. Et, sur ce modèle, et ainsi qu’on l’a suggéré plus haut, les œuvres de Lucien et Plutarque sont saisies dans un rapport qui est tout sauf étanche. Elles hantent l’une et l’autre l’éloge des dettes (voir p. 114 sq., puis 569), ou les atomes d’Épicure représentés sur les tableaux 504de Medamothi (p. 954) ; elles informent la figure d’Héraclite que présente Rabelais et qui apparaît comme un des fils rouges de Rabelais altérateur (voir p. 530 sq., 708 sq.) en ce qu’elle cristallise son rire littéraire, et emblématise la pratique joco-sérieuse qui a sa faveur. En somme, on a là une « imitatio combinée de ces deux postures d’auteur » (p. 954), qui mêle le dialogue comico-philosophique lucianesque à l’encyclopédisme de l’échange symposiaque, et qui aboutit à cette caractérisation des troisième et quatrième livre : « Le Tiers Livre, c’est le “paradoxe ménippéen” mis sur la table des Symposiaques ; le Quart livre, les Histoires vraies revues par un lecteur de l’Isis et Osiris et de La disparition des oracles » (p. 955).
La méthode qui commande l’ensemble est exposée en de pénétrants développements aux deux extrémités de l’ouvrage, et d’abord dans la Première partie, « Rabelais altérateur », qui s’attache à fonder en raison la notion-clé des lectures à venir, soit donc l’« altération », inconnue des poétiques en vigueur, mais en revanche bien présente tant chez Aristote que Galien, pour ne pas parler, à leur suite, du début du Pantagruel. Il s’agit finalement de montrer un visage spécifique de l’imitatio humaniste, qui renouvelle d’une certaine manière la « digestion » (p. 895) ou l’« innutrition » (p. 903) qui caractérisent alors celle-ci, en ce que les termes ici quittent, comme se « dégelant », leur charge métaphorique, pour décrire très adéquatement les processus à l’œuvre. Le texte de Rabelais est conçu véritablement comme organisme, comme le résultat d’une vaste « cuisine » transformatrice, ce qui occasionne du reste et entre autres, dans l’Épilogue, un nouveau regard sur la « moelle », l’huile et le vin du Prologue du Gargantua (p. 988 sq.). Les ultimes pages révèlent un R. Menini plus théoricien, soucieux de situer le projet de son auteur, « altérateur d’une œuvre couverte » (p. 964), dans le débat qui oppose l’allégorie à la non-allégorie, en déplaçant les choses sur le terrain de la Philologie (p. 986), pour « philologiser l’allégorie » et « allégoriser la philologie » (p. 997), soit inventer la « philégorèse » (p. 1000), qui repose sur un « jeu de pistes altertextuel » (p. 1018) et demande un « herméneute philégoriste » (p. 1009), anagnoste assoiffé et jamais rassasié, en quête de « vérités philologiques » (p. 1023) dont découle une paideia nouvelle manière (p. 1023). Autant dire qu’à adopter ainsi les gestes rabelaisiens, à revenir ainsi avec lui ad fontes (p. 128), slogan de l’humanisme philologique (p. 617), on produit autre chose qu’une statique et uniforme « critique des sources ». Bien plutôt, et c’est une promesse supplémentaire de ce livre inépuisable qu’est Rabelais altérateur, on entrevoit la possibilité d’une histoire de l’érudition ou de la fiction 505érudite, qui contiendrait entre autres La Recherche de l’absolu et Bouvard et Pécuchet (p. 958), mais nécessiterait, à n’en pas douter, à chaque fois, de prêter de nouveaux visages et enjeux à ladite « altération ».
Présentes à chaque page, la science et la culture étourdissantes de l’auteur sont servies par une écriture dont il faut dire un mot. R. Menini est un styliste, et un adepte, ainsi qu’on l’a entrevu, de la néologie, parfois familière (un exemple parmi d’autres : « tout urge », p. 1009). On ne compte pas les inventions verbales qui égrènent sa prose, lesquelles ne vont certes pas parfois sans quelque facilité, mais qui se justifient du fait qu’elles visent à reproduire, dans l’ordre du discours critique, un peu de la façon de l’objet commenté. On peut encore aller plus loin dans cette perspective. Les récits rabelaisiens abondent en métaphores « obsédantes » (p. 99), en « motifs à échos multiples » (p. 433) – cornes, tonneau, pierre – qui de leur tissu couvrent le texte, le structurent selon leur logique, pour apparaître comme une clé de sa compréhension : un « étymon spirituel », que n’aurait sans doute pas renié L. Spitzer s’il n’avait greffé son « Rabelais et les rabelaisants », à la fois narratif et polémique, et en tout cas insolite, à l’intérieur de ses Études de style. Or, avec R. Menini, non seulement ces rapprochements sont souvent envisagés à nouveaux frais grâce à l’enquête philologique, mais en plus leur répond un style critique métaphorique, qui leur donne encore plus de force et de fondement (ainsi par exemple, autour du tonneau de Diogène, d’un auteur qui invite son lecteur à jouer les « relieur[s] de tonneaulx », p. 433). « La relation critique », pour résumer, dans ce qu’elle a selon nous de meilleur.
Bien entendu, et ce serait manquer de considération à un tel travail que de ne lui décerner que des éloges, certains aspects peuvent donner lieu à d’heureux débats. Nous en ferons saillir deux, pour notre modeste part. Le premier n’en semble pas vraiment un quand, après avoir lu une phrase telle que « La fantaisie, comme souvent chez Rabelais, dissimule ici un enjeu philologique et médical » (p. 593), on croise en fin de parcours « La geste pantagruéline inaugure un genre inouï de narration savante où le lecteur ne sait jamais si c’est l’art du conteur ou la science de l’érudit qui triomphe ; il s’y agit d’abord de raconter, de mettre en histoire – c’est-à-dire aussi en question, en cause, en danger – en jeu – l’accumulation savante qui la nourrit » (p. 949). Voilà donc les tenants du « plaisir du texte » rassurés. Mais en partie seulement. Car si se donne bien à lire « l’aventure d’une écriture », cette dernière peut s’envisager aussi malgré tout à fleur de texte, sans nécessairement qu’il soit besoin d’aller fouiller 506outre mesure les tréfonds de la bibliothèque. À ce titre, par exemple, les discours paradoxaux (signification des couleurs de la livrée dans Gargantua, éloge des dettes du Tiers livre) signalent immédiatement leurs illogismes et autres variations plasmatiques, faisant entrer le lecteur en une fiction qui s’avoue comme telle. De la même façon, un épisode comme celui de Seigny Johan dans le Tiers livre, crucial en ce que sa relation détermine la consultation de Triboulet dont on connaît l’issue, fait prévaloir une logique de la fantaisie parfaitement cohérente avec elle-même, sans qu’il soit forcément besoin de connaître l’arrière-plan de la fictio legis malmené par Rabelais, et inaugure ainsi un univers de l’improbable, que prolongera l’escale de Medamothi. Même si, comme le note R. Menini, à l’image de Pantagruel s’assoupissant sur l’Héliodore grec dans le Quart livre, ce fut « de moins en moins l’aventure pour elle-même, la fiction narrative pour ses péripéties qui attira le dernier Rabelais » (p. 959), la métaphore nautique, topique dans le roman européen pour désigner la fable et sa conception (ce en dehors de son emploi chez Lucien, voir p. 249), resta chez lui récurrente, et avec elle la stimulation d’une lecture plus horizontale, régie par une immersion fictionnelle bien spécifique.
D’autre part, et dans le prolongement, si Romain Menini examine l’empreinte dans la geste des protocoles de véridiction dérivés de Lucien ou encore d’Hérodote, il ne les combine que rarement avec l’autopsie de type évangélique (évoquée seulement p. 260), alors que, comme l’a suggéré N. Le Cadet, c’est à l’intersection de ces différentes données, et en y ajoutant encore le modèle fourni par les récits de voyage contemporains, qu’on doit comprendre les déclarations du narrateur sur l’étrange vérité qu’il met en place. C’est que, dans les lectures grecques de Rabelais, manque à l’appel le massif qu’est la Bible. Il serait difficile d’en tenir rigueur à l’auteur. Mais disons que la prise en compte parfois de cette source majeure également aurait pu sans doute conduire à affiner certaines analyses. Tout particulièrement, elle aurait pu peut-être nuancer la conception du lectorat initié, de la « connivence savante » (p. 598) et d’une « poétique du secret » (p. 1025) appelée par les cinq livres, par considération d’un matériau qui, en raison de sa diffusion et de ses traductions, parlait plus immédiatement à un plus large public que les textes de Lucien ou de Plutarque.
Mais foin de ces vétilles, voire de ces élucubrations. Rabelais altérateur n’était pas vraiment un coup d’essai ; il est assurément un coup de maître. Et on se prend à rêver aux contributions que R. Menini réserve dans un avenir qui promet d’être long (la note 1 p. 604 annonce d’ores 507et déjà un prochain ouvrage, Rabelais éditeur chez Gryphe, qui met l’eau à la bouche). Sans y soupçonner de sa part une quelconque tentation d’autoportrait, et sans davantage situer quiconque dans les hauteurs des maîtres qu’elle évoque, on terminera par cette phrase, qui elle-même conclut l’Épilogue de son ouvrage : « L’Altérateur […] ne fut pas loin d’être le meilleur élève auquel songeaient – sans se l’avouer – les professeurs humanistes les plus visionnaires » (p. 1025).
Olivier Guerrier
508Jacky Vellin, Dictionnaire des néologismes de Rabelais, Joué-lès-Tours, Éditions La Simarre, 2017, 270 p.
