Avant-propos
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Huysmans, humeurs, humours
2020 – 2 - Auteur : Solal (Jérôme)
- Pages : 13 à 16
- Revue : La Revue des lettres modernes
- Série : Joris-Karl Huysmans, n° 7
Avant-propos
L’orthographe quasi jumelle d’humeur et d’humour témoigne de leur origine commune, le latin humor. Le passage dans la langue française de l’humeur à l’humour a été rendu possible par un détour du premier terme, qui a transité par la langue anglaise : lourds de ses antécédents médicaux, l’humeur file en Angleterre durant le Moyen Âge, y devient humour puis, ainsi modifié par ce séjour prolongé outre-Manche, regagne à la fin du xviie siècle son territoire et sa langue d’origine. Un nouveau mot français est né. Le temps de cette boucle spatio-linguistique, s’est opéré le découplage entre l’humeur – ce terme physiologique marqué par la médecine antique des fluides a ensuite investi le champ psychologique pour définir des « tempéraments » – et l’humour – mot des bons mots et de la disposition d’esprit propice à s’amuser des bizarreries du réel.
En naturaliste avisé, Huysmans se montre sensible à la physiologie de ses personnages et perçoit les humeurs qui les déterminent. Lui-même se comporte en écrivain d’humeur, mauvaise très souvent. Avec un goût pour l’outrance pessimiste dans le fond et une économie de moyens dans la forme, expressive, sèchement éclatante, son œuvre teintée de mélancolie et d’amertume, parfois de froide méchanceté, se montre attentive aux cataclysmes intimes et révèle ce qui jure avec les règles établies. Antimoderne misogyne, misanthrope antisémite, Huysmans ne déteste pas haïr et en saisit l’occasion quand elle se présente. Mais comme tout romancier il a l’esprit moqueur, son accablement devant le cours du monde ne mésestime donc pas les vertus du rire, sardonique de préférence, dont il sollicite parfois le pouvoir de détente et d’alarme. Rire avec Huysmans, c’est encore, après quelques secousses, rester sur le qui-vive.
Les deux premières contributions de notre volume reviennent aux sens premiers de l’humeur, à la source de la théorie des humeurs, ces liquides dont la connaissance, à partir d’Hippocrate et surtout de Galien, structure le savoir médical en Occident et façonne une certaine représentation de 14l’Homme en fonction d’un tempérament spécifiquement associé à un liquide organique : sanguin, flegmatique, bilieux, atrabilaire. Laure de La Tour montre une médecine du xixe siècle sous influence des catégories hydrologiques antiques qu’elle accommode au savoir moderne. Le naturaliste Huysmans rend compte de ce lien entre fluides corporels et tempérament puis sa conversion au catholicisme l’oriente vers une mystique humorale qui fait la part belle à l’esprit. Gaëlle Guyot-Rouge convoque, elle, la typologie humorale des tempéraments pour montrer la dynamique qui a présidé à l’évolution des relations entre Huysmans, atrabilaire aboulique, et Léon Bloy, sanguin colérique. C’est ce contraste d’humeur fondamental qui les pousse d’abord l’un vers l’autre et nourrit leur amitié avant de les faire s’éloigner et se détester.
En un sens débarrassé de la sémantique ancienne qui l’associait au corps et à ses fluides, l’humeur moderne se présente comme une certaine disposition du caractère qui s’actualise dans des pratiques et se cristallise dans des tendances. Dans la lignée de l’humeur rabelaisienne, les fictions naturalistes cultivent le goût de la bonne chère : le repas zolien est un moment de vitalité et de convivialité. Alexandre Leroy situe Huysmans en décalage par rapport à cet ethos auquel ne sauraient s’associer des personnages au désir en peine et en panne, souvent guettés par le dégoût, même si l’écœurement laisse parfois une marge au retour d’appétit.
En tant que tendance, l’humeur a partie liée avec l’idéologie : lorsqu’elle se tourne vers l’ensemble des représentations politiques, morales et religieuses, c’est pour en célébrer certaines et en décrier d’autres. Les convictions, les croyances sont tout autant redevables à la manière dont le monde nous affecte en fonction de notre tempérament personnel qu’au poids de l’éducation ou au travail de la raison. Avec constance, Huysmans le réactif a clamé haut et fort sa détestation de l’époque à laquelle il vivait. Il déplore le nivellement d’une société démocratique horizontale dont le mode de vie outre-Atlantique formerait le modèle. Philippe Geinoz étudie cette aversion pour l’« américanisme » à travers le filtre fictionnel d’À rebours et du personnage de miss Urania, l’acrobate américaine pour laquelle des Esseintes rejoue fantasmatiquement la question des genres sexuels et met en balance à son propre statut de Décadent la figure du Barbare.
