![Études digitales. 2020 – 1, n° 9. Capitalocène et plateformes. Hommage à Bernard Stiegler - Écartographies](https://classiques-garnier.com/images/Vignette/EdgMS09b.png)
Écartographies Une analyse pharmacologique du Capitalocène
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Études digitales
2020 – 1, n° 9. Capitalocène et plateformes. Hommage à Bernard Stiegler - Auteur : Vignola (Paolo)
- Pages : 89 à 107
- Revue : Études digitales
Écartographies
Une analyse pharmacologique du Capitalocène
La thèse majeure de cet article consiste à montrer la relation intime entre la cartographie, l’écart et la nécessité d’un développement écologique – dans le sens général, à savoir comme dimension relationnelle – de la pensée théorétique à l’époque de l’Anthropocène1. L’écart dont il s’agit ici doit être compris définitivement à partir de Derrida, mais aussi sur le plan pharmacologique de Stiegler, donc avec un spectre théorique allant de la trace à la rétention tertiaire2. Écart qui, par conséquent, précède clairement et permet la cartographie, tout en la mettant toujours en défaut. Une première considération regardera donc le fait que la cartographie naît comme écartographie, du point de vue politique-épistémologique et, encore plus généralement, du point de vue de la grammatologie derridienne.
Or, ces écarts que la cartographie génère nécessairement, produisent des déchets à travers des lignes géopolitiques qui caractérisent politiquement la notion d’écart justement comme déchet et la géo-historicisent, en faisant quelque chose qui est performatif ou autrement dit proactif et en constante évolution. Dans ce sens-là, il semblerait possible de faire référence aux cartographies schizo-analytiques de Guattari et en particulier à leur dimension écologique, ou mieux écosophique, pointée dans Les trois écologies3. Ceci est la raison pour laquelle le signifié de 90« écart-déchet » aura tendance à exprimer surtout un sens écologique distribué sur les trois couches indiquées par Guattari : l’écologie environnementale, l’écologie mentale et l’écologie sociale, tout en considérant l’algorithmisation de l’existence comme une nouvelle forme de l’(é)cartographie qui accompagne la crise écologique.
En faisant cela, on s’appuiera sur les thèses de Jason W. Moore consacrées au sujet du Capitalocène et ses cartographies coloniales et postcoloniales, pour les mettre en rapport avec le discours de Bernard Stiegler à propos de l’Anthropocène en tant que Entropocène, à savoir comme le résultat d’un processus entropique qui comprend à la fois la sphère environnementale, la sphère sociale et la sphère noétique4.
Le Capitalocène comme écologie-monde
Selon Jason W. Moore, initiateur du concept de Capitalocène, le concept d’Anthropocène présente au moins deux erreurs stratégiques. La première serait son origine historique, que Stoermer et Crutzen, les inventeurs du terme, attribuent à la première révolution industrielle, tandis que la deuxième se situerait dans la confusion entre les causes (économico-politiques) et les effets (environnementaux). En outre, le concept d’Anthropocène exprimerait aussi un malentendu philosophique concernant le rapport nature/société, tout aussi bien qu’une imposture politique, celle d’attribuer à l’humanité en général et à sa consommation de ressources la cause de l’imminente catastrophe environnementale. Toutes ces bavures philosophiques et politiques conduisent, selon Moore, à nier l’inégalité et la violence multispécifiques du capitalisme et à faire croire que les responsables des problèmes engendrés par le capital seraient 91tous les humains, sans distinctions. En revanche, Moore affirme que « le changement climatique n’est pas le résultat de l’action humaine abstraite – l’anthropos – mais la conséquence la plus évidente de siècles de domination du capital. Le changement climatique est capitalogénétique5 ».
Moore est convaincu que la théorie de l’Anthropocène obscurcit plus quelle n’éclaire, surtout pour le manque d’une perspective historique-relationnelle qui puisse expliquer le développement, à partir du xvie siècle, des relations qui ont permis les révolutions industrielles avec leurs conséquences, comme par exemple le changement climatique. Il s’agit des relations de pouvoir, de nature et de richesse développées dès la découverte des Amériques et sans lesquelles les révolutions industrielles auraient été impossibles, avec tout ce qui va suivre en termes « anthropocéniques ».
Le Capitalocène signifie alors l’ère du capital dans la nature, ce qui signifie à son tour que la création de valeur émerge par les relations concrètes qui se donnent dans l’articulation du capital, du pouvoir et de l’environnement. En ce sens, selon les termes de l’auteur, « le Capitalocène montre la détérioration de la nature comme expression spécifique de l’organisation capitaliste du travail6 » et, ensemble, le « travail » comme « un processus géo-écologique multiple et multi-spéciste7 ».
Afin de comprendre le signifié plus profond du Capitalocène, il faut désarticuler une conviction du sens commun capitaliste, partagée d’ailleurs par la majorité des mouvements écologistes – au moins selon Moore. Cette conviction concerne l’idée d’une nature extérieure aux processus de valorisation du capital et exprime un double réductionnisme : d’une part, par rapport au principe du procès économique, l’environnement est conçu comme ressource infinie et gratuite, tandis que, d’autre part, c’est-à-dire à la fin de ce procès, le même environnement fonctionne comme une sorte d’immense site d’enfouissement pour les déchets à coût zéro. Ce réductionnisme représenterait un vice cartésien qui, à partir de la séparation dichotomique entre l’homme et l’environnement, permet de penser l’industrialisation comme une action sur la nature, à son tour entendue comme une ressource extérieure au capitalisme. Autrement dit, 92le problème de la pensée écologique réside dans l’analyse du métabolisme socio-environnemental de l’industrialisation, de la mondialisation et plus généralement du capitalisme, lorsque ces mêmes phénomènes doivent être étudiés comme des métabolismes tout court, c’est-à-dire comme des modes historiques d’organisation de la nature. C’est à partir de cette critique que Moore propose de penser un capitalisme à deux dimensions ontologiques, à savoir comme projet et comme procès :
Capitalism, as project, creates the idea and even a certain reality of ‘“the” environment as an external object. Nature as external, as real abstraction rather than oikeios – the creative relation of species and environment-making – is not entirely false. It is, rather, amongst capitalism’s greatest achievements. Recognizing Nature as a real abstraction allows us to grasp the development of capitalism’ s productive forces as simultaneously socio-cultural and socio-material, dialectically unified through geo-managerialism’ s organizing of ‘“mental” and “manual” labor. […] While capitalist and territorial power always pursue radical simplification (value as project), those projects are continually upended, limited, and challenged by human and extra-human natures (value as process). This is the dialectic of project and process8.