L’œuvre de Rabelais comporte un nombre impressionnant de premières attestations de mots (néologismes formels) ou de sens en français (néologismes sémantiques) dont plusieurs ont survécu jusqu’à aujourd’hui. Dans un article de 1905 intitulé « Ce que le vocabulaire du français littéraire doit à Rabelais » (ÉR, III, p. 280-302 et 387-401), Paul Barbier fournissait une liste de 680 néologismes formels. Mais, pour beaucoup d’entre eux, les lexicographes ont depuis trouvé des attestations antérieures à Rabelais. Inversement, ils font désormais remonter à Rabelais la première attestation de certains mots, autrefois attribuée à un auteur postérieur. Il importait donc que le travail fût mis à jour. C’est l’objectif que s’est fixé Jacky Vellin dans son Dictionnaire des néologismes de Rabelais qui donne une liste alphabétique de 475 néologismes formels puis une autre de 67 néologismes sémantiques. L’auteur s’appuie sur une définition restreinte du néologisme : le mot attesté pour la première fois doit être accepté ensuite par un grand nombre d’interlocuteurs, ce qui entraîne trois conditions nécessaires : « une séquence phonique qui s’inscrit dans la durée, une attestation lexicographique et au moins un exemple écrit, relevé chez un autre auteur » (p. 2). Adieu donc les contributions uniquement orthographiques (et non phoniques) de Rabelais1. Adieu aussi les formes lexicales rabelaisiennes inédites mais qui n’ont pas encore acquis leur forme définitive (cachecoul, epidermis, laryngues, parasine, ravasseux, sottane). Adieu surtout les très nombreux hapax dans l’histoire de la langue française comme agelaste, Lasanophore, mateologiens, matagraboliser, torcheculatif, Philautie, rataconniculer ou encore Sorbonagres et Sorbonicoles… L’enjeu n’est pas de montrer la créativité verbale de Rabelais dans toute son étendue et d’entrer dans l’atelier de l’écrivain. De fait, le dictionnaire ne s’intéresse pas à « la préhistoire des néologismes », c’est-à-dire à tout ce qui concerne « leur genèse : racines grecques ou latines, influences d’autres langues, emprunts à tel dialecte, transformations phonétiques 509ou graphiques » (p. 3). Il se consacre avant tout à la postérité lexicale de Rabelais, attestée par les dictionnaires, les articles de journaux ou encore les œuvres des écrivains. Comme « l’index des auteurs » permet en effet de s’en rendre compte (p. 263-266), les néologismes de Rabelais figurent en grand nombre, avec un sens similaire ou non, dans la prose de Calvin, Paré, Thevet, Henri Estienne, Montaigne, La Fontaine, Molière, Voltaire, Rousseau, Diderot, Chateaubriand, Stendhal, Balzac, Hugo, Flaubert, Zola, Proust ou encore Gracq. On retrouve par exemple acromion, cotylédon, lambdoïde et péricrâne chez Paré, cahin-caha, cocuage, Grippeminaud et moutonnière chez La Fontaine, cagot, caresse, fariboles, maroufle et spadassin chez Molière, architriclin, engastrimythe, porteballe et torticolis chez Diderot, gastrolâtres, Pantagruelistes et purée septembrale chez Balzac, ou encore ostrogoth et ventripotent chez Proust.
Chaque article se compose de la manière suivante :
1. Entrée du mot, catégorie grammaticale et éventuellement formes antérieures, lorsqu’elles sont attestées par le TLFi ou le DMF. Ainsi, pour l’entrée dictame, il est précisé : « n. m. ditan, xiie s. – diptam xiiie. – diptan, diptane, xve s. ».
2. Les différents sens du mot, avec à chaque fois la mention entre parenthèses du dictionnaire cité.
–Pour le sens attesté chez Rabelais (le premier sens dans le cas des néologismes formels) sont donnés au moins un exemple d’emploi dans son œuvre (le titre du livre, le millésime et le chapitre dans l’édition d’origine sont indiqués entre parenthèses) et, sauf exception, au moins un exemple postérieur, tiré d’un article de journal ou d’une œuvre littéraire. La date de première attestation indiquée par le TLFi est parfois rectifiée, comme pour angine (TL 1546 et non P 1532), apocalyptique (QL 1552 et non P 1532), bergamote (TL 1546 et non TL 1536 !), nazarde (Pantagruel 1532 et non Pantagruel 1542) ou encore mitonner (Tiers livre 1552 et non Tiers livre 1546). Jacky Vellin restitue même certains mots à Rabelais comme assortiment (1534 et non xve siècle), averroïste (1548 et non 1847) bas-ventre (1546 et non 1636), boucaner (1546 et non 1575), colline (1546 et non 1555), diogénique (1546 et non 1829), égratigneur (1552 et non 1558), éroder (1534 et non 1564), incruster (1546 et non 1555), insatiabilité (1546 et non 1544), junonien (1546 et non 1752), moscovite (1534 et non 1575), sédiment (1548 et non 1564), stupidité (1534 et non 1541) et tintamarre (1532 et non 1554).
510–Pour les autres sens, des exemples tirés d’un article de journal ou d’une œuvre littéraire sont également souvent indiqués. Le dessein de Jacky Vellin est en effet de fournir les matériaux pour « une biographie du néologisme », attentive aux « vicissitudes de son parcours et [à] la durée de son cycle de vie » (p. 5). Ainsi, le substantif catastrophe a le sens de « dénouement » chez Rabelais et pas encore ceux de « ruine totale, destruction » (Cotgrave) ou de « fin funeste et malheureuse » (Furetière). De même, le verbe se prélasser désigne chez Rabelais le fait de « marcher gravement comme un prélat » (dictionnaire de Trévoux), à l’image de Diogène dans l’enfer vu par Epistemon : « Je veiz Diogenes qui se prelassoit en magnificence avec une grand robbe de pourpre, et ung sceptre ». Ce n’est que dans la deuxième moitié du xixe siècle qu’apparaît le sens moderne de « s’abandonner nonchalamment, avec paresse » (Le Petit Robert). Quant à syndiquer, il signifie d’abord « critiquer, censurer » avant de prendre au xviiie siècle le sens de « former un syndicat, une réunion d’intéressés ».
3. « Les attestations lexicographiques » : sont mentionnés, dans l’ordre chronologique, tous les dictionnaires où le mot est répertorié, depuis le Dictionarium latinogallicum de Robert Estienne (1538 ; 1544 ; 1546 ; 1552) et son envers, le Dictionnaire francoislatin (1539 ; 1549), jusqu’au Petit Larousse et au Petit Robert, en passant notamment par le dictionnaire de Cotgrave (1611), les neuf éditions du Dictionnaire de l’Académie française (1694-), puis les dictionnaires de Furetière (1690), de Trévoux (1738-1742) et de Littré (1873-1877). Le Grand Robert et le TLFi ne sont mentionnés que pour signaler les quelques cas où un néologisme rabelaisien, attesté dans d’autres dictionnaires, n’y figure pas. Sont ainsi absents de ces deux dictionnaires les mots assassinateur, calibistris, caquerolle, carniforme, caséiforme, chenin, couillage, débrideur, émoucheteur, engastrimythe, Grippeminaud, minuteur, papimanie, romipète et stentorée. Sont également absents du TLFi (mais pas du Grand Robert) les mots anguillade, anticipatoire, aporétique, baudouiner, climatère, débraguetter, dominotier, écoutillon, entrelardement, éviré, fatidiquement, gammare, geleur, intrant, opisthographe, Panurge, picrocholine, porte-hauban, rhizotome, scatophage, sciomancie et tyrien2.
5114. Quelques articles se terminent sur une « remarque », sous la forme d’un petit encadré. Il peut s’agir d’une remarque sur l’orthographe (alchimiste, pantagruéliser), sur la définition particulière donnée par tel ou tel dictionnaire (cabale, romipetes), sur l’importance des sons dans la fabrication lexicale rabelaisienne (bredouille, convulsif), sur les sources mises à profit par Rabelais (aporétique, pyrrhonien, sceptique) ou encore sur les grandes étapes de la vie d’un mot. Ainsi, pour chientlit, il est précisé que le substantif, qui désigne un « vaurien » chez Rabelais puis « les Masques qui parcourent les rues en temps de carnaval » (Acad. 7e éd.), connaît une seconde vie lorsqu’il est repris par le général De Gaulle au sens de « mascarade ; manifestation tumultueuse ; désordre » (Acad. 9e éd.). Pour gigantal, -ale, -aux, l’encadré évoque la disparition du mot, éclipsé par son concurrent gigantesque, puis sa réapparition dans le vocabulaire de l’École des Annales et dans la critique littéraire : « On distinguera ainsi gigantesque, qui se réfère à la taille énorme, et gigantal qui renvoie à l’univers des géants, en particulier dans l’œuvre de Rabelais » (p. 130). Il en va de même pour lucifuge qui tombe en désuétude en xviie siècle avant d’être redécouvert au xixe siècle « grâce aux études sur la classification des animaux, notamment aux cours de Cuvier sur l’anatomie comparée » (p. 151). Quant au mot rêvoir, il tombe dans l’oubli aux xviie et xviiie siècles avant d’être réactivé au xixe siècle.
Le Dictionnaire des néologismes de Rabelais constitue ainsi un bel outil lexicographique mis à disposition des rabelaisants. Il fournit des indications précieuses pour une éventuelle mise à jour du TLFi qui, dans sa version actuelle, omet des mots rabelaisiens et comporte plusieurs erreurs de datation : mots de Rabelais attribués à tort à un auteur postérieur (voir la liste plus haut), mots attribués à Rabelais dont il existe en réalité une attestation antérieure3 ou encore mots attribués à un auteur postérieur dont 512il existe à la fois une attestation chez Rabelais et chez un auteur antérieur4. On regrettera simplement l’absence d’une conclusion générale qui proposerait par exemple une typologie des néologismes rabelaisiens en fonction des domaines concernés (médecine, cuisine, rhétorique, vie militaire…) ou une analyse détaillée de l’influence lexicale de Rabelais sur tel ou tel grand auteur. L’ouvrage se clôt cependant sur une intéressante réflexion sur « Rabelais et le Dictionnaire de l’Académie française » (p. 261-262). La place qui est accordé aux néologismes rabelaisiens au fil des éditions est croissante : sur les 475 néologismes formels identifiés ici, 177 figurent dans la première édition (1694), 250 dans la cinquième (1798) et près de 300 dans la neuvième, sur le point de s’achever. À titre de comparaison, le dictionnaire de Furetière en comptabilise 234 et celui de Cotgrave, grand amateur de Rabelais, 386. Le Dictionnaire des néologismes de Rabelais permet ainsi d’apprécier la diversité des attitudes des lexicographes.
