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- Type de publication : Article de revue
- Revue : Études digitales
2020 – 1, n° 9. Capitalocène et plateformes. Hommage à Bernard Stiegler - Pages : 289 à 304
- Revue : Études digitales
Bernard Stiegler (dir.) avec le Collectif Internation, Bifurquer, Les liens qui libèrent, Paris, 2020, 416 pages.
Traduction anglaise par Daniel Ross, à paraître prochainement aux éditions Open Humanities Press. – Traduction italienne en cours par Sara Baranzoni, Giacomo Gilmozzi, Edoardo Toffoleto et Paolo Vignola.
…seuls comptent les livres « pour » quelque chose de nouveau, et qui savent le produire.
Gilles Deleuze1
Cet ouvrage, rédigé par un collectif de chercheurs2 issus de différentes disciplines et sous la direction du philosophe Bernard Stiegler, propose un ensemble de pistes pour amorcer une sortie de l’ère Anthropocène, ici définie comme une ère Entropocène. Le point de départ des thèses défendues dans le livre consiste en effet à soutenir que l’Anthropocène correspond à une augmentation massive des taux d’entropie, aux niveaux physique (changement climatique, dissipation de l’énergie et épuisement des ressources), biologique (destruction des écosystèmes et perte de biodiversité) mais aussi psycho-social (l’ère post-vérité et la data economy pouvant être comprises comme des facteurs d’augmentation de l’entropie informationnelle, à travers la destruction des différents types de savoirs). En ce sens, le collectif soutient qu’un nouveau modèle économique est requis, visant à valoriser la production d’anti-entropie à ces trois niveaux, et tirant parti des technologies numériques pour cela. Le livre vise à expliciter les principes théoriques sous-jacents à ces analyses et à fournir des méthodes permettant d’expérimenter de manière concrète et localisée les hypothèses ainsi présentées.
290Après une lettre de l’écrivain Jean-Marie Le Clézio consacrée à la question des générations et à la figure de Greta Thunberg, suivie d’une lettre du curateur Hans Ulrich Obrist et du philosophe Bernard Stiegler adressée au secrétaire des Nations Unis Antonio Guterres (en réponse aux discours tenus le 10 janvier 2018 à l’ONU et le 24 janvier 2019 à Davos), le livre se déploie selon dix chapitres3 (précédés d’un avertissement et d’une introduction générale, consacrée aux liens entre décabornation et déprolétarisation). Ces dix chapitres abordent successivement des questions d’épistémologie (quelles sont les conséquences épistémologiques de la théorie de l’entropie au xxie siècle, alors que la biosphère est devenue technosphère ?), d’urbanisme (quels modèles alternatifs inventer face aux enjeux des smart cities ?), d’économie (comment valoriser les activités de travail dans le contexte de l’automatisation généralisée ?), de recherche et d’éducation (quelles méthodes et quelles finalités pour les systèmes académiques face à la disruption numérique ?), de pratique artistique (comment redonner à l’art sa fonction sociale et politique dans les milieux techniques contemporains ?), de théorie politique (quelles institutions concevoir pour la transition ?), de technologie et de design (comment mettre les technologies numériques au service du partage des savoirs et non de l’économie des données ?), d’éthique (comment repenser l’éthique à l’époque du gouvernement par les algorithmes ?) d’écologie, de neurologie et de psychologie (quelles pratiques sociales et thérapeutiques inventer face aux addictions technologiques et à l’exploitation des énergies psychiques par le consumérisme « dopaminergique » ?), de géopolitique et d’économie politique (une prise de décision politique au niveau international est-elle encore possible dans le contexte du capitalisme hyperindustriel et computationnel ?). Une fois ces différentes thématiques développées, le livre s’achève sur une postface du juriste Alain Supiot, qui aborde les enjeux juridiques de ces questions, en s’interrogeant sur les rapports entre droit, technologies et 291territoires à l’époque de la globalisation. Cette postface est elle-même suivie de la vocation de l’association des amis de la génération Thunberg, qui propose d’organiser un dialogue intergénérationnel entre chercheurs et militants, afin de concevoir et d’expérimenter des alternatives fondées sur la base des travaux précédemment exposés.
Plutôt que de résumer analytiquement chacun des chapitres, nous tenterons ici de ressaisir l’intention générale de l’ouvrage, afin de lui conférer une unité synthétique, transversale à la diversité des perspectives avancées. Nous espérons ainsi introduire à la lecture du livre et rendre ses thèses appropriables par un public qui ne serait pas familier du vocabulaire et des références mobilisées.