Le capitalisme, comme projet, produit une nature abstraite et externe, tandis que le capitalisme, en tant que procès, émerge et se développe à travers le réseau de la vie. En ce sens, le concept d’écologie-monde proposé par Moore ainsi fondé sur une approche relationnelle, indique la nature comme matrice et non plus uniquement comme ressource, en proposant également l’interdépendance entre des dynamiques sociales et des éléments naturels, sur lesquels les transformations des modes de production capitaliste se basent. À ce propos, Moore revendique une perspective postcartésienne qui conçoit la valeur comme une méthode d’organisation de la nature. Autrement dit, cette loi de la valeur doit 93être comprise comme la planification et la réorganisation procédurale des « natures historiques du capitalisme », une réorganisation qui, au cours des cinq derniers siècles, a perpétué un modèle dichotomique par lequel une partie de la nature a été intériorisée en tant que force de travail humaine, en devenant « sociale », tandis que l’autre est restée « nature », c’est-à-dire une sorte de don que le capital reçoit pour le subsumer. Si donc le Capitalocène signifie l’époque du Capital-dans-la-nature9, la géologie doit devenir critique de l’économie politique.
Le capitalisme en tant que projet correspond donc à ce que la loi de la valeur entend faire, c’est-à-dire délimiter un monde fait sur mesure et en fonction de l’interchangeabilité de la valeur, et pour cela il doit postuler la nature cartésienne comme un environnement extérieur. Il s’agit par là donc d’une sorte de cartographie métaphysique, une cartographie originaire – tout comme il y a une accumulation originaire du capital, laquelle ne serait qu’un des résultats de cette cartographie – qui établit ce qui va être l’objet du savoir anthropocentrique et anthropocénique évidemment. Prenons l’exemple paradigmatique du charbon, qui symboliserait finalement l’Anthropocène, ou du moins semble être sa métonymie. Moore explique comment les relations sociales développées à partir du xvie siècle ont transformé le charbon de son statut de roche en celui de combustible fossile, tandis que les connaissances biologiques, physiques et géologiques se combinent pour coproduire l’idée même de combustible10. Si le développement vertigineux des activités liées au charbon a transformé les conditions de la civilisation capitaliste, selon Moore, il est impossible de considérer cette dernière sans rapport avec les relations de valeur qui s’étaient développées au début de la modernité. L’Anthropocène-Capitalocènene design uniquement une époque géologique, mais aussi un nouveau régime de gouvernance de l’environnement à l’échelle globale ancré dans les processus historiques depuis le tout de la modernité11.
94Géo-maitrise coloniale
Le moment est arrivé pour voir, au niveau épistémique (savoir) et sociopolitique (pouvoir), dans quel sens la cartographie du Capitalocène se révèle être une écartographie. Cette question, qui est évidemment liée au colonialisme européen, n’est qu’ébauchée dans les analyses de Moore12, et pour cette raison il sera utile d’articuler sa perspective avec un point de vue « décolonial », qui souligne la dimension coloniale de l’épistémologie occidentale – autrement dit la colonialité du savoir13. Moore pose un sujet anthropologiquement décisif pour comprendre le lien essentiel entre Capitalocène et colonialisme, en indiquant leur trait d’union dans la façon inédite d’observer et d’ordonner la réalité :
By the end of the sixteenth century, a tipping point had been reached. The web of life was becoming Nature : a ‘new ethic sanctioning the exploitation of Nature’. Early capitalism’ s world-praxis, fusing cultural and material transformation, advanced an audacious fetishization of nature. This was expressed, dramatically, in the era’s cartographic, scientific and quantifying revolutions. These were symbolic forms of primitive accumulation, creating a new mode of thought. Personified by Francis Bacon and René Descartes, that new mode presumed the separation of humans from the rest of nature, and the domination of the latter by the former. For early modern materialism, the point was not only to interpret the world but to control it14.
95Tel est l’objectif du capitalisme en tant que projet, un projet de séparation entre externe (nature) et interne (social), innervé par un réductionnisme quantitatif radical, qui répond parfaitement à la formule baconienne, « savoir c’est pouvoir ». Selon ce point de vue, le capitalisme comme projet donne à l’anthropos plusieurs caractéristiques : temps linéaire, espace plat et homogène, nature extérieure aux relations sociales : voilà les ingrédients pour coloniser le monde « scientifiquement », c’est-à-dire dans le sens d’une rationalisation et d’un triage de la réalité par les instruments de la science et de la technique, tout aussi bien que dans le sens de la reconstruction épistémique du monde vers une seule vision possible, à travers la destruction de toute forme de savoir qui potentiellement résisterait au processus de colonisation occidentale.
Dans ce contexte, la naissance de la peinture de la Renaissance joue un rôle littéralement transcendantal pour la réalisation du capitalisme comme projet. Comme Mumford l’affirme, cité par Moore, « la relation optique de la Renaissance change la relation symbolique entre les objets dans une relation spatiale, tout comme le rapport visuel devient à son tour une relation quantitative ». Dans cette nouvelle représentation du monde, « la grandeur ne signifie plus l’importance humaine ou divine, mais la distance15 ». Dans ce réductionnisme quantitatif, l’espace cesse de designer une localité16 et devient un système ordonné et uniforme de coordonnées linéaires abstraites. Tout cela a été fondamental au développement d’une nouvelle cartographie du monde qui dessinait les espaces comme géométriques et calculables. Cette nouvelle cartographie est à son tour indispensable pour la formation des États, de la propriété privée moderne et, donc, du capitalisme industriel.
