Aller au contenu

Classiques Garnier

Chaînes et maillons du commerce : xvie siècle–xixe siècle Sous la direction de Gilbert Buti, Anne Montenach et Olivier Raveux, Aix-en-Provence, Presses Universitaires de Provence, 2023, 300 pages

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Systèmes alimentaires / Food systems
    2023, n° 8
    . varia
  • Auteur : Paché (Gilles)
  • Pages : 293 à 297
  • Revue : Systèmes alimentaires
  • Thème CLIL : 3306 -- SCIENCES ÉCONOMIQUES -- Économie de la mondialisation et du développement
  • EAN : 9782406158042
  • ISBN : 978-2-406-15804-2
  • ISSN : 2555-0411
  • DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-15804-2.p.0293
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 15/11/2023
  • Périodicité : Annuelle
  • Langue : Français
293

Chaînes et maillons du commerce :
xvi
e  siècle–xix e  siècle

Sous la direction de Gilbert Buti, Anne Montenach
et Olivier Raveux, Aix-en-Provence,
Presses Universitaires de Provence, 2023, 300 pages

Voici un ouvrage collectif qui devrait retenir lattention de nombreux chercheurs, enseignants et étudiants en sciences humaines tant sa richesse et sa profondeur sont en tous points remarquables. On retrouve « à la manœuvre » Gilbert Buti, Anne Montenach et Olivier Raveux, trois membres du fameux UMR TELEMMe (CNRS–Aix-Marseille Université), dont la réputation internationale sur les recherches en histoire globale nest plus à faire. Certes, à première vue, on pourrait penser que les préoccupations du lectorat de Systèmes alimentaires / Food Systems sont bien éloignées dun ouvrage abordant les chaînes et maillons du commerce mis en œuvre dans un lointain passé, en partie déconnecté de problématiques contemporaines. Qui plus est, à la découverte de la table des matières, daucuns ajouteront que le soufre et la soude, les soieries ou encore les biens de luxe, traités dans des chapitres ad hoc, nont vraiment pas grand-chose à voir avec lalimentation et les produits alimentaires. Pourtant, quelle méprise… et quelle erreur de ne pas se plonger dans un ouvrage collectif recelant de nombreuses pépites dérudition, des pépites qui ne laisseront pas indifférents celles et ceux convaincus que décrypter « hier » savère essentiel pour mieux comprendre « aujourdhui ».

Louvrage proprement dit est constitué de 13 chapitres, écrits par autant dauteurs dhorizons géographiques et institutionnels différents, et précédés par une brillante introduction générale cherchant à clarifier des notions aussi polysémiques que « chaîne » et « réseau » (une dimension sémantique largement abordée en sciences de gestion et en économie agro-alimentaire depuis plusieurs décennies, mais que les coordonnateurs 294de louvrage ne traitent pas, ce qui est logique compte-tenu de leur champ disciplinaire dappartenance). Les 13 chapitres sont regroupés en trois parties ne suivant pas un ordre chronologique mais, au contraire, sappuyant sur trois éclairages pertinents : un éclairage sur les acteurs qui animent les chaînes de léchange international ; un éclairage sur les relations qui se nouent entre lesdits acteurs dans certaines chaînes internationales, mais aussi nationales ; un éclairage sur des produits singuliers qui, en tant que maillons, se placent au cœur de réseaux transactionnels et logistiques. À ce titre, on peut parler dun riche kaléidoscope qui conduit le lecteur, chemin faisant, à se plonger dans une grande diversité de « situations de gestion », en fonction de sa curiosité ou de ses centres personnels dintérêt.