L’Entropocène, l’exosomatisation,
le capitalisme et la poursuite de la vie
Le principal problème auquel tente de répondre ce livre est selon nous le suivant : le modèle macro-économique dominant au principe de l’Anthropocène se fonde sur des bases épistémologiques obsolètes, dans la mesure où il ne prend pas en compte la théorie de l’entropie, en particulier ses conséquences en termes de biologie4 et de logique du vivant, notamment en ce qui concerne la vie technique qui caractérise les sociétés humaines. Le « modèle de développement » qui a conduit au capitalisme computationnel aujourd’hui planétarisé, repose en effet sur une physique mécaniste et newtonienne, qui a depuis longtemps été remise en cause par la physique thermodynamique, comme l’affirmait déjà Nicholas Georgescu-Roegen en 1971 dans ses travaux concernant la bio-économie5. Il repose de plus sur une ignorance de la dimension intrinsèquement ambivalente du développement technologique, pourtant indéniable aujourd’hui, et clairement théorisée dès 1945 par Alfred Lotka dans un article consacré à l’évolution exosomatique6. Dès lors, la tâche consiste à repenser l’économie politique sur de nouvelles bases épistémologiques, en prenant acte de la théorie de l’entropie et la théorie de l’exosomatisation (chapitre 1). Qu’est-ce à dire ?
292Il s’agit de montrer que les vivants exosomatiques, producteurs d’organes artificiels ou techniques, contribuent toujours et inévitablement à une accélération de la tendance entropique qui caractérise l’évolution physique de l’univers : en reproduisant leurs conditions matérielles d’existence, les vivants techniques exploitent des ressources et dissipent de l’énergie, « précipitant [ainsi] une matière puissamment organisée vers une inertie toujours plus grande et qui sera un jour définitive », comme l’écrivait Claude Lévi-Strauss en conclusion de ses analyses anthropologiques7. Néanmoins, s’ils adoptent leurs milieux techniques à travers la pratique de savoirs de toutes sortes, et en se reliant collectivement au sein d’organisations sociales, les vivants techniques peuvent contribuer à différer localement cette tendance entropique globale, en produisant de la diversité (culturelle, scientifique, spirituelle) et de la nouveauté (à travers la transformation des savoirs faire, des savoirs vivre, des savoirs théoriques). Les sociétés (diverses et évolutives) constituent alors ce que Norbert Wiener, le fondateur de la cybernétique, décrivait comme « des îlots d’entropie décroissante dans un monde où l’entropie générale ne cesse de croître8 ».
Économie anti-entropique,
recherche contributive et territoires apprenants
Un modèle économique qui ferait de la lutte contre l’entropie sa priorité devrait donc valoriser de manière systémique la pratique, le partage et la transformation des différents types de savoirs, qui sont ici définis comme des activités de travail, par opposition aux activités d’emplois fondées sur l’application de procédures et la répétition de tâches prédéterminées, dont la signification échappe souvent aux employés (chapitre 3). En valorisant les activités de travail, au cours desquels les individus prennent soin de leurs environnements (techniques et sociaux), construisent leurs niches exosomatiques, développent leurs capacités et donnent sens à leurs existences (chapitre 9), un tel modèle œuvrerait à la constitution de ce que le philosophe Félix Guattari décrivait comme des « territoires existentiels9 ». Au lieu de les isoler dans des micro-mondes parcellisés, les territoires existentiels donnent aux habitants les moyens de s’organiser collectivement et d’orienter les évolutions technologiques de manière écologiquement 293soutenable, économiquement solvable et collectivement désirable : ils constituent dès lors des localités ouvertes, productrices d’anti-entropie dans les trois champs écologiques définis par Guattari (écologie environnementale, écologie sociale et écologie mentale)10.
Néanmoins, de telles localités ont été progressivement détruites par le processus de globalisation économique, qui liquide les ordres juridiques territoriaux (comme l’explique Alain Supiot dans la postface du livre) et désintègre les savoirs locaux (comme l’explique Bernard Stiegler dans l’introduction du livre) : de telles localités politiques peuvent-elles se reconstituer, alors même que s’affirme la « souveraineté fonctionnelle11 » des plateformes et que la disruption numérique ne cesse de s’accélérer ? Le pari de ce livre consiste à répondre par l’affirmative, en proposant une méthode de travail susceptible d’être mise en œuvre à l’échelle internationale. Cette méthode de travail, appelée « recherche contributive », consiste à articuler des recherches académiques transdisciplinaires avec les savoirs locaux (techniques, pratiques, existentiels, théoriques) élaborés par les institutions, les associations, les entreprises, les autorités politiques ou administratives, les professionnels et les habitants des territoires, dans le cadre de projets de recherche territorialisés, visant à confronter les questions scientifiques aux problèmes concrets rencontrés par les populations (chapitre 4). À travers de tels projets pourraient se constituer des « territoires apprenants » à différentes échelles (chapitre 2), constituant autant de laboratoires pour expérimenter des modèles économiques alternatifs, valorisant les activités anti-entropiques : c’est-à-dire, les activités permettant d’économiser les énergies physiques (exploitées par les modes de production hyperindustriels) comme les énergies psychiques (exploitées par les modes de consommation addictifs).