Or Moore conçoit tout ça comme le moment symbolique et épistémologique de l’accumulation primitive, fondé sur la séparation cartésienne entre les êtres humains et le reste de la nature, la même séparation qui déterminera la ligne de division entre le savoir occidental et les savoirs non-occidentaux. D’un point de vue géopolitique alors, la cartographie est déjà une écartographie, c’est-à-dire qu’elle marque déjà une séparation, et donc un dedans et un dehors, et par-là un refus ou un déchet.
96Pour comprendre l’enjeu de cette écartographie, on peut s’approcher de la pensée décoloniale de Mignolo, Luisetti, Castro-Gomez, Quijano, parmi d’autres. Ces auteurs nous montrent comment la sémantique coloniale liée au mot même Anthropocène semble avoir l’intention d’embrasser l’humanité dans son ensemble, en rompant avec toutes les limites locales, culturelles, économiques et épistémologiques, et en confondant, au sein du signifiant Anthropos, toutes les civilisations, les ethnies et les processus socioculturels17. Néanmoins, un tel Anthropos n’est pas l’humanité en tant que telle, mais seulement le sujet d’une ligne directionnelle, trans-hémisphérique et univoque, géo-épistémique et géopolitique, mais surtout anthropocentrique – et par là anthropocénique. Il s’agit d’une ligne traversant le globe du nord au sud, c’est-à-dire de l’Europe et de l’Amérique du Nord jusqu’à tous les autres endroits du monde, afin d’enrichir les premiers, de conquérir et de piller les derniers, et de dominer la nature, considérée comme une ressource, donc un objet à s’approprier.
Les caractéristiques partagées par la théorie du Capitalocène et la pensée décoloniale incluent sans aucun doute celles à travers lesquelles les deux perspectives résument la relation entre la modernité, la pensée, la nature et l’économie. Selon les deux perspectives, le capitalisme, compris comme une forme spécifique de relations société-nature, a ses débuts dans la formation du système mondial au seizième siècle, lorsque l’Europe est devenue le « centre » d’un réseau mondial de connaissances et de pouvoirs. Du point de vue du savoir, la nature est régie par les lois de la mathesis universalis, dans le sens où elle est écrite dans une langue mathématique universelle, nécessaire, valable en tout lieu et tout temps. Tous les attributs et les valeurs de la nature sont dessinés dans l’orbite des intérêts humains – implicite dans l’image majoritaire de l’être humain, qui est décidément occidental.
97À ce propos, il semble intéressant de reprendre l’expression de Santiago Castro-Gomez, « hybris du point zéro18 », pour indiquer la tendance de la connaissance occidentale à se « délocaliser », à arracher la connaissance de toute corporéité et affectivité pour atteindre l’objectivité de la réalité et surtout se légitimer dans une comparaison hiérarchique avec les autres savoirs non-occidentaux. Ceux-ci ont été et continuent d’être systématiquement réduits aux « savoirs ethniques » et, pour cette raison, considérés comme « non scientifiques », donc écartés, tout en étant considérés comme des objets de la connaissance occidentale elle-même.
Ce modèle géo-épistémique exprime ce que nous pouvons définir, à la suite de Boaventura De Sousa Santos et du même Castro-Gómez, comme une sorte de « ligne abyssale19 », pour expliquer que la modernité a transformé les « expériences non-occidentales » en « déchets culturels » en leur refusant la possibilité de l’existence. Le savoir qui se situe au-dessus de cette ligne abyssale, supposée objective, neutre, universelle et valable pour tous, répond en fait au modèle de l’homme blanc-européen-capitaliste-chrétien-patriarcal-hétérosexuel. En ce sens, il est littéralement le savoir de l’anthropos dans le capitalisme colonial et postcolonial, c’est-à-dire le savoir dans et de l’Anthropocène, ou dans et du Capitalocène. Du point de vue décolonial, l’anthropos est alors la métonymie de la colonisation épistémique et le mot Anthropocène est sa confirmation performative à l’heure du changement climatique et de la mondialisation néolibérale. On pourrait la définir comme la géométrie performative de la colonisation : à chaque fois qu’elle est prononcée, la matrice coloniale et colonisatrice d’un sujet épistémique-politique se répète sur les autres20.
More geometrico, la ligne abyssale consiste en un système de distinctions visibles et invisibles, selon lequel l’invisible détermine le visible, dans la mesure où les distinctions invisibles sont établies par des lignes radicales qui divisent la réalité sociale en deux univers. La division est telle que 98« l’autre côté de la ligne » disparaît comme réalité : il devient inexistant et en ce sens il est écartographé. En d’autres termes, le point zéro représente le début de l’absolutisme épistémologique de l’Ouest qui conduira à ce que Boaventura de Sousa-Santos définit comme un épistémicide21 ». Si la grande invention épistémique du xvie siècle est représentée par la cartographie, celle-ci se révèle être à nouveau une écartographie, cette fois du point de vue géo-épistémique : tendanciellement, tous les savoirs non-occidentaux sont réduits à des savoirs ethniques, donc pas des savoirs universaux – et pour cette raison même ils ne seraient pas des savoirs à proprement parler.
Écartographies des plateformes
Il y a encore au moins un sens de l’écartographie liée au Capitalocène, et cette fois pour le comprendre, il est nécessaire de passer de la question de l’espace géographique à celle du temps social, du temps de nos existences à l’âge du capitalisme des plateformes. De ce point de vue, il va sans dire que le sens de l’écartographie – une écartographie algorithmique – est radicalement différent, même s’il s’agit toujours d’une forme de colonisation, au moins si on suit, tout en le technologisant, le diagnostic de Moore. À ce propos, si le Capitalocène est un concept qui place les relations du capital dans la toile de la vie comme un principe d’analyse incontournable, il semble possible de multiplier les relations par-delà l’analyse de Moore, mais tout en suivant son indication à propos d’une sorte de changement paradigmatique dans l’exploitation de ressources :
Lorsque les opportunités d’accumulation par appropriation s’affaiblissent, on peut s’attendre à voir un changement profond des solutions spatiales aux solutions temporelles, passant de l’appropriation de l’espace à la colonisation du temps : précisément la grande force de la financiarisation néolibérale22.