Par ailleurs, si le parti pris d’étudier la postérité des néologismes rabelaisiens s’avère fécond, on se prête aussi à rêver à un dictionnaire qui se pencherait au contraire sur leur genèse et prendrait en compte la totalité des créations verbales de Rabelais, y compris celles qui n’ont pas eu de descendance – la somme totale des néologismes dépasserait alors de beaucoup les 542 répertoriés par Jacky Vellin5. Il s’agirait en somme de se placer du point de vue de l’écrivain et non de notre point de vue rétrospectif. On aimerait tout d’abord savoir avec précision comment Rabelais a créé chacun de ses mots nouveaux : par emprunt aux langues anciennes, aux langues vernaculaires, aux différents dialectes parlés en France, par le jeu varié des dérivations et des compositions ou encore grâce aux procédés des mots-valises, des onomatopées et des calembours… On aimerait par ailleurs connaître, le cas échéant, sur quelles sources littéraires et lexicographiques il s’est appuyé. On aimerait enfin comprendre ce que pourrait être la philosophie rabelaisienne du néologisme. Tous ces mots nouveaux qui parsèment sa fiction n’ont rien à voir avec l’exhibition présomptueuse 513d’un savoir linguistique, à la manière de « l’Escumeur de latin » dénoncé dans une sottie de la fin du xve siècle, par Fabri dans sa Rhétorique de 1521, par Tory dans son Champ Fleury (1529) puis par Rabelais lui-même dans l’épisode de l’écolier limousin (P, vi). Il ne s’agit pas du tout d’entraver la communication en créant un jargon accessible aux seuls initiés (en l’occurrence, le latin francisé). Si Rabelais se range parmi « les innovateurs et forgeurs de mots nouveaux » dont parle Tory, s’il ne se contente pas toujours de « parler selon le langaige usité » (P, vi), ce n’est pas par vaine gloire et dans le but de « corrompre et difformer » la langue, mais au contraire pour la revivifier, pour en faire un instrument d’échange et de connivence ludique. Aux « motz espaves » vidés de leur substance que prononce l’écolier, il préfère des néologismes vivants et mobiles. Rabelais s’amuse par exemple du contraste entre l’origine savante d’un nouveau mot et le caractère trivial de son sens, comme pour le « Lasanophore » de Gaster (QL, lx, 682 : « Lasanon estoit une terrine et vaisseau approprié à recepvoir les excremens du ventre ») ou le « Sphincter » de Panurge (QL, lxvii, 698 : « c’est le trou du cul »). Il se plaît également à transformer une expression latine (« magister noster ») en adverbe français pompeux (« magistronostralement ») (TL, xii, 386). Il joue enfin à disposer les néologismes en série, comme si les mots s’engendraient les uns les autres. C’est par exemple le cas d’une addition de 1534, supprimée en 1542, qui rend compte de la faune grouillante des théologiens de la Sorbonne : « Sophistes, Sorbillans, Sorbonagres, Sorbonigenes, Sorbonicoles, Sorboniformes, Sorbonisecques, Niborcisans, Borsonisans, Saniborsans » (P, xviii, 1307 var f). C’est également le cas de l’énumération des couleurs de la robe du cheval de bois du jeune Gargantua : « de bailbrun, d’alezan, de gris pommellé, de poil de rat, de cerf, de rouen, de vache, de zencle, de pecile, de pye, de leuce » (xii, 36, nous soulignons les néologismes formels). Le lexique rabelaisien, sous le signe de la copia, manifeste un perpétuel besoin de renouvellement, comme pour mieux rendre compte d’une réalité elle-même foisonnante. Il fait de Rabelais un poète à part entière, « le plus grand forgeron du verbe, véritable créateur de formes et de sens qui ont fait fortune6 », pour le plus grand bénéfice de notre « vernacule gallique » (P, vi, 234).
Nicolas Le Cadet
514Marie-Laure Monfort, Janus Cornarius et la redécouverte d’Hippocrate à la Renaissance, Turnhout, Brepols (« De diversis artibus », t. 95, n. s. 58), 2017, 516 p.
Avec son Janus Cornarius, Marie-Laure Monfort offre une contribution décisive à l’étude de la médecine humaniste ; le livre a déjà obtenu le Prix Zappas de l’Association pour l’encouragement des Études grecques et le Prix Croiset de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres. Autour de la figure un peu oubliée de Janus Cornarius, né à Zwickau en Saxe vers 1500 et mort à Iéna en 1558, c’est un véritable panorama des recherches médicales contemporaines de Rabelais qui s’organise. Le fil conducteur en est la redécouverte du corpus hippocratique sous toutes ses facettes, entreprise dans laquelle Cornarius eut un rôle central et moteur ; l’un des événements majeurs de l’activité érudite du médecin de Zwickau est en effet sa traduction complète d’Hippocrate en latin : un Hippocrates integer Latine loquens (Bâle, H. Froben, 1546) qui succède à sa propre édition du texte grec (1538), dont la recension se fonde sur la correction d’un exemplaire de travail, l’aldine de 1526 aujourd’hui conservé à Göttingen. Mais l’industrie de l’helléniste ne s’est pas limitée à ces seuls hippocratica : Parthenius, Aetius, Galien, le Pseudo-Cassianus Bassus des Geoponica, Artémidore, Marbode, Basile, Épiphane, Jean Chrysostome, Paul d’Égine, Dioscoride, Platon, Xénophon, Plutarque, Psellos, Synésius (la liste est incomplète !)… tous ces auteurs ont fait l’objet d’éditions et/ou de traductions de la part de l’infatigable Cornarius. « On cherche en vain, écrit Marie-Laure Monfort, d’autres érudits parmi les Humanistes du xvie siècle, et peut-être même dans toute l’histoire des études grecques, ayant autant – et aussi bien – traduit de grec en latin des textes d’un tel niveau » (p. 55) ; c’est dire l’importance du travail de Johann Haynpol, dont le nom latinisé ne fut résolument pas la plus grande réussite7. L’autrice nous livre un aperçu complet de ces travaux d’Hercule à la faveur d’une utile « Bibliographie des éditions cornariennes » en fin de volume, seconde annexe qui succède à une longue première où se trouvent traduits onze textes de Cornarius (majoritairement les préfaces de ses livres hippocratiques), autant de textes qu’on 515n’avait jamais encore lus en français. Mais on l’aura compris : le cœur vibrant du corpus cornarien, par ailleurs si éclectique, est sa redécouverte progressive d’Hippocrate, qui va de quelques éditions partielles aux traités systématiques de la maturité.
Marie-Laure Monfort débute son ouvrage avec une introduction consacrée à la connaissance du père de la médecine dans les années 1520, date à laquelle Cornarius se met à l’ouvrage : cet état des lieux est un compendium remarquable qui sera utile à tous ceux qui s’intéressent au médecin en devenir qu’est alors Rabelais. On comprend mieux, à la lecture de cette introduction, le contexte savant dans lequel paraissent, en 1532, les éditions rabelaisiennes d’Hippocrate-Galien (« sans doute le premier texte médical grec jamais imprimé en France », est-il rappelé p. 11, en ce qui concerne les Aphorismes en langue originale) et du second tome des Lettres de Manardo. Comme Cornarius, Rabelais l’hippocratiste avait eu notamment sous les yeux la traduction latine de Marco Fabio Calvo (1525) et l’aldine grecque (1526). Comme Cornarius, Rabelais devait connaître la plupart des éditions partielles disponibles : ainsi, par exemple, du De præparatione hominis traduit par Reuchlin (1512), cité par Tiraqueau dans son De nobilitate (1546).
Les trois parties de l’ouvrage – « Janus Cornarius éditeur de l’Hippocrates togatus », « Hippocrate contre Galien » et « La doctrine hippocratique de Janus Cornarius » – nous font prendre la mesure d’une œuvre philologique dont Rabelais et ses contemporains mesuraient déjà le caractère incontournable. Il n’est que de consulter la bibliothèque de l’auteur de Pantagruel pour saisir que celui-ci avait eu connaissance de bien des ouvrages publiés par Cornarius dans les années 1520-1540 :
–À la suite des Hierogliphica d’Horapollon sur lesquels Rabelais a apposé sa signature (aujourd’hui Pierpont Morgan Library, Heinemann 0205.1) se trouve reliée l’édition cornarienne des Aphorismes d’Hippocrate (Haguenau, J. Setzer, 1527). Bien que la reliure soit plus récente, le recueil devait être déjà constitué du temps de Rabelais, qui pouvait notamment y lire le liminaire Quarum artium ac linguarum cognitione medico opus sit servant de préface au texte d’Hippocrate (éditée et traduite p. 277-286), et qui comporte non seulement une exhortation à l’étude du grec mais aussi une première attaque contre Leonhart Fuchs (voir infra).
–L’exemplaire BnF Rés. Tc 3-1 de l’édition bilingue d’Airs, eaux, lieux (Bâle, J. Froben, 1529) porte lui aussi l’ex-libris de Rabelais. 516–Les rabelaisants reliront donc avec profit la préface donnée à cette occasion par Cornarius, dont Marie-Laure Monfort fournit une traduction (p. 299-302).
–Rabelais a aussi possédé un exemplaire des Errata medicorum de Leonhart Fuchs (Haguenau, J. Setzer, 1530), relié avec la traduction par le même Fuchs d’Épidémies 6 (ibid., 1532 : recueil de la Bibl. Mazarine 4o 15061 [Res]). Ses annotations manuscrites montrent qu’il n’a rien ignoré du différend violent qui opposa Fuchs et Cornarius à partir de 1532, différend né précisément, semble-t-il, du travail insuffisant de Fuchs sur le texte des Épidémies (voir, en plus de l’introduction aux Aphorismes mentionnée plus haut, la préface de Cornarius In Hippocratis laudem præfatio, ca 1528, éditée et traduite p. 287-291 : encore un texte que Rabelais, futur éditeur du Pronostic, avait eu sous les yeux).
–Les notes marginales de Rabelais dans son aldine de Galien prouvent qu’il travailla sur les six traités galéniques traduits par Cornarius en 1536 (les trois traités sur la respiration, le De uteri dissectione, le De formatione foetuum et le De semine).
–La redécouverte rabelaisienne du garum selon la recette antique, comme l’a montré Claude La Charité, a bénéficié de la traduction cornarienne (1538) des Geoponica alors attribués à Cassianus Bassus.
–Nous avons encore émis l’hypothèse (voir Rabelais altérateur, p. 595 sq.) que Rabelais n’a guère pu méconnaître la version latine du Propos de table VII, 1 de Plutarque donnée par Cornarius en 1544.
Tous ces points de contact livresque entre Cornarius et Rabelais, non exhaustifs, sont pour le moins saisissants. Aussi serions-nous volontiers tentés de suivre Marie-Laure Monfort quand elle émet l’hypothèse d’une rencontre probable entre les deux médecins, peut-être en France où Cornarius passe à la fin des années 1520. Les seiziémistes ont déjà pu prendre connaissance de cette hypothèse – à laquelle s’ajoute le fait que le jeune Cornarius fut lui aussi une sorte de Panurge, polyglotte et gyrovague, comme il le rappelle lui-même dans son discours In peregrinationis laudem (voir Janus Cornarius…, p. 35-39) – grâce à l’article « Le discours scientifique de Panurge » publié par l’autrice dans la revue Seizième Siècle (no 8, 2012, p. 255-272).
