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Classiques Garnier

Transition agricole et alimentaire : la revanche des territoires Henri Rouillé d’Orfeuil, Paris, IRG – Éditions Charles-Léopold-Mayer, 2018, 254 p.

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Systèmes alimentaires / Food Systems
    2018, n° 3
    . varia
  • Auteur : Rastoin (Jean-Louis)
  • Pages : 297 à 303
  • Revue : Systèmes alimentaires
  • Thème CLIL : 3306 -- SCIENCES ÉCONOMIQUES -- Économie de la mondialisation et du développement
  • EAN : 9782406087229
  • ISBN : 978-2-406-08722-9
  • ISSN : 2555-0411
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-08722-9.p.0297
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 10/12/2018
  • Périodicité : Annuelle
  • Langue : Français
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Transition agricole et alimentaire :
la revanche des territoires

Henri Rouillé dOrfeuil, Paris,
IRG – Éditions Charles-Léopold-Mayer, 2018, 254 p.

Jean-Louis Rastoin

Montpellier SupAgro, UMR Moisa

Si lon adopte la définition des physiciens, une transition marque le passage dun état à un autre. Dans le domaine des sociétés humaines, on peut donc légitimement parler, au tournant du xxe siècle, dune transition induite par des changements importants observés ou attendus dans plusieurs champs – économique, social, environnemental – et notamment celui fondamental de lalimentation et donc de lagriculture qui constitue ses racines. Louvrage dHenri Rouillé dOrfeuil présente donc un double intérêt : celui de lenjeu en termes de durabilité et celui du moment opportun.

Dun point de vue épistémologique et méthodologique, lauteur fait le choix pertinent dune approche pluridisciplinaire : pour traiter dun sujet de nature complexe et polysémique, il mobilise les sciences humaines et sociales – histoire, géographie, économie, sociologie, droit – et de la nature – écologie, agronomie – et apporte une large expérience de terrain (ministères français et institutions intergouvernementales, mouvements associatifs et ONG en France et à létranger). Il combine ainsi une vision conceptuelle et opérationnelle qui confère originalité et intérêt à ses écrits. Le style est précis et fluide et la lecture agréable1.

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Louvrage est organisé autour dun fil dAriane qui est aussi une conviction : la transition est nécessaire parce que, selon lexpression dAntonio Gramsci, « lancien monde se meurt » et le « nouveau tarde à apparaître », et que cet ancien monde, celui de la mondialisation à fortes externalités négatives, nest guère satisfaisant. La transition est dès lors présentée comme une dynamique vers un monde meilleur qui « réintégrerait la mondialisation dans le monde réel » – car il serait illusoire de prétendre « démondialiser » la planète – à travers une prise en compte des territoires dans leurs dimensions sociales, culturelles, économiques et environnementales (doù le sous-titre de louvrage, La revanche des territoires).

La discipline-mère de la transition sociétale est évidemment lhistoire, pas celle de Francis Fukuyama qui annonce une finitude, mais celle de Fernand Braudel qui analyse les grandes mutations dans une perspective évolutive toujours remise en chantier. Lauteur lui consacre la première partie qui est « lhistoire dune prédation » ponctuée de crises venant marquer des essors et des achèvements de cycles : féodalisme, puis capitalismes, avec un focus sur la période récente des 30 Glorieuses. Le « capitalisme intégral anglais » (1780-1914), avec ses succès technologiques et économiques, mais aussi ses excès, butte sur les « limites de lexploitation des ressources humaines et naturelles » et sur ce quannonçait Gramsci du fond de son cachot, « les phénomènes morbides les plus variés » de lentre-deux-guerres : les génocides et le chaos de la Deuxième Guerre mondiale. 1944, avec les accords de Bretton Woods et la défaite de Keynes face à White, ouvre le triomphe du libre-échange sous la suprématie du dollar formalisé quelques années plus tard par le consensus de Washington. Dès lors, la doxa du triptyque marché-productivité-croissance installé par la reconstruction des pays ravagés par les armes pouvait prospérer.

La 2e partie de louvrage est consacrée à la crise séculaire de 1974 (premier choc pétrolier en 1973, suivi de labandon de laccord de Bretton Woods sur la fixité des taux de change et de la dévaluation du dollar américain). Comme le décrit très bien lauteur, cest une crise 299structurelle multiforme annoncée et analysée par des intellectuels (Ivan Illich dès 1971, Donella et Dennis Meadows en 1972) et une personnalité politique hors du commun (Gro Harlem Bruntland, en 1987) qui tirent la sonnette dalarme. Cependant, la crise perdure faute des réformes nécessaires. Elle se manifeste par 4 phénomènes de grande ampleur :

1) Un marché du travail bien loin du plein emploi à léchelle internationale ; selon les calculs de lauteur, le monde compterait aujourdhui 850 millions dactifs sans emploi auxquels devraient sajouter 1 650 millions de nouveaux arrivants sur le marché du travail entre 2015 et 2050, soit 2 500 millions demplois à créer. Si lon y ajoute une accélération de lexode rural sous lhypothèse dune généralisation du modèle agroindustriel, avec 3 % dagriculteurs dans la population active totale comme cest le cas aujourdhui dans les pays à haut revenu, le chiffre atteint 4 500 millions demplois à trouver dans un scénario tendanciel durbanisation et dindustrialisation. Or, comme le dit Gro Harlem Bruntland, « il ny a pas de solution urbaine au problème fondamentalement rural de la pauvreté ».

