Avertissement de la 1re édition en français de La Papesse Jeanne [Paris, Maurice Dreyfous, [mars] 1878, rééd. augm. 1881]
- Publication type: Book chapter
- Book: Œuvres complètes. Tome VI
- Pages: 673 to 688
- Collection: Library of Twentieth-Century Literature, n° 33
AVERTISSEMENT
de la 1re édition en français de La Papesse Jeanne
[Paris, Maurice Dreyfous, [mars] 1878, rééd. augm. 1881]
La littérature néo-hellénique, si peu connue chez nous, est cependant, toutes proportions gardées, l’une des plus abondantes de l’Europe moderne ; mais hélas ! il faut bien l’avouer, la qualité de ses produits est loin de répondre à la quantité. Il n’y a peut-être pas de pays au monde où les épiciers soient mieux approvisionnés de papier noirci que dans le microscopique royaume de Grèce. À côté de quelques œuvres remarquables, c’est chaque année une avalanche de drames mort-nés, d’épopées que ferait pâlir la Guerréide, de traductions insipides, de recueils d’odes ayant pour auteurs des collégiens qui rêvent d’atteindre les hauteurs où planent Dionysios Solomos1, Alexandros Soutsos et Aristotelis Valaoritis. Quant aux romans grecs originaux, ils sont très-peu nombreux. On pourrait tout au plus en citer une douzaine. Parmi ceux qui présentent tontes les garanties désirables pour passer à la postérité, celui dont nous offrons aujourd’hui la traduction au public français brille sans contredit au premier rang.
Dès son apparition, en 1866, LaPapesse Jeanne de M. Emmanuel Rhoïdis souleva contre elle toutes les colères du clergé orthodoxe. Le Saint-Synode hellénique n’aurait pas mieux demandé que de brûler l’auteur, mais il se contenta de l’excommunier, vengeance bien anodine pour des gens dont la colossale ignorance avait été si impitoyablement ridiculisée et qui ne digéreront jamais d’avoir été comparés aux anguilles du lac Copaïs2.
Les foudres de l’Église schismatique ratèrent complètement. Toute la Grèce se tordit de rire à la lecture de ce livre. D’Athènes à Constantinople 674et de Trébizonde à Corfou, on admira le style magistral de l’auteur, son enjouement, sa finesse, sa malice ; on ne trouva pas assez de paroles élogieuses pour exalter l’art merveilleux avec lequel l’écrivain avait su mêler l’agréable à l’utile, et le plaisant au sévère.
Le succès du livre ne devait pas se borner aux pays de langue grecque. Successivement traduite en allemand, en italien, en danois et en russe, LaPapesseJeanne n’a pas été moins bien accueillie à l’étranger que sur les rives de l’Ilissus3.
L’esprit gaulois a trop de traits de ressemblance avec l’esprit attique, et Rabelais est trop proche parent d’Aristophane, pour que cette œuvre si consciencieuse, si profondément grave, malgré ses bouffonneries, ne trouve pas en France, à Paris principalement, le succès qui l’a accompagnée en Allemagne, en Italie, en Danemark et en Russie.
Nous supplions le lecteur de se bien pénétrer de l’idée que l’auteur de LaPapesseJeanne n’a pas voulu écrire un livre de « joyeusetés ». Il a esquissé le tableau d’une époque laborieusement reconstituée. Ce n’est pas à lui qu’il faut s’en prendre si le siècle auquel il a donné la préférence fut si fertile en travers, en ridicules et en grossièretés de toute sorte.
Avant de terminer nous devons dire un mot de notre traduction. Nous avons, autant que cela nous a été possible, suivi littéralement le texte grec. Nous nous en sommes toutefois écarté en plusieurs endroits : tantôt pour supprimer certaines redites, nous conformant en cela aux intentions formelles de l’auteur ; tantôt pour remplacer par des noms connus chez nous des noms d’artistes ou de poëtes trop spéciaux au public grec4.
Enfin nous avons entièrement retranché cinq ou six passages qui nous paraissaient de nature à effaroucher plus d’un lecteur et un nombre bien plus considérable de lectrices. Signalons entre autres un passage de la deuxième partie, dans la scène où l’auteur met Jeanne aux prises avec les trois Révérends Pères.
675Nous avons traité de la même façon le début de la troisième partie, lequel n’était d’ailleurs qu’une simple digression. Les autres suppressions sont dénuées d’importance. Toutes les fois que nous n’avons pas suivi le texte original, nous avons eu nos raisons. On ne doit donc pas accuser le traducteur ni de négligence ni d’inexactitude.
