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Extrait - Sartre inédit : le mémoire de fin d’études (1927)



L’IMAGE DANS LA VIE PSYCHOLOGIQUE : RÔLE ET NATURE

[CHAPITRE I : Image et perception]

II) Mais peut-être n’avons-nous pas tout dit sur les rapports de l’image et de la perception, peut-être, malgré tout, y a-t-il pour l’image un rôle à jouer dans la perception ?

Je me souviens d’avoir un jour admiré la vue qu’on a du Hohneck sur l’ensemble des monts vosgiens. Or, y étant revenu depuis, je me suis avisé de ce que ce paysage perdrait toute sa valeur s’il était transporté tel quel sur la toile d’un peintre. Ces groupes de montagnes qui frappaient sous un ciel très bleu, ces variations de la végétation reproduites dans un tableau ne donneraient certainement qu’un panorama géographique exact mais dépourvu de valeur artistique. J’ai donc tenté de saisir en moi ce qui pouvait donner à ce paysage sa qualité esthétique.

J’ai d’abord trouvé une sensation générale et organique d’adaptation et de bien-être. De grands espaces que l’on domine, des couleurs agréables et variées, un air frais reposent et charment les sens. Mais ayant recom- mencé plusieurs fois cette expérience, j’ai pu constater que l’impression sui generis de beau était différente de ce sentiment d’adaptation, et que d’ailleurs, assez capricieuse, elle n’était pas toujours présente, apparais- sant et disparaissant sans apparente raison.

En d’autres termes, il ne suffit pas d’être devant un spectacle naturel pour avoir une impression esthétique. Elle se donne ou se refuse suivant les cas. Je me trouvais à ce stade de mon introspection à peu près aussi avancé que Proust devant les aubépines. Il écrit en effet :

 Mais j’avais beau rester devant les aubépines, à respirer, à porter devant ma pensée qui ne savait ce qu’elle devait en faire, à perdre, à retrouver leur invisible et fixe odeur, à m’unir au rythme qui jetait leurs fleurs ici et là avec une allégresse juvénile et à des intervalles inattendus, elles m’offraient indéfiniment le même charme avec une profusion inépuisable mais sans me le laisser approfondir davantage, comme ces mélodies qu’on rejoue cent fois de suite sans descendre plus avant dans leur secret. Je me détournais d’elles un moment pour les aborder ensuite avec des forces plus fraîches […]. Puis je revenais devant les aubépines comme devant les chefs-d’œuvre dont on croit qu’on saura mieux les voir quand on a cessé un moment de les regarder, mais j’avais beau me faire un écran de mes mains pour n’avoir qu’elles sous les yeux, le sentiment qu’elles éveillaient en moi restait obscur et vague, cherchant en vain à venir se dégager, à venir adhérer à leurs fleurs. Elles ne m’aidaient pas à l’éclaircir et je ne pouvais demander à d’autres fleurs de le satisfaire.

On voit nettement ici se poser le problème. Proust analyse fort bien ce qui fait le charme sensible des aubépines (leur parfum, le « rythme » de leur répartition, l’allégresse de leur croissance). Mais il estime aussi que cette analyse est insuffisante : l’essentiel reste inexprimé.

Il écrit ailleurs plus nettement encore :

[…] tout à coup, un toit, un reflet de soleil sur une pierre, l’odeur d’un chemin me faisaient arrêter par un plaisir particulier qu’ils me donnaient et aussi parce qu’ils avaient l’air de cacher au-delà de ce que je voyais quelque chose qu’ils m’invitaient à venir prendre et que malgré tous mes efforts je n’arrivais pas à découvrir. Comme je sentais que cela se trouvait en eux, je restais là immobile, à regarder, à respirer, à tâcher d’aller par la pensée au-delà de l’image ou de l’odeur. Et s’il me fallait […] poursuivre ma route je cherchais à les retrouver en fermant les yeux : je m’attachais à me rappeler exactement la ligne du toit, la nuance de la pierre, qui, sans que je pusse comprendre pourquoi m’avaient semblé pleines, prêtes à s’entrouvrir, me livrer ce dont elles n’étaient qu’un couvercle […]. Mais le devoir de conscience était si ardu que m’imposaient ces impressions de forme, de parfum ou de couleur – de tâcher d’apercevoir ce qui se cachait derrière elles, que je ne tardais pas à me chercher à moi-même des excuses qui me permissent de me dérober à ces efforts et de m’épargner cette fatigue.