Démondialisation, re-mondialisation,
localités et internation
L’internation, dont le concept s’inspire les travaux de l’anthropologue Marcel Mauss sur la nation12 et de ceux du physicien Albert Einstein sur 294l’Internationale de la science13, désigne alors l’instance qui relierait ces diverses localités réticulées. Elle constituerait ainsi un espace de recherche et d’échanges, à la fois scientifiques et politiques, ouvrant la possibilité d’un processus de transindividuation international (chapitres 5 et 6). La constitution d’un tel processus, qui repose sur l’ouverture des localités les unes aux autres et sur leur réticulation, nécessite néanmoins la conception et la mise en œuvre de nouveaux dispositifs technologiques permettant la circulation des différents savoirs, mais aussi leur confrontation, leur mise en débat, leur discussion argumentée (chapitre 7). À condition d’être inscrits et sédimentés dans des supports techniques de mémoire, les savoirs, toujours localisés, sont néanmoins susceptibles de se déterritorialiser, ce qui leur permet de circuler, de se partager, de se confronter et de s’enrichir mutuellement. L’internation se présente ainsi comme une alternative à la fois à la globalisation et aux différents types de localismes fermés que cette dernière ne peut qu’engendrer, à mesure que les technologies de calcul dépossèdent les populations de leurs milieux de vie et de leurs manières singulières d’habiter – de leurs mœurs et de leurs « éthicités » (chapitre 8)
Pour le Collectif Internation, qui prend acte de la dé-mondialisation engendrée par la globalisation14, il s’agit donc de re-mondialiser en reconstituant des localités économiques, politiques et apprenantes, solvables, habitables et désirables, qui s’appuient sur les différentes possibilités locales et cultivent les différents savoirs locaux. Mais il s’agit aussi, et surtout, de relier ces localités les unes aux autres, afin d’amorcer un passage à l’échelle, en reconstituant une puissance publique effective et une capacité de décision collective au niveau mondial, en vue de concrétiser une transition susceptible de dépasser la contradiction entre impératifs économiques et impératifs écologiques, et de réarmer la volonté politique (chapitre 10). Quel que soit le nom qu’on lui donne, sans doute une telle transition est-elle la seule manière de bifurquer – d’ouvrir un nouvel avenir en s’appuyant sur les acquis (et sur les échecs) du passé. Dans un contexte où les avertissements du GIEC se font de plus en plus alarmants, où les appels pour un « monde d’après » se font de plus en plus pressants, mais où les véritables transformations économiques, 295technologiques et sociales demeurent rares, ce livre s’affirme donc bien « pour » quelque chose de nouveau. Espérons qu’il sache le produire15.
Anne Alombert
Université Paris Nanterre et
Institut de Recherche et d’Innovation
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Alberto Romele, Digital Hermeneutics : Philosophical Investigations in New Media and Technologies, Routledge, 2019, 168 pages.
Le virtuel n’a pas envahi le réel car il ne l’a jamais quitté. Ainsi pourrait se résumer le propos initial d’Alberto Romele dans son dernier ouvrage : Digital Hermeneutics (2019). Le philosophe italien travaillant en France offre à la fois un panorama de l’herméneutique dans le paysage des humanités numériques aussi bien que ses propres points de vue sur la question.
Comme pour mieux délimiter l’approche dont il souhaite parler, il commence par son contraire : le point de vue analytique sur l’actualité de la philosophie de l’information défendu par Luciano Floridi, selon lequel le virtuel aurait envahi le réel. Floridi propose ainsi le concept de « onlife16 », hybridation de « online » et de « real life » pour mieux signifier que nous n’aurions plus à faire de distinction entre les deux quand nous avons le smartphone à la main pour suivre le GPS, voir une recette de cuisine ou écouter de la musique en streaming.
