Reviews
- Publication type: Journal article
- Journal: Études digitales
2021 – 1, n° 11. Ordre numérique et désordre digital - Author: Vrain (Johanne)
- Pages: 189 to 193
- Journal: Digital Studies
Technicisation des corps
et devenirs des subjectivitÉs
Armen Khatchatourov, Olaf Avenati, Pierre-Antoine Chardel et Isabelle Queval (dir.), Corps connectés. Figures, fragments, discours, Paris, Presse des Mines, 2022, ISBN : 13 978-2-35671-765-8.
Notre inscription dans l’« ère de l’hyperconnexion » appelle aujourd’hui à une redéfinition des sphères de l’intime et de la subjectivité en interrogeant les liens entre l’Homme et la technique et la place que l’un occupe par rapport à l’autre. Tandis que l’individu moderne est valorisé pour sa capacité à développer sa singularité en se donnant sa propre loi, c’est-à-dire en étant autonome au sens kantien du terme, la place grandissante de la technologie dans notre environnement fait naitre un dialogue toujours plus complexe entre le processus de « devenir soi » et la « société numérique ».
L’ouvrage collectif Corps connectés, figures, fragments, discours1 s’intéresse à ces problématiques en proposant de reconsidérer la technique ; au niveau social, l’irruption de l’artéfact dans la sphère du familier mime à un niveau plus ontologique l’interpénétration qui s’opère aujourd’hui entre l’objet et le sujet, la technique et l’Homme, quitte à questionner ou à brouiller le statut rattaché à l’un et à l’autre. La technique y est présentée comme « constitutive de notre identité2 » si bien que l’on peut parler à son sujet d’un phénomène d’« appropriation subjective3 », et la démocratisation des objets connectés et des « technologies d’augmentation » va de pair 190avec une numérisation croissante de nos existences, à commencer par celle de nos corps dont l’organicité même est remodelée par les artéfacts qui nous sont devenus indispensables et qui nous entourent.
« Nos corps sont désormais inscrits dans les flux de données » ainsi que l’annonce la quatrième de couverture de l’ouvrage, qui appelle à questionner la formation de cette nouvelle dépendance entre corps et objet pour proposer une alternative aussi bien aux discours technophobes qui dénoncent une société numérique « panoptique » qu’aux discours technophiles. Les réflexions très diverses qui sont proposées au lecteur constituent en définitive un appel à prévenir tout positionnement hâtif en présentant des développements qui se répondent et s’enrichissent, exprimés depuis des points de vue qui couvrent les champs de la philosophie comme du design, de la dramaturgie ou encore de la psychiatrie ; cette flexibilité fondamentale de la pensée qui souhaite réfléchir à la nature des relations multiples entre sujet et technologie de la « mise en données » est mimée par l’esthétique du livre lui-même, composite et expérimentale.
Réfléchir à la nature des relations numériques invite à questionner en premier lieu le rôle que nous accordons aux objets connectés, considérés avant tout comme une production humaine, une forme de création à part entière. Le psychomotricien Laurent Bonnotte définit le dessin comme un acte qui « s’aligne sur l’image mentale pour tenter de la fixer et [qui], de l’autre, […] la dévie4 ». Toute création semble donc supposer un mouvement d’extériorisation qui débouche paradoxalement sur une déviation, c’est-à-dire sur une possibilité d’émancipation de l’intériorité première par l’objet produit – ici le dessin – si bien que l’auteur considère qu’il s’agit d’un processus « autopoïétique » à part entière. Cette autonomie que suit sa confection, nous pouvons dire que l’objet technique l’acquiert également, au point que l’on puisse reconnaître qu’il est capable de « faire environnement5 », de constituer un milieu au sens d’un espace cohérent que l’on peut ensuite investir, observer, avec lequel on peut même interagir – ce qui n’est pas sans rappeler l’usage que l’on est invité à faire de ce livre en particulier.