C’est donc à partir de cette constatation qu’il devient possible de mettre en relation la perspective historique et relationnelle du Capitalocène avec 99les algorithmes au sens le plus général (de l’agri géométrie au capitalisme des plateformes), la critique de l’économie politique et le General Intellect d’une part, avec les dispositifs prolétarisants du capitalisme cognitif, d’autre part. Tous ces éléments peuvent nous indiquer un autre sens de l’écartographie, par ailleurs liée au capitalisme et à cette dernière étape de l’Anthropocène, ou du Capitalocène, ou de l’Entropocène, comme on verra tout de suite. On peut dire qu’à travers les traces de nos vécus qu’on relâche comme des écarts presque 24/7 dans le web, mais aussi, désormais avec les développements de la biométrie et les nanotechnologies, dans n’importe quel type de contexte urbain et même domestique, cette écartographie, plutôt que d’avoir la fonction d’écarter – écarter ce qui n’est pas la norme, ou n’est pas universel – valorise les déchets de nos flux temporels du vécu, sous forme de données, de Big Data.
Parmi les philosophes contemporains, Bernard Stiegler est peut-être le plus indiqué pour montrer la véridicité de l’indication de Moore à propos de la colonisation du temps. En cohérence avec sa principale préoccupation philosophique, à savoir justement le temps et son rapport constitutif avec la technologie, Stiegler associe la question environnementale de l’Anthropocène aux troubles sociaux liés au virage numérique de la gouvernementalité et du capitalisme, qui seraient essentiellement associés à la temporalité noétique, comme cela semble être démontré par les concepts de « capitalisme 24/7 » de Jonathan Crary et de « gouvernementalité algorithmique » de Thomas Berns et Antoinette Rouvroy23.
Alors que le capitalisme 24/7 fait référence à l’exploitation incessante des ressources cognitives, affectives et sociales des producteurs et des consommateurs par le capitalisme et ses technologies, la gouvernementalité algorithmique indique une forme de gouvernance fonctionnant avec des processus de prise de décision abrités derrière des chiffres et des données, et cela au moyen d’une anticipation performative des comportements en fonction de leur calculabilité : dans les deux cas, on peut parler d’extractivisme noétique24, dans la mesure où ce qui semble être capturé – et par là court-circuité selon la logique du pharmakon 100– est précisément le temps noétique (conscient et inconscient). Ceux qui n’apparaissent que comme des écarts de nos vies, à savoir des traces dividuelles25 apparemment sans signifié, ou a-signifiantes pour le dire avec Guattari, se révèlent ainsi, supportées par le silex, le cobalt, et des machines en général, la nouvelle matière première du capitalisme, une matière informée par les activités du nous, des âmes noétiques.
Chez Stiegler, ce qui détermine le parallélisme entre l’Anthropocène et de tels phénomènes de contrôle capitaliste est leur source commune dans la rationalité opérationnelle occidentale, la mathesis universalis, entendue comme le rêve cartésien de maîtrise de la nature. Stiegler montre alors une analogie frappante entre les effets biologiques de l’Anthropocène et ceux de la gouvernementalité algorithmique, à savoir le nivellement tendanciel des différences : alors que le capitalisme mondial anéantit la biodiversité par la pollution et la destruction de l’habitat, donc la condition de la vie dans la biosphère, le capitalisme algorithmique anéantit la diversité culturelle et psychologique, ou « noodiversité », condition de possibilité de la vie sociale. À la base de cette analogie entre l’Anthropocène et le capitalisme algorithmique il y a l’entropie, à la fois comme entropie physique, thermodynamique, et comme entropie sociale, cette dernière étant le résultat de ce que Stiegler, en suivant Alfred Lotka, appelle l’exosomatisation26. En ce sens, l’Anthropocène est d’abord un Entropocène : « C’est ainsi que l’Anthropocène se présente comme un Entropocène, c’est-à-dire comme le désert de l’absence d’époque ruinant la noodiversité tout autant et beaucoup plus vite que la biodiversité27 ».
Et ce processus entropique est fondamentalement lié à la technique, laquelle doit être pensée dans son ambiguïté constitutive :
La technique est une accentuation de la néguentropie. […] Mais c’est tout autant une accélération de l’entropie, non seulement parce que c’est toujours en quelque façon un processus de combustion et de dissipation d’énergie, mais 101parce que la standardisation industrielle semble conduire l’Anthropocène contemporain à la possibilité d’une destruction de la vie comme buissonnement et prolifération des différences – comme biodiversité, sociodiversité (« diversité culturelle ») et psychodiversité des singularités engendrées par défaut comme individuations psychiques aussi bien que comme individuations collectives28.
L’entropie sociale, pour le penseur de la pharmacologie, est représentée par la perte des savoirs causée par la technologie. Cette forme d’entropie est donc associée à ce que Stiegler nomme le processus de « prolétarisation généralisée », un concept par lequel non seulement l’appauvrissement matériel ou la perte des moyens de production est décrit, mais, plus précisément, la perte de connaissances causée par n’importe quel type de technologie et son extériorisation matérielle de la mémoire. En particulier, selon Stiegler, la perte concerne l’ensemble des savoir-faire, savoir-vivre et connaissances théoriques, qui tracent un cadre beaucoup plus large que celui lié à la production dans un strict sens marxien, ou avec plus de précision, dans le sens du Capital. C’est ainsi que la prolétarisation de Stiegler, via n’importe quel type de support de mémoire et information – la rétention tertiaire – concerne à la fois les travailleurs et les consommateurs, c’est-à-dire, dans les termes simondonniens, l’ensemble du processus d’individuation psychique et collective : « La prolétarisation totale qu’est le non-savoir absolu est constituée par l’abstraction totale rendue possible par la rétention tertiaire digitale se répandant partout à travers l’ubiquitous computing29 ».