Plus généralement, qui s’intéresse à Rabelais médecin trouvera matière à s’instruire toutes les sections de la somme que représente l’ouvrage. Ne mentionnons que la prise en considération des débats anti-astrologiques 517du premier xvie siècle, qui permet à Marie-Laure Monfort d’évoquer l’importance des épîtres médicales de Giovanni Manardo (p. 125 sq.) grâce auxquelles Rabelais fit son entrée véritable dans la République des Lettres. De longs passages de la prose épistolaire du médecin italien sont traduits ici pour la première fois en français, en particulier dans la première lettre du Tomus secundus publié par Rabelais (VII, 1, à Jacob Ziegler) qui évoque la théorie des climats.
Mais l’apport le plus important aux études rabelaisiennes se trouve certainement dans les pages que Marie-Laure Monfort consacre expressément à l’édition des Aphorismes d’Hippocrate que le docte François a donnée chez Gryphe (p. 103 sq.). Y est relevée l’importance de l’édition précoce de Cornarius (1527), publiée certes après l’aldine (1526), mais à une époque où le médecin de Zwickau n’en a pas encore pris connaissance. Une méticuleuse collation permet de progresser, après les deux articles de Caroline Madgelaine, dans le questionnement sur l’éventuel manuscrit grec dont Rabelais aurait usé, en plus de sa comparaison des leçons des deux aldines de Galien et d’Hippocrate qu’il avait à sa disposition. Deux candidats resteraient seuls en lice : le Parisinus græcus 2168 (O’) et le Parisinus græcus 2219 (W’). L’autrice pose la question suivante : « est-ce que les mots exemplari Græcanico… exaratum [sc. dans l’épître de l’éd. de Rabelais] désignent BEC 1 [i. e. l’éd. cornarienne de Haguenau, J. Setzer, 1527] ou O’W’ ou autre chose, voire les deux aldines [sc. de Galien et d’Hippocrate] dont les lettres ioniques sont notoirement élégantes ? On dira avec raison que le participe exaratum suggère en général plutôt la qualification d’un texte manuscrit, mais on pourra aussi répondre que le très insolite Græcanico introduit au contraire une inexplicable nuance d’imitation. » (p. 110). Une note de la même Marie-Laure Monfort dans ce numéro de L’Année rabelaisienne permet de pousser encore un peu plus loin l’enquête ; le Paris. 2219 et ses marginalia y font l’objet d’une attention particulière (voir supra, p. 455-460). Qu’il nous soit permis de remarquer que l’adjectif græcanicus, s’il comporte assurément chez Varron et Apulée la « nuance d’imitation » évoquée, peut en être dépourvu à l’époque de Rabelais : ainsi Érasme mentionne-t-il les « græcanici fontes » de saint Jérôme (concurremment à d’identiques « græci fontes ») dans sa préface au Nouveau Testament. Plus loin, un autre passage de l’importante lettre rabelaisienne à d’Estissac fait l’objet d’une réserve prudente de la part de l’autrice : « l’image velut[i] per transennam par laquelle Rabelais semble vouloir expliquer sa méthode éditoriale reste énigmatique » (p. 111). Marie-Laure Monfort relève néanmoins de ce 518syntagme (qui signifie : « comme à travers une jalousie ou un tamis, une transenne ou un grillage ») des occurrences chez Érasme et Cornarius lui-même. Quant à ce que cette locution dit précisément de la « méthode » rabelaisienne – celle des « annotatiunculæ », notules contenant en marge toute la plus-value philologique dont peut se prévaloir la partie latine de l’édition gryphienne –, on lira avec profit l’article que Claude La Charité vient de faire paraître sur le sujet (« Veluti per transennam : formes de l’annotation dans les travaux de philologie médicale de Rabelais », dans Apta compositio. Formes du texte latin au Moyen Âge et à la Renaissance, dir. Ch. Deloince-Louette, Martine Furno et V. Méot-Bourquin, Genève, Droz, 2017, p. 195-211).
Aux dévots de Rabelais, il reste à évaluer plus précisément le rôle des ouvrages de Cornarius non seulement dans la pratique de l’annotation rabelaisienne en marge des éditions qu’il a procurées, mais encore dans sa lecture plume en main de l’aldine de Galien. Marie-Laure Monfort leur fournit bien des pistes. N’en prenons qu’un exemple. Au début du livre III du De causis pulsuum (aldine, t. III, f. 54r), Rabelais reproduit en marge de son Galien grec une répartition de la matière médicale présentée dans l’Universæ rei medicæ Ἐπιγραφὴ seu Enumeratio de Cornarius (1529, rééd. 1534), sous la forme d’un diagramme : « Res – naturales. – non naturales. – contra naturam » (cf. les tableaux présentés dans Janus Cornarius…, p. 209 et 214). En marge de l’aldine de Sheffield annotée par Rabelais se lisent ainsi très fréquemment des présentations tabulaires de ce type, visant à cette « simplification de la matière médicale » que rechercha Cornarius avec son Ἐπιγραφὴ, dont « la traduction par enumeratio, qui a aussi le sens de résumé ou de récapitulation, oriente vers l’idée d’une liste récapitulative à caractère d’aide-mémoire, utile aux étudiants » (p. 201). Il est vrai que c’est une préoccupation de l’époque : qu’on pense seulement aux précoces Tabulæ galéniques que publie Étienne du Temple chez Gryphe dès 1530. Mais on n’imagine guère que Rabelais, étudiant et professeur de médecine hippocratico-galénique, n’ait pas jeté un œil à l’une des deux éditions de cette précieuse Ἐπιγραφὴ en forme d’aide-mémoire, lui qui fournit à son tour aux jeunes gens, en 1532, un instrument de travail efficace et concis parce que conçu comme un enchiridion. On découvre ici que, en matière pédagogique comme en tous autres domaines de compétence, Cornarius et Rabelais marchèrent de conserve. C’est loin d’être le seul point commun entre les deux médecins, et il faut espérer que la somme de Marie-Laure Monfort permettra de réévaluer la science médicale de 519l’Auteur François. Au créateur de l’île de Ruach, dans le Quart livre, il est par exemple peu probable que la théorie des souffles de Cornarius, partisan d’un « Hippocrate pneumatiste » (p. 241 sq.) soit restée inconnue. Encore une perspective de recherche ouverte par ce livre important.
À ceux qui s’intéressent à la médecine du temps de Rabelais, Janus Cornarius et la redécouverte d’Hippocrate à la Renaissance fournit donc une mine d’informations incomparable. Ce sont non seulement les excursus proprement rabelaisiens du livre qui retiennent l’attention, mais encore la restitution du contexte intellectuel de l’« hippocratisme » humaniste – dont les enjeux dépassent le seul domaine médical pour toucher à la forma mentis de toute une époque – qui rendent cette lecture indispensable. Nécessairement érudit, l’ouvrage ne s’en trouve jamais ni pesant ni pédant. Rabelais l’aurait aimé : parions là-dessus un goubelet de ptisane ou de purée septembrale. Réjouissons-nous surtout que Marie-Laure Monfort, après nous avoir appris tant de choses dans son livre, nous ait fait l’honneur d’en publier un prolongement dans les colonnes de L’Année rabelaisienne !
Romain Menini
520Vérène de Diesbach-Soultrait, Six siècles de littérature française. xvie siècle (Bibliothèque Jean Bonna), Genève – Paris, Droz, 2017, 2 vol. de 224 et 211 p.
Qu’il laisse tout espoir de ne pas devenir bibliomane, le bibliophile qui compulsera ces deux nouveaux volumes du catalogue de la bibliothèque de Jean Bonna ! Après la parution des tomes consacrés au xviie et au xviiie siècle (2010), voici la présentation richement illustrée des livres du xvie siècle (s’y joignent plusieurs éditions du xve siècle) que le collectionneur genevois a réunis depuis des années, soit 368 titres – qui forment un ensemble de toute beauté. Au lecteur de ce catalogue luxueux, dont la réalisation parfaite est à l’image de la collection, s’offre un panorama complet de la littérature française, qui se découvre ici par les sommets : Villon, Coquillart, Lemaire, Marot, Ronsard, Du Bellay, Montaigne… et Rabelais, bien sûr – peut-être l’auteur le mieux et le plus exceptionnellement loti dans cette galerie d’auteurs illustres, rassemblés par l᾽entremise de leurs plus belles impressions. Dans son introduction, la maîtresse d’œuvre Vérène de Diesbach-Soultrait nous met dans la confidence : ce siècle de la Renaissance française a toujours eu, avec le xixe siècle (voir pour l’instant Édouard Graham, Passages d’encre. Échanges littéraires dans la bibliothèque Jean Bonna, Paris, Gallimard, 2008), la prédilection de Jean Bonna, « le jeune lecteur ayant d’ailleurs acheté son premier livre – un petit Rabelais – à l’âge de neuf ans et demi (no 297 [des Œuvres illustrées de 1820, in-18]) ». La petite histoire a son importance : si ce précoce exemplaire est une acquisition modeste, il représente la promesse d’une glane toujours plus choisie, toujours plus distinguée, toujours plus exigeante8. Car les chefs-d’œuvre ici présentés le sont non seulement dans les éditions les plus anciennes et les plus rares, mais ils arborent souvent des reliures précieuses ou la marque d’un possesseur illustre. La splendeur est à s’en brûler les yeux, à coup sûr ; aussi ne parlerons-nous ici que d’un fragment de ce trésor bibliophilique, qui n’en constitue pas la moindre parure : les rabelæsiana de la collection (vol. II, p. 101-127).
521On le sait : les éditions parues du vivant de Maître François sont d’une rareté insigne. Et plus rares encore sont les exemplaires qui ont gardé une reliure ancienne9. La collection rabelaisienne de Jean Bonna se distingue à ce double titre, et l’on chercherait en vain une autre bibliothèque privée qui puisse faire autant d’ombrage à la plupart des grands fonds publics. Le catalogue recense la bagatelle de quinze éditions du xvie siècle de la fiction pantagruéline (nos 278-292), imprimées pour la plupart avant 1553, auxquelles s’ajoutent – ce qui serait plus commun si tous les exemplaires n’étaient pas en reliure d’époque (ou du siècle de leur parution) –, une Topographia de Marliano (no 277), deux elzéviriennes de 1663 et 1666 (nos 293 et 294), deux éditions ducatiennes de 1711 et 1741 (nos 295 et 296), deux éditions des Lettres rabelaisiennes de 1651 et 1710 (nos 300-301), le Theotimus de l’« enraigé Putherbe » Du Puy-Herbault (Paris, J. de Roigny, 1549, no 298), une Geschichtklitterung de Fischart ([Strasbourg, B. Jobin], 1590, no 299) et le Jugement sur Rabelais de Jean Bernier (Paris, L. d’Houry, 1697, no 302).