La possibilité de cette interaction présuppose une forme de réciprocité entre sujet et objet qui fait surgir une dimension affective inattendue ; 191d’outils ou d’instruments, les objets connectés semblent être devenus des organismes à part entière dont on observe désormais non plus les mouvements, mais les comportements, non plus l’obéissance programmée mais bien la créativité, pourvu qu’elle nous échappe ou nous surprenne. C’est notamment dans le cadre de projets artistiques que s’illustre le mieux cette forme de tendresse pour l’objet technique, si bien qu’Olivain Porry, Samuel Bianchini et Florent Levillain invitent le lecteur à réfléchir à des dispositifs artistiques qui soumettent au regard du spectateur des « collectifs d’objets à comportements colocalisés et communicants6 ». De la même manière, Marine Relinger revient sur la performance Lessons of moon qu’elle a imaginée avec Eric Minh Cuong Castaing en 2017 et qui donnait à voir au spectateur une curieuse chorégraphie présentée en ces termes : « Une jeune danseuse de ballet et un petit robot s’engagent dans un processus de mimésis empathique questionnant notre perception de l’humain et du non humain7. »
Cette forme singulière de personnalisation de l’objet technologique pose en effet la question de sa distinction avec nos corps, étant entendu que les deux agissent l’un sur l’autre mutuellement. Que veut dire surtout à notre niveau, cette forme d’« identification projective », pour reprendre le propos de Serge Tisseron ? L’enjeu est de savoir si elle doit être pensée comme une projection pathologique ou bien comme une appropriation spécifique qui permet une meilleure utilisation de l’objet8. À mesure que ce dernier semble acquérir une forme étonnante d’autonomie, quitte à échapper parfois au sujet qui l’a pensé, le contour de nos subjectivités risque en effet de se dissoudre dans ce que l’on appelle « le flux des données ».
Depuis une forme initiale de domination sur l’objet qu’il conçoit et manipule, le sujet finit assailli par le Big data : le rapport aux données illustre l’ambivalence de notre relation aux objets connectés et le glissement vers une hétéronomie qui floute les contours de l’individualisme moderne défini par un idéal de singularisation autonormative. Le traitement de nos données et la façon dont nous pouvons apprécier les alimenter soulignent l’apparition d’une forme nouvelle de « biopouvoir », 192qui atteint son paroxysme dans la valorisation d’une connaissance de soi par les nombres, portée par le mouvement du Quantified Self dontBéa Arruabarrena souligne l’origine contrastée. D’abord rapproché d’une pensée qui souhaitait s’inscrire dans une forme de contre-culture, ce mouvement est également relié à un idéal transhumaniste qui le rapproche de la cybernétique que l’autrice définit comme une « science du contrôle des systèmes vivants ou non-vivants9 », préfigurant ainsi les dérives de la mise en données et le rôle qu’elle peut jouer dans le développement des pratiques de communication et le design comportemental. Le « flux de données » représente ainsi un enjeu déterminant pour considérer les relations qui peuvent se nouer entre sujet et objet ; la « donnée » est le résultat d’un processus d’extériorisation qui excède celui théorisé par Laurent Bonnotte à propos de la création. Elle procède presque de l’arrachement d’une forme d’intériorité, celle qui a d’abord trait à la corporéité, qu’on dissèque au préalable pour dresser des listes de ce que l’on considère désormais comme des informations quantifiables, classables et utilisables dans une perspective commerciale ou de contrôle. Franck Cormerais propose ainsi la notion d’« Hypercapitalisme intentionnel » pour mettre en garde contre l’utilisation de nos données et leur « rationalité invasive » qui conduit à la prédiction de nos intentions10.
Dès lors, la relation qui se noue entre sujet et objet oscille, et l’on peine à choisir : autonomie ou hétéronomie, dépossession ou intensification du sentiment de subjectivité, appauvrissement du réel, ou enrichissement ? Les différents chapitres de l’ouvrage suggèrent plutôt de faire dialoguer les réflexions qui y sont développées, tout comme en définitive, nous sommes tenus de dialoguer avec la technologie qui nous entoure ou nous submerge, choisir si elle participe de notre environnement ou si elle se substitue à notre présence, déterminer la part qui lui est réservée dans la formation de nos identités et réfléchir avec les auteurs aux enjeux éthiques et politiques qu’elle soulève.
