La prescription des marques et des pratiques marchandes sur les chaînes de youtubeuses françaises
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Études digitales
2019 – 1, n° 7. Youtoubeurs, youtubeuses : inventions subjectives - Auteur : Petters (Lorreine)
- Pages : 99 à 114
- Revue : Études digitales
La prescription des marques
et des pratiques marchandes sur
les chaînes de youtubeuses françaises
Enfants du « web social1 », les youtubeurs et youtubeuses produisent et diffusent des contenus audiovisuels sur la plateforme Youtube, tout en alimentant des échanges avec d’autres internautes. Ayant grandi dans une « société liquide2 », certains d’entre eux mettent en scène leur mode de vie en donnant des conseils de mode et de beauté, en présentant l’intérieur de leurs maisons et leurs destinations de vacances, en proposant des recettes pour bien manger et des attitudes pour bien vivre. Ces youtubeurs et youtubeuses deviennent un vecteur de divertissement et de consumérisme et leurs chaînes sont des espaces de prédilection pour le placement des marques et pour des recommandations d’achats.
Dans ce contexte, nous nous concentrerons sur l’analyse des pratiques de prescription marchande observables dans les contenus diffusés sur cinq chaînes sélectionnées parmi celles les plus suivies au moment de la détermination du corpus et administrées par trois youtubeuses françaises, dont les surnoms respectifs sont EnjoyPhoenix, Horia et Sananas. Nous avons décidé d’analyser deux chaînes administrées par chaque youtubeuse sélectionnée : la chaîne thématique dont le propos consiste à donner des conseils de mode, beauté, life style, et la chaîne de vlog, expression anglaise qui résulte de la fusion des mots « vidéo » et « blog », c’est-à-dire une sorte de journal intime en format vidéo3.
À partir d’une analyse de contenu des vidéos publiées sur ces chaînes entre janvier et juin 2018 (ce qui correspond à 177 vidéos, soit 41,5 heures en tout), nous prendrons en compte la manière dont ces youtubeuses 100énoncent leurs relations avec les marques, élaborent les discours autour des produits qu’elles recommandent et se fondent sur des enjeux tout à la fois de sociabilité et de visibilité pour concevoir leurs pratiques prescriptives4. Afin de réaliser cette analyse, nous privilégierons une approche pragmatique de la communication, qui ne se concentre ni sur l’émetteur ni sur le récepteur pour s’intéresser avant tout à la relation entre les différents interlocuteurs et à la co-production de sens dans des situations communicationnelles5. Les discours analysés sont ainsi envisagés comme un acte performatif, qui constitue un moyen de construction symbolique et de réalisation de stratégies.
Tandis que selon Armand Hatchuel6 le prescripteur est un tiers (qui n’est ni l’acheteur ni le vendeur) dont l’apport est une condition de fonctionnement de l’échange, le travail