296Romele s’oppose à Floridi non pas tant sur la théorie de l’« onlife » que sur ses prémisses : l’idée qu’il serait possible de séparer originellement et distinctement le virtuel et le réel. Découle ainsi de cette critique que les deux ne peuvent pas non plus se mélanger parfaitement : s’il n’y a pas de distinction, il ne peut y avoir d’assimilation. Toutefois Romele reconnaît une « articulation ». Ledit réel et le virtuel désignent deux choses bien différentes qui ne sont pas pour autant absolument séparables à l’origine. L’un s’est toujours nourri de l’autre et vice-versa, sans jamais qu’aucun n’échappe à la réalité matérielle qui les englobe.
Romele souscrit, sans forcément l’expliciter, à une dialectique du virtuel et du non-virtuel. Les ordinateurs sont matière : composés de transistors, de « hardware » (le matériel), ils héritent d’une histoire des sciences bien « réelle » qui se traduit dans ce virtuel et auquel on se réfère souvent par le « software » (le logiciel). Mais que serait le « software » sans le « hardware » ?
Cette analyse s’étend à la théorie de l’information en tant que « l’herméneutique des data […] concerne parmi d’autres choses, les conditions matérielles des données et de la structuration des bases de données17 ». Les données sont tributaires des questions que se sont posées ceux qui les ont constituées et des outils qu’ils avaient sous la main pour les collecter. Pour Lucas D. Introna18, comme l’écrit aussi Romele, « il y a […] une interprétation matérielle dans la conception19 ». Les contingences de l’enregistrement prêtent à interprétation, certains diront même à débat.
Les horizons de l’herméneutique
Se retrouve dans cette idée un aspect central de l’herméneutique : la connaissance empirique, celle des données récoltées, se constitue de façon située. Elle ne peut donc pas être formalisée aussi simplement que le souhaiterait Floridi avec sa Standard Definition of Information (SDI) : « Des données signifiantes et de bonne qualité sont reconnues comme information, peu importe qu’elles portent en elle ou représentent le vrai ou la fausseté ou qu’elles n’aient aucune valeur aléthique20 ». Pour Floridi, l’information pourrait être neutre, sans considération aucune quant à 297ses conditions de collecte ou de formulation, comme si sa signification pouvait se passer de toute inscription dans un contexte.
Or, toute chose, a fortiori des informations puisqu’il faut reconnaître leur matérialité, suggère des « horizons » (un concept que l’herméneutique hérite de la phénoménologie21). C’est-à-dire des esquisses anticipées, conscientes ou non, de possibilités relatives à un point d’appui historique, social et culturel.
L’emagination : quand la machine crée
Il en va de même pour toute œuvre de l’esprit, qu’elle soit produite par un humain ou une machine : « Être imaginatif ne veut pas dire déambuler dans le vide, mais plutôt apprendre à s’orienter à l’intérieur d’un espace délimité22 ». Et Romele de citer Paul Ricœur : « Tout acte d’imagination, c’est-à-dire, toute invention, création, et interprétation, s’appuie sur les épaules de géants23 ». Dès lors, l’artiste est moins novateur qu’il ne veut le faire croire, il opère plus des « reconfigurations » de ce qui existe déjà que de véritables créations ex-nihilo.
Or, « quand un algorithme d’apprentissage machine non-supervisé produit une abstraction, une association ou une corrélation inattendue, ne pourrions-nous pas dire que nous sommes face à une forme d’interprétation, quand bien même elle ne serait pas humaine24 ? ». Une interprétation sans compréhension humaine à proprement parler. C’est ainsi qu’il convient de conférer à la machine une imagination – une emagination, écrit Romele – et admettre qu’elle n’est pas réservée à l’humain. Reste à savoir comment il conviendrait d’interpréter les œuvres des machines et si la position du spectateur serait vraiment la même que devant l’œuvre intentionnelle d’un humain.
Digital Hermenteutics est une œuvre érudite, parfois au détriment des développements personnels de l’auteur. C’est aussi une réponse en règle à 298Floridi qui y occupe peut-être un peu trop de place. Mais ce livre s’annonce déjà comme un ouvrage de référence pour une nouvelle matière à penser.
Rémy Demichelis
Doctorant, Université Paris Nanterre, ED 139, Ireph
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Christophe Masutti, Vie privée. Aux sources du capitalisme de surveillance, C&F éditions, 2020, 473 pages.