Bien évidemment, hors de question ici de synthétiser chacun des chapitres, ce que lintroduction générale de louvrage rédigée par ses trois coordonnateurs fait excellemment. Je souhaite plutôt souligner en quoi les développements historiques, abordés dans plusieurs des contributions, renvoient plus ou moins explicitement à des questionnements très actuels en matière de management des chaînes de valeur, en général, et des food chains, en particulier ; par exemple dans la construction dun climat de confiance entre acteurs pour poursuivre efficacement une aventure commune. En bref, je propose de faire part de mon propre voyage au sein de louvrage collectif à travers lidentification de six grandes thématiques :

 Thématique 1 : maîtriser les flux logistiques. Impossible de passer à travers la logistique tant elle est présente dans plusieurs chapitres, soulignant le rôle de certains ports comme plates-formes collectrices et redistributrices de multiples produits alimentaires. Cest le cas notamment de Lorient, plaque tournante – on dirait aujourdhui hub – pour le poivre, le café, le thé ou encore le blé en provenance de lOcéan Indien. Le cas aussi de Marseille, qui accueille des « négociants suisses » dont le sens des affaires identifie rapidement la ville phocéenne comme un point majeur de concentration des flux en provenance dAfrique ; ou encore le cas de Cadix, au cœur des échanges entre le Mexique et lEurope, notamment avec la présence defficaces flotistas, une forme de logistique à la performance avérée. Inutile de souligner que nous retrouvons là des problématiques largement sous le feu de lactualité, et plus encore pendant la crise de la Covid-19, quand des dysfonctionnements logistiques ont mis à mal de nombreuses global value chains.

295

– Thématique 2 : sadapter aux exigences des clients. Traverser lOcéan Atlantique pour vendre des marchandises exige den prendre soin pour ne pas en diminuer la valeur aux yeux des clients, ce qui fut aussi, hélas !, le cas du trafic desclaves pendant la terrible période du commerce triangulaire. Or les assauts des flots peuvent nuire à la qualité des cargaisons à larrivée, sans parler de délais de transport beaucoup trop longs gâtant les marchandises. Voilà des farines malodorantes, des œufs pourris ou des fromages corrompus que le représentant dun armement est obligé de brader après dâpres négociations, voire des enchères descendantes. En bref, toute une politique de rabais doit être envisagée, y compris pour un vin du Languedoc, « aigre et sans davantage de couleur que leau » (p. 53), ce qui nest pas sans rappeler des pratiques de remises et ristournes très actuelles pour qui sintéresse au commerce moderne.

– Thématique 3 : fractionner les ventes. Alors que les approches traditionnelles des chaînes du commerce tendent à privilégier les logiques de massification, sans doute parce que la vision qui lemporte est celle des réseaux dapprovisionnement internationaux (dont lefficacité exige du volume pour obtenir dimportantes économies déchelle), la vente au détail devient pas à pas un élément essentiel des échanges. Il sagit désormais de fractionner loffre de produits alimentaires, tout en laissant à des acteurs spécialisés – et compétents – le soin de gérer les opérations logistiques de transport sur longue distance, puis de stockage avant la mise en vente. Détaillants dun côté, grossistes de lautre : se dessine progressivement dans louvrage la morphologie des canaux de distribution tels quils seront abondamment étudiés par une littérature spécialisée en marketing dès la fin du xixe siècle, et surtout dès le début du xxe siècle, aux États-Unis puis en Europe.

– Thématique 4 : approvisionner les espaces urbains. Comme on le sait, dès le Moyen Âge, les villes prennent une place grandissante en Europe. Les alimenter en produits alimentaires devient par conséquent un enjeu majeur pour sustenter les populations, une question dailleurs largement étudiée par des historiens français comme Fabien Faugeron, Charles Higounet ou Fabienne Huard-Hardy. Lespace urbain sinscrit par conséquent dans lorganisation des chaînes du commerce et sappuie sur lintervention des acteurs dynamiques précités : les grossistes et les détaillants (ou marchands-magasiniers). Lune des interrogations principales concerne dès linstant léchelle géographique dintervention de ces acteurs, ce 296que lon dénomme aujourdhui les « zones de chalandise ». Comme on peut le constater, la ville devient un « nœud de communication » qui joue un rôle majeur de coordination des flux à léchelle régionale, de quoi alimenter la réflexion sur les configurations actuelles de logistique urbaine (ou city logistics en anglais).