En ce sens, deux aspects différencient le concept stieglérien de prolétarisation de son homonyme marxiste. Tout d’abord, pour Stiegler, le facteur de prolétarisation est constitué en premier lieu par la technique, tandis que le capitalisme serait l’exploiteur des processus d’exosomatisation qui découlent des adoptions et adaptations technologiques des sociétés. D’autre part, la prolétarisation en tant que perte de savoir par la technologie est un phénomène social, épistémique et matériel – donc organologique – qui englobe tout le monde, producteurs et consommateurs. C’est donc dans ce sens que la prolétarisation de Stiegler est généralisée.
Si nous voulions encadrer la prolétarisation stieglérienne dans la théorie de Marx, nous pourrions la concevoir à la fois comme un approfondissement critique et une extension symbolique et culturelle des concepts 102de General Intellect et de Social Knowledge, que le philosophe du Capital développe dans les Grundrisse, les concevant comme principaux agents de la production industrielle. La thèse de Stiegler est qu’aujourd’hui le savoir social et l’intellect général sont systématiquement exploités par le capitalisme des plateformes numériques, partout et à tous les niveaux de la vie – cognitive, affective, physiologique. Le capitalisme de plateforme deviendrait alors l’infrastructure matérielle du General Intellect au xxie siècle. Et le Social Knowledge, à son tour, représenterait l’ensemble des connaissances techniques, plus généralement les produits de l’intelligence individuelle et collective en circulation, demeurant ainsi constamment lié aux machines du capital fixe, dont aujourd’hui les algorithmes représentent la version la plus performante pour l’exploitation. C’est une exploitation généralisée de tout aspect de la vie individuelle et sociale, où les relations entre les organes psychiques, techniques et sociaux, pré-calculées, formatées et finalement court-circuitées par l’algorithmisation, l’hyper-réticulation et l’hyper-synchronisation, déterminent un grave affaiblissement symbolique, affectif, libidinal, épistémique et politique.
Ce serait enfin l’Entropocène algorithmique, où c’est le même General Intellect qui est prolétarisé. On se retrouve donc dans une sorte de némésis historique, pour laquelle, à partir de l’Occident, on assiste à une sorte d’épistémicide-suicide comme effet secondaire de la colonisation du temps indiquée par Moore, jusqu’à la menace de l’apparition d’une sorte de « non-savoir absolu », c’est-à-dire l’impossibilité de poursuivre les processus d’identification : « Le capitalisme instaure en cela une épistémè négative (une anti-épistémè) comme absence d’époque qui est celle du non-savoir absolu. Cet absolu confirme les analyses hégéliennes de la phénoménologie de l’esprit en les inversant30 ».
Le savoir absolu comme fin de l’histoire, transparence à soi du concept, qui dans la perspective pharmacologique de Stiegler ne peut pas se développer sans son extériorisation matérielle, devient non-savoir dans le sens où les technologies numériques et leur développement économico-politique sont en train d’affecter les conditions de possibilité du développement des compétences cognitives nécessaires à la production, la compréhension, la transformation des savoirs, au moins de la manière et avec les objectifs qui ont caractérisé à la fois l’épistémologie 103et les processus culturels des siècles passés. Or, ce que représente pour nous, les humains, cette forme de « non-savoir absolu », c’est-à-dire le contexte techno-social formé par les données extraites de nos activités et de nos profils, est au contraire essentiel au développement continu des machines du capital fixe. Autrement dit, ce qui peut être perçu comme un déchet – la trace – est précisément, en ce moment historique, l’objet d’une nouvelle grande accumulation primitive31.
La nouvelle accumulation originelle du platform capitalism, qui ne concerne principalement pas les effets naturels des ressources, ni spécifiquement le capital financier, mais plutôt les données numériques disséminées par les individus, à savoir précisément le General Intellect, a comme objectif celui de constituer une immense base de données comportementales, émotionnelles et cognitives, pour ce qu’on appelle l’intelligence artificielle, mais aussi pour les neurotechnologies, les nanorobots de la médecine et de la biologie synthétique, traversant un nouveau seuil d’exosomatisation, à savoir l’implantation d’artefacts technologiques à l’intérieur du corps et du cerveau32. On est donc face à une nouvelle forme d’extractivisme et d’accumulation originaire qui requière une forme d’écologie adéquate, une noo-écologie, une lutte noo-écologique33 qui devrait aboutir, pharmacologiquement, à une nouvelle relation radicale avec le temps grâce aux technologies numériques et à l’automatisation. Une telle lutte doit être menée afin de se réapproprier le 104temps de reconstitution des savoirs et des individualisations collectives : c’est la lutte pour la déprolétarisation. Et c’est précisément dans cette lutte que Stiegler convoque Nietzsche.
Les trois écologies
dans l’Entropocène et au-delà
Depuis La société automatique I, Stiegler nous invite à penser le mal-être algorithmique qui caractérise cette étape du capitalisme comme l’accomplissement d’un nihilisme organologique, c’est-à-dire d’une décadence épistémologique, politique et noétique générale, causée par les rapports entropiques entre les organes qui composent la société : psychophysiologiques, techniques et sociaux (institutions, savoirs, collectivité). Ces rapports seraient devenus entropiquement insoutenables, pas seulement au niveau de l’écologie environnementale, mais aussi au niveau social et noétique. La philosophie doit alors penser et panser ce mal-être anthropocénique34 qui s’exprime à travers des symptômes de différents genres répartis à l’échelle mondiale, qui se produisent au niveau des processus d’individuation psychique et collective. En ce sens, les symptômes anthropocéniques vont des plus psychophysiologiques, tels que les troubles de l’attention (ADHD), les phénomènes d’addiction numérique35, et diverses formes d’anesthésie des expériences individuelles36, à ceux plus politico-sociaux, tels que le mimétisme grégaire des utilisateurs des réseaux sociaux37, le mépris de l’autre et l’exacerbation du racisme et de la haine, renforcée d’ailleurs par le régime post-véridique des fake news. En suivant Stiegler, l’Anthropocène-Entropocène fonctionne ainsi comme un symbole de la prophétie nietzschéenne concernant l’achèvement du nihilisme consistant à niveler systématiquement les différences.
