À Monseigneur Matthieu de Mauny, Abbé des Noyers
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : Histoires tragiques extraictes des œuvres italiennes de Bandel
- Pages : 147 à 150
- Collection : Textes de la Renaissance, n° 253
- Série : Devis, récits brefs et commentaires, n° 2
[ *ii ]
À1 MONSEIGNEUR MATTHIEU DE MAUNY,
ABBÉ DES NOYERS2,
Pierre Boaistuau3, treshumble salut4
Monseigneur5, depuis les tristes nouvelles que vous entendistes dernierement, estant en ceste cité6, je ne cessay de rechercher entre mes plus chers escrits s’il se pourroit presenter quelque chose, qui donnast treves à voz nouveaux ennuyz. Et après avoir consideré, que la philosophie estoit la vraye medecine de toutes les plus cruelles passions de l’ame7 : et à laquelle les anciens, entre leurs plus aspres tribulations, ont tousjours eu leur refuge : je proposay de vous presen[*ii vo]ter mon Theatre du Monde8, lequel combien qu’il soit contrainct, et que le discours en soit bref, si est-ce que le Chrestien diligent trouvera un9 assez ample subject en quoy s’exercer : Car sous l’escorce d’un petit monceau de paroles, assez mal agencées, les Rois, Princes, Pontifes, Empereurs et 148Monarques, et generalement tous ceux qui font traffique en la boutique de ce monde10, peuvent contempler par bon ordre quel rolle ils jouent en ce theatre humain : Car lors que la mort (messagere implacable de Dieu) vient, et qu’elle met fin à leur tragedie11, ils recognoissent leurs infirmitez et miseres, et confessent eux-mesmes ceux estre plus heureux, qui les yeux fermez les attendent au sepulchre, que ceux qui les yeux ouverts les12 experimentent en la terre13. Dequoy vous avez faict une assez 149vive espreuve, en vous-mesmes, par la nouvelle perte de Monseigneur l’Archevesque de Bordeaux, vostre oncle14, lequel, après avoir [*iii]franchy tant de perilleuses peregrinations, et dompté tant de traverses de fortune, pensant faire sa retraicte des vanitez du monde, estant quasi au premier somme15 de son aage, où la vie luy devoit estre plus doulce, la mort neantmoins au despourveu a touché au marteau de sa porte, et a tranché le filet de sa vie16, avec un eternel regret, non seulement de vous et des vostres, ains de toute nostre republique Françoise : en laquelle il a si bien gravée la memoire de ses heroïques vertuz, que le temps, qui dompte toutes choses, ne l’en pourra jamais effacer17. En consideration dequoy, Monseigneur, il m’a semblé convenable à vostre fortune, vous faire maintenant offre de je ne sçay quoy de plus gay18, à fin d’adoucir, et donner quelque relasche à voz ennuiz passez. Et n’ayant pour le 150present autre chose en main digne de vous, que ce traicté d’histoires19, j’ay20 prins la hardiesse de vous eslire entre tant d’excellents Prelats, desquels no[*iii vo]stre Europe est illustrée, pour estre la guide et astre, sous l’influence duquel il doit sortir en lumiere21, estant asseuré que, s’il est fortifié de l’ombre et splendeur de voz divines vertuz, et des autres excellents ornements, desquels le ciel vous a voulu decorer, il ne peut faillir d’estre bien receu, et favorisé de tous : vous suppliant humblement le recevoir, comme courrier honteux, et fidele tesmoing de quelque chose de plus grand que je vous dresse pour l’advenir22, en recognoissance de la premiere courtoisie que j’ay receu ces jours passez de vous23, en la consommation de laquelle consiste et repose du tout le cours ardent, ou la discontinuation de mes estudes.
1 Le texte est précédé d’un bandeau à rinceaux et à deux têtes de chien opposées, réutilisé au fo 30, p. 199.
2 Mathieu de Mauny est abbé de Noyers en 1554 grâce à la résignation de son oncle François devenu archevêque de Bordeaux. Il est mentionné deux fois dans la Gallia christiana : pour avoir quitté Noyers en l560 (tome XIV, col. 294) et pour avoir abdiqué de sa charge à l’abbaye de Foucarmont (diocèse de Rouen, tome XI, col. 306). Michel Simonin suppose qu’il a rencontré Boaistuau dans l’été 1553 à Rome, où il figure dans la suite du cardinal Du Bellay (Vivre de sa plume au xvie siècle ou La carrière de François de Belleforest, Genève, Droz, 1992, p. 56, citant René Ancel, Nonciatures de Paul IV (avec la dernière année de Jules III et Marcel II), tome II, Paris, 1909, p. 577-578).
3 [D], [F], G, H : Boisteau.
4 Cette épître se trouve dans toutes les éditions, à l’exception bien entendu de celle qui est dédiée à Élisabeth Ire, dans laquelle la remplace l’épître à la reine (Annexe, p. 401-402).