– Thématique 5 : impulser de nouvelles habitudes de consommation. Penser des réseaux dapprovisionnement à léchelle internationale ouvre une perspective stimulante en matière de pratiques de commercialisation : faire découvrir et adopter des produits alimentaires exotiques aux habitants des pays européens. Cest typiquement ce que le négoce suisse triomphant fait à Marseille puisquil « retire de lespace méditerranéen un panel de “produits du cru” dont la diffusion nourrit les structures industrielles et imprègne les habitudes de consommation » (p. 161). Ainsi, sil est incontestable que les chaînes du commerce offrent à des produits locaux une ouverture vers de nouveaux marchés par-delà les océans – par exemple pour lhuile et le savon – cest aussi la découverte par les marchés domestiques de nouvelles marchandises, jusqualors inconnues, qui est facilitée. Ne peut-on pas imaginer là dy voir les prémices dune globalisation portée par un modèle néo-libéral auquel nous sommes soumis, pour le meilleur et pour le pire, depuis plusieurs décennies ?

– Thématique 6 : tirer avantage de lexpertise des femmes. Au détour de deux chapitres, les femmes sont mises sur le devant de la scène de la circulation des marchandises, tant pour une face sombre (un rôle clé dans le piquage donce, autrement dit le vol de déchets dans la soierie lyonnaise), que pour une face lumineuse (un rôle clé dans le fonctionnement du négoce marseillais). Dans le premier cas, apprend-on, des ouvrières peu scrupuleuses profitent du fait quelles maîtrisent lenvironnement urbain et que leur présence y est très banale pour mener à bien leurs larcins, tandis que dans le second cas, au contraire, cest une expertise toute féminine dans la négociation, au cœur de la chaîne marchande, qui fait des merveilles. Ainsi, entre des maris récemment décédés et des enfants trop jeunes pour prendre la suite de laffaire familiale, des veuves excellent dans lorganisation et le suivi des flux afin que des cargaisons arrivent à bon port. Voilà qui devrait passionner des chercheuses comme Blandine Ageron, Ludivine Chaze-Magnan et Émilie Hoareau, étudiant actuellement les compétences en logistique sous le prisme du genre !

297

Les six thématiques retenues, je le rappelle, sont le fruit dune lecture toute personnelle du brillant ouvrage coordonné par Gilbert Buti, Anne Montenach et Olivier Raveux, une lecture qui est dailleurs celle, non pas dun historien, mais dun spécialiste du management sétant pris au jeu : nest-il pas possible didentifier des traces des pratiques et stratégies contemporaines relatives aux food chains dans le fonctionnement des chaînes et réseaux entre le xvie et le xixe siècle ? La réponse est sans conteste positive, et pour tous les admirateurs de lécole des Annales, aucune surprise à cela. Pour celles et ceux qui veulent comprendre la dynamique du capitalisme marchand, il est impossible de ne pas se référer à un temps long, détaché de lhistoire purement évènementielle qui privilégie des « oscillations brèves, rapides, nerveuses », comme lécrit si bien Fernand Braudel dans La Méditerranée et le monde méditerranéen à lépoque de Philippe II (1949). Alors même quun véritable « tsunami » de travaux sur les chaînes et les réseaux existe dans la littérature en sciences de gestion et en économie agro-alimentaire, force est dadmettre quils se coupent le plus souvent de toute épaisseur historique en référence au temps long. Reconnaissons à louvrage publié aux Presses Universitaires de Provence une vertu qui na pas de prix : nous donner à voir, par petites touches et avec grande intelligence, les fondements lointains de léconomie-monde planétaire dans laquelle nous vivons.

Gilles Paché

CERGAM,
Aix-Marseille Université