Nous avons cru devoir mettre au bas des pages les notes justificatives que l’auteur avait reléguées à la fin du volume grec. Ainsi placées, elles seront, ce nous semble, une démonstration plus évidente encore du soin scrupuleux que M. Rhoïdis a apporté jusque dans les moindres détails de son œuvre, et elles imposeront le sérieux de leur caractère à quiconque voudrait voir dans ce livre autre chose qu’une œuvre de sincérité historique.
LE TRADUCTEUR5
Paris, mars 1878.
676
Héliogr. Dujardin |
Eudes Impr. |
emmenjuel rhoïdis
M. Dreyfous Édit.
Signée à la main Ε . Δ . Ροϊδης
Cliché BnF
Fig. 20 – Devant les doutes émis par Barbey d’Aurevilly,
photographie envoyée par Emmanuel Rhoïdis
à l’éditeur Maurice Dreyfous, à la demande de ce dernier,
pour garantir de son existence (rééd. Dreyfous, 1881).
Note de l’éditeur
« Le portrait que vous voyez en tête de ce volume est celui de M. Emmanuel Rhoïdis demeurant à Athènes, auteur de la Papesse Jeanne ; et ce n’est pas sans des raisons sérieuses que nous l’avons placé ici.
Lorsque parut en 1878 la traduction de la Papesse, nous fûmes assailli, harcelé de toutes parts par des personnes, fort aimables, qui voulaient nous faire avouer que ce livre était l’œuvre de quelque Parisien parisiennant (le plus souvent, on accusait Edmond About ou [Francisque] Sarcey), et malgré nos dénégations énergiques, beaucoup de gens pensent encore qu’il n’existe ni roman grec, ni Rhoïdis, ni traducteur.
Et comme il faut se méfier de l’entêtement de ces personnes qui, très malicieuses, pourraient nous accuser encore d’avoir mis un portrait quelconque, nous y avons joint des fac-similé de l’édition originale, celui de l’enveloppe et des dernières lignes d’une lettre à nous adressée par M. Rhoïdis [en date du 10 avril 1881].
Maintenant nous espérons que la très mauvaise plaisanterie d’autrefois va définitivement cesser. »
* Photographie envoyée par Emmanuel Rhoïdis à l’éditeur Maurice Dreyfous à la demande de ce dernier, pour garantir de son existence
Réponses du traducteur
et de l’auteur lui-même
aux attaques de Barbey d’Aurevilly
(Article du Constitutionnel, no 99, 9 avril 1878, p. 2-3,
repris en préface à la réédition 1881
de La Papesse Jeanne, p. VII-XXIV)
A – Réponse du traducteur6
On a imaginé un très joli petit mot pour qualifier une vilaine petite action. On dit : c’est une supercherie littéraire, Supercherie littéraire ! 678peccadille ! les bibliothèques en sont pleines et le dictionnaire de Quérard7 n’est pas fait d’autre chose.
Eh bien, entendons-nous.
Quand la Loi met son gendarme sur la pensée d’un homme, elle commet un acte contraire à la Justice et au droit naturel. Et si l’homme alors lui échappe par tous les moyens qu’elle lui laisse, il est dans son droit et il remplit son devoir.
Tout autre est celle qu’on invente pour attirer le client à la boutique, et l’acte qualifié “supercherie” a si peu de sens qu’on n’a jamais osé mettre dans le dictionnaire français un verbe pour le traduire. Pour tromperie on a : « tromper », on a « filouter » pour filouterie et « voler » pour vol, au moins serait-il franc d’inventer pour « supercherie » le verbe “supercher”.
Il y a quelque temps, j’ai acheté un roman signé Dickens et Wilkie Collins8. J’étais curieux de voir ce que peut produire la collaboration de deux hommes de génie, j’étais sûr, en tous cas, de trouver dans le livre des qualités intéressantes. Eh bien, le livre était purement imbécile. Six mois plus tard j’avais l’explication du fait. Le tribunal civil de la Seine, à la requête des représentants des deux auteurs anglais, déclarait que le livre était l’œuvre d’un monsieur quelconque qui avait eu « l’extrême indélicatesse », dit le jugement, de placer leurs noms illustres sur son propre livre.
Eh bien ! et mes 3 francs ? On me les a superchés.
Il y a quelques années, un de mes camarades alla trouver un ancien fonctionnaire qui avait beaucoup su et beaucoup vu, il lui demanda s’il avait des Mémoires. « Je n’en ai pas, répondit-il, et je n’admets pas qu’on en publie. “Je suis un soldat, on m’a relevé de ma faction, je dois oublier le mot d’ordre.” » Malheureusement, je n’ai connu la vérité que tout récemment, alors qu’il y avait bien longtemps que j’avais acheté les Mémoires de ce fonctionnaire, publiés après sa mort. Et j’ai encore été superché de 6 francs.
679Et nous sommes 10 000 superchés de la sorte !