5 L’initiale est une lettrine ornée de rinceaux et d’un masque.
6 Probablement la mort de son oncle (voir fo *ii vo, p. 149, note 14), qu’il aurait apprise alors qu’il séjournait à Paris – le participe devant s’apposer à « vous » plutôt qu’à « je ».
7 Cicéron, Tusculanes, III, iii : « Est profecto animi medicina, philosophia ».
8 Le Théâtre du monde, publié à Paris chez Vincent Sertenas en 1558 puis à nouveau en 1559, est adressé à Jacques Beaton, archevêque de Glasgow et ambassadeur d’Écosse.
9 G : trouvera à un ; H, J : trouvera là un.
10 L’expression « la boutique de ce monde » apparaît dans le Théâtre du monde (ii, fo 65 vo, éd. M. Simonin, Genève, Droz, 1981, p. 170), dont l’épître dédicatoire a inspiré tout ce passage : « Et si nous voulons estre juges equitables des actions humaines, qu’est-ce autre chose que ce monde, sinon un Theatre, où les uns jouent l’estat des mechaniques, et de basse condition ? Les autres representent les Roys, Ducs, Comtes, Marquis, Barons, et autres constituez en dignitez ? Et toutesfois dès que ils ont tous posé leurs masques, et que la mort vient qui met fin à ceste sanglante tragedie, ils se recognoissent tous pour hommes. » (fo ã iii, éd. citée, p. 42). Cf. Montaigne : « N’est ce pas une noble farce de laquelle les Roys, les choses publiques et les Empereurs vont jouant leur personnage tant de siecles, et à laquelle tout ce grand univers sert de theatre ? » (Essais, II, 36, « Des plus excellens hommes », éd. Villey-Saulnier, p. 753).
11 Le Theatre du monde parle de « ceste piteuse tragedie de la vie de l’homme » (ii, fo 22, éd. citée, p. 100). Sur cette notion, voir l’Introduction, p. 24-28.
12 Syllepse : le premier pronom (« les attendent ») renvoie aux hommes, le second aux « infirmitez et miseres ».
13 Thème sénéquien : « Itaque si felicissimum est non nasci, proximum est, puto brevi ætate defunctos cito in integrum restitui » (Consolatio ad Marciam, xxii, 3 : « C’est pourquoi si le mieux serait de ne pas naître, j’estime que le meilleur ensuite est de retrouver au plus vite par la mort son état initial »). Il est développé par Plutarque qui cite ensuite l’Eudemus d’Aristote : « Omnium optime ac beatissime, non modo beatos, verumetiam ipsisque utpote melioribus ac præstantioribus jam factis maledicere impium existimamus. […] Non nasci, inquam, omnium optimum : mortuum autem esse melius, quam vivere… » (Opuscula moralia, Lyon, Sébastien Gryphe, 1549, « Ad Apollonium oratio consolatoria. Stephano Nigro interprete », p. 530 ; dans la version d’Amyot, Œuvres morales et meslées, 251 F-H. Paroles comparables à celles que Silène adresse à Midas selon Cicéron, Tusculanes, I, 48 : « non nasci homini longe optimum esse, proximum autem quam primum mori »). Commentant Job III, 17 et 18, saint Jérôme écrit quant à lui : « Hoc autem dicit, non quod qui necdum natus est, ante sit quam nascatur, et in eo felicior sit, quia necdum corpore praegravatus est : sed quod melius sit omnino non esse, nec sensum habere substantiae, quam infeliciter vel esse, vel vivere. » (Commentarius in Ecclesiasten, ad Paulam et Eustochium, chap. iv, 2 et 3 : « Il ne dit donc pas que celui qui n’est pas encore né, étant avant de naître, est le plus heureux de ce fait qu’il n’est pas encore chargé des maux du corps mais qu’il est bien préférable de ne pas être du tout, de ne pas avoir de sentiment de la substance, que d’être ou de vivre dans le malheur »). Ce thème a été longuement traité dans L’Histoire deChelidonius Tigurinus, avec de multiples allégations (Paris, Vincent Sertenas, 1556, chap. viii, fo 109 vo-115). Mais cette formulation exacte provient sans doute de l’Horloge des Princes d’Antonio de Guevara, où elle est attribuée à Panuce, le secrétaire de Marc Aurèle (livre III, chap. li, éd. Jean Longis avec privilège à Vincent Sertenas, Paris, 1555, fo 267 vo) ; elle est chère à Boaistuau, puisqu’elle figurait dans le Théâtre du monde, attribuée à Auguste (iii, fo 99 vo, éd. citée, p. 222) et sera répétée ici au fo 146 vo-147 (p. 366) ; enfin, le passage du Théâtre du monde sera intégralement repris dans l’Histoire des persecutions de l’Eglise chrestienne (Paris, Robert Le Mangnier, 1576 [1572], livre I, chap. v, fo 46-46 vo).