Que manque-t-il à cette collection ? Quelque exemplaire gothique de Pantagruel ou Gargantua, paru dans les années 1530 ?… Une Isle sonante ou un Cinquiesme livre de 1564 ?… Certes, mais de telles raræ aves ne se trouvent plus que dans les bibliothèques publiques – et ce, depuis fort longtemps.
Si toutes les éditions de la collection Jean Bonna sont connues de la New Rabelais Bibliography, le travail méticuleux de Vérène de Diesbach-Soultrait – qui prend acte des travaux anciens et modernes sur la bibliographie rabelaisienne, jusqu’à leurs plus récents développements (ainsi de l’article de Raphaël Cappellen paru dans L’Année rabelaisienne no 1) – permet d’ajouter un certain nombre d’exemplaires au recensement de Stephen Rawles et Michael Screech. Citons notamment le cas d’un remarquable unicum du Tiers livre publié en 1547, relié en vélin souple de l’époque à la suite de l’impression Dolet de Gargantua et Pantagruel de 1542 (no 280 ; NRB 34) : de cette édition découverte par Léon Techener, mais qu’aucun des récents bibliographes de la Rabelaisie n’avait vue jusqu’à présent, la collation nous est donnée pour la première fois. C’est assurément l’un des fleurons de la collection. Il reste encore à en déterminer l’imprimeur, car l’édition a résisté jusqu’ici à toutes les enquêtes matérielles.
Au rang des reliures anciennes, se distinguent deux éditions des Œuvres, l’une de 1556 en maroquin rouge du xvie siècle (no 288 ; NRB 52260, exemplaire Lenormand du Coudray – Escoffier), l’autre de 1579 sous une exceptionnelle livrée dite « lyonnaise », en « veau brun orné d’un double encadrement de filet doré et cire blanche » (no 290 ; NRB 70, qui ignore l’exemplaire). C’est l’occasion de mentionner la qualité des images du catalogue, qui reproduisent tantôt une page de titre, tantôt le plat et le dos d’une reliure, tantôt un détail significatif (marque de possession, « Clef de Rabelais », etc.). De quoi constituer « un beau et grand livre avecques les figures », comme eût dit Panurge de sa Commodité des longues braguettes (P, xv, 272) – ce dernier opus ne figurant pas, à la bonne heure ! dans la bibliothèque de Jean Bonna, où s’est glissée malgré tout, car un collectionneur n’est pas un saint, telle Pronostication des cons saulvaiges s.l.n.d. (no 8) dont nous nous contenterons de mentionner la reliure de Duru.
Ce n’est pas tout. Un rarissime recueil d’éditions Harsy comprenant Gargantua, Pantagruel (état 1538) et Disciple de Pantagruel (no 278 ; NRB 10, 21 et 131), seul exemplaire connu en mains privées, avait déjà été présenté lors de l’exposition d’une partie de la collection à la Bibliothèque de l’Arsenal (Jean Bonna. Passions littéraires françaises, dir. B. Blasselle et V. de Diesbach-Soultrait, Paris, BnF, 2015, no 14, p. 29). Il s’agit certainement de l’exemplaire qui figurait dans l’ancienne collection Escoffier : il faudrait alors réunir les deux exemplaires mentionnés à l’occasion comme différents par Rawles et Screech (p. 100 et 141). Ce recueil est comparable aux volumes conservés ensemble à la Bibliothèque de l’École des Beaux-Arts (collection Lesoufaché) : si ceux-ci ne sont plus aujourd’hui « sous la même reliure » (Six siècles…, p. 104), mais en trois tomes différents, assortis de maroquin rouge signé Bauzonnet (et rangés il est vrai dans un même étui de maroquin bleu), ils étaient anciennement réunis, en effet, « dans le même volume », comme nous l’apprend le catalogue de la vente Heber10 (1836). De quoi confirmer que ces impressions sorties de l’atelier de Denis de Harsy avaient vocation à constituer une véritable collection, signalée comme telle par un bois représentant un guerrier (à la fin de la Prognostication et de nouveau après le Disciple) – gravure dont nous savons désormais qu’elle ne représente ni Persée ni Dédale, mais Orion. Il faut sur ce point compléter la 523bibliographie secondaire donnée par Vérène de Diesbach-Soultrait avec les travaux de Marie Chèvre, de Francis Johns (le premier à avoir identifié la « collection Orion ») et de William Kemp plus récemment (voir par ex. l’article co-signé avec Christine de Buzon dans les actes du colloque Copier et contrefaire, Paris, Champion, 2014). De futurs travaux dirigés par Guillaume Berthon auront pour dessein de faire un peu la lumière sur ces impressions à la marque d’Orion, qui restent fort méconnues.
Le numéro suivant (no 279) n’est autre que l’exemplaire prestigieux (Clinchamp, Solar, Double, Desq, Firmin-Didot, Techener, Lebigre de Beaurepaire, Willems, Galanti, Chamonal – et maintenant Bonna, donc !) des deux éditions considérées comme définitives de Gargantua et Pantagruel (Lyon, F. Juste, 1542 ; NRB 12 et 23). La reliure de maroquin doublé, signée Trautz-Bauzonnet, est celle que le marquis de Clinchamp avait fait réaliser pour sa propre collection. C’est avec un étonnement compréhensible que Vérène de Diesbach-Soultrait note qu’un tel exemplaire ait pu échapper aux bibliographes de la NRB. Les rabelaisants ne l’oublieront plus – et l’on peut ajouter à la liste de ses possesseurs le nom de l’imprimeur Charles-Jean Crapelet : c’est en effet pour lui que le libraire Fontaine avait acheté l’exemplaire, comme l’indique un exemplaire annoté du catalogue Double (aujourd’hui numérisé par Google Books11).
Vient ensuite un magnifique exemplaire des Grands Annales, dont on ne doute plus désormais – Raphaël Cappellen l’a rappelé et confirmé – qu’il est sorti de presses normandes (voir L’Année rabelaisienne, no 2, p. 307 sq., où sont mentionnés les travaux pionniers de Pierre Aquilon), ce dont la rédactrice du catalogue a dûment pris acte. Ce volume, recouvert d’un beau maroquin rouge orné « à la Duseuil », est l’un des cinq exemplaires connus – et certainement le seul irréprochable. Les cahiers de Gargantua et Pantagruel y figurent dans le bon ordre, ce qui n’est pas le cas de l’exemplaire de la British Library (G 17652) ; et la Prognostication n’en est pas absente comme dans les exemplaires de la BnF (Rés. Y² 2137-2138) et de la Fondation Bodmer12 (qui ne compte que Gargantua). Pour sa prestigieuse reliure, le dernier exemplaire connu, vendu actuellement par la Librairie Földvári Books de Budapest13, pourrait lui disputer le 524prix : mais si l’on en croit les quelques clichés fournis par le libraire, Pantagruel y précède Gargantua, et la Pronostication semble absente (en plus d’une page de titre)… L’exemplaire de Jean Bonna n’est donc pas « le seul en mains privées », comme l’écrit Vérène de Diesbach-Soultrait… mais qu’il soit « sans conteste le plus beau » (p. 108), c’est indéniable.
En fait de Tiers et de Quart livre, la collection serait complète si elle comptait la première édition Wechel de 1546. Mais tout le reste est là – et dans quelles conditions parfaites ! Voici d’abord un exemplaire – inconnu de la NRB (no 32) – du Tiers livre de Pierre de Tours publié en 1547 (second état), en maroquin rouge du début du xviie siècle (no 282). Puis c’est un Quart livre de 1548 dans son maroquin citron de Capé (exemplaire La Roche-Lacarelle, Bordes, Edmée Maus) : l’exemplaire était mentionné dans la NRB, mais parmi les tirages en 48 feuillets (no 42) alors qu’il en compte 54/56 (no 41). Au passage, la rédactrice du catalogue ajoute aux six copies de ce livre énigmatique recensées par Rawles et Screech l’exemplaire Lignerolles, passé ensuite chez Guyot de Villeneuve.
L’exemplaire réglé (no 284) qui réunit, sous sa reliure signée Trautz-Bauzonnet, les deux fictions de la maturité, Tiers et Quart livre, dans leurs éditions définitives imprimées par Fezandat, ne pourra laisser les amateurs indifférents. Quant aux spécialistes, ils n’en auront que plus de plaisir à découvrir, grâce à la reproduction des deux pages de titre, l’ex-libris d’un valeureux prédécesseur, l’éditeur Éloi Johanneau (étonnamment anglicisé… en « Eloi Johnson » [sic] dans NRB, p. 195 !), qui ne craint pas de se dire Rabelæsianus : « Ex-libris Eligii johanneau Rabelæsiani ». C’est l’exemplaire qui appartint à Coppinger, Solar, La Roche-Lacarelle, Guyot de Villeneuve, Fairfax Murray, Natural. Vérène de Diesbach-Soultrait nous donne de précieuses informations sur le contenu du Tiers livre (NRB 36) et ses variantes : « Notre exemplaire est identique à celui de la BnF [RES-Y²-2162] pour les modifications relevées dans les cahiers D, G et H, tandis qu’il est conforme à celui de Rothschild [III.5.24] pour le cahier S. » Quant au Quart livre, c’est une copie de la première édition produite par Fezandat (NRB 45) ; il ne comporte pas de « Briefve declaration » à sa suite. Notons ici en passant qu’un autre exemplaire genevois du dernier Quart livre, dans sa seconde édition (NRB 46), vient d’être entièrement numérisé (voir 525le site du Bodmer Lab), accompagné quant à lui de sa « Briefve declaration » – ce qui permettra bientôt de procéder à des comparaisons de texte impossibles jusqu’alors.
