[Introduction à la quatrième partie]
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : Jean Giono, fragments d’une poétique
- Pages : 339 à 341
- Collection : Études de littérature des xxe et xxie siècles, n° 123
Une seule chose peut m’intéresser : exister seul et tout refaire1.
Jean Giono
En 1934, Giono écrit à son ami Eugène Dabit : « jamais tu ne trouveras dans mes livres futurs de la sobriété, car j’en suis l’ennemi mortel et c’est ce qui vous tue tous, fils de Descartes, amants de l’homme et de la nature2 ». L’année suivante, en réaction à la critique de Que ma joie demeure par Ramon Fernandez dans Marianne, il affirme rechercher « le Rythme mouvant et le désordre » contre le « petit monde cartésien3 », reprenant la formule de son « Chant du monde » paru dans Le Mois en mai 1933 : « Je chante le rythme mouvant et le désordre » – formule anticartésienne chère à Giono puisque, dix ans plus tard, il republie son texte dans L’Eau vive sous le titre « Aux sources mêmes de l’espérance » où il définit la mission du poète. Lui, le « monstre dont les sens ont une forte personnalité », doit chanter le « monde véritable » pour faire tomber les « murs [construits] partout pour l’équilibre, pour l’ordre, pour la mesure », des murs qui nous enferment dans « notre forme antinaturelle4 ». Car l’homme, c’est la liberté ; la nature, c’est la démesure ; le monde, c’est le mouvement : désordre intime et cosmique qui fait la matière de la création gionienne. Dans son Virgile, l’écrivain reprend cette profession de foi poétique en opposant à nouveau Descartes aux personnages « extravagants » héritiers des dieux greco-romains :
Je comprenais maintenant l’origine de ce romantisme qui animait nos extravagants. C’était l’admirable démesure ! Avec un sens inné de la vraie nature de l’homme, ils n’avaient pas perdu leur temps à prendre au sérieux ce petit 340fouille au pot de Descartes. […] Ils étaient conscients de cet ordre immense que l’homme moderne ne comprend plus et qu’il appelle désordre. Ils ne se soumettaient à aucune restriction ; ils n’abandonnaient aucune arme ; ils n’admettaient pas de jouer le jeu en se privant des grands atouts : la passion, le désir et la mort5.
Voilà qui fait le lien entre les deux « manières » de Giono : la démesure désigne autant le désordre panique des premiers romans que le désordre passionnel des chroniques. Rappelons que l’anticartésianisme de Giono, qui lui vaut ce refus de la « sobriété », n’entre pas en contradiction avec la recherche de densité qui, en associant richesse et concision, donne à la phrase une dimension poétique démesurée. Pierre Citron a noté la fluidité de la notion de démesure depuis son sens péjoratif dans la Lettre aux paysans, où elle désigne la déshumanisation de la société moderne, jusqu’aux aspirations sublimes du Hussard sur le toit en passant par l’outrance des passions et l’hypertrophie narrative des chroniques romanesques6. Giono cultive la démesure avant de l’introduire dans son œuvre, lui qui se dit d’une générosité hémorragique (« le plus grand bonheur du monde, le seul sans mélange est celui de donner sans mesure7 ») à l’instar des Numance dans Les Âmes fortes, figures de l’hubris, lui qui nourrit d’immenses projets dont beaucoup ne verront pas le jour, et pour cause : en cherchant à « tout refaire », comme il le note dans son carnet de 1948, Giono se condamne à poursuivre un rêve démesuré, impossible à réaliser mais qui le conduit à toujours se dépasser afin de prouver au monde sa valeur d’écrivain en laquelle il croit fermement. Dans ses entretiens avec Jean et Taos Amrouche en 1952, il se qualifie de « pécheur de démesure8 » et fait remonter à ses 17 ans la découverte du Prométhée enchaîné d’Eschyle qui lui en aurait révélé le principe. Projection a posteriori de l’idée de démesure sur l’ensemble de son œuvre, commente Pierre Citron. Nous allons voir que, si le terme même n’envahit la réflexion de Giono qu’après 1952 (quoiqu’il soit utilisé dans le sens proprement gionien à partir de 1938), la démesure se manifeste dès le début de sa carrière. Le critique le reconnaît au sujet de Fragments d’un paradis où, sans apparaître explicitement, la démesure est cependant manifeste9. Il 341en est ainsi chez Giono, dont le talent prolifique ne trouve parfois ses outils d’analyse qu’a posteriori. Aussi désigne-t-il Colline comme « un poème en prose démesuré10 » en 1952, quand la maturité littéraire et métalittéraire lui offre une perception juste et sensible de ses premières productions. Désordre cosmique, vertige, poésie épique et fantastique, attirance pour le monstrueux, transgression, ambition : la démesure est à la mesure de Giono lui-même qui crée une œuvre à son image.
1 Giono Jean, ORC V, op. cit., p. 963 (Carnet « 23 janvier 48 », [Fo 59, vo], cité par Robert Ricatte dans sa Notice de Faust au village).
2 Lettre d’octobre-novembre 1934 à Eugène Dabit, Correspondance Jean Giono – Jean Paulhan (1928-1963), op. cit., p. 62-63 (citée en note).
3 Giono Jean, Journal, poèmes, essais, op. cit., p. 9 (1er mai 1935).
4 Id., ORC III, op. cit., p. 203-204.
5 Ibid., p. 1057-1058 (Appendice – Virgile).
6 Voir Citron Pierre, « Sur la démesure chez Giono », Giono romancier, op. cit., p. 145-162.
7 Carnet no 17, « 24 octobre 1949 / “Sans titre” / (Le Hussard) », [Fo 1, vo].
8 Giono Jean, Entretiens avec Jean et Taos Amrouche, op. cit., p. 138.
9 Citron Pierre, « Sur la démesure chez Giono », Giono romancier, op. cit., p. 154.
10 Giono Jean, ORC I, op. cit., p. 935 (Entretien du 20 août 1968 avec Luce et Robert Ricatte, cité par Luce Ricatte dans sa Notice de Colline).
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-16533-0
- EAN : 9782406165330
- ISSN : 2260-7498
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-16533-0.p.0339
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 17/04/2024
- Langue : Français