Annexe
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : Théâtre complet
- Pages : 383 à 384
- Collection : Bibliothèque du théâtre français, n° 93
Annexe
Duclos, ami de Gresset, fut reçu dans le salon de Mme de Graffigny en même temps que lui. Protégé de Louis XV qui le désigna comme historiographe de France le 20 septembre 1750, il formula dans ses Considérations sur les mœurs de ce siècle, paru en 1751, un jugement sur l’esprit des salons qui confirme l’opinion de Gresset sur l’attitude qui affecte les « sociétés brillantes » des salons parisiens :
Toute question importante, tout raisonnement, tout sentiment raisonnable sont exclus des sociétés brillantes, et sortent du bon ton. Il y a peu de temps que cette expression est inventée, et elle est déjà triviale, sans en être mieux éclaircie : je vais dire ce que j’en pense.
Le bon ton dans ceux qui ont le plus d’esprit, consiste à dire agréablement des riens, et ne se pas permettre le moindre propos sensé, si on ne le sait excuser par les grâces du discours ; à voiler enfin la raison quand on est obligé de la produire, avec autant de soin que la pudeur en exigeait autrefois, quand il s’agissait d’exprimer quelque idée libre. L’agrément est devenu si nécessaire, que la médisance même cesserait de plaire, si elle en était dépourvue. Il ne suffit pas de nuire, il faut surtout amuser ; sans quoi le discours le plus méchant retombe plus sur son auteur que sur celui qui en est le sujet.
Ce prétendu bon ton qui n’est qu’un abus de l’esprit, ne laisse pas d’en exiger beaucoup ; ainsi il devient dans les sots un jargon inintelligible pour eux-mêmes ; et comme les sots sont le grand nombre, ce jargon a prévalu. C’est ce qu’on appelle le Persiflage, amas fatigant de paroles sans idées, volubilité de propos qui font rire les fous, scandalisent la raison, déconcertent les gens honnêtes ou timides, et rendent la société insupportable.
Ce mauvais genre est quelquefois moins extravagant, et alors il n’en est que plus dangereux. C’est lorsqu’on immole quelqu’un, sans qu’il s’en doute, à la malignité d’une assemblée, en le rendant tout à la fois instrument et victime de la plaisanterie commune, par [p. 163] les choses qu’on lui suggère, et les aveux qu’on en tire. Les premiers essais de cette sorte d’esprit ont dû naturellement réussir ; et comme les inventions nouvelles vont toujours en se perfectionnant, c’est-à-dire, en augmentant de dépravation, quand le principe en est vicieux, la méchanceté se trouve aujourd’hui l’âme de certaines sociétés, et a cessé d’être odieuse, sans même perdre son nom.
384La méchanceté n’est aujourd’hui qu’une mode. Les plus éminentes qualités n’auraient pu jadis la faire pardonner, parce qu’elles ne peuvent jamais rendre autant à la société que la méchanceté lui fait perdre, puisqu’elle en sape les fondements, et qu’elle est par là, sinon l’assemblage, du moins le résultat des vices. Aujourd’hui la méchanceté est réduite en art, elle [p. 164] tient lieu de mérite à ceux qui n’en ont point d’autre, et souvent leur donne de la considération.
Voilà ce qui produit cette foule de petits méchants subalternes et imitateurs, de caustiques fades, parmi lesquels il s’en trouve de si innocents ; leur caractère y est si opposé ; ils auraient été de si bonnes gens, en suivant leur cœur, qu’on est quelquefois tenté d’en avoir compassion, tant le mal leur coûte à faire. Aussi en voit-on qui abandonnent leur rôle comme trop pénible ; d’autres persistent, flattés et corrompus par les progrès qu’ils ont faits. Les seuls qui aient gagné à ce travers de mode, sont ceux qui, nés avec le cœur dépravé, l’imagination déréglée, l’esprit faux, borné et sans principes, méprisant la vertu, et incapables de remords, ont le plaisir de se voir les héros d’une société dont ils devraient être l’horreur. [p. 165]
Un spectacle assez curieux est de voir la subordination qui règne entre ceux qui forment ces sortes d’associations. Il n’y a point d’état où elle soit mieux réglée. Ils se signalent ordinairement sur les étrangers que le hasard leur adresse, comme on sacrifiait autrefois dans quelques contrées ceux que leur mauvais sort y faisait aborder. Mais lorsque les victimes nouvelles leur manquent, c’est alors que la guerre civile commence. Le chef conserve son empire, en immolant alternativement ses sujets les uns aux autres. Celui qui est la victime du jour, est impitoyablement accablé par tous les autres, qui sont charmés d’écarter l’orage de dessus eux ; la cruauté est souvent l’effet de la crainte, c’est le courage des lâches. Les subalternes s’essayent cependant les uns contre les autres ; on cherche à ne se lancer que [p. 166] des traits fins ; on voudrait qu’ils fussent piquants sans être grossiers ; mais comme l’esprit n’est pas toujours aussi léger que l’amour-propre est sensible, on en vient souvent à se dire des choses si outrageantes, qu’il n’y a que l’expérience qui empêche d’en craindre les suites. Si l’on pouvait cependant imaginer quelque tempérament honnête entre le caractère ombrageux et l’avilissement volontaire, on ne vivrait pas avec moins d’agrément, et l’on aurait plus d’union et d’égards réciproques1.
1 Duclos [Charles Pinot-], Considérations sur les mœurs de ce siècle, Paris, Prault et Durand neveu, [1751] 1772, sixième édition, p. 161.
- Thème CLIL : 3622 -- LITTÉRATURE GÉNÉRALE -- Théâtre
- ISBN : 978-2-406-13110-6
- EAN : 9782406131106
- ISSN : 2261-575X
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-13110-6.p.0383
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 12/10/2022
- Langue : Français