On m’a superché une autre fois 3 fr. 50 avec un livre signé par un écrivain qui a un public personnel assez nombreux ; après examen j’ai découvert qu’il n’y avait de mon homme que : la couverture, le titre et 4 pages de préface. Tout le reste était traduit d’un livre allemand sans intérêt pour moi.
Messieurs les faux-monnayeurs ont une façon semblable de fabriquer des pièces de cent sous. Ils scient habilement en lamelle le dessus, le dessous et les côtés d’une vraie pièce, ils en forment une sorte de petite boîte dans laquelle ils soudent une rondelle de zinc. Le livre que j’ai acheté est tout pareil à la monnaie de ces messieurs et si j’avais donné une pièce de leur fabrication en payement de son livre, le marchand aurait-il appelé cela une supercherie ? Il m’aurait appelé voleur et je n’aurais pas même eu le mot supercheur pour lui répondre.
Et là encore, nous sommes quelques milliers dans le même cas, ceux qui ont collectionné tous ces 3 fr. 50 peuvent se réjouir pour une somme ronde.
Je prétends ne pas me chauffer de ce bois-là et pense n’être pas ridicule en le criant très haut pour répondre à ceux qui m’en ont accusé publiquement.
Car tout ne s’est pas passé dans la coulisse. Un critique honnête, entendant redire la chose de toutes parts, n’a pas cru devoir s’en faire le confident et le complice, et il a écrit qu’il y avait un coup monté9, et il a écrit là-dessus une page magistrale qu’on va lire. L’éditeur y est vigoureusement attaqué, le livre y est fort maltraité, l’auteur étant nié et le traducteur par contre-coup. Nous restons seul pour recevoir le choc. Si quelqu’un peut s’en plaindre, ce n’est certes pas le public, puisqu’il trouvera dans cette nouvelle édition un des plus admirables morceaux de prose de l’un des maîtres les plus admirés de la littérature contemporaine, et, quant à nous, en le relisant nous oublions que nous sommes en cause et nous restons sous le charme.
Quand on est par sa profession soumis à la critique, il faut savoir la regarder comme elle nous regarde, la respecter et en être même fier lorsqu’elle est respectable, la dédaigner quand elle est sans valeur.
680Exemple : Un inconnu a fait un petit livre de cent pages10 pour malmener l’auteur, le traducteur, l’éditeur, et même les amis de l’éditeur de la Papesse Jeanne. Sa brochure n’était ni écrite, ni pensée, ni lisible.
Quand on ne collectionne pas ces choses-là, on les utilise. Nous avons utilisé et nous avons même fait déguster par quelques amis l’opuscule de ce monsieur.
En général, le papier, quoiqu’un peu trop dur, n’a pas été trouvé mauvais.
B – Réponse d’Emmanuel Rhoïdis11
À Monsieur J. Barbey d’Aurevilly,
35, rue Rousselet, Paris [VIIe]
Athènes, le 1er mai 1878
Monsieur,
Je viens de recevoir, par le dernier courrier, un paquet qui n’a pas été sans me causer quelque surprise. Il contient un exemplaire d’une traduction française de la PapesseJeanne, et plusieurs journaux qui parlent du livre, le tout accompagné d’une lettre de l’éditeur, lequel m’invite, dans l’intérêt de la vérité, à démentir une allégation contenue dans un de ces comptes rendus. Ce compte rendu occupe quatre colonnes dans Le Constitutionnel et est signé de vous. Après avoir nié l’existence de Jeanne VIII, vous niez aussi la mienne et accusez les ennemis de la foi d’avoir inventé un M. Rhoïdis grec « pour fusiller l’Église par derrière comme un otage ». C’est me mettre dans un assez grand embarras. D’un côté, il m’est pénible de me déclarer coupable de ce que vous appelez une « œuvre scélérate » ; mais d’autre part, la simple honnêteté m’oblige à ne pas refuser mon témoignage) à ceux qui me le demandent, pour se laver de l’accusation d’avoir voulu rejeter sur la « patrie de Phidias » la responsabilité d’une mauvaise action commise par quelqu’un que vous « savez être un enfant de Paris et du 681dix-huitième siècle ». Pour couper court à cet étrange débat, je prends la liberté de vous envoyer ci-joint un exemplaire de la première édition de Jeanne, publiée à Athènes, en 1866. La traduction en allemand, par le professeur G[eorg] Buvar, a paru à Leipzig en 1869 ; celle en italien, par A[ntonio] Frasabile, en 187212 Les journaux allemands et italiens ont parlé de ce livre, et le Saturday Review, de Londres, lui a consacré plusieurs colonnes.
