Conclusion
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : Histoire culturelle des éditions latines des tragédies de Sénèque (1478-1878)
- Pages : 483 à 485
- Collection : Histoire culturelle, n° 20
Conclusion
Cette partie synthétique entendait dessiner des lignes de force qui se dégagent du corpus étudié. Pour une contribution à l’histoire éditoriale des tragédies, il est primordial de revenir sur la longue diachronie. On peut, d’abord, observer quelques lignes de continuité ou de fracture entre les manuscrits et les imprimés, dans la limite de nos observations, vu les bornes chronologiques de notre corpus. À partir des écrits de Nicolas Trévet et des premiers commentaires ultérieurs, on peut établir que son commentaire aux tragédies a orienté l’intérêt des lecteurs et des savants vers ces textes dramatiques nouvellement redécouverts ; ses notations métriques ont également fait prendre conscience de l’importance de ces savoirs et les ont fait progresser ; sa définition du genre tragique a enfin permis une approche différente des pièces latines, par rapport à l’esthétique médiévale. Le commentaire de Nicolas Trévet a donc beaucoup compté pour la compréhension de la poétique des tragédies. Il a sans doute aussi influencé la méthode du commentaire humaniste, en cela que les éditions imprimées se sont attachées à décomposer les tragédies en plusieurs parties, mais les partes, actus et carmina présents chez Nicolas Trévet ne se sont pas retrouvés tels quels ensuite. Le savant découpage en multiples divisions et sous-divisions, lui-même héritier de la rhétorique et de la scolastique médiévales, a été profondément simplifié et nivelé, au profit d’une organisation plus linéaire des tragédies, basée sur l’alternance des parties parlées et des parties chantées, telle que nous la connaissons finalement aujourd’hui encore.
Une progression linéaire s’est dégagée pour quelques aspects matériels : une fois certains procédés mis en place, ils ne seront plus abandonnés, comme la ponctuation, les titres courants, la numérotation des vers, les didascalies de personnages et de lieu. Ils subissent quelques variations formelles, puis se normalisent et se figent. C’est le cas de la numérotation des vers, qui est d’abord hésitante puis s’impose ; de même les didascalies de personnages, qui se modifient de façon cohérente et 484suivie, faisant passer des (tragoediae) interlocutores aux (dramatis) personae. Le statut du récitatif est lui aussi soumis à une évolution chronologique, au début de laquelle il est plutôt assimilé au chant, et à la fin de laquelle il est plutôt rapproché de la parole. Le problème de l’auteur des tragédies, que nous avons abordé à propos des titres et des paratextes (voir « Examens, dissertations, traités » au cinquième chapitre), pour complexe qu’il soit, obéit cependant à une logique de simplification et de redécoupage très progressive, puisque l’on passe d’une multiplicité d’auteurs à deux, et que les tragédies, auparavant refusées à Sénèque le Philosophe, lui sont finalement réattribuées au moins pour huit d’entre elles, au détriment de Sénèque le Rhéteur, de Marcus Annaeus Sénèque et d’autres poètes jugés bons ou mauvais, de l’époque augustéenne ou néronienne ; les deux tragédies restantes, Octavie et Hercule sur l’Œta, restent quant à elles nettement séparées des autres et le plus souvent dénuées de paternité assurée.
D’autres points, liés à l’histoire littéraire et culturelle, ne permettent pas de dessiner une claire évolution, mais connaissent une histoire plus chaotique. Il en va ainsi de l’ordre de présentation des tragédies qui, bien qu’au début et à la fin de la période deux ordres bien différents existent, connaît des changements intermédiaires qu’on ne peut tous expliquer. Ainsi des arguments, dont la présence et la forme (courte ou longue) varient et dont le contenu a résisté aux tentatives d’identification des sources que nous avons tentées. Ainsi enfin des lectures dramaturgiques qui sont ponctuelles et relativement isolées les unes des autres, hormis dans les cas de citations, le plus souvent littérales, des notes d’un éditeur par les éditeurs Variorum en particulier.
Parmi les critères d’observation pris en compte, une dernière catégorie rapproche les toutes premières éditions des toutes dernières. Le chœur, détaché formellement par plusieurs procédés aux xviiie et xixe s., ne l’est plus aux extrémités chronologiques de notre corpus et enchaîne ses interventions avec les dialogues comme tout autre personnage. Corrélativement, la différenciation entre parlé et chanté est moindre aux mêmes périodes, pour les incunables et les plus récentes. Corrélativement encore, le découpage en actes voire en scènes vaut pour la très grande majorité de notre corpus mais est absent de la princeps et des deux dernières éditions. De façon plus anecdotique, la présentation de l’interlocution aux vers 170-171 de Médée est identique (« verticale ») 485entre les trois premiers incunables et les quatre dernières éditions du xixe s. (exception faite de celle de Leo, la dernière considérée), tandis qu’au milieu, toutes les autres font un choix différent (présentation « horizontale »). La même répartition guide le traitement des sentences : ignorées au début et à la fin du corpus, elles sont soulignées par divers procédés dans les éditions intermédiaires.
Que conclure de ces observations ? Il ne s’agit pas d’un retour en arrière de la part des éditeurs modernes, ni même d’une volonté d’un retour aux sources, à des prétendues origines pures et perdues de l’histoire du texte. Nous verrions plutôt deux grands axes d’interprétation, complémentaires parce qu’ils ne se situent pas sur le même plan. Le premier consiste à dire que le texte a été considéré comme un objet différent par les éditeurs : d’abord traité comme un poème dramatique, avec son continuum, sa présentation serrée et dépouillée ; puis traité comme du théâtre classique, avec la mise en valeur des personnages présents et échangeant, le soulignement des modes d’expression, l’indication des mètres, les didascalies de personnages et de lieu ; finalement traité comme une tragédie antique, que l’on essaie de séparer des conventions qui lui sont étrangères et de reconsidérer en tant que telle1. Le second axe se situe du côté de la réception envisagée par les éditeurs : à une première époque, il fallait diffuser le texte pour sa lecture, puis c’est l’interprétation du texte dans tous ses aspects et dans tous les sens du terme qui a très vite prévalu, et pendant longtemps, avant de céder le pas à une démarche orientée vers la recherche scientifique. Cette réception comprend la question de la finalité des tragédies : la représentation d’un poème philosophique tel qu’on le conçoit au début n’est pas vraiment pensée ; puis la tragédie antique et les tragédies en général reviennent sur scène et Sénèque est repris, imité, traduit, joué ; à nouveau, ses tragédies, lues comme celle d’un philosophe ou d’un déclamateur se voient éloignées de la perspective scénique et cantonnées à l’étude philologique ou simplement à la lecture, qui demande alors des dispositifs d’explicitation comme les notes et les didascalies.
1 Il nous semble que les deux dernières étapes rejoignent celles que distingue R. Laufer pour la page dans « L’espace visuel du livre ancien », dans (Martin, Chartier, et Vivet 1983, p. 496), qui passe d’une « conception synthétique discontinue » à une « conception analytique continue ».
- Thème CLIL : 3378 -- HISTOIRE -- Histoire générale et thématique
- ISBN : 978-2-406-14255-3
- EAN : 9782406142553
- ISSN : 2430-8250
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-14255-3.p.0483
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 15/02/2023
- Langue : Français