Le rejet de l’américanisme va de pair avec la sensibilité aristocratique qui restaure une certaine verticalité. Élise Sorel montre que l’aristocratie 15dont Huysmans fait l’éloge désigne moins une classe sociale réelle déterminée par sa naissance et son attachement à la tradition que, métaphoriquement, les individus qui savent se distinguer du commun et qu’il retrouve, à rebours du matérialisme de la classe bourgeoise, aussi bien chez certains artistes que dans le bas peuple, auquel s’est souvent attachée son œuvre. Autre groupe social enraciné dans une tradition bousculée par la modernité, le clergé ne recueille pourtant guère les faveurs de l’écrivain, même après sa conversion au catholicisme. C’est ce constat que dresse Jean-Marie Seillan en s’appuyant sur Les Rêveries d’un croyant grincheux : dans ce bref pamphlet posthume écrit vers 1904, Huysmans procède à une attaque en règle contre l’institution cléricale à laquelle, étonnamment, il reproche son conservatisme, et qu’il rend responsable de la fuite des fidèles.
L’aversion pour l’époque contemporaine, pour son modèle politique et ses classes dirigeantes, a pu faire naître le besoin de se ressourcer à un Moyen Âge historique ou rêvé qui, idéologiquement, semble davantage porter les valeurs dont se réclame Huysmans. Pour Elizabeth Emery, sa passion pour le Moyen Âge reste toutefois sélective et quelque peu surévaluée, cet antimoderne prenant plaisir à cultiver dans la presse cette image d’érudit pieux tourné vers le passé, tandis que ce qu’il aime véritablement dans le moment médiéval, ce sont les œuvres d’art alors investies d’une fonction cultuelle qu’elles ont perdue depuis.
Aimanté par toute quête spirituelle en dehors des normes, Huysmans le tourmenté ne mésestime pas systématiquement les vertus de l’humour. Rire du pire, qui finit toujours par arriver, devient acceptable pour un esprit chagrin puisque justement le pire reste encore le centre autour duquel on tourne et dont on s’amuse. On a parfois fait porter à Huysmans un costume d’écrivain austère et sombre, l’aspect comique de son œuvre se trouvant durablement sinon occulté du moins négligé. Puis les temps ont changé. À la fin du xxe siècle, la critique entend de plus en plus le rire résonner sous la noirceur des fictions huysmansiennes, et en 2003 Gilles Bonnet place l’œuvre toute entière sous le signe d’une « écriture comique ». La seconde partie du volume examine quelques traces flagrantes de cette dimension humoristique qui imprègne le regard que l’écrivain pose sur le monde, profane ou sacré.
1885 marque un jalon d’importance : Huysmans invente une expression – humour noir – et donc un concept promis à un riche avenir. Pour 16Sylvie Thorel, qui s’intéresse à ses œuvres naturalistes, l’humour noir, lié d’emblée à la mélancolie, a pu être envisagé par Huysmans comme un remède aux « humeurs noires », une façon de transformer la terne nullité du réel en absurdité risible et donc supportable. Dès lors les personnages huysmansiens incarnent la fusion du pathétique et du ridicule. Dans une scène de la vie quotidienne, Jérôme Solal voit l’auteur de « Chez le coiffeur » faire naître un rire ambigu : démasquant la cruauté mortifère des rituels sociaux, l’humour noir se trouve contrebalancé par un humour blanc empreint d’autodérision. Le comique surgit également dans la représentation de l’univers militaire. Tout en saisissant l’évolution du texte de Sac au dos dans ses versions de 1877 et 1880, Nicolas Bianchi remarque que, s’éloignant du comique troupier, la nouvelle déconstruit l’épopée et fait la satire de l’héroïsme patriotique en s’appuyant sur les effets d’un comique corporel – ventre et sexe. Laurence Decroocq retrouve l’humour de Huysmans principalement hors fiction, dans les récits de ses propres voyages à l’étranger. Loin de chez lui, le Parisien dépaysé brosse des scènes pittoresques ou cruelles, et les charge de moqueries qui, en définitive, se retournent contre lui.
L’humour investit aussi le champ religieux. Quand elle se dégage de l’horizon mystique, l’hagiographie autorise le rire. Régis Mikail Abud Filho décèle la cocasserie à l’œuvre dans deux brèves hagiographies : le saugrenu s’invite dans l’apparence androgyne de sainte Débarras, dans ses surprenants pouvoirs d’intervention et les déboires capillaires de sa statue, comme dans l’excentricité bouffonne du missionnaire Célestin Godefroy Chicard. Enfin Bertrand Bourgeois rapproche Huysmans de l’auteur de Soumission, roman où prime la question religieuse, et, s’appuyant sur des catégories établies dans L’Écriture comique de J.-K. Huysmans, dégage les caractéristiques d’un humour, sinon houelmansien du moins huysbecquien, qui s’élabore entre satire et caricature, entre pastiche et parodie.
Jérôme Solal
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-10034-8
- EAN : 9782406100348
- ISSN : 0035-2136
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-10034-8.p.0013
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 10/02/2020
- Périodicité : Mensuelle
- Langue : Français
- Mots-clés : Liquides, tempérament, tendance, idéologie, comique, noirceur, caricature, ironie