Je rapporte ces faits dans le seul but de fournir une preuve de mon existence et de celle de mes traducteurs à ceux qui me le demandent, sans la moindre velléité de contester la légitimité de votre droit d’ignorer des détails d’une aussi minime importance. Cependant, ce droit d’ignorance me semble bien moins fondé quand vous en usez pour affirmer :
1o « Que, parmi les témoins qui attestent l’existence d’une pape-femme, il n’y a pas un seul nom vierge de flétrissure ; tous sont suspects, quand ils ne sont pas déshonorés. »
Pour ne parler que des témoins catholiques, il me semble que saint Antonin, archevêque de Florence, le pape Pie II, l’abbé Pétrarque, l’inquisiteur Bernard Guy, Thierry de Niem, et surtout Jean Gerson, l’illustre chancelier de l’Université de Paris, surnommé Doctor christianissimus, méritaient d’être traités avec plus de ménagement. Ils peuvent bien s’être trompés ; mais voici la première fois que je les entends traiter de gens suspects, flétris et déshonorés. Ces épithètes, appliquées aux lumières de l’Église, ont de quoi m’étonner dans la bouche d’un clérical.
2o « Que, pour la légende immonde tuée et retuée cent fois, in-folio, in-quarto et in-octavo, se remit à remuer sur la planche pourrie, il a fallu que, sous le ciel bleu de la Grèce, une tête indigne de cet azur allât s’enfoncer dans la crasse des plus noires bibliothèques allemandes pour ramasser les détritus de chroniques ignares et menteuses. »
Tout cela est peu exact. La légende, après avoir été tuée cent fois, remuait encore si bien que le chanoine Döllinger13 jugeait nécessaire de la tuer une cent et unième fois, il n’y a pas dix ans.
Veuillez maintenant me permettre, Monsieur, après l’aveu obligatoire de ma culpabilité, de faire valoir en ma faveur une circonstance 682atténuante. Dans votre article, vous peignez l’auteur de ce malheureux livre sous les traits « d’un pédant, coiffé de textes et poudré de poussière, cloporte de bibliothèque, grignoteur de détritus, qui se donne par hypocrisie l’air d’être superficiel, tartuffe de frivolité, etc. ». Ce portrait n’est pas tout à fait ressemblant. Quand j’ai commis ce livre, il y a douze ans, je n’en avais pas vingt-cinq. Ce que vous prenez pour une œuvre de haine longuement méditée, n’est qu’une escapade de collégien. Sans me laisser éblouir par les traductions, les réimpressions et les articles flatteurs qui ont été prodigués à ce roman, même en France, je l’ai appelé un péché dejeunesse en pleine conférence publique, et je suis le premier à reconnaître les imperfections et les crudités du style. C’est vous dire qu’en lisant votre article, j’ai été fort content d’avoir enfin trouvé quelqu’un de mon avis. Mais je n’ai pu m’empêcher d’être quelque peu étonné que ce juge si sévère, le seul sévère, se trouve être précisément l’auteur de laVieille Maîtresse14 et d’un mémoire justificatif de la Charogne, de Baudelaire15, ouvrages qu’il faut bien que je connaisse, cher Monsieur, en ma qualité de « grignoteur de détritus et de cloporte de bibliothèque ».
Agréez, etc.
E. Rhoïdis
Pour la réception critique de cette première Papesse, nous renvoyons à notre article « La ΠάπισσαΙωάννα d’Emmanuel Rhoidès. À propos de la réception du mythe en France », paru dans Da Omero a Elytis. La metafora del mito dall’epos antico alle letterature moderne, a cura di Matteo Miano, Sophie Zambalou et Anna Zimbone, Caltanissetta, Lussografica, 2019, p. 277-306.
Nous nous devons néanmoins d’en extraire le compte rendu le plus conséquent, celui donné par “Philomneste Junior”, à savoir le linguiste, historien de la littérature et bibliomane Gustave Brunet (1805-1896), dans son ouvrage : La papesse Jeanne. Étude historique et littéraire, Bruxelles, J[ules] Gay et [Henriette] Doucé éditeurs, 2e683éd. 1880, p. 48-54 : « Emmanuel Rhoïdès. La Papesse Jeanne, Roman historique, écrit d’après les documents puisés aux sources originales, précédé d’une importante étude historique, accompagnée de nombreuses notes et orné d’un portrait de la Papesse Jeanne, copié sur le manuscrit de Cologne. Ouvrage traduit du grec moderne, Paris, Dreyfous, 1878, in-12, XI et 317 p. »
« Nous avons transcrit en entier ce titre ambitieux et un peu long. Le traducteur qui ne s’est point nommé, nous apprend, dans un court avant-propos, que le roman de M. Rhoïdès publié en 1866, obtint “le plus grand succès” : “Toute la Grèce se tordit de rire à la lecture de ce livre ; d’Athènes à Constantinople et de Trébizonde à Corfou on admira le style magistral de l’auteur, son enjouement, sa finesse, sa malice” ».