14 François de Mauny, abbé commendataire de Noyers, devient archevêque de Bordeaux en novembre 1553, à la faveur de la démission du cardinal Du Bellay. Il résigne l’abbaye de Noyers en faveur de son neveu Matthieu en 1554 et meurt en 1558, probablement le 18 octobre (Gallia christiana, tome II, col. 848-849 et tome XIV, col. 294).
15 En référence à un sommeil biphasique, cette métaphore désigne le premier endormissement de la vie qui lui est impartie (« aage »), interrompu par une mort prématurée. L’assimilation de la mort au sommeil, dont on trouve dans un contexte identique une formulation cynique au fo 108 vo, p. 314, est une banalité que peut connaître notamment le juriste (« Somnus, parva est mors : mors, magnus somnus », André Tiraqueau, De poenis temperandis. Legum, ac Consuetudinum, Statutorumque temperandis, aut etiam remittendis, et id quibus quotque ex causis, Lyon, Claude Senneton, 1559, causa V, 5 : « Le sommeil est une petite mort, la mort un grand sommeil »). L’expression reparaît, mais dans son sens propre, aux fo 52, p. 234, 108 vo, p. 314 et 115, p. 321.
16 Sur l’image du fil de la vie, voir fo 53, p. 236, note 174.
17 Le zèle de l’éloge anéantit l’aphorisme rendu presqu’invisible par sa banalité, « tempus omnia vincit ».
18 Sur ce mot, voir l’Introduction, p. 35 et 40. L’adjectif ne désigne pas une joie qu’inspireraient ces récits tragiques mais la vivacité qui caractérise le genre narratif : elle fera le plaisir du lecteur, davantage que la forme démonstrative du Théâtre du monde, « contrainct » et d’un « discours » si « bref » (fo *ii vo, p. 147) ; le Dictionnaire de Huguet relève en un sens similaire : « […] l’armée se trouva encore assez gaye pour aller assiéger Kimperkorantin et Corlez » (Aubigné, Histoire universelle, livre XIV, 23). À cela s’ajoute néanmoins une différence d’intensité dans la tonalité sombre, le Theatre du monde étant peut-être écrit « d’un stile trop tragique » selon le Bref discours de l’excellence et dignité de l’homme : « Quand à moy il me suffira pour nous degouster quelque peu des miseres de l’homme, lesquelles (peut estre) j’ay traicté d’un stile trop tragique, si je descris succinctement quelque dignité et excellence de l’homme, à fin d’adoulcir et moderer la fureur de nostre stile et faire congnoistre à ceux qui nous penseroient trop tetriques, ou severes censeurs des œuvres de Dieu, quel est nostre jugement de la generosité de l’homme… » (Paris, Jean Longis et Robert Le Mangnier, 1558, fo 7, éd. Michel Simonin, Genève Droz, 1982, p. 43).
19 Le même terme servira à désigner les Histoires prodigieuses (Paris, Vincent Sertenas, 1560, Advertissement au Lecteur, fo ẽ iv, éd. Stephen Bamforth et Jean Céard, Genève, Droz, 2010, p. 346). C’est aussi lui qu’emploie Boaistuau dans son épître dédicatoire à Élisabeth Ire du 20 octobre 1559 (fo a ii vo ; voir Annexe, p. 401-402). Sur cette notion, voir l’Introduction, p. 69 et 73.
20 Corr. jay.
21 [F], G, H, J : sortir lumiere.
22 Au-delà du lieu commun dédicatoire, Richard. A. Carr (éd. citée, p. 5) voit ici une allusion à la traduction de la Cité de Dieu déjà évoquée dans l’épître dédicatoire du Théâtre du monde (« quelque autre œuvre mieux elabouré et poly, que je traicteray aidant Dieu en autre langue », fo ã iv, éd. citée, p. 43) puis plus explicitement dans l’avis Au Lecteur du même ouvrage (fo ã v vo, p. 45) ainsi que dans l’Advertissement au Lecteur des Histoires prodigieuses (fo ẽ iv, éd. citée, p. 346). Cette traduction, dont la réalité n’est accréditée que par la Bibliothèque françoise d’Antoine du Verdier (Lyon, Barthélemy Honorat, 1585, p. 983 ; éd. Rigoley de Juvigny, Paris, 1772, tome II, p. 256) et par celle de François de La Croix du Maine (Premier volume de la Bibliotheque du sieur de La Croix du Maine, Paris, Abel L’Angelier, 1584, p. 386-387 ; éd. Rigoley de Juvigny, tome V, p. 237), non réalisée selon le premier, non publiée selon le second, n’aurait pas vu le jour du fait de la mort de l’auteur.
23 On ignore de quel bienfait il s’agit ; il a visiblement fait l’objet d’une promesse ou d’un commencement d’exécution dont est maintenant attendue une suite qui conditionne le travail de Boaistuau.
- Thème CLIL : 3439 -- LITTÉRATURE GÉNÉRALE -- Oeuvres classiques -- Moderne (<1799)
- ISBN : 978-2-406-16430-2
- EAN : 9782406164302
- ISSN : 2105-2360
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-16430-2.p.0147
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 15/05/2024
- Langue : Français