105L’Entropocène comme dissipation des différences est aussi, d’ailleurs, un index intéressant pour diagnostiquer les effets entropiques sur les trois sphères de l’écologie guattarienne, sociale, subjective, environnementale, mais il représente aussi, et en même temps, l’occasion pour le repenser dans notre présent afin de faire produire de nouvelles différences, de nouvelles ouvertures du sens. Repenser les trois écologies à l’époque du Capitalocène représenterait alors une récartographie, une forme pharmacologique et affirmative, même dans un sens nietzschéen, de ré-cartographier le monde. Cela serait d’ailleurs pleinement cohérent avec l’indication fournie par Guattari lui-même : « Par tous les moyens possibles, il s’agit de conjurer la montée entropique de la subjectivité dominante […] Les individus doivent devenir à la fois solidaires et de plus en plus différents38 ». À ce propos, dans le premier tome de Qu’appelle-t-on panser ? Stiegler décrit le malaise en acte des trois écologies de Félix Guattari en agençant Nietzsche avec la pharmacologie :
Dans Les trois écologies, les propositions nouvelles et fondamentales de Guattari pour ce qui concerne notre propre temps – l’Anthropocène tel qu’il constitue aussi le temps de la post-truth era – appellent à requalifier pharmacologiquement la question du nihilisme […]. À présent, c’est-à-dire près de trente ans après ces textes, la post-truth era amorce de la phase terminale de l’Anthropocène, qui constitue lui-même en cela l’accomplissement du nihilisme, et qui est à l’horizon des analyses de Guattari et de son écosophie. […] Comme concrétisation extrême du mal-être, la post-truth era réalise en outre l’hypothèse formulée dans Les trois écologies selon laquelle « l’implosion barbare n’est nullement exclue39 ».
Si, avec ce livre de 1989, Guattari inaugure une pensée écologique tout à fait originale, affirmant tout d’abord l’impossibilité de penser la pollution de l’environnement sinon en termes d’interdépendance avec d’autres types de pollution (sociale, médiatique, mentale …) qui affectent tous les territoires existentiels, cette même perspective écologique semble faire signe vers une dimension pharmacologique, dans la mesure où elle propose aussi de re-penser et re-panser l’écologie sociale en profitant de ces mêmes technologies toxiques, qui dans le vocabulaire guattarien deviennent les éléments de la mécanosphère. À ce propos, on pourrait penser ce que Guattari appelle l’écosophie qui aurait pour but celui de réinventer la vie sous tous ses aspects, comme une organologie générale 106et aussi comme une pharmacologie capable de renverser les tendances toxiques de la technologie et reconfigurer les territoires existentiels, esthétiques, sociaux et politiques40. D’ailleurs, si pour Guattari la solution à la pollution totale – environnementale, sociale et mentale – ne se trouve pas dans le primitivisme, ce qu’il appelle l’ère post-média, une ère d’émancipation sociopolitique, esthétique et existentielle, elle ne peut être concrétisée qu’avec la technologie. On est donc bien loin de toute forme nostalgique du passé ainsi que de la recherche d’une pureté de l’être humain dans sa condition pré-technologique. Voilà ce qui peut être conçu comme la déclaration pharmacologique par excellence, qui relève de Chaosmose :
Les transformations technologiques nous contraignent à prendre en compte concurremment une tendance à l’homogénéisation universalisante et réductionniste de la subjectivité et une tendance hétérogénétique, c’est-à-dire à un renforcement de l’hétérogénéité et de la singularisation de ses composantes. […] La production machinique de subjectivité peut œuvrer pour le meilleur comme pour le pire. […] On ne peut juger ni positivement ni négativement une telle évolution machinique ; tout dépend de ce que sera son articulation avec des agencements collectifs d’énonciation. Le meilleur, c’est la création, l’invention de nouveaux univers de référence ; le pire c’est la mass-médiatisation abrutissante à laquelle sont condamnés aujourd’hui des milliards d’individus41.
Pour Guattari, il s’agit donc de réinventer le rapport avec la technologie pour conjurer le nivellement des différences en actes, en soulignant que « non seulement les espèces disparaissent mais également les mots, les phrases, les gestes de la solidarité humaine42 ». C’est exactement ça le nihilisme organologique de Stiegler, qu’il pense aussi comme le résultat de l’actualisation du Gestell heideggérien au xxie siècle, où la biosphère devient une technosphère totalement reticulée et synchronisée :
Une connectivité totale et généralisée dans un milieu associé intégralement réticulé, computationnellement conjonctif en ce sens – la solidarité étant remplacée par le calcul […] et d’où sont exclues a priori et systémiquement toutes les 107singularités dys-fonctionnelles – qui cependant seules pourraient fournir un avenir néguanthropique à cet enfer des moyennes43.
L’alternative à l’Entropocène, comme Guattari et Stiegler semblent le suggérer, serait donc un avenir néguanthropique, c’est-à-dire un futur où les tendances entropiques de l’anthropos et de l’anthropisation du monde seront renversées dans des processus néguentropiques. Stiegler pense alors à la création d’une espèce de nouvelle discipline, la néguanthropologie, dont la finalité consiste à « fournir à la biosphère devenue technosphère les pansements qui lui permettront de sortir de l’Anthropocène pour entrer dans le Néguanthropocène ». Dans la perspective pharmacologique, le Néguanthropocène est donc la réponse économique, écologique, politique et noétique à l’Anthropocène : « Le Neguanthropocène est ce qui nous demande dans l’Anthropocène un effort surhumain ». Il s’agirait de l’effort de l’anthropos pour devenir neganthropos, à savoir l’Übermensch qui devient panseur du pharmakon pour une nouvelle grande santé terrestre et cosmologique.