Il est permis de trouver cet éloge fort exagéré, et nous ne voudrions pas garantir l’existence des traductions italiennes, allemandes, russes et danoises qu’on nous signale.
Quoi qu’il en soit, l’auteur montre dans son Étude (p. 33-92, précédée d’un Avis au lecteur), une violente animosité contre l’Église romaine ; il regarde comme certaine l’existence de la papesse, mais il n’ajoute rien aux arguments qui, à cet égard, ont été mis en avant par ses devanciers. Son récit, divisé en quatre livres, nous apprend que le père de Jeanne « était un moine anglais ; sa mère se nommait Jutte16 ; elle était blonde et menait paître les oies d’un baron saxon ».
Il serait sans doute inutile de donner une analyse détaillée de cette production satirique, irréligieuse, fort peu soucieuse des lois de la décence, et attestant le parti pris d’imiter deux poèmes français trop connus pour que nous rappelions leurs titres17.
La catastrophe est la conséquence des amours de Jeanne et du jeune Florus.
Quoique arrivée à la quarantaine, l’héroïne possédait encore bien des charmes. Une nuit elle fut terrifiée par l’apparition d’un ange qui tenait d’une main une torche, de l’autre un calice. « Jeanne, ce flambeau ardent 684te présage le feu éternel qui doit venger tes crimes ; ce calice t’annonce une mort prématurée, et la honte ici-bas. Choisis. »
Une perplexité terrible s’empara de Jeanne. D’abord elle étendit la main vers la torche, mais le visage de l’ange se couvrit d’un nuage si sombre que, saisie de remords, elle étendit l’autre main et prit le calice de la honte.
Des nuées de sauterelles ravageaient alors l’Italie ; montée sur un trône élevé au milieu du Forum, Jeanne allait lancer l’anathème contre elles ; soudain, la croix sainte échappe à ses mains, se brise contre terre ; le pontife roule pâle, à demi-mort, se tord comme un serpent coupé en deux. Un enfant avant terme glisse soudain de dessous la robe du successeur de saint Pierre. Florus perce la foule ébahie et hurlante ; il soutient Jeanne dans ses bras ; elle expire ; son corps et celui de l’enfant furent enterrés dans l’endroit même où elle avait rendu l’âme. De vives querelles surgirent entre des démons qui voulaient s’emparer de son âme et des anges qui accoururent pour la protéger ; la victoire resta à ces derniers18.
Le prétendu portrait, placé en tête du volume, n’est que la reproduction fort embellie de la naïve vignette qui décore le Liber chronicarum de [Hartmann] Schedel et que nous avons donnée p. 34 ; c’est une addition à faire à ces nombreux apocryphes de la peinture qui ont fourni à M. Feuillet de Conches (1798-1887) le sujet d’une notice fort curieuse insérée dans la Revue des Deux Mondes (t. IV, 15 nov. 1849, p. 617-652).
Les notes forment une des portions les plus importantes du livre de M. Rhoïdès ; elles figurent presque au bas de chaque page ; un certain étalage d’érudition s’appuie sur de nombreuses citations et, comme dit lord Byron, l’auteur se montre learned enough to quote ; elles attestent toutes un esprit de dénigrement hostile.
Charlemagne est représenté comme mis au nombre des saints, quoique assassin, incestueux et polygame. Rhoïdès se donne le plaisir de rassembler, ce qui n’est pas difficile, un amas de récits ridicules, mis au jour par la crédulité de certains hagiographes : Saint Etienne et Saint Roch se refusaient à téter les jours de jeûne ; des démons, se transformant en femmes d’une beauté surnaturelle, venaient s’asseoir à côté de Saint Pacôme qui les mettait en fuite par ses prières ; Sainte Vilgeforte, ayant 685été assaillie par des soldats grossiers, fut sauvée du déshonneur grâce à une longue barbe qui vint subitement ombrager son menton ; Saint Médard, évêque de Nimègue, invitait, toutes les fois qu’il pleuvait, un aigle aux larges ailes à lui servir de parapluie ; Saint Théodore, l’abbé, au lieu de lancer l’anathème sur des insectes nuisibles19, leur persuada par son éloquence de ne pas dévaster les champs des orthodoxes.