Commençons par saluer la petite maison d’édition C&F, établie à Rouen, pour la qualité de son catalogue largement dédié au champ des études digitales. Nous présentons un ouvrage de cet éditeur en lien direct avec la thématique du dossier consacré au capitalocène. Christophe Masutti signe Affaires privées. Aux sources du capitalisme de surveillance. Cet auteur, chercheur associé au laboratoire SAGE (Société, Acteurs et Gouvernement en Europe), est connu pour sa traduction de la Biographie de Richard Stallman, il est aussi membre administrateur de l’association Framasoft. L’ouvrage préfacé par Francesca Musiani est présenté comme « une archéologie du capitalisme de la surveillance ». La démarche foucaldienne fournit bien, en effet, une indication globale et précieuse pour rendre les trois parties de l’ouvrage.
Révolution informatique, économie de la surveillance
et principe de la valorisation
La première partie propose une relecture de la révolution de l’informatique à partir du prisme reliant l’information à un contexte transversal. Quatre étapes marquent une nette progression du milieu 299informatisé qui va de l’entreprise à la société, puis de la gouvernementalité à une approche économique des données. C’est autour de ces étapes que s’opère un repérage conceptuel : « La surveillance n’est ni l’observation, ni le contrôle ; elle consiste à comprendre et à influencer les choix25 ».
L’économie de la surveillance consiste à produire, utiliser et rentabiliser la circulation de l’information. L’information est donc un « obtenu » et non une donnée disponible immédiatement. Une complémentarité s’effectue entre la progression de l’information dans tous les secteurs de la société et la formation d’un capital informationnel. Cette métamorphose se construit dans un environnement qui s’associe à un mouvement d’industrialisation.
La pertinence de la valeur de l’information, autrement dit des données, s’articule entre les stratégies des firmes et des pratiques largement socialisées dans le grand public. La reconnaissance de la valeur s’opère en deux moments : l’évaluation des coûts humains et financiers repose d’abord sur des indicateurs repérés principalement dans le secteur de la réservation (Booking) et du calcul des risques. Dans un second temps, la valeur de l’information sera monétisable et donnera lieu à la formation d’un capital, où le courtage devient un élément important. Le moment décisif du capitalisme informationnel se réalise à travers la gestion des stocks de data ainsi que dans une distribution disponible sur toute la chaîne de la décision et de la vente en temps réel. L’idée de chaîne de la valeur s’en trouve profondément modifiée.
Un autre point important est la prise en considération du changement qui s’opère lors de l’automatisation des procédures manuelles dans la sphère du travail. Les sources d’erreur seront à la base d’une approche où « toute la problématique n’est plus de mettre en balance la valeur ajoutée de l’informatique par rapport aux bénéfices escomptés, mais d’en envisager la valeur déduite ».
Cette conception de la valeur déduite, dans les pas de Giarrini26, est la suivante : « la quantification du bien-être matériel qui reste quand se trouvent déduits les coûts des externalités négatives de l’informatique de la valeur ajoutée par les processus d’informatisation27 ». Ce calcul repose 300principalement sur deux choses : les gains de productivité et la capture des clients par la découverte de l’habitus de ces derniers, une fois déduites les erreurs de manipulation et les approximations du calcul. Retenons l’importance du facteur humain auquel sont affectés les risques d’erreur, ce qui justifie la recherche d’une automatisation.
Une nouvelle phase de la valorisation va ensuite pouvoir se développer par le calcul du risque à partir du traitement des données. En effet, les outils logiciels de gestion du risque humain vont aller de pair avec l’importance que prendront parallèlement les démarches de prospective.
C’est donc sur un double mouvement, basé sur la connaissance du travail et des clients, que repose la prise en considération progressive des facteurs limitants et motivants de l’informatique. Ceci débouchera sur la mise en place de nouvelles stratégies des firmes. Retenons de l’ouvrage un exposé minutieux de la trajectoire des données qui s’imposera, non sans quelques résistances dans les années 60 et 70. C’est finalement le marketing direct qui consacrera les données en permettant de mieux mettre en pratique un art du profilage. Ainsi, s’étend une approche économique de surveillance, où l’informatique comme machine de privatisation de la liberté des choix affecte les droits de la dignité humaine.
La surveillance des données
et les données de la surveillance
La seconde partie aborde de façon dystopique la question du respect de la vie privée. Une tension se trouve posée entre le déploiement des bases de données et le civisme dont la réalisation négative se manifeste aujourd’hui dans la notion chinoise de « crédit social ». Ce concept, apparu en 2014, alliant conformité et ouverture à la consommation, fait pâlir d’envie les plateformes américaines. L’auteur rappelle que la résistance à la surveillance trouve sa matrice dans la complémentarité entre « Privacy and Freedom28 ».