Cette nécessité du dialogue contre toute prise de position unilatérale est soulignée par Laurent Bonnotte, qui en appelle à envisager, plutôt qu’une autopoïèse, une sympoïèse de l’objet technique, un faire corps avec, 193qui fait écho à la notion de jeu proposée dès le chapitre introductif : « Le jeu étant cet espace où le sujet joue et où il fait intervenir sa capacité d’invention, d’imagination et de détournement, sans que l’incorporation des données s’inscrive dans des logiques de contrainte, de modulation ou encore de fragmentation11 ». Ainsi, l’ouvrage ne semble pas chercher à trancher un débat sans fin relatif à notre condition numérique, mais bien à proposer un renouvellement du dialogue au sujet de la technologie et de la démocratisation de la mise en données, afin d’en appeler à une démystification progressive de l’objet connecté pour en éviter les dérives et en favoriser une approche encadrée et prescriptive, comme le propose Bernard Stiegler dans un dernier chapitre magistral12. Un enjeu sociétal, mais également d’ordre éthique, étant aujourd’hui de définir une juste place des technologies de la mise en données dans nos représentations communes et de rappeler que le corps social a toujours besoin de pouvoir se réinventer, de s’affirmer dans des espaces où la part sensible de l’existence se voit préservée, quitte à ce que l’on redéfinisse, comme le propose Jacques Athanase Gilbert, la notion de « familiarité » au prisme des technologies de la mise en données13.
Johanne Vrain
Mastérante, ENS Ulm
1 Armen Khatchatourov, Olaf Avenati, Pierre-Antoine Chardel et Isabelle Queval (dir.), Corps connectés. Figures, fragments, discours, Paris, Presse des Mines, 2022. Sauf mention contraire, toutes les citations sont extraites de l’ouvrage. Seuls les noms des auteurs et les titres des chapitres sont mentionnés.
2 Armen Khatchatourov, Olaf Avenati, Pierre-antoine Chardel et Isabelle Queval, « L’incorporation des données au prisme de la diversité disciplinaire », p. 7.
3 Concept forgé par Simondon et repris par Armen Khatchatourov, Olaf Avenati, Pierre-Antoine Chardel et Isabelle Queval, « L’incorporation des données au prisme de la diversité disciplinaire », p. 7.
4 Laurent Bonnotte, « Là où s’enchevêtrent lignes codées et lignes tracées », p. 79.
5 Olivain Porry, Samuel Bianchini et Florent Levillain, « COCOCOCO Faire œuvre avec des collectifs d’objets à comportements colocalisés et communicants », p. 30.
6 Ibid., p. 27.
7 Voir la présentation de la performance sur le site de la compagnie Shonen : http://www.shonen.info/lesson-of-moon
8 Voir l’alternative posée par Serge Tisseron dans « De l’exosomatisation à l’endosomatisation de l’objet humanisé à l’objet humanisant »,p. 20.
9 Béa Arruabarrena, « Technologie numérique de quantification des corps à l’épreuve du comportementalisme », p. 122.
10 Frank Cormerais, « L’économie de l’intention et le corps embarqué dans le flux des données ; introduction à un Hypercapitalisme intentionnel »,p. 93.
11 Armen Khatchatourov et al., « L’incorporation des données au prisme de la diversité disciplinaire », p. 7.
12 Bernard Stiegler, « Faire corps dans l’exo-somatisation », p. 194.
13 Jacques Athanase Gilbert, « Mythologies ubiquitaires », p. 52-76.
- CLIL theme: 3157 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Sciences de l'information et de la communication
- ISBN: 978-2-406-14569-1
- EAN: 9782406145691
- ISSN: 2497-1650
- DOI: 10.48611/isbn.978-2-406-14569-1.p.0189
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 03-29-2023
- Periodicity: Biannual
- Language: French