Notre auteur ne manque pas, comme bien on peut croire, de rassembler les textes des vieux écrivains qui imputent des vices et des torts au clergé du Moyen Âge ; sa méthode, à cet égard, est semblable à celle qui inspirait à [Jacques-Antoine] Dulaure (1755-1835) son Histoire de Paris[1re éd. 1821-1822] ; il fait, en passant, mention d’une satire contre les ordres religieux qui a, du moins, le mérite de l’originalité : la Monachologia methodo Linneana, publiée en 1772, œuvre d’un savant naturaliste autrichien, Ignace de Born (1742-1791), qui – sous le pseudonyme de Johannes Physiophilus – l’aurait composée pour divertir l’empereur Joseph II20 ; dans ce livre singulier, les moines sont rangés en espèces et en genres selon les différences qu’ils présentent ; le son de leur voix, par exemple, est melodus vel ingratus, cantans vel irans, gutturalis vel nasalis, clamosus vel murmurans, flebilis vel hilaris, grunniens vel latrans. Leur démarche est divisée en tardigrada, festinans, ignava, etc.
M. Rhoïdès se plaît à rappeler les erreurs répandues durant le Moyen Âge ; la guérison miraculeuse des écrouelles par l’attouchement des rois de France21, l’usage (peu répandu d’ailleurs) de jeter dans la mer des 686parcelles de l’hostie consacrée afin d’apaiser les tempêtes ; la croyance aux onocéphales, monstres ayant une tête d’âne, une queue de singe, qui adoraient la lune, se nourrissaient de serpents et d’insectes et qui, de fait, étaient des Juifs ressuscités pour rechercher le Messie ; durant la semaine sainte, les oiseaux domestiques qui se trouvent dans les couvents de la Palestine, restent tristes et silencieux ; quelques-uns même s’abstiennent de nourriture (c’est du moins ce qu’avance un voyageur italien, Domenico Laffi (1636-1691 ?), dans son Viaggio in Levante [al Santo Sepulcro…], Bologne, Antonio Pisarri (eredi), 1683 ; un enfant qui trouve un trèfle à quatre feuilles à la clarté du feu de Saint-Jean, peut, grâce à ce brin d’herbe, se faire obéir des démons (voir Jean-Guillaume Wolf (?-1855), [Documents pour servir à la]Mythologie germanique, 1854, I, 286).
Nous nous contenterons de signaler l’ouvrage du théologien bavarois [Ignaz von] Döllinger (1799-1890) : Die Papst-Fabeln (Munich, 1853) et celui de M. Charles Buet : Études historiques sur la papesse Jeanne. Réponse à M. Em. Rhoïdès (Paris, Victor Palmé, 1878, 96 p.) ; l’un et l’autre de ces écrits exposent avec détail les divers arguments que nous avons déjà indiqués et qu’invoquent les adversaires du récit accepté au Moyen Âge par des écrivains de bonne foi et reproduit de nos jours dans un but de polémique religieuse. »
Note pour cette édition
L’édition sur laquelle nous nous sommes appuyé est naturellement la première édition originale grecque : Ε. Δ. Ροΐδος, ἩΠάπισσαἸωάννα, μεσαιωνικήμελέτη, ἘνΑθήναις, ΤποιςΙω. ΚασσανδρέωςκαιΣας, [28 février] 1866, qui est d’ailleurs celle que, d’année en année, continuent d’exploiter les éditeurs grecs de nos jours. Et nous nous sommes appuyés sur celle-ci tant pour le texte – soit, avant les suppressions, modifications ou ajouts que Rhoïdès a par la suite, d’édition en édition, lui-même pratiqués – que pour la mise en page, à savoir sa distribution en paragraphes, et, disons-le, sa respiration, très aléatoirement respectée par les éditeurs français, quand elle n’a pas été franchement fantaisiste.
687Nous avons cru bon ensuite de reprendre la quasi intégralité des notes fournies par Rhoïdès, en les allégeant toutefois de leur retranscription originale grecque, mais tant pour souligner l’étonnante érudition de l’auteur, – qui semble posséder aussi bien le grec que le latin, mais aussi l’italien, l’anglais, l’allemand, le français, et même le français du Moyen Âge –, que son sens de l’humour dans cette tout de même tragique histoire, multipliant au gré de sa plume les « παρομοίωσης » / comparaisons, mais qui a passablement échappé aux traducteurs français comme étrangers, faute d’une solide culture, ou du simple fait que, les jugeant parfois trop redondantes, Rhoïdès en ait évacué lui-même une bonne part. Entre l’édition de 1882 qu’a dû avoir Jarry entre les mains et l’édition originale de 1866, on compte ainsi pas moins de 60 suppressions des dites comparaisons, que nous avons néanmoins tenu à restituer.