Les frictions entre liberté et informatique donnent lieu à un néologisme « dataveillance29 » ; il existe entre les années 70 et 80 une littérature critique abondante largement américaine, où la montée en puissance 301des bases de données inscrit un danger dans les conventions qui organisent la relation du citoyen à la collectivité. Une contradiction se trouve soulignée : d’un côté, la puissance publique entend mieux organiser ses politiques par un développement des statistiques qu’illustre, par exemple, la création d’une National Data Center ; d’un autre côté, les opérateurs du capitalisme s’intéressent de près aux données pour mieux connaître les clients potentiels.
L’éthique, la confiance ainsi que la gestion des risques trouvent leurs limites dans le paradoxe suivant : alors que s’élabore une revendication de la défense de la vie privée face à la centralisation des données personnelles, l‘émergence de multiples systèmes de renseignements privés va croissant. Cette situation anime une résistance qui revient périodiquement dans le débat public, tandis qu’une réflexion juridique progresse pour essayer de mieux définir la vie privée.
Cependant, c’est la « course à l’informatisation bancaire » qui ouvre la voie au déluge des données, les organismes de crédit et les assurances vont s’y engouffrer puis le marketing direct. La réponse à cette croissance incontrôlée se fera progressivement par la création d’un appareil juridique de défense qui va imploser avec la création du Patriot act, en réaction au terrorisme.
Un second moment important de ce chapitre est consacré à la progressive valorisation des données. La question de la valeur apparaît au croisement de l’accès, de la transmission et de la sécurité des données. La situation d’un avantage comparatif devient vite un avantage concurrentiel. Des éléments saillants du marketing direct sont rapportés. Différentes méthodologies sont mises au point comme le RFM (recency, frequency, monetary) ou encore le code PIRZM ; il s’agit par une démarche toujours plus précise de prédire une probabilité par la définition et l’étude d’un profil. La valeur est donc dépendante de la précision d’un processus d’extraction, de traitement et de fiabilité dans l’exploitation des données. Pour des raisons de sécurité et d’indexation, les entreprises recrutent des data scientists.
La question délicate du consentement se trouve au cœur du duel entre la surveillance citoyenne des données et les données de la surveillance des populations mises au point par les entreprises. Ainsi, Equifax (1990) construit une base de données et propose à ses clients des coupons de réduction pour qu’ils donnent leur accord. La problématique 302du consentement amène la question de la propriété des données qui seront désormais considérées comme des biens marchands, librement échangeables et constituant un bien patrimonial. In fine, la question de la valeur repose sur celle du nom auquel des informations sont associées dans un profil. Si l’auteur affirme avec justesse le besoin de la loi pour définir normativement la vie privée, il est également soucieux de montrer que les institutions juridiques et politiques courent toujours après la vitesse des transformations introduites dans la gestion des données pour écrire le droit.
La réactualisation périodique de la protection à travers l’évolution du « Privacy Act » ne garantit nullement la limitation de la progression du profiling, tant la gestion des traces laissées sur les réseaux est en progression. Malgré l’anonymisation, c’est bien une surveillance prédictive qui s’étend, où les algorithmes permettent de regrouper et de pratiquer des inférences sur les comportements pour optimiser la « valeur du client ».
Le capitalisme de la surveillance
du concept à son évaluation
La troisième partie de l’ouvrage débute par une approche qui fait correspondre l’informatisation à un « besoin capitaliste30 ». Mike Cooler est introduit pour évoquer une première réflexion sur les organisations, afin de montrer que s’impose un nouveau taylorisme bien loin de la revendication d’autonomie dans le travail. Cet auteur comme d’autres, Rosenbrock ou Rheingold, va montrer que l’informatique présente une description des tâches qui entre dans une logique organisant un resserrement du contrôle dans une division du travail et de l’automation déjà entrevue par Charles Babbage au milieu du 19e siècle.
C’est ensuite autour des travaux de Shoshana Zuboff31, que s’organise une discussion autour du « capitalisme de surveillance ». Avec son concept d’informationnalisation, Zuboff décrit un mouvement irréversible qui met en avant la notion de document et celle de texte électronique. Ces éléments permettent de transformer l’activité en informations extractibles et quantifiables. David Lyon, à l’inverse, va s’intéresser aux comportements et à la culture. Le contrôle est apprécié cette fois 303à partir des préférences sociales et culturelles. On comprend mieux alors l’apparition et la spécificité des Surveillance Studies. Cette double façon d’envisager « l’informationnalisation » approfondit les tenants et aboutissants du concept de « capitalisme de surveillance ».
