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Extrait / Le Religieux dans les conflits armés contemporains

RELIGIONS ET CONFLITS, COMPRENDRE LES LIENS

La fin des guerres de religion au XVIIIᵉ siècle en Europe avait, semble-t-il, relégué la religion au second rang des facteurs explicatifs des conflits internes et internationaux. Mais le déclin des idéologies séculières telles que le socialisme, la résurgence parallèle de la foi dans de nombreuses parties du monde, le regain apparent des conflits dits « ethniques » et « communautaires », ainsi que la percée du fondamentalisme islamique, ont replacé la religion au centre des recherches des spécialistes en relations internationales. Certaines études récentes montrent que, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, beaucoup de conflits présentent des dimensions, ou des causes, religieuses, que ceux présentant une dimension religieuse tendent à être plus violents et plus longs que les autres, et qu’il y a eu une augmentation globale du nombre de conflits religieux (c’est-à-dire des conflits dans lesquels au moins l’un des protagonistes pense que la religion est l’enjeu principal). Les conflits dits « ethniques » sont en particulier davantage susceptibles de présenter une forte dimension religieuse, et les conflits entre religions différentes sont beaucoup plus nombreux que les attaques fondamentalistes contre des États séculiers. Depuis 1945, les religions, et les différences religieuses, figurent donc parmi les facteurs les plus fréquents de conflits internes et internationaux.

Ces tendances, qui semblent en partie contredire les théories relatives à la sécularisation et à la modernisation du monde, sans toutefois entièrement valider celles qui prédisent un « clash des civilisations », ont nourri l’idée que les conflits présentant de fortes dimensions religieuses étaient plus sauvages, brutaux, et « rétrogrades » que les autres :

Religious nationalisms invoke particularly troubling images of strife, hatred, and violence, often for good reason. The recourse to religion as a means to redefine national community can and has led to violence of staggering proportions.

Ce qui rend les simplifications hâtives impossibles, toutefois, est que les religions représentent parfois de puissantes forces d’opposition aux nationalismes et aux conflits, et peuvent permettre de limiter les processus d’escalade, voire peuvent jouer un rôle apaisant pendant des négociations de paix. Qui plus est, nombre de religions coexistent paisiblement à travers le monde, et beaucoup de pays abritant des groupes de confessions différentes connaissent paix et stabilité. Et, contrairement à ce que certaines études semblent impliquer, il apparaît que dans nombre de cas ce sont les situations conflictuelles qui génèrent un renouveau du sentiment religieux, et non l’inverse.

L’impact apparemment imprévisible des religions sur les sociétés, et sur les processus politiques, s’explique par leurs complexité et ambiguïté inhérentes, et par le fait qu’elles constituent des systèmes très divers et changeants, qui peuvent être appréhendés tantôt comme des entités culturelles, des structures idéologiques, des acteurs politiques, des institutions ou des communautés, pour ne mentionner que quelques-unes de leurs multiples facettes. Chacune de ces facettes renvoie à son tour à une multiplicité de processus, ainsi que l’a notamment montré Georg Simmel. Il est ainsi important de souligner que les pratiques, croyances, institutions et textes que l’on regroupe sous le terme de « religion » sont si diverses, et prennent un sens si différent selon les cultures, qu’il est difficile de définir précisément le concept de religion. Certains auteurs comme William Cavanaugh estiment qu’il n’y a pas d’essence transhistorique et transculturelle de la religion, et que l’idée de l’existence d’un domaine religieux séparé du séculier n’a pas toujours de sens. Ainsi par exemple, Judaïsme et Islam ne conçoivent pas la religion comme une activité sociale distincte des autres. De ce fait, de plus en plus d’auteurs recommandent d’utiliser le concept de religion avec une certaine distance critique, et ce d’autant qu’il est souvent instrumentalisé afin de délégitimer certains individus, groupes ou États en les décrivant comme portés au fanatisme, à l’inverse du sujet occidental, qui serait rationnel et séculier.