Le Cinquiesme livre de 1565 (s. n.) qui porte le no 285 est une rareté supplémentaire : l’exemplaire de Jean Bonna n’est pas recensé par Rawles et Screech (NRB 57) et s’ajoute aux trois autres copies connues (Tours, Anvers, Charlottesville). Ce volume semble avoir échappé aux grandes collections et ne porte, sous sa reliure du début du xviiie siècle, qu’une ancienne indication de prix (« 3lt 10s »). Malgré la récente enquête de Raphaël Cappellen (voir « À l’enseigne du masque : imprimeurs, libraires et éditeurs de Rabelais de 1552 à 1588 », RHR, nos 82-83, 2016) qui a levé un certain nombre de « masques » chez les discrets imprimeurs de Rabelais au xvie siècle, cette édition n’a pas encore été attribuée à une officine.
Le no 286 garde entre ses plats de vélin souple l’alliance ancienne de deux très rares éditions : la publication à Valence, en 1547, par Claude La Ville, des trois premiers livres (NRB 38), suivie d’un Quart livre court de 1548 (NRB 42). Cet exemplaire, qu’avait vu naguère Seymour de Ricci, est mentionné par Rawles et Screech, mais seulement d’après des notices de catalogue. La description précise qu’en donne Vérène de Diesbach-Soultrait permet de comprendre que dans la NRB, p. 206-207, les nos 4) et 9) ne font en réalité qu’un (exemplaire Crofts, Ashburton, Rosenthal, Lebeuf de Montgermont, Rahir, Burton).
Enfin, les nos 287 et 289 sont deux éditions des Œuvres en reliures de maroquin du xixe siècle. Le premier exemplaire est de 1553 (NRB 58, qui ne cite pas l’exemplaire malgré sa présence chez Plan). Nous savons désormais, grâce à un article de Raphaël Cappellen déjà cité supra, que cette impression est lyonnaise (atelier de Thomas Berthau14). Les bibliographes qui voudraient enquêter plus avant sur cette édition peuvent désormais consulter la numérisation complète d’un autre exemplaire genevois, celui de la Fondation Bodmer, qui a pour particularité de porter l’ex-libris du philosophe Schopenhauer (dont la réputation d’agélaste devra être considérée désormais comme calomnieuse !). Le no 289 porte la 526souscription : Lyon, Jean Martin, 1567 (NRB 64). Raphaël Cappellen15 a toutes raisons de croire cette publication rouennaise (Georges Loyselet). L’exemplaire prestigieux (Pixerécourt, Wilkinson, Cécile Éluard) de Jean Bonna porte une « reliure romantique en maroquin glacé noir (ou bleu sombre » qui se range elle-même dans une « boîte-étui en maroquin bleu-nuit ». Malgré l’absence de reproduction, on imagine la joliesse de l’objet.
Si rien ne remplace l’examen physique des livres, cette visite virtuelle de la collection de Jean Bonna, que nous a permise le catalogue si méticuleux de Vérène de Diesbach-Soultrait, aura donné quelque idée de la splendeur de ces rabelæsiana. Alors que la valorisation par le Bodmer Lab des trésors de la collection Martin Bodmer met à disposition de nouveaux documents numérisés, le constat s’impose : la guerre des Andouilles est loin et l’heure n’est plus aux sarcasmes du Quart livre : « les Souisses peuple maintenant hardy et belliqueux, que sçavons nous si jadis estoient Saulcisses : je n’en voudrais pas mettre le doigt au feu »… Genève fait pleinement partie de la Rabelaisie, et plutôt deux fois qu’une. Remercions M. Jean Bonna et sa bibliothécaire, qui ont même accepté de laisser numériser, avec le contingent de la Bodmeriana, deux exemplaires de la collection qui les rapproche : les nos 284 (Tiers et Quart, Fezandat, 1552) et 288 (Œuvres, 1556), digitalisations intégrales qui s’ajoutent à quelques clichés du précieux no 278 (recueil Harsy-Orion).
Impossible de clore cette recension sans mentionner que M. Jean Bonna et Mme Vérène de Diesbach-Soultrait ont chaleureusement accueilli, à Genève, le 27 novembre 2017, trois collaborateurs réguliers de L’Année rabelaisienne soucieux de bibliographie. Avec la parution récente de leur merveilleux catalogue, c’est beaucoup de bienfaits pour la petite vilité de trois larrons dont les yeux purent s’allumer à l’occasion. Le maître des lieux, qui sait si bien faire parler ses livres, ne nous reprochera pas de révéler que ses yeux brillaient presque autant que les nôtres alors que nous étions rassemblés autour de son incomparable trésor.
Romain Menini
527Chinon. Voyage au pays de Rabelais, Paris, Gallimard, « Encyclopédies du voyage », 2017, 144 p.
Les guides de voyage à l’usage des lecteurs fervents de Rabelais, soucieux de mettre leurs pas dans ceux de l’humaniste, constituent un genre en soi, inauguré par Jean Plattard en 1931 avec son Guide illustré au pays de Rabelais16. Organisé en huit journées et autant d’itinéraires, ce guide s’attachait à cartographier un pays de Rabelais, à cheval sur la Touraine et le Poitou, s’étendant de Chinon à Poitiers, en passant par Angers, Saumur, Fontenay-le-Comte, Maillezais, La Rochelle et Niort. Recensant les monuments civils et religieux évoqués dans les œuvres rabelaisiennes ou qu’aurait pu voir l’écrivain, voire des bâtiments d’intérêt datant de la seconde moitié du xvie siècle, l’ouvrage lançait une série de publications dans le même esprit, dont le plus ambitieux est certainement Sur les pas de Rabelais en Touraine et à Paris17, publié en 2005 par Martine Hubert-Pellier, Jack Vivier et René Favret. D’une facture à la fois plus savante et plus détaillée que le guide de Plattard, ce livre passe en revue tous les lieux de Touraine et de Paris évoqués ou représentés dans les chroniques pantagruélines, même lorsqu’il s’agit d’identifications conjecturales formulées par les historiens locaux, les érudits et les chercheurs de toute provenance.
Le guide Chinon. Voyage au pays de Rabelais, publié chez Gallimard en 2017, est, quant à lui, fidèle à la collection « Encyclopédies du voyage », remarquable pour la beauté de sa mise en page et la richesse de son iconographie, notamment les nombreuses photographies et cartes postales anciennes en noir et blanc, en niveaux de gris ou en sépia. Malgré la ressemblance de titre avec le guide de Plattard, le pays de Rabelais ici est entendu dans le sens restreint du Chinonais ou de la « Rabelaisie » et est lié aux frontières de l’appellation d’origine contrôlée Chinon. Au reste, le guide s’attache, dans l’esprit de la collection, à rendre compte de tout ce qui est digne d’intérêt dans le Chinonais, qu’il s’agisse de son histoire, de sa nature, de sa tradition viticole, de son architecture ou de la manière dont les écrivains et les peintres l’ont représenté dans leurs œuvres, et cela, sans qu’il y ait nécessairement de lien explicite ou implicite avec la fiction narrative de Rabelais ou sa vie.
Toujours selon l’esprit de la collection, le guide a été rédigé par un collectif de dix auteurs : Christian Asselin, Loïc Bienassis, Marie-Luce 528Demonet, François de Izarra, Alain Lecomte, Jean-Max Manceau, Laurence Peydro, Olivier Poussier, Muriel Roudaut et Marie-Ève Scheffer. Il faut souligner la très grande qualité des notices sur l’œuvre de Rabelais et sur sa vie, à laquelle l’expertise de Marie-Luce Demonet n’est pas sans doute pas étrangère. Quoi qu’il en soit de l’attribution des sections à tel ou tel auteur qui n’est pas précisée, on ne peut que se réjouir de la prise en compte des travaux les plus récents en études rabelaisiennes et du souci qu’ont eu les auteurs de bien distinguer le Rabelais de légende du Rabelais historique que permettent de reconstituer les archives, la contextualisation et l’érudition.
La première partie du guide (p. 16-19) retrace l’histoire de Chinon, « petite ville grand renom » (OC, CL, xxxiiii, 810), depuis la préhistoire jusqu’à nos jours, en passant par la bourgade gallo-romaine de Caino. Suivent ensuite une section (p. 20-21) sur le portrait de Rabelais peint en 1833 par Delacroix et commandé par la ville de Chinon, puis un survol biographique de l’humaniste (p. 22-23) qui évoque sans détour l’épineux problème de la date de naissance, tout en passant en revue les nombreuses vies de Rabelais, moine défroqué, érudit, étudiant en médecine, médecin au service des Du Bellay, avec autant de précision que de concision. Dans « Les héros comiques de Rabelais » (p. 24-27), sont présentées certaines figures de la geste rabelaisienne, des incontournables, comme Pantagruel, Panurge, Gargantua et frère Jean, et d’autres moins attendues mais tout aussi bienvenues, comme la jument de Gargantua, la sibylle ou la prêtresse Bacbuc qui donneraient presque à penser qu’il existe une parité dans le personnel romanesque de l’humaniste !
« La Rabelaisie ou la genèse d’un espace imaginaire » (p. 28-30) apporte des éléments nouveaux sur la manière dont le pays de Rabelais s’est constitué. À rebours des maisons d’écrivains construites autour d’un homme, la Rabelaisie, elle, est tout droit sortie de la fiction de Rabelais qui a peuplé le Chinonais de géants. Le plus intéressant est que, en dehors de quelques visiteurs anciens comme De Thou attirés par la maison plus que par le pays de Rabelais, l’humaniste a longtemps été boudé par Chinon, sous l’Ancien Régime parce qu’il sentait le fagot et au xixe siècle parce que son œuvre choquait la pudibonderie ambiante. Ce n’est qu’en 1793 que le citoyen Lemanceau fit donner de façon éphémère à la rue de la Lamproie le nom de l’écrivain. En 1794, il fut même question de rebaptiser la ville Chinon-Rabelais, mais la proposition fut rejetée par sept voix contre six. Lorsque Flaubert se rendit à Chinon en 1848, il s’étonna de ne trouver aucun lieu de mémoire qui rappelât l’existence de Rabelais. La IIIe République remédia à la situation, en érigeant à l’écrivain L’Année rabelaisienne529CHRONICQUES
une statue en 1882, puis en apposant une plaque sur sa maison en 1897. Sans être directement liée à Chinon, la création de la Société des études rabelaisiennes en 1903 contribua à ce que la ville se réapproprie la figure de l’humaniste, à la faveur entre autres des articles de Jacques Boulenger, « Au pays de Rabelais », publiés en 1921-1922. Ce n’est qu’après la Seconde Guerre mondiale que la Rabelaisie obtint enfin une reconnaissance quasi officielle grâce au tourisme, à l’ouverture du Musée de la Devinière et à la fondation de la Société des amis de Rabelais. Enfin, en 1979, l’Office de tourisme de Chinon inaugura l’appellation administrative de Rabelaisie pour faire la promotion de la ville et de sa région.