Un article important, pour ne pas dire séminal, Surveillance Capitalism. Monopoly-Finance Capital, the military-industrial Complex, and the digital âge32, propose une conception intégrée d’une surveillance qui relie capitalisme consumériste, capitalisme financier et capitalisme industriel. Cette orientation vient préciser les travaux antérieurs relatifs au « capitalisme informationnel33 ». L’approche macro-économique du capitalisme de surveillance articule le marketing direct, la création d’un état de guerre et un mouvement de financiarisation. Ces trois mécanismes soulignent l’importance de l’information comme dimension stratégique dans chacun de ces domaines, ce qui fournit une meilleure compréhension du complexe militaro-industriel américain et son importance géopolitique. La force de l’Amérique, sur les autres continents à l’exception de la Chine, est inscrite dans la gouvernance et le contrôle de l’internet, dans son lobbying par le biais des GAFAM.
L’étude du capitalisme de surveillance met l’accent sur les infrastructures, sur la gestion intégrée des data qui comprend deux aspects complémentaires : un moyen technologique et un modèle économique. En effet, les marchés bifaces transforment la relation entre l’offre et la demande et opèrent un dépassement du capitalisme classique34. Les marqueurs de cette transformation profonde sont les données personnelles et le ciblage publicitaire.
Entre approche micro et macro, Zuboff revient finalement dans l’ouvrage avec une définition du capitalisme de surveillance qui est à la fois « un programme et un questionnement sur le contrat social35 ». Elle propose une grille analytique fondée sur un certain nombre de critères disctinctifs. Cette caractérisation précise une situation qui peut encore évoluer, même s’il est difficile pour Masutti d’affirmer si le déploiement 304du capitalisme de surveillance correspond à une étape nouvelle d’une conception évolutionniste de l’histoire. Linéarité du capitalisme ou bien bifurcation ? Si la question reste ouverte, force est de remarquer qu’il y a des limites à la défense des données personnelles (RGPD, en Europe) qui semble la principale parade institutionnelle pour le moment. Face à la progression de l’importance des données et du solutionnisme36, Masutti ne semble plus croire comme Zuboff à la volonté de « défendre un capitalisme plus progressiste37 ».
Pour cette raison, l’auteur, à la fin de l’ouvrage, ouvre des perspectives : « les chemins de l’émancipation » sont abordés autour de la notion de contribution, en lien avec les travaux de Bernard Stiegler. Des questions importantes sont abordées comme celle du vol des données, du statut des communs ou encore celle du consentement éclairé. « Affaires privées » pose bien un jalon important dans l’élaboration nécessaire d’une économie générale de l’information qui avance dans la reconnaissance du besoin d’une cartographie de ses manifestations positives et négatives pour préfigurer un autre monde.
Celui qui vient ou bien le monde de l’après ?
Franck Cormerais
et Philippe Béraud
1 G. Deleuze, « À quoi reconnaît-on le structuralisme ? », in F. Châtelet, Histoire de la philosophie VIII. Le xxe siècle, Hachette, 1973.
2 Le Collectif Internation s’est constitué en 2018 aux Serpentine Galleries de Londres, lors d’un colloque consacré à la question du travail (https://iri-ressources.org/collections/collection-47/video-781.html#t=269.077). Il est composé de plus de cinquante membres en provenance de diverses régions du monde et issus de la philosophie, des sciences de la nature, de l’homme et de la société, des arts, de la médecine, de l’économie, du droit et de la technologie. Certaines des thèses avancées dans ce livre ont été présentées au Centre Pompidou à Paris lors des Entretiens du Nouveau Monde Industriel 2019 (https://enmi-conf.org/wp/enmi19/).
3 Les dix chapitres s’intitulent respectivement : « Anthropocène, exosomatisation et néguentropie », « Localités, territoires et urbanités à l’âge des plateformes et confrontés aux défis de l’ère Anthropocène », « Économie contributive, processus territoriaux de capacitation et nouvelles modalités comptables », « Recherche contributive et sculpture sociale de soi », « Internation et nations », « Internations et institutions », « Design contributif et technologies numériques délibératives : vers une générativité sociales dans les sociétés automatiques », « Ethôs et technologies », « La désintoxication planétaire et la neurobiologie de l’effondrement écologique », « Carbone et Silicium » et « L’inscription territoriale des lois » (postface).
4 E. Schrödinger, What Is Life ?, Cambridge, Cambridge University Press, 1944. Voir aussi F. Bailly et G. Longo, « Biological organization and anti-entropy », Journal of Biological Systems, 2009.