Ce texte est significatif : ainsi un objet qui attire notre perception esthétique nous apparaît ambigu. Nous cherchons, l’esprit tendu, à lui arracher son secret. Et c’est là faire œuvre d’artiste. Mais si nous n’y parvenons point, notre esprit se détend, et nous ne percevons plus sous la catégorie esthétique. Nous sommes seulement et animalement sen- sibles à ce fond des choses qui flatte nos sens : chatoiements, couleurs, parfums, etc. Il s’agissait donc de trouver une certaine chose qui s’ajoute par moments à la perception ordinaire et qui la rend « belle ».

Or, poussant plus avant mes expériences, j’ai pu me rendre compte que je ressentais ces impressions de beauté à propos des objets naturels les plus humbles, et que par suite il n’était peut-être pas juste de les classer en « objets beaux » et « objets laids » mais que chacun d’eux était – suivant les moments – ou beau ou laissé à son état normal qui est d’être indifférent ou repoussant (ce dernier caractère étant d’ordre purement sensible). Notons seulement que s’il n’y a pas hiérarchie des objets au point de vue esthétique, il y a toutefois hiérarchie des objets en tant qu’ils nous disposent plus ou moins à prendre l’attitude esthétique, suivant que leur matière (j’entends par là leur couleur, leur odeur, etc.) nous donne plus ou moins de plaisir sensible.

J’ai pu saisir l’essence, en quelque sorte, de ce surcroît – qui fait de la perception normale une « surperception » – en deux circonstances particulières. J’ai ressenti l’impression esthétique devant l’aiguille des secondes de ma montre éclairée par un soleil éblouissant. Or, en ce cas, j’ai pu tirer de cette perception son surcroît (je dirai plus loin par quelle méthode), une simple image-souvenir : le bleu de ma montre évoquait pour moi le bleu du ciel au-dessus du Sacré-Cœur un certain jour de juin. La rue Clignancourt, fortement en pente avec un bout de ciel entre ses maisons, m’apporte, quand je la vois d’un trottoir en contrebas, comme une bouffée de l’air d’Arcachon. Je m’attends à trouver la mer derrière cette rue dont je ne vois que le sommet. L’impression esthétique ressentie sur le Hohneck et mille autres analogues pourraient s’expliquer ainsi. Une théorie facile se présente : on a dit longtemps que la sensation forme le noyau central de la perception et que des images se groupent autour de cette sensation. Nous avons tenté de montrer qu’il n’en est rien. Toutefois, si l’on veut bien distinguer perception normale et perception esthétique, il faut convenir qu’à cette dernière on pourrait presque appliquer l’ancienne psychologie. Il y aurait un noyau central : l’effort pour se placer à un point de vue autre et plus immédiat que celui de la perception. La limite idéale serait cette sensation primitive qui serait créée de ce biais si l’on pouvait assez désorganiser l’organisme de la perception. Il y aurait en somme – pour parler le langage où nous avons dénoncé une pétition de principe – plaisir des sens à leur activité. Ce qui plaît alors dans un objet ce n’est pas la forme mais la nature. Cette couleur rouge plaît à mon œil, cette lumière blanche suscite une activité modérée qui entraîne le plaisir. Prendre intérêt à ces diverses activités, c’est oublier autant qu’il est possible l’objet, ou plutôt c’est reléguer dans une région moins consciente de l’esprit une perception de l’objet devenue globale. Mais cet objet qui perd un peu de son individualité et qui s’impose surtout à moi en tant que fait affectif va attirer des images dont la ressemblance avec lui sera d’autant plus vague que nous nous attacherons davantage à sa matière et que sa forme sera plus vaguement perçue. D’où l’ambiguïté de l’objet esthétique et l’impression qu’il donne de cacher quelque chose derrière lui. Quand nous regardons une colonne, nous oublions que c’est une colonne, nous sommes sensibles à la direction de ses lignes, fuyantes ou renflées. Or, ceci attire des souvenirs, c’est maintenant « fuyantes comme un dos », « renflées comme des hanches » qu’il faut dire.

