[Introduction de la deuxième partie]
- Publication type: Book chapter
- Book: Faut-il brûler Sagan ?
- Pages: 107 to 109
- Collection: Studies in Twentieth and Twenty-First-Century Literature, n° 115
La plupart des pièces que nous considérons comme les chefs-d’œuvre tragiques ne sont que des débats et des querelles de famille.
Jean Giraudoux, Littérature.
Les querelles alimentent autant la littérature qu’elles ponctuent son histoire. Nombreux furent les débats et les controverses qui s’échafaudèrent autour de Françoise Sagan. Qu’elles portent sur la forme ou sur le fond, sur son élan de nouveauté ou sur son écriture dite « masculine », les polémiques sont venues se cristalliser, et les attaques dont elle a fait l’objet ne proviennent pas seulement de la gent masculine. Dans ce cas précis, il est tentant de revenir sur le regard porté par les intellectuelles, les philosophes, les journalistes et les femmes de lettres sur les ouvrages saganiens. Poser la question en matière de querelle permet également de dresser un bilan de la gynocritique tour à tour louangeuse et réprobatrice à l’égard de l’auteure de Bonjour tristesse.
L’expression « querelle des femmes » renvoie bien évidemment à un concept historiographique, employé jusqu’au xixe siècle dans les milieux intellectuels pour revendiquer l’égalité entre les hommes et les femmes. Dans le cas de Françoise Sagan, si l’expression n’est pas directement transposable, elle peut néanmoins être différemment orientée pour laisser place au débat qui a eu lieu autour de ses romans entre les femmes de son siècle. Dès lors, plusieurs questions se posent : comment son œuvre est-elle reçue par les romancières de son temps et par la critique féminine ? Quelle est sa postérité auprès des générations futures ? Quelles sont les relations que Sagan noue avec les romancières de son temps ? Et enfin, est-ce que la production saganienne s’inspire de la littérature féminine ou féministe ?
Certaines de ces questions ont fait l’objet de développements, en 2002, dans le livre de Nathalie Morello, Françoise Sagan : une conscience de femme refoulée. Bien que l’auteure de cette étude place Sagan dans 108un champ à part « sinon anti-, du moins non féministe1 », l’analyse de Morello ne peut néanmoins s’empêcher d’étiqueter à tout prix l’auteure de Bonjour tristesse parmi les écrivaines féministes. Après tout, ce label n’est-il pas au xxe siècle un gage de sérieux pour les romancières ainsi qualifiées ? Pourtant, encore et toujours, Françoise Sagan pense l’histoire de la condition féminine à rebours des grandes théoriciennes de son temps, refusant tour à tour d’appartenir à telles ou telles chapelles littéraires ou d’entrer dans les schémas idéologiques établis. Son œuvre ne répond ni aux appels de Beauvoir sur la condition féminine ni à ceux de Cixous sur le discours phallocentrique. Ce regard décalé l’éloigne très longtemps de la littérature dite de combat et disqualifie en partie son œuvre d’accéder pleinement au panthéon des Lettres.
À bien considérer les procédés heuristiques de la moralité proposés dans Bonjour tristesse, on comprend peut-être mieux les critiques dont elle fut la victime : « L’insouciance est le seul sentiment qui puisse inspirer notre vie et ne pas disposer d’argument pour se défendre. » (Œ, p. 26.) En effet, à l’époque où des femmes, des philosophes, des artistes et des écrivaines se mettent en ordre de bataille pour dénoncer le système patriarcal des années cinquante et soixante, une jeune femme fait parler d’elle en brûlant sa vie au casino, en conduisant des bolides et en organisant des fêtes incroyables rapportées dans tous les quotidiens de France. Les frasques de Sagan ont très certainement favorisé l’appel au meurtre philosophique, à la vindicte et au déchaînement de certaines féministes à son endroit, comme l’ont très bien expliqué des auteurs tels que Romain Gary ou Béatrix Beck. Ne faut-il pas après tout tuer la fausse femme qui empêche la vivante de respirer, notait Hélène Cixous dans Le Rire de la Méduse2 ? On doit sans doute comprendre ainsi l’appartenance contrariée de Sagan au féminisme, en ce que cette contrariété ne se situe jamais au niveau des idées, comme l’auteure l’a prouvée en défendant Djamila Boupacha ou en signant le Manifeste des 343, mais se fonderait plutôt dans la difficile intégration à un groupe de femmes. Ce serait la raison pour laquelle les critiques littéraires de son époque ne l’assimilent jamais pleinement au mouvement de cette littérature de femmes.
Le premier chapitre de cette partie revient sur la réception féminine et féministe de l’œuvre saganienne, où il sera question d’analyser et de 109comprendre la virulence des attaques à son encontre. L’analyse se poursuit sur un dialogue croisé entre Sagan, Beauvoir, Duras et Yourcenar afin d’étudier comment la littérature saganienne coexiste aux côtés de ces trois grandes figures des lettres, du xxe siècle. Par la suite, la réflexion se concentre sur l’intertexte féminin chez Sagan : quels rapports noue celle qui cite Proust, Musset et Stendhal avec les femmes de lettres telles que Mme de Lafayette, Mme de Staël, George Sand ou Colette ? Pourquoi leur préfère-t-elle les romancières anglaises et américaines ? Enfin, l’analyse se clôt sur l’héritage laissé par Sagan dans la littérature féminine du xxe et du xxie siècle. Les filiations saganiennes s’annoncent protéiformes, allant d’Annie Ernaux à Nina Bouraoui, et dépassent le plus souvent le cadre français pour s’exporter aux États-Unis, en Algérie, au Liban, en Syrie ou encore au Japon.
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- ISBN: 978-2-406-14364-2
- EAN: 9782406143642
- ISSN: 2260-7498
- DOI: 10.48611/isbn.978-2-406-14364-2.p.0107
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 01-18-2023
- Language: French