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Extraits / Chronique de la Grande Guerre (Maurice Barrés)


16 SEPTEMBRE. CHARLES PÉGUY MORT AU CHAMP D’HONNEUR

Il est mort sur le coup, frappé d’une balle. Nul moyen d’en douter. Nous sommes avertis, ainsi que la famille, par une lettre d’un témoin, M. Raphaël, le fils du professeur au lycée Blaise-Pascal. Il était là, il a vu son camarade jeté à terre, à un mètre de lui, en pleine bataille. Nous sommes fiers de notre ami. Il est tombé, les armes à la main, face à l'ennemi, le lieutenant de ligne Charles Péguy. Le voilà entré parmi les héros de la pensée française. Son sacrifice multiplie la valeur de son œuvre. Il célébrait la grandeur morale, l’abnégation, l’exaltation de l’âme. Il lui a été donné de prouver en une minute la vérité de son verbe. Le voilà sacré. Ce mort est un guide, ce mort continuera plus que jamais d’agir, ce mort plus qu’aucun est aujourd’hui vivant. [...]

La Renaissance française tirera parti de l'œuvre de Péguy, authentiquée par le sacrifice. Et puis, mes chers camarades absents, en votre nom, je salue avec respect la compagne de notre ami et j’embrasse ses enfants. La République des lettres et la République tout court s’occuperont d’eux. Ils sont protégés par la gloire de leur père.

13 MARS. LA NATION AMÉRICAINE APPARAÎT

Qu’est-ce qu’une nation, comment elle se forme, maintenant nous le voyons d’une manière vivante. Comment une multitude qui se réjouissait de sa diversité, et dont les millions d’individus épanouissaient leurs forces dans l’espace, sent se former en elle une pensée commune et tressaille d’un être nouveau qu’elle porte, apprenez-le aujourd’hui. [...]

Comment la chose s’est-elle faite ? Les Allemands disent : « C’est l'effet des intrigues et des insinuations anglaises et françaises », ou encore : « C’est pour maintenir les bénéfices des munitionnaires. » Bêtise ! On ne donne pas à un peuple l’idée que son honneur est en jeu par des raisons si mesquines. Ce qui s’est passé en Amérique, c’est une victoire de son aristocratie intellectuelle, ou, si vous voulez, une victoire des éléments les plus nobles et les plus sociaux qui sommeillaient dans chacun des Américains.

Dès le début de 1915, je notais ici avec empressement et amitié les sympathies qui animaient à notre endroit « l’élite de la grande République américaine ». Je citais des lettres nombreuses écrites par les maîtres et les jeunes élèves des Universités de Cambridge (Massachusetts), de Berkeley (en Californie), de Harvard. J’en notais l’extrême importance. « En Amérique, les gens des universités sont les seuls à avoir des idées, au sens européen du mot. Les autres parties du pays vivent d’impressions et d’on-dit mal cohérents. Dans un pays où il y a peu de tradition, les universités servent de cadre et créent des liens extrêmement forts. Leur opinion est donc, sur l'esprit public, d’une importance que je ne risque pas d’exagérer. Elles sont des centres de développement général et d’humanité. » J’y voyais se préparer une révolution des consciences. Elle achève de s’accomplir. [...]

Parmi ces Américains, les uns faisaient des affaires, les autres de la moralité. Ni l’idéal, ni le matériel n’allaient dans le sens d’une réaction du point d’honneur. Mais un pays ne peut pas vivre éternellement sur une moralité individuelle ou sur le souci du bien-être. Nous assistons au passage ou plutôt au retour de cent millions d’hommes à une conscience collective. Le mort a saisi le vif. Dans le jeu de ces deux forces, d’une part le présent et la joie de l’espace, de l’autre le passé et l’emprise des forces héréditaires, la seconde a pris le dessus.


Maurice Barrés, Chronique de la Grande Guerre