S’agissant maintenant des rares manuscits « originaux » conservés de Jarry sur cette Papesse, – l’un venu de Daniel Sicklès et aujourd’hui conservé au Harry Ransom Humanities Research Center (The University of Texas, Austin), l’autre de provenance Jean Loize et aujourd’hui conservé à la Bibliothèque littéraire Jacques Doucet de Paris –, devant, disons, leurs hésitations et, au final, leur commune incomplétude, faute, au surplus, de n’avoir pu à ce jour, pour confrontation, mettre la main sur un jeu d’épreuves que n’a sans doute pas manqué de fournir l’imprimeur (l’espoir n’est cependant pas perdu, puisque partie des archives Fasquelle-Grasset a, en plusieurs vacations, été déposée à l’I.M.E.C.), nous n’avons pu tirer de vraie leçon de ces manuscrits et pratiquer, comme il est habituellement de mise, une inscription méticuleuse des « variantes ». Nous avons néanmoins cru bon de signaler en note, sans pour autant modifier le texte de l’édition Fasquelle, chaque fois que la traduction proposée par Jarry n’avait pas été respectée.
Respectant enfin, pour notre part, le choix éditorial de Jarry, c’est-à-dire n’ayant pas voulu réintroduire les deux textes d’ouverture d’Emmanuel Rhoïdès – un “Avis aux lecteurs”, et une longue “Étude historique” sur l’histoire de la Papesse depuis le IXè siècle –, nous avons toutefois jugé profitable, pour éclairer la démarche de Jarry, – qui ne fut pas qu’alimentaire –, de leur substituer ce qui constitue une sorte de pré-histoire de ce texte, afin d’en expliciter les enjeux.
688Nos remerciements, pour leur aide ou soutien à des titres divers, mais au premier chef à Jean-Pierre Grélois, ainsi qu ’ à mes subsidiairement mais non moins précieuses et précieux informateurs : Αλκης Αγγέλος (à titre posthume), Patrick Besnier, Alain Chevrier, Olivier Delouis, Riewert Ehrich, Thieri Foulc, Isabelle Gassino, Paul Gayot, Sylvain Goudemare, Σταύρος Κρητιώτης , François Lachenal (à titre posthume), Anne Provost, Agnès Trullard & Sylvie Voisin (de la BnF), Patrick Ramseyer, Julien Schuh, Ερη Σταυροπούλος , Max Steiner, Anne Thouement, Michel Volkovitch et Anna Zimbone, & pour la consultation des très incomplets manuscrits retrouvés – les épreuves d ’ impression, elles, n ’ ayant pas pu l ’ être à ce jour – : (A) ex-Daniel Sicklès, le Harry Ransom Humanities Research Center (The University of Texas, Austin – payante) ; (B) ex-Jean Loize, la Bibliothèque littéraire Jacques Doucet, Paris (numérisée, libre accès).
1 Dionysios Solomos (Zante, 1798, Corfou, 1857), Alexandros Soutsos (Constantinople, 1803, Athènes, 1863) et Aristotelis Valaoritis (Leucade, 1824 id., 1879).
2 Lac au centre de la Béotie, renommé pour ses anguilles.
3 Rivière venue de l’Hymette qui longeait les murs d’Athènes. Rivière sacrée le long de laquelle selon les Anciens, vivaient les Muses, où Socrate conduisait encore ses élèves pour sa fraîcheur ; elle fut détournée par les Turcs au xviiie s. pour arroser leurs jardins.
4 Curiosité : le « traducteur » s’est ici autorisé deux variantes personnelles, remplaçant Toussaint Soutzos (Constantinople, 1806, Athènes, 1868), peu connu, en France, par deux poètes français, aussi peu connus du grand public : Louis Belmontet (1798-1879), poète romantique, connu pour avoir été parodié par Rimbaud (Dreyfous, p. 265), et Étienne Paulin Gagne (1808-1876), classé « fou littéraire », auteur de l’Unitéide ou la Femme messie en 1857, poème de 25 000 vers… (Dreyfous, p. 284).
5 Le traducteur dit anonyme n’est autre qu’Émile Legrand (1841-1903), professeur de littérature grecque à l’École des Langues orientales de Paris, bibliographe de la littérature grecque publiée depuis le xve s., missionné officiellement, en 1875, par le ministère de l’Instruction publique français pour une enquête sur la littérature grecque moderne, lequel ne pouvait se permettre d’avouer cette “incartade”. Son identification est attestée par ΚλέωνΠαράσχος dans sa biographie d’Emmanuel Rhoïdès : « Trad. en langue frçse », p. 257-258 (où est donc aussi relevée la traduction d’Alfred Jarry), confirmée par ΆλκηςΑγγέλου dans le copieux « Dossier critique » qu’il a établi à la suite de son édition de la Papesse (Athènes, Ερμής, 1988, rééd. 2017, p. 363-410 – ici p. 393).
6 Réponse sans titre et toujours non signée, donnée en préface à la réédition Dreyfous de 1881, p. IV-VI.
7 Joseph-Marie Quérard (1797-1865), auteur notamment de Les Supercheries littéraires dévoilées, Paris, G.-P. Maisonneuve & Larose, 1845-1856, 5 vol.