2) En dépit des Sommets de la Terre de Stockholm (1972), de Nairobi (1982), de Rio (1992), ayant débouché sur les trois conventions emblématiques sur le climat, sur la biodiversité et sur la désertification et après les Sommets de Johannesburg (2002) et de Rio+20 (2012), les progrès sont très lents dans le domaine de lenvironnement et des ressources naturelles.

3) Lendettement astronomique (152 trillions de dollars) des sphères publique (1/3) et privée (2/3) représentant 2,25 fois le PIB mondial et 21 000 dollars par habitant. Le crédit est nécessaire au fonctionnement de léconomie, mais lorsquil fait lobjet de spéculations effrénées, les bulles explosent comme en 2007-2008, ce qui fait dire à lauteur que la planète « joue à la roulette russe » : la monnaie est un bien public et elle doit être strictement encadrée.

4) Les inégalités de revenu et de patrimoine qui traduisent des inégalités dans laccès aux ressources matérielles et immatérielles ont connu une accentuation considérable dans les dernières décennies (en 2016, selon Oxfam, 1 % de la population mondiale posséderait davantage de richesse – plus de 50 % – que les 99 % restants). Certes, la pauvreté recule dans le monde avec lélargissement de la classe moyenne dans les pays émergents, mais la montée des disparités de richesse est facteur 300de tensions sociales et de déstabilisation des démocraties, sans même parler de considérations éthiques. Cette situation a principalement pour origine lérosion des mécanismes de redistribution des revenus par lÉtat et la mondialisation de lévasion fiscale. Dans ces conditions potentiellement génératrices de dangereux conflits et destructrices de ressources naturelles, le défi majeur selon lauteur est de « rendre à [cette demi-humanité, ces milliards dexclus] une capacité et des occasions de sexprimer et dagir ».

La 3e partie aborde ensuite logiquement les chemins de la sortie de crise, cest-à-dire les voies et moyens de la transition. Pour lauteur, la transition ne peut être un « un simple logiciel » ni le seul fait dun leader charismatique : elle résultera dune prise de conscience et dune mobilisation de nombreux acteurs proches des citoyens et des territoires. Les analyses approfondies menées dans la partie précédente de louvrage permettent de suggérer des pistes daction. La première est la « reterritorialisation » de la gouvernance en lui donnant les outils nécessaires, à commencer par une fiscalité génératrice dincitations financières suffisantes. Il sagit de favoriser un « effet multiplicateur local » bénéfique notamment en termes demploi. En effet, la quasi-totalité de lépargne mondiale à long terme va aux grandes entreprises qui structurent léconomie mondiale, car elles sont portées par les marchés et soutenues par la plupart des gouvernements. Les paradis fiscaux amplifient lasymétrie des acteurs. Cette configuration assèche les économies nationales et locales. La deuxième piste daction est donc celle de la construction dun nouvel équilibre entre mondialisation et territoire. Il est proposé ici de créer un organisme intergouvernemental qui fasse contrepoids à lOMC dont lessentiel de la mission consiste à faciliter la circulation des biens et services marchands en supprimant barrières tarifaires et non tarifaires et, par conséquent, en rejetant toute considération sociale ou environnementale. La troisième recommandation est complémentaire, avec des politiques de lutte contre les externalités négatives de la mondialisation : lintérêt général doit inspirer la loi et les réglementations en dissuadant les pratiques à impact négatif du point de vue social, culturel et environnemental. Les modèles de production, tout comme les pratiques de consommation doivent être orientées par un objectif de développement durable. Finalement, il sagit de repenser les échelles de gouvernance locale, nationale et internationale pour accompagner la transition.

