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Extrait - Correspondance générale d'Alexandre Dumas. Tome III



Gérard de Nerval à A. Dumas

[Strasbourg, 10 septembre 1838]

Prévenez-moi dans le cas où vous resteriez passé le 14 parce qu’alors je vous rejoindrez sûrement, mais je ne puis trop vous conseiller pourtant, si nulle raison ne s’y oppose, de venir plutôt résider à Baden. Si vous ne vous y plaisez pas, et vous seriez difficile, qui vous empêcherait de descendre en un jour à Bâle, et de là à Constance, premier but de notre expédition ? Rien de tout cela n’est coûteux.

Le théâtre Ventadour n’ouvrira pas, m’a dit Royer, avant le 10 octobre, au plus tôt. De plus Joly vient d’obtenir le privilège de l’opéra complet en deux actes avec récitatif au piano. C’est signé la veille du départ de Royer. Cela va donc conduire à de nouveaux arrangements et sans doute à de nouveaux retards car il voudra donner tout d’abord un échantillon de ce genre. Dans tous les cas cette addition ne peut manquer d’être favorable à l’entreprise.

Vous n’avez peut-être pas pris mon travail solitaire au sérieux, car vous ne m’en parlez pas ; mais je vous jure que rien n’est plus exact, et j’aurais été bien plus loin sans les nécessités de […] [à l’autre]. Pour vous le rappeler mieux je transcris une dizaine de vers que j’ai faits en dormant, en dormant c’est très exact; et dont j’ai seulement recalé quelques pieds à mon réveil :

En partant de Baden, j’avais d’abord songé
Que par Monsieur Hyrvoix ou par Monsieur Hypgé,
Je pourrais, attendant des ressources meilleures,
Prendre au bateau du Rhin ma place pour six heures,
Ce qui m’avait conduit, plein d’un espoir si beau,
De l’hôtel du Soleil à l’hôtel du Corbeau :
Mais à Strasbourg le sort ne me fut point prospère,
Hyrvoix fils avait trop compté sans Hyrvoix père,
Et je repars, pleurant mon destin non pareil,
De l’hôtel du Corbeau à l’hôtel du Soleil !

Il n’en faut pas moins remercier M. Hyrvoix fils pour sa bonne volonté paternellement contrariée ; nous connaissons ces pères-là. Je vous demande pardon aussi de la peine que cela vous a donnée; vous avez fait tout votre possible, et comme vous dites : Dieu est grand; dans cinq ou six jours je me trouverai plus riche que vous.

Je repartirais bien dès demain pour Baden car rien ne s’y oppose, ayant payé mon hôtel et ayant beaucoup payé antérieurement à celui de Baden, mais j’ai peur que les 200 livres n’arrivent moins couramment à Baden qu’ici. Il y a à Strasbourg deux frères banquiers qui me paraissent de bien honnêtes gens et je tiens à continuer leur connaissance, si mes correspondants de Paris m’en procurent de nouveaux moyens.

De plus Strasbourg est une ville plus agréable en y restant qu’au premier abord. Il me semble que je travaille mieux dans tout ce bruit des rues, que dans le silence de la campagne, ayant d’ailleurs pour y réfléchir, les promenades les plus charmantes. Baden et Strasbourg alternativement, c’est de quoi passer un été fort heureux et fort paisible. Je vous recommande ce système de résidence. De plus il y a maintenant un opéra allemand fort bon. On a joué hier Anna Bolena, on jouera demain La Couchette de Grenade par Marschern. Pour un homme qui s’occupe d’ailleurs consciencieusement la journée, ces soirées-là ne sont pas indifférentes.

Tâchez en passant de recueillir quelques détails sur les étudiants non pour le drame, j’ai tout ce qu’il faut, et les choses curieuses sont parfaitement mêlées à l’action, mais pour le costume et la mise en scène. Il nous faudrait au second acte un intérieur de taverne qui ait une cer- taine tournure. Ce sera du reste de quoi contrarier un peu M. Duponchel qui voulait employer des étudiants dans l’opéra La Sœur des fées qu’on jouera dans un an; tâchez d’avoir un dessin quelconque un peu drôle ; ce serait du reste le seul décor à faire exprès.

Adieu, mon cher ami. – Tâchez de m’écrire tout de suite si vous êtes un peu sûr du jour de votre départ et de votre arrivée, afin que je sois à Baden juste à votre passage.

À Monsieur Alexandre Dumas chez Leredde restaurateur
à Francfort sur le Mein
Strasbourg 11 [septembre] 1838

Référence ouvrage : Correspondance générale. Tome III. Édition de Claude Schopp.