5 N. Georgescu-Roegen, The entropy law and the economic process, Cambridge, Massachusetts and London, Harvard University Press, 1971.
6 A. Lotka, « The law of evolution as a maximal principle », Human Biology, 1945.
7 C. Lévi-Strauss, Tristes Tropiques, Paris, Plon, 1955.
8 N. Wiener, Cybernétique et société. L’usage humain des êtres humains (1952), Paris, Seuil, 2014.
9 F. Guattari, Les trois écologies, Paris, Galilée, 1989.
10 Ibid.
11 F. Pasquale, « From Territorial to Functional Sovereignty : The Case of Amazon », 2017 (publié en ligne : https://lpeblog.org/2017/12/06/from-territorial-to-functional-sovereignty-
the-case-of-amazon/)
12 M. Mauss, La nation ou le sens du social (1920), Paris, PUF, 2018.
13 A. Einstein, Comment je vois le monde ? (1934), Paris, Flammarion, 1979.
14 A. Supiot, (dir.), Mondialisation ou globalisation ? Les leçons de Simone Weil, Paris, Collège de France, 2019.
15 « Aucun livre contre quoi que ce soit n’a jamais d’importance ; seuls comptent les livres “pour” quelque chose de nouveau, et qui savent le produire. », G. Deleuze, « À quoi reconnaît-on le structuralisme ? », in F. Châtelet, Histoire de la philosophie VIII. Le xxe siècle, Hachette, 1973.
16 Floridi, L., The Fourth Revolution : How the Infosphere is Reshaping Human Reality, Oxford : Oxford University Press, 2014, p. 92, in Romele, A., p. 34.
17 Romele, A., p. 38.
18 Introna, L. D., “Information : A Hermeneutic Perspective.” Proceedings First European Conference of Information Systems, Henley on Thames (UK), 1993, in Romele, A., p-p. 36-37.
19 Romele, A., p. 37.
20 Floridi, L., “Is Semantic Information Meaningful Data ?”, Philosophy and Phe-nomenological Research 70(2), 2005, 351–370., in Romele, A., p. 29.
21 Un aspect que Romele n’a pas développé avec Husserl. « Ce qui caractérise chaque perception externe, c’est qu’elle opère un renvoi des côtés véritablement perçus de l’objet de la perception aux côtés qui sont visés corrélativement sans être encore perçus et qui sont seulement anticipés sur le mode de l’attente […] Les horizons sont des potentialités esquissées. » Husserl, E., Méditations cartésiennes (2e méditation), PUF, Epiméthé, 2007, p. 90.
22 Romele, A., p. 117.
23 Romele, A., p. 92, et Ricœur, P., From Text to Action : Essays in Hermeneutics, II. Evanston : Northwestern University Press, 1991.
24 Romele, A., p. 140.
25 Christophe Masutti, Vie privée. Aux sources du capitalisme de surveillance, C&F éditions, 2020, p. 122.
26 Ibid., p. 135.
27 La « valeur déduite » mobilise également Georgesciu-Roegen pour établir une relation entre rendements décroissants et entropie. Aussi la thèse est défendue contre l’économie classique qui repose sur une croissance indéfinie.
28 Alan F. Westin, Privacy and Freedom, Atheneum Press, New York, 1967.
29 Roger Clarke, « Information Technology and Dataveillance », Communications of the ACM, 31, May 1988, p. 498-512.
30 Christophe Masutti, ibid., p. 278.
31 Shoshana Zuboff, In the age of the smart machine : The future of work and power, Basic Books, New York, 1988.
32 John Bellamy Foster and Robert W. McChesney, « Surveillance Capitalism. Monopoly-Finance Capital, the military-industrial Complex, and the digital âge », Monthly Review, Volume 66, Issue 3, July-August 2014.
33 Ellen M. Wood, Capitalism and the Information Age : Political Economy of the Global Communication Revolution, Monthly Review Press, 1998.
34 Nick Srnicek (2016). Platform Capitalism, Polity Press, Cambridge and Malden, 2016.
35 Christophe Masutti, ibid., p. 392.
36 Evgeny Morozov, Pour tout résoudre, cliquez ici : l’aberration du solutionnisme technologique, Fyp éditions, Limoges, 2014.
37 Christophe Masutti, ibid., p. 409.
- Thème CLIL : 3157 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Sciences de l'information et de la communication
- ISBN : 978-2-406-11521-2
- EAN : 9782406115212
- ISSN : 2497-1650
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-11521-2.p.0289
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 26/05/2021
- Périodicité : Semestrielle
- Langue : Français