La section dévolue à la nature décrit la faune et la flore des berges, des francs-bords (p. 32-33) et des rivières (p. 34-35), tout en s’attardant à la forêt de Chinon (p. 36-37). Il est aussi question de la culture du chanvre dans le Chinonais à l’époque de Rabelais (p. 38), sans pour autant qu’on puisse y voir l’inspiration de l’éloge de pantagruélion du Tiers livre qui doit beaucoup plus aux développements de Pline l’Ancien sur le chanvre et le lin.
« Vignobles et traditions » s’intéresse d’abord au vin et à l’alimentation dans le Chinonais. L’AOC Chinon regroupe 25 communes et 2 400 hectares, où le cabernet franc, cépage que Rabelais appelait « breton », se taille la part du lion à côté du chenin qui n’occupe de 77 hectares (p. 40-49). Parmi les spécialités de la table, on trouve les rillons et rillettes, le sainte maure de Touraine, les poires tapées, ainsi que, casus belli de la guerre picrocholine, les fameuses fouaces (p. 50-51). La seconde moitié de la section s’intéresse toujours à la table et au vin, mais cette fois à l’époque et dans l’œuvre de Rabelais. Si les habitudes alimentaires du xvie siècle prolongent à beaucoup d’égard celles du Moyen Âge, les nouveaux aliments apportés du Nouveau Monde (tomate, maïs, piment, courge) ne sont intégrés que très lentement, à l’exception de la dinde qui est servi lors d’un festin offert en 1549 à Catherine de Médicis (p. 52-53). On trouve une présentation de la confrérie des entonneurs rabelaisiens qui a intronisé comme chevaliers près de 40 000 personnes depuis 1962, parmi lesquelles Gérard Depardieu et Albert II de Monaco qui ont dû prononcer un serment à la liberté de penser et à la vie, inspiré du médecin humaniste (p. 54-55). Il est aussi question des multiples variations stylistiques rabelaisiennes quand il s’agit de boire : théologalement, à la tudesque, comme un templier, chopiner, flaconner, trinquer (p. 56-57)… Enfin, on évoque l’importance des cloches à la Renaissance qui, en l’absence de montres, rythment la vie, au point d’être omniprésentes et d’avoir inspiré à Rabelais un monde sans cloches ni horloge à l’abbaye de Thélème (p. 58).
530Dans la section « Architecture », il est question des maisons à pans de bois (p. 60-61), des habitations troglodytiques (p. 62-63) et des petits édifices ruraux comme les colombiers et les moulins à vents (p. 64), qui sont caractéristiques du pays de Rabelais.
Dans « La région vue par les peintres » (p. 66-69), sont reproduits des tableaux d’Olivier Debré, de Max Ernst, de Gerhard Richter, de Louis Joseph Florquin et de Fortuné Viau.
À la suite, on trouve des « Extraits littéraires de Rabelais » (p. 70-73), notamment du prologue de Gargantua, de la naissance de Gargantua, de la lettre de Grangousier à son fils, de l’inscription sur la porte de Thélème, des règles et de la devise de l’abbaye, de la lettre de Gargantua à Pantagruel sous forme de programme d’études, du prologue du Tiers livre sur le vin et l’écriture, de même que de l’épisode des moutons de Panurge dans le Quart livre.
Dans « François Rabelais et la région vus par les écrivains » (p. 74-78), on lit d’abord des extraits de Jean-Marie Laclavetine et de Milan Kundera sur Rabelais comme athlète du rire épique et comme fondateur d’un art du roman en écho au rire de Dieu. On trouve également des citations de Mérimée, de Julien Gracq et d’Henri Guerlin à propos de Chinon ou mettant en scène la région.
Après un portfolio présentant des photographies saisissantes du Chinonais (p. 80-84), la fin du guide propose quatre itinéraires inspirés de Rabelais : à Chinon (p. 85-99), à l’ouest (p. 100-113), à l’est (p. 114-121) et au nord (p. 122-128). Dans l’itinéraire de Chinon, il est question de l’étonnante légende selon laquelle Rabelais aurait pêché la lamproie depuis la fenêtre de sa maison, alors qu’il s’agit d’un poisson qui ne se pêche pas à la ligne (p. 96-97) ! Par ailleurs, ces itinéraires sont entrecoupés d’encarts rabelaisiens, à propos de la guerre picrocholine (p. 104-105), de La Devinière (p. 108-109) et de Thélème (p. 124-125).
Le guide est complété par la liste des domaines viticoles de l’AOC Chinon (p. 130-133), diverses informations pratiques par ordre alphabétique (p. 134-139), une table des illustrations (p. 140-141) et un index (p. 142-143).
Ce Voyage au pays de Rabelais est une remarquable réussite qui n’inspire qu’une envie : celle de refaire le pèlerinage en Rabelaisie, guide en main.
Claude La Charité
531Anonyme, Le Nouveau Panurge avec sa navigation en l’Isle Imaginaire, édition de Marie-Christine Pioffet, avec la collaboration de Chenoa Marshall et Stéphanie Girard, Paris, Classiques Garnier, « Bibliothèque du xviie siècle », no 27, 2017, 364 p.
Œuvre de première importance dans l’étude des conflits religieux sous l’Ancien Régime ainsi que dans celle de la réception de l’œuvre de François Rabelais au tournant du xviie siècle, Le Nouveau Panurge avec sa navigation en l’Isle Imaginaire (ca 1615) n’avait à ce jour fait l’objet d’aucune édition critique à proprement parler18. L’anonyme et virulent pamphlet catholique semble pourtant avoir joui, au moment de sa parution, d’un succès considérable, comme le montrent les trois éditions successives dont il fut l’objet ainsi que la publication d’une Suitte du Nouveau Panurge (ca 1623), également anonyme mais probablement composée par un auteur distinct.
Marie-Christine Pioffet, professeur de littérature française à l’Université York de Toronto, propose, avec la collaboration de Chenoa Marshall et de Stéphanie Girard, une édition critique complète du Nouveau Panurge s’ouvrant sur un avant-texte (p. 11-46) ainsi que sur une chronologie (p. 47-53) des principaux événements politiques et des publications en lien avec les conflits religieux opposant les catholiques aux réformés depuis la parution du Pantagruel de Rabelais (1532) jusqu’à la signature de la paix d’Alès, le 28 juin 1629. S’ensuit l’édition intégrale annotée du Nouveau Panurge (p. 54-295) incluant les fac-similés du frontispice et de la page de titre de l’édition princeps (p. 54-55), une table des chapitres (p. 297-300) et un relevé des variantes de trois exemplaires du pamphlet (p. 301-310). Le texte est suivi en annexe de l’« Apologie pour le Nouveau Panurge. Contre ceux qui nient la diversité des peines, et supplices qu’il nous depeint aux Enfers » (p. 311-315), liminaire de la Suitte du Nouveau Panurge. Enfin, l’édition est complétée par un glossaire (p. 317-320), une bibliographie exhaustive (p. 321-335), un index thématique (p. 337-344) et un index onomastique (p. 345-361) permettant de naviguer aisément à travers l’œuvre.
L’introduction détaillée de l’ouvrage permet notamment de situer le contexte géographique et politique de composition du texte, de cerner les enjeux de chacun de ses chapitres et de mettre en lumière 532les nombreuses références, le plus souvent délibérément absconses, aux événements, aux pamphlets et aux acteurs – qui sont pour la plupart des pasteurs et ministres tournés en dérision et dont l’identité est voilée par le procédé, alors largement répandu, de l’anagramme – liés aux hostilités religieuses du tournant du xviie siècle.
L’éditrice aborde également les épineuses questions des années de composition et d’impression du Nouveau Panurge ainsi que de l’identité de son imprimeur et de son auteur. Une analyse minutieuse du texte et une connaissance pointue de son contexte de production lui permettent de postuler, avec la prudence qui s’impose, que la rédaction du Nouveau Panurge a fort probablement été achevée au cours de l’été 1614 (p. 23) :
L’année de la parution du Nouveau Panurge, publié sans date ni achevé d’imprimer, reste conjecturale. Toutefois, plusieurs allusions à l’actualité de l’époque, notamment à l’assassinat d’Henri IV le 14 mai 1610, permettent de situer l’élaboration de l’œuvre pendant la régence de Marie de Médicis et peu de temps avant le mariage du futur Louis XIII avec Anne d’Autriche, qui eut lieu le 18 octobre 1615. (p. 21)
Avec la même circonspection, elle aborde la question de l’identité réelle du pseudo-imprimeur Michel Gaillard, pseudonyme derrière lequel se cache vraisemblablement Claude Michel, imprimeur proche des Jésuites dont les presses étaient situées à Tournon. Après avoir passé en revue les arguments appuyant ou infirmant les principales hypothèses quant à l’identité de l’auteur19, l’éditrice, ne négligeant aucune piste, avance le nom de Jean Arnoux, « célèbre controversiste et rédacteur de plusieurs textes satiriques » (p. 27) reconnu pour ses talents de pamphlétaire mais dont l’éventuelle participation à la rédaction du Nouveau Panurge demeure invérifiable. Elle suggère également l’hypothèse, fort convaincante et étayée par la présence de plusieurs incohérences dans le texte (p. 30), d’une rédaction collective20 à laquelle auraient contribué plusieurs membres de la Compagnie de Jésus, dont potentiellement au moins un professeur au collège de Tournon (p. 28).
Finalement, l’introduction de l’édition de Marie-Christine Pioffet étudie les particularités de la langue du Nouveau Panurge et propose un 533panorama sommaire des diverses sources d’inspiration de l’ouvrage, de la légende irlandaise de saint Brendan à la truculente chronique pantagruéline, en passant par les récits de voyage allégoriques et l’enfer dépeint par Dante dans La Divine Comédie.