8 John Jasper ’ s secret, Londres, Strand, 1872, dit de Charles Dickens & Wilkie Collins, « complété » par Henry Morford (1823-1881) et sa femme Elizabeth (née Willett). Traduit en France : Le crime de Jasper, par Charles Bernard-Derosne, Paris, E. Dentu, 1878. Voir Camilla Ullehand Hoel, The Completion of Edwin Drood: Endings and Authority in Finished and Unfinished Narratives, Thèse, Université d’Edimbourg, 2012, p. 123-124 ; Sara Thornton, « Edwin Drood, un spectre hante la British Library », Revue des Deux Mondes, no 3798, novembre 2018, p. 93-101.
9 Barbey avait écrit : « Oui, parole d’honneur, tout cela me paraît un peu bien suspect et ressemble à un petit coup monté dans l’intérêt d’un livre, dont on veut exagérer les proportions et l’importance. »
10 Vise Charles Buet (1846-1897), auteur de La Papesse Jeanne. Réponse à M. Emmanuel Rhoïdis, Paris / Bruxelles, Société Générale de Librairie Catholique, juin 1878, 96 p.
11 Réponse donnée en préface à la réédition Dreyfous de 1881, aux pages XXV-XXVIII. Reprise, quasi à l’identique, et en français, à destination du public grec, dans le Τηλεγραφος d’Athènes, 17 décembre 1878.
12 [ Note du traducteur ] Ajoutons que la Papesse Jeanne a été traduite en danois par M. Hansen, chapelain de S. M. Georges 1er[de Grèce].
13 Ignaz von Döllinger, Die Papstfabeln des Mittelsalters. Ein Betrag zur Kirchengeschichte, Münich, J. G. Cotta, 1863, p. 1-45.
14 Une vieille maîtresse, Paris, Alexandre Cadot, 3 vol., 1851.
15 « Les Fleurs du Mal par M. Charles Baudelaire », article destiné à l’origine au Pays, non publié, adressé à Baudelaire le 24 juillet 1857, publié in Des articles justificatifs, à l’appui du procès intenté à Baudelaire. Sera inséré dans la réédition des Fleurs du Mal, Michel Lévy frères, 1868, p. 365-370.
16 Γιούθα / Jutte deviendra Judith chez Jarry – voir plus loin note 31.
17 Vise Le Champion des dames de Martin Le Franc (1410-1461), Paris 1530 : prologue en prose suivi de 24384 vers octosyllabiques distribués en 3048 huitains, dont il fait une courte analyse p. 25-27 ; et La Papesse Jeanne, poëme en dix chants de Charles Bordes (1711-1781), La Haye, 1778, 112 p. – plus longue analyse p. 101-112.
18 [NdA] Pareil récit a été mis en avant au sujet du roi Dagobert par de vieux chroniqueurs.
19 [NdA] Ces anathèmes n’étaient pas rares à des époques d’ignorance. Voir le curieux ouvrage de M. Louis Ménabréa (1809-1896) : De l’origine, de la forme et de l’esprit descondamnations lancées contre les animaux nuisibles, Chambéry, Mémoires de la Société académique de Savoie, XII, 1846.
20 [NdA] Cet ouvrage a reparu en 1774 (deux éditions sous cette date ont été mises au jour la même année). Une traduction française par Broussonnet (1761-1807), sous le pseudonyme de Jean d’Antimoine : Essai sur l’histoire naturelle de quelques espèces de moines, décrits à la manière de Linné, Monachopolis, 1784, réimpr. en 1790 et en 1844 : insérée dans les Cérémonies et coutumes religieuses de tous les peuples du monde (édit. de 1810, Paris, Louis Prudhomme, 13 vol.). Voir aussi le Mercuredu dix-neuvième siècle, 70e livraison, 7 août 1824, et le Rabelais, Édition Variorum, Paris, Chez Dalibon, t. VII, 1823, p. 246-247. Il existe des traductions anglaises et italiennes.
21 NdA] Voir à cet égard le volumineux travail d’un savant médecin allemand, Johann Ludwig Choulant (1791-1861) : Die Heilung der Scrofeln durch Königshand, Dresde, Gesellschaft für Natur-Heilkunde, 16 juill. 1833, 15 p. [!]) et le très curieux livre de L.-F.-Alfred Maury (1817-1892) : La Magie et l’Astrologie dans l’Antiquité et au Moyen Âge, Paris, Didier & Cie, 1830, p. 391.
- CLIL theme: 3436 -- LITTÉRATURE GÉNÉRALE -- Oeuvres classiques
- ISBN: 978-2-406-11295-2
- EAN: 9782406112952
- ISSN: 2258-8833
- DOI: 10.48611/isbn.978-2-406-11295-2.p.0673
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 01-12-2022
- Language: French