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La 4e partie prend la forme dune application des analyses et des orientations générales des chapitres précédents aux secteurs de lagriculture et de lalimentation. Lauteur rappelle en préambule que le système alimentaire mondial cest « 50 % du travail humain, 30 % des gaz à effets de serre et 75 % de la consommation deau douce ». Les systèmes agraires ont façonné la préhistoire et lhistoire de lhumanité à travers 3 révolutions techniques depuis le néolithique : la suppression des jachères, la mécanisation et le recours aux intrants chimiques et, depuis peu, lagroécologie. Probablement aussi sinon plus prégnantes que ces changements, des crises liées au statut de la terre jalonnent la « longue marche des paysans » selon lexpression de Louis Malassis : appropriation féodale, colonisation foncière (dans les empires), collectivisation (sous les régimes communistes) et, aujourdhui, accaparement de terres par les fonds dinvestissement. Il en résulte des processus déviction et dexclusion qui menacent partout dans le monde lexploitation agricole familiale. Les spécificités culturelles, techniques, économiques et sociales de lagriculture et de lalimentation qui conduisent à de graves « défaillances de marché » militent en faveur dune « exception » par rapport aux autres biens et services dans les accords internationaux et les politiques nationales. La transition agricole et alimentaire est donc, à partir du constat des limites du modèle agroindustriel dominant, la mise en place dune réorientation guidée par un objectif de durabilité. Ce projet suppose tout dabord une relance des dynamiques locales (changement déchelle dans lorganisation de la production et de la consommation alimentaires). Ensuite, une meilleure formation et information des acteurs du système alimentaire, en encourageant des initiatives à « haute valeur pédagogique » (en annexe figure, à titre dillustration, la présentation du programme « alimentation responsable et durable » de lassociation RESOLIS qui témoigne du foisonnement en France et à létranger des projets de terrain et de lintérêt de les mutualiser). Enfin, la dynamisation doutils émergents : fiscalité « durable » et « territorialisée », plateforme de responsabilité sociale des entreprises, labels sectoriels territoriaux, mise en cohérence des droits humains fondamentaux des Nations Unies (dont le droit à lalimentation) avec les règles de lOMC.

En conclusion, lauteur considère que, si la mondialisation a eu des effets économiques positifs sur une moitié de lhumanité, le défi majeur est, aujourdhui et demain, de sortir de la misère et de lexclusion 302lautre moitié. Pour cela, laide au développement doit être renforcée pour atteindre lobjectif fixé il y a près de 50 ans de 0,7 % du PIB des pays riches alors quil nest encore que de 0,32 % en 2016, dune part, et, dautre part, les firmes multinationales doivent être incitées à mieux assumer leurs responsabilités sociales, fiscales et environnementales. Il sagit ensuite de mettre la priorité sur lagriculture et lalimentation qui constituent le « cœur des territoires ».

Cet ouvrage arrive à point nommé alors que le terme de transition se galvaude dans les cercles politiques, professionnels et médiatiques et se décline à toutes les sauces : énergie, écologie, alimentation, etc. Une caractérisation robuste du concept dans ses dimensions diachroniques, spatiales et sectorielles de son champ dapplication et, sur cette base, des propositions daction précises sont fort utiles. Lauteur se garde de toute position idéologique et procède à un bilan équilibré des phénomènes contemporains majeurs, la mondialisation, avec son cortège dimpacts positifs et négatifs et la dégradation environnementale. Certes, ses analyses privilégient la mobilisation doutils scientifiques relevant davantage de la socio-économie institutionnelle que ducourant encore majoritaire – mais néanmoins ébranlé –de léconomie quantitative néo-classique. Il est alors en mesure didentifier et de suggérer des orientations et des outils propres à faciliter, à assurer une transition vers plus de bien-être. Ces propositions sont confortées par une littérature reconnue et le bon sens.

Un sujet aussi vaste ne pouvait être traité sans ouvrir des arènes de discussion. Nous en prendrons quatre. Dun point de vue théorique, le concept de « système (ou de transition) agricole et alimentaire » est une tautologie puisque, par nature, la filière alimentaire inclut lagriculture. De même, lexpression « système agricole » ne fait pas sens dans le cadre de la théorie des systèmes qui présuppose une interdépendance entre plusieurs secteurs contribuant à une fonction économique (se nourrir, se loger, se soigner, etc.). Dun point de vue empirique, les analyses concernent plus lagriculture que les maillons essentiels de lindustrie et du commerce alimentaires alors que, dans les pays à haut revenu, plus de 90 % des aliments consommés en sont issus et au moins 50 % dans les pays à faible revenu. Par ailleurs, la question de la santé est peu abordée dans louvrage, alors quelle est devenue centrale pour le système alimentaire mondial en raison du nombre très élevé de personnes (près de la moitié de la population) souffrant de malnutrition par déficit ou 303excès de nourriture ou défaut de qualité, avec dénormes conséquences somatiques, psychologiques, sociales et économiques.

Ces incomplétudes sont des éléments pour de nouveaux débats. Elles nenlèvent rien à la somme historique et prospective constituée par louvrage dHenri Rouillé dOrfeuil dont nous recommandons vivement la lecture aux multiples acteurs des systèmes alimentaires. Ceux engagés dans la production agricole, lélaboration et la commercialisation des aliments et lensemble des responsables des secteurs accompagnant les filières, quils soient public, professionnel ou du monde associatif, tout comme les citoyens-consommateurs désireux de contribuer à la transition alimentaire.

1 … mais techniquement pas facile, non du fait de lauteur, mais de celui de léditeur. Les logiciels de publication assistée par ordinateur et le manque de vigilance ou de compétence des maquettistes font que beaucoup de textes publiés dans des ouvrages ou des magazines sont désormais à la limite de la lisibilité : caractères trop petits ou trop fins, impression en couleurs pâles sur fond blanc, etc. Tout indique que lapparence est préférée à la substance… Les supports numériques permettent de rectifier ces dérives, mais hélas pas le papier ! Chers éditeurs, merci de penser aussi au confort de vos lecteurs et de contribuer ainsi au maintien de nos librairies et bibliothèques de proximité.