Beaucoup d’auteurs ont tenté de classifier les différentes facettes de l’objet « religions », en mettant l’accent soit sur leur contenu doctrinal, soit sur leur structure, ou encore sur le contexte dans lequel elles se déploient, et les ont ensuite reliées aux phénomènes d’éruption des conflits. Parmi ces tentatives de classification, celle de Jonathan Fox met en évidence plusieurs fonctions essentielles des religions au niveau politique, social, et conflictuel : d’abord, les religions constituent un cadre d’analyse et de compréhension du monde ; ensuite, elles fournissent un ensemble cohérent de valeurs et de comportements ; elles organisent les communautés de croyants par le biais d’institutions formelles ; enfin, elles ont la capacité de légitimer certains acteurs, actions et institutions. En partant de cette classification relativement simple, nous pouvons remarquer que lorsque nous essayons d’analyser les relations entre religions et conflits, nous évoquons en réalité deux aspects du phénomène religieux, différents mais complémentaires : d’une part, les religions constituent des cadres symboliques et culturels qui peuvent également jouer le rôle de liens sociaux, et qui présentent des ressemblances frappantes avec l’ethnicité ou le nationalisme. Ce cadre peut être utilisé comme outil de mobilisation en temps de conflit : les religions peuvent en effet se substituer aux identités politiques, elles peuvent servir à légitimer la violence, à sanctifier une lutte politique, à désigner un bouc émissaire, à renforcer la fierté d’un groupe, à encourager le fanatisme ou encore à transformer l’image de l’Autre en celle d’un ennemi. En d’autres termes, les religions peuvent fonctionner comme des marqueurs ethniques, et essentialiser les différences entre les groupes. D’autre part, les religions constituent également des éléments structurants non seulement pour les communautés de croyants, mais aussi pour les sociétés dans leur ensemble. En effet, les religions sont aussi des institutions qui structurent et divisent les sociétés, par exemple en entretenant des systèmes de scolarisation séparés, en favorisant le maintien de sphères médiatiques et politiques distinctes, etc. Mais par-dessus tout, cela signifie que les religions sont aussi des acteurs sociaux, culturels, politiques et même économiques qui peuvent intervenir dans l’espace public, entrer en compétition avec d’autres élites politiques, et développer en leur sein des stratégies différentes, et parfois contradictoires.

Dans cette perspective, le but de cette contribution n’est pas d’analyser ces deux rôles des religions en temps de conflit, puisqu’une telle analyse a déjà été conduite, mais plutôt d’essayer d’apporter des améliorations aux théories ou cadres d’analyse existants : la plupart de ces théories se concentrent sur une seule phase du cycle des conflits (essentiellement comment les religions contribuent à l’éclatement des conflits, ou comment elles participent à leur intensification), comme si ces différents aspects n’étaient pas interdépendants ; très peu de cadres d’analyse (à la notable exception de Fox dans ses différentes publications) ont essayé d’adopter une approche dynamique, intégrant l’impact de la religion sur l’ensemble du cycle des conflits, et vice versa ; par ailleurs, la plupart des recherches sur les liens entre religions et conflits se fondent, dans l’ensemble, soit sur quelques cas d’étude spécifiques sans chercher à les relier à un cadre d’analyse plus général, soit sur une analyse de type quantitatif, très utile pour mettre en évidence des tendances générales, mais assez peu heuristique lorsqu’il s’agit de comprendre les relations complexes et parfois contradictoires qui se déploient au niveau local. Enfin, les analyses existantes tendent à présenter les liens entre religions et conflits comme unidirectionnels, en se concentrant sur la manière dont les religions contribuent ou jouent un rôle dans les conflits, et négligent le fait que les conflits eux-mêmes peuvent nourrir le fait religieux.


* Article d'Élise Féron, extrait de l'ouvrage « Le Religieux dans les conflits armés contemporains », sous la direction de Philippe Portier et Frédéric Ramel.