Paolo Vignola
1 L’Anthropocène désigne une proposition d’époque géologique où l’homme peut être considéré comme un acteur principal dans la modification de l’environnement global mais aussi, et pour cette raison même, l’événement qui décrit la possibilité de la fin de l’homme sur la Terre. Cf. William Steffen, Paul J. Crutzen and J. R. McNeill, The Anthropocene : Are Humans Now Overwhelming the Great Forces of Nature ?, « Ambio », Vol. 36, No. 8, (December 2007), p. 614-621 ; C. Bonneuil, J.-B. Fressoz, L’Événement Anthropocène, Paris, Le Seuil, 2013.
2 Cf. Jacques Derrida, Marges de la philosophie, Paris, Galilée, 1971 ; Bernard Stiegler, Ce qui fait que la vie vaut la peine d’être vécue. De la pharmacologie, Paris, Flammarion, 2010.
3 Cf. Félix Guattari, Les trois écologies, Paris, Galilée, 1989.
4 Pour le concept de Capitalocène, cf. Jason W. Moore, The Capitalocene, Part I : on the nature and origins of our ecological crisis, The Journal of Peasant Studies, 44 (3), 2017, p. 594-630 ; The Capitalocene Part II : accumulation by appropriation and the centrality of unpaid work/energy, The Journal of Peasant Studies, 45(2), 2018, p. 237-279 ; Anthropocene or Capitalocene. Nature, History and the Crisis of Capitalism, ed. J. W. Moore, Oakland (CA), PM Press / Kairos, 2016 ; Donna Haraway, Anthropocene, Capitalocene, Plantationocene, Chthulucene : Making Kin, « Environmental Humanities », vol. 6/2015, p. 159-165 ; Pour le concept d’Entropocène, cf. Bernard Stiegler, Dans la disruption. Comment ne pas devenir fou, Paris, Les Liens qui Libèrent, 2016.
5 Jason W. Moore, “Anthropocenes and the Capitalocene Alternative”, « Azimuth », n. 8 (2/2017), p. 71.
6 Ibid., p. 78.
7 Ibid.
8 « Le capitalisme, en tant que projet, crée l’idée et même une certaine réalité de l’environnement en tant qu’objet extérieur. La nature en tant qu’objet extérieur, en tant qu’abstraction réelle plutôt qu’en tant qu’oikeios – la relation créative entre les espèces et la création de l’environnement – n’est pas entièrement fausse. Elle fait plutôt partie des plus grandes réalisations du capitalisme. Reconnaître la nature comme une véritable abstraction nous permet de saisir le développement des forces productives du capitalisme comme étant à la fois socioculturelles et sociomatérielles, dialectiquement unifiée par l’organisation géo-managériale du travail “mental” et “manuel”. […] Alors que le pouvoir capitaliste et territorial poursuit toujours une simplification radicale (la valeur en tant que projet), ces projets sont continuellement bouleversés, limités et remis en question par les natures humaine et extra-humaine (la valeur en tant que processus). C’est la dialectique du projet et du processus. » (NDLR : traduction Humanités Digitales. Source : Jason W. Moore, “The Capitalocene, Part II”, op. cit., p. 259).
9 Ibid.
10 Ibid., p. 269.
11 Cf. E. Leonardi, A. Barbero, “Introduzione. Il sintomo-Antropocene”, in J.W. Moore, Antropocene o Capitalocene ? Scenari di ecologia-mondo nell’era della crisi planetaria, tr. it. ombre corte, Verona 2017.
12 Jason W. Moore, “The Capitalocene, Part II”, op. cit., p. 249.
13 Cf. Edgardo Lander, ed., La colonialidad del saber. Eurocentrismo y ciencias sociales. Perspectivas latinoamericanas (Buenos Aires : CLACSO. 2000) ; Aníbal Quijano, « Colonialidad del Poder, Eurocentrismo y América Latina ». En La colonialidad del saber…, p. 201-246 ; Walter Mignolo, De la Hermenéutica y la Semiosis colonial al Pensar Descolonial (Quito : Editorial Abya Yala, 2011).
14 « À la fin du xvie siècle, un point de basculement a été atteint. La toile de la vie devenait la Nature : une “nouvelle éthique sanctionnant l’exploitation de la Nature”. La pratique mondiale du capitalisme primitif, combinant transformation culturelle et matérielle, a permis une fétichisation audacieuse de la nature. Cela s’est exprimé, de manière spectaculaire, dans les révolutions cartographiques, scientifiques et quantitatives de l’époque. Il s’agissait de formes symboliques d’accumulation primitive, créant un nouveau mode de pensée. Personnalisé par Francis Bacon et René Descartes, ce nouveau mode supposait la séparation de l’homme du reste de la nature, et la domination de cette dernière par le premier. Pour le premier matérialisme moderne, il ne s’agissait pas seulement d’interpréter le monde, mais de le contrôler. » (NDLR : traduction Humanités Digitales. Source : Jason W. Moore, “The Capitalocene, Part II”, op. cit., p. 244).
15 Lewis Mumford, Tecnica e cultura, Milano, Il Saggiatore, 1961, p. 35.
16 Cf. B. Stiegler, Qu’appelle-t-on panser ? I., Les Liens qui Libèrent, Paris 2018.
17 À propos du rapport entre pensée post-coloniale, décoloniale et l’Anthropocène, cf. Z. Todd, Indigenizing the Anthropocene, in Art in the Anthropocene. Encounters Among Aesthetics, Politics, Environments and Epistemologies, H. Davis and E. Turpin eds., Open Humanity Press, London 2015, p. 241-254 ; F. Luisetti, Demons of the Anthropocene : facing Bruno Latour’s Gaia, « PhilosophyKitchen », n. 5, 2016, p. 157-169 ; K. Schulz, Decolonising the Anthropocene : the mytho-politics of human mastery, dans Borderthinking, Borderlands : Developing a Critical Epistemology of Global Politics, M. Woons, S. Weier eds., Bristol, E-International Relations Publishing, 2017 (in press) ; S. Bignali, S. Hamming, D. Rigney, Three Ecosophies for the Anthropocene : Environmental Governance, Continental Posthumanism and Indigenous Expressivism, « Deleuze Studies », Vol. 10, 4, 2017, p. 455-478.