L’édition du Nouveau Panurge proprement dit (p. 54-295) compense amplement la non-exhaustivité – voulue – de l’inventaire des références intertextuelles proposé en avant-texte par un riche travail de recherche présenté sous la forme d’une annotation aussi abondante que pertinente, qui complète et précise le dossier critique introductif. L’éditrice fait le choix judicieux d’offrir une transcription de la première édition connue du texte en respectant l’orthographe et la ponctuation de l’époque tout en clarifiant certains éléments risquant d’affecter la lisibilité. Le texte est suivi d’un dossier comparant les variantes entre l’édition princeps et trois exemplaires du Nouveau Panurge conservés respectivement à la Bibliothèque nationale de France, à la Bibliothèque municipale de Lyon et à la bibliothèque de l’Université Yale. Enfin, le lecteur peu accoutumé aux particularités de la langue française du tournant du xviie siècle sera heureux de pouvoir consulter un glossaire final éclairant le sens de certains mots dont l’usage s’est perdu ou a changé. Il s’agit, en somme, d’une contribution attendue aux études rabelaisiennes et dix-septièmistes dont la rigueur et les qualités éditoriales rendent un juste hommage à l’anonyme pamphlet pararabelaisien, trop longtemps demeuré dans l’ombre.
Christine Arsenault
1 Il n’y a par exemple pas d’entrée à hippodrome, utilisé dès la première édition de Gargantua et qui constitue la première attestation de la graphie moderne. Le mot ypodrome, qui se prononce de la même manière, est en effet attesté au xiiie siècle. Le terme devait en tout cas paraître nouveau pour les lecteurs de Rabelais qui prend soin de le gloser : « l’hippodrome (qui estoit le lieu où l’on pourmenoit et voultigeoit les chevaulx) » (G, xiiii, 42). Le Dictionnaire consacre en revanche une entrée à un mot comme cagot car il s’agit bien d’une nouvelle « séquence phonique », distincte de cagoux (xve siècle), et inscrite « dans la durée ».
2 Le Supplément du TLF, rédigé de 1992 à 1997, introduit cependant de nouvelles entrées parmi lesquelles on trouve anticipatoire, aporétique, débraguetter, éviré, Panurge, sciomancie, tyrien. Ce Supplément n’a malheureusement jamais été édité et n’est à ce jour accessible que sous la forme d’une version de travail à l’adresse suivante : http://stella.atilf.fr/tlfsup/
3 Jacky Vellin nous en a aimablement communiqué la liste suivante (la première date est celle que donne le TLFi ; la deuxième date, en caractère gras, est celle de la première attestation connue, telle qu’elle figure dans la version 2015 du DMF, à l’exception des références à Robert Estienne, à Jean Thenaud et à Bruno Latini) : absinthe (Rab. 1546 ; 1440-1442), athlétique (Rab. 1534 ; 1372-1374), amphibologie (Rab. 1546 ; 1533), auriculaire (Rab. 1532 ; 1492), badaud (Rab. 1532 ; 1495-1498), bavard (Rab. 1532 ; R. Estienne 1531), bénéfique (Rab. 1532 ; 1447), bocal (Rab. 1532 ; R. Estienne 1531), catégorie (Rab. 1564 ; 1410), célèbre (Rab. 1532 ; 1450), chacunière (Rab. 1532 ; 1440-1442), cycle (Rab. 1534 ; 1494-1498), élaboré (Rab. 1534 ; 1450-1500), fat (Rab. 1534 ; 1462-1463), géomancien (Rab. 1532 ; 1494-1498), germanique (Rab. 1532 ; 1455), hibernal (Rab. 1532 ; 1473), horaire (Rab. 1532 ; 1400-1500), hirondelle (Rab. 1546 ; 1478), jacquemart (Rab. 1532 ; 1422), jaseur (Rab. 1534 ; R. Estienne 1531), librement (Rab. 1546 ; 1417-1420), lupanar (Rab. 1532 ; 1451), lymphatique (Rab. 1546 ; 1380), luter (Rab. 1532 ; 1373-1374), musarderie (Rab. 1546 ; 1455), pâtir (Rab. 1546 ; 1438), pelauder (Rab. 1532 ; 1390-1410), persique (Rab. 1564 ; Thenaud 1530), phare (Rab. 1548 ; 1442-1444), reliure (Rab. 1548 ; 1478), testonner (Rab. 1534 ; R. Estienne 1531), turbine (Rab. 1534 ; 1500), uligineux (Rab. 1546 ; Bruno Latini 1265).
4 En voici une liste, également fournie par Jacky Vellin : assyrien (TLFi 1688, Rab. 1534, 1452), cisalpin (TLFi 1596, Rab. 1552, 1442-1444), combat (TLFi 1538, Rab. 1534, 1530), comité (TLFi 1652, Rab. 1546, 1347), extrêmement (TLFi 1549, Rab. 1534, 1489-1491), homérique (TLFi 1548, Rab. 1546, 1544), parallèle (TLFi 1549, Rab. 1542, 1372), pythagorique (TLFi 1540, Rab. 1534, 1482), vote (TLFi 1702, Rab. 1534, 1476).
5 Kurt Baldinger recense ainsi plus de 800 premières attestations en français dans Gargantua (Études autour de Rabelais, ÉR, XXIII, 1990, p. 6). Ce chiffre, très élevé, est cependant sujet à caution dans la mesure où le lexicologue ne fournit aucune liste exhaustive à l’appui.
6 Lazare Sainéan, La Langue de Rabelais, E. de Boccard, 1922-1923, t. II, p. 2.
7 Et il faut croire qu’une malédiction pèse encore sur ce patronyme latin (que le vilain Leonhart Fuchs, en son temps, altérait déjà en CorNarrius, calembour digne du Narrenschiff de Brant) : après l’introduction du livre, le titre courant donne à goûter – « par la faulte et negligence des imprimeurs », comme eût dit Rabelais – la forme Conarius [sic]. On n’a jamais été aussi involontairement fidèle à l’esprit de Maître François qu’avec cet improbable rapprochement entre Hippocrate et la Confrérie des Conards.
8 On consultera, pour s’en convaincre, les catalogues des ventes de Londres (Important Books and Manuscripts from the Library of Jean A. Bonna, Christie’s, 16 June 2015) et Paris (Bibliothèque Jean A. Bonna – Livres & manuscrits choisis du xve au xxe siècle, Pierre Bergé & Associés / Sotheby’s, 26 avril 2017), dans lesquelles les cinquecentine abondent. Si l’on n’y trouve aucun Rabelais ancien, notons-y (2015, lot 37) la présence de l’unicum du Parangon des nouvelles honnestes utiles et delectables (Lyon, F. Juste, 1533) que l’auteur de Pantagruel devait avoir feuilleté sur l’étal de son libraire.
9 Voir Isabelle de Conihout, « Rabelais relié, Rabelais rhabillé : les reliures des éditions du xvie siècle de Rabelais », dans Inextinguible Rabelais, Paris, Classiques Garnier, à paraître.
10 Voir Bibliotheca Heberiana. Catalogue des livres de feu M. Richard Heber, dont la vente se fera le mardi 15 mars 1836 et les jours suivants […], Paris, Chez Silvestre, 1836, deuxième partie, p. 73 : « 778. Gargantua. 1537, in-24, fig. en bois, v. (128 feuillets.) / Dans le même volume : Pantagruel. 1538. (109 feuillets). – Pantagrueline prognostication, certaine, véritable et infaillible pour 1538, par maistre Alcofribas. (10 feuillets dont les signatures suivent l’ouvrage précédent). – Le disciple de Pantagruel. (Le voyage et navigation de Panurge, etc.) 1538. fig. en bois. (48 feuillets, dont les 32, 33 et 34 avariés.) »
11 Voir Catalogue de la Biliothèque de M. Léopold Double, Paris, Chez J. Techener, 1863 [exemplaire de l’Université de Californie], p. 45, no 218 : sous la mention de prix, la note ms. « Mr. Fontaine libraire, pour Mr. Charles Crapelet. »
12 Voir ma description de cet exemplaire désormais numérisé sur le site du Bodmer Lab (bodmerlab.unige.ch/fr).
13 Le volume est inconnu de la NRB. Les Grands Annales y sont reliés, sous la même reliure de maroquin rouge (xviie s.), au Songe de Pantagruel de François Habert (Paris, A. Saulnier, 1542). La reliure est décrite ainsi sur le site du libraire : « In seventeenth-century red morocco, covers gilt-panelled “Au Semè” [sic] binding, consisting of interweaving double, mirrored “D” and an “S”, probably the monogram of Dominique Séguier (1593-1659 ; Bishop of Auxerre and Meaux). Spine with four raised bands, the compartments decorated the same as the panels. Board edges and turn-ins gilt. Marbled endpapers renewed in the nineteenth-century. »
14 Voir « À l’enseigne du masque… », art. cité, p. 74 : « Cette édition est intéressante à plusieurs titres. En premier lieu, c’est la première fois que le terme d’“œuvres” est employé pour désigner les fictions rabelaisiennes. En outre, c’est vraisemblablement cette édition que Ronsard avait sous la main lorsqu’il rédigea son épitaphe de Rabelais, parue en 1554 dans Le Bocage, puisqu’il y reprend une erreur présente sur la page de titre, à savoir l’indication selon laquelle Panurge serait le fils de Gargantua (la vie, faicts et dicts Heroiques de Gargantua, et de son filz Panurge). »
15 Ibid., p. 82-83, où se trouve signalé l’exemplaire BnF, Rés. 8-NFR-377, inconnu de la NRB et acquis par la BnF à Paris, en vente publique, le 27 novembre 2013.
16 Jean Plattard, Guide illustré au pays de Rabelais, Paris, Les Belles Lettres, 1931, 80 p.
17 Martine Hubert-Pellier, Jack Vivier et René Favret, Sur les pas de Rabelais en Touraine et à Paris, Chambray-lès-Tours, C.L.D., 2001, 203 p.
18 À l’exception de la thèse de maîtrise de Chenoa Marshall, peu de travaux d’envergure ont été menés sur Le Nouveau Panurge. Voir Chenoa Marshall, Le Nouveau Panurge, édition avec introduction, notes et glossaire, mémoire de maîtrise, Ottawa, Université d’Ottawa, 2010, 180 p.
19 Depuis les travaux de Jacques Boulenger, Le Nouveau Panurge a successivement été attribué notamment à Guillaume Reboul, à Pierre Coton, à Jacques Isnard, à François Garasse ou encore à Pierre Arnauld.
20 De la même manière, certains pamphlets de l’époque semblent avoir été rédigés à plusieurs mains, incluant la Satyre Ménippée de la vertu du Catholicon d’Espagne (1594), pamphlet auquel Le Nouveau Panurge semble par ailleurs répondre.
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- ISBN : 978-2-406-09030-4
- EAN : 9782406090304
- ISSN : 2554-9111
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-09030-4.p.0501
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 06/03/2019
- Périodicité : Annuelle
- Langue : Français