Cette théorie est la première qui se présente à l’esprit. Elle est vraie dans sa démarche générale, mais elle laisse subsister une immense dif- ficulté : comment l’image s’implique-t-elle dans la perception ? Nous retombons sous le coup des critiques que nous avons adressées nous- mêmes à Höffding. D’autre part, y a-t-i1 là pur et simple état affectif ? Assurément non. C’est une affirmation (c’est l’affirmation de la mer ou du Sacré-Cœur dans les cas précédents). C’est en même temps une certaine tendance à réaliser la mer en moi : dans un cas j’attends la mer, dans l’autre je tends à réaliser le Sacré-Cœur sur l’aiguille de ma montre; s’il ne tenait qu’à moi je verrais le Sacré-Cœur.

Comment donc faut-il expliquer cela ? Certes, il n’y a pas d’image représentative, on ne peut le nier. Dire qu’une image est derrière la conscience, qu’elle se presse à sa porte, c’est une métaphore spatiale qui ne peut rien signifier. D’autre part, il est évident que j’ai seulement conscience d’une attitude affective. Seulement cette attitude affective n’est pas la pure et simple reconnaissance. La reconnaissance de la paramnésie apporte sans doute son mystère avec elle : il y a sentiment d’étrangeté mais non pas le sentiment d’un secret. Or, dans le cas présent, je veux arracher aux choses leur secret et si j’y parviens je n’aurai pêché qu’une image de mon passé.

Mais peut-être serons-nous plus éclairés si nous recherchons la méthode par laquelle j’ai trouvé cette image. Faut-i1 dire que je l’ai tirée du fond de l’inconscient où elle se dissimulait? Ce serait poursuivre la comparaison de tout à l’heure et, d’ailleurs, je n’ai rien fait de semblable. En fait, j’ai construit à tâtons des images et je les ai placées, les unes après les autres, au centre de ma conscience, en pleine lumière, pour les comparer à un terme absent. Et chaque fois je sentais que mon corps les repoussait jusqu’à ce qu’enfin un petit choc m’avertît que j’avais trouvé juste. C’est une question que nous traiterons beaucoup plus tard de savoir si cette dernière image construite volontairement est repré- sentative. Nous supposerons pour le moment qu’elle l’est, pour rester conforme à l’opinion générale.

Or, cette représentation, mon corps l’a acceptée parce qu’elle était l’équivalent d’un état non représentatif qui était mon attitude affective du moment. Ici se pose donc le problème d’une définition provisoire de l’image. On dit qu’elle est « la représentation d’un objet absent». C’est une pétition de principe et, en outre, cela pose la question insoluble de « l’image vraie ». En effet : un objet présent est une repré- sentation, l’image serait la représentation d’un objet absent; toutes deux seraient donc des représentations, d’où impossibilité de les distinguer. Or, en fait, quoiqu’aucune théorie philosophique ne nous fonde en raison la distinction entre image et objet, le sens commun la fait spontanément. Nous proposons donc la définition provisoire suivante : « L’image est le substitut mental d’une perception. »

Or, qu’y a-t-il en moi lorsque je perçois un objet naturel comme esthé- tique? Cet objet m’en évoque un autre, absent, de la manière suivante : je prends l’attitude affective que je prendrais précisément si cet objet était présent, mais, en même temps, cette attitude bornée par la réalité actuelle de ma perception ne se suffit pas à elle-même et je sens une sollicitation de tout mon être à créer une image représentative de l’objet absent. Cette image n’est nulle part, ou plutôt elle est hors de moi et virtuelle, si l’on veut; mais telle quelle, elle m’attire dans une certaine direction. Il y a eu « sentiment de Moiïté », d’« intimité» devant un objet inconnu, perception d’une ressemblance alors qu’un terme de la ressemblance faisait défaut, et cela a suffi pour orienter tout mon corps vers ce second terme qui était présent affectivement tout entier en moi, mais dont la représentation manquait. N’avons-nous pas ici, dans ce mouvement de l’affectif vers le repré- sentatif « moteur immobile », un processus qu’on pourrait précisément appeler « le substitut mental de la perception » ? Nous n’avons pas encore le droit de le dire. Concluons seulement que l’image de l’objet absent – qu’on la fasse ou non représentative – joue en tout cas dans la surperception un rôle affectif.


* Référence ouvrage : Études sartriennes 2018, n° 22. Directeur d'ouvrage: Gautier Dassonneville