18 Santiago Castro-Gómez, Decolonizar la universidad. La hybris del punto cero y el diálogo de saberes, dans El giro decolonial : reflexiones para una diversidad epistémica más allá del capitalismo global, S. Castro-Gómez, R. Grosfoguel eds., Bogotá, Siglo del Hombre Editores, 2007.
19 Cf. Boaventura de Sousa Santos, Para descolonizar occidente. Más allá del pensamiento abismal, Buenos Aires, CLACSO y Prometeo Libros, 2010 ; S. Castro-Gómez, Decolonizar la universidad.
20 Sur ce point, cf. P. Vignola, “Notes for a Minor Anthropocene”, « Azimuth », n. 8 (2/2017), p. 81-95.
21 Cf. Boaventura de Sousa Santos, Para descolonizar occidente, cit., p. 68.
22 J.W. Moore, El auge de la ecología-mundo capitalista (I). Las fronteras mercantiles en el auge y decadencia de la apropiación máxima, « Laberinto », n. 38, 2013, p. 23.
23 Cf. Thomas Berns, Antoinette Rouvroy, « Gouvernementalité algorithmique et perspectives d’émancipation : le disparate comme condition d’individuation par la relation ? », Politique des algorithmes. Les métriques du web. RESEAUX, Vol. 31, n. 177, p. 163-196.
24 Cf. G. Moore, “Dopamining and Disadjustment : Addiction and Digital Capitalism”. In Bartlett, V. & H. Bowden-Jones (eds.). Are We All Addicts now ? Digital Dependence. Liverpool : Liverpool University Press, 69-75.
25 En suivant Rouvroy, la gouvernementalité algorithmique transforme les individus en profiles numériques et par là en ce que Deleuze et Guattari avaient appelés « dividuels ». Cf. Antoinette Rouvroy, Bernard Stiegler, Le régime de vérité numérique, « Socio », 4/2015, p. 115 ; Cf. Gilles Deleuze, « Post-scriptum aux sociétés de contrôle », in Pourparlers, Minuit, 1990, p. 246. Cf. aussi Bernard Stiegler, La société automatique I. L’avenir du travail, Paris, Fayard, 2015, p. 234.
26 Cf. A. Lotka, “The Law of Evolution as a Maximal Principle”, Human Biology, 17, 1945, p. 167-194.
27 B. Stiegler, Qu’appelle-t-on panser ?, p. 177.
28 B. Stiegler, La société automatique I. L’avenir du travail, Paris, Fayard, 2015, p. 31.
29 B. Stiegler, Qu’appelle-t-on panser ?, p. 171.
30 Ibid., p. 135.
31 Il faudrait alors considérer une série d’accumulations originaires, chacune conduisant à un nouvel objet du capitalisme, et il faudrait aussi considérer la simultanéité de ces accumulations : par exemple, dans les dernières dix années on a assisté et on continue à assister à l’accumulation originaire par la crise financière, à celle par les « opérations humanitaires », à celle par les désastres naturels (Shock Economy) et à celle par la Data Economy. Cette hypothèse, à niveau général et pour ce qui concerne le rapport Capital-Travail au xxie siècle, a été déjà développée par plusieurs critiques du capitalisme, de David Harvey à Toni Negri et Sandro Mezzadra, et elle consiste à affirmer que « l’accumulation primitive se réfère à un ensemble de technologies, de pouvoirs, de modes de capture du travail » – mais aussi de capture des pulsions, des savoirs et de désirs –, « d’activités économiques qui conduisent à se reproduire tout au long de l’histoire du capitalisme ». Sandro Mezzadra, « L’homme de la frontière. Entretiens avec Sandro Mezzadra », Vacarme, 69, 2914. Cf. aussi S. Mezzadra, « The Topicality of Prehistory. A New Reading of Marx’s Analysis of “So-called Primitive Accumulation” », in Rethinking Marxism, 23 (2011) ; David Harvey, Le « Nouvel Impérialisme » : accumulation par expropriation, Actuel Marx-PUF, 2004.
32 Cf. Bernard Stiegler, Dans la disruption, § 47.
33 Certains éléments de cette perspective noo-écologique ont été développés dans le numéro spécial « Nootechnics » de la revue « Parallax », n. 83, 2017, éditée par Anaïs Nony.
34 Cf. B. Stiegler, “À propos du mal-être”, « Azimuth », n. 8 (2/2017), p. 143-162.
35 G. Moore, “The Pharmacology of Addiction”, Parrhesia, 29, 2018, p. 190-212.
36 S. Baranzoni, “Aesthesis and Nous : Technological Approaches”, « Parallax », n. 83, 2017, p. 147-163.
37 D. Ross, “Protentional Finitude and Infinitude in the Anthropocene”, « Azimuth », n. 8 (2/2017), p. 127-142.
38 F. Guattari, Les trois ecologies, p. 71-72.
39 B. Stiegler, Qu’appelle-t-on panser ?, p. 21.
40 Pour son attention critique mais non pessimiste de la condition technologique contemporaine, l’écosophie guattarienne a été intégrée par Erich Hörl dans la ligne pharmacologique ouverte par Derrida et Stiegler. Cf. H. Hörl, Le nouveau paradigme écologique. Pour une écologie générale des médias et des techniques, “Multitudes”, n. 51, 2013, p. 68-79.
41 F. Guattari, « La production de subjectivité », in F. Guattari, Chaosmose, Paris, 1992, p. 16.
42 F. Guattari, Les trois écologies, p. 35.
43 B. Stiegler, Qu’appelle-t-on panser ?, p. 181.
- Thème CLIL : 3157 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Sciences de l'information et de la communication
- ISBN : 978-2-406-11521-2
- EAN : 9782406115212
- ISSN : 2497-1650
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-11521-2.p.0089
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 26/05/2021
- Périodicité : Semestrielle
- Langue : Français
- Mots-clés : Capitalocène, cartographie, colonialité du savoir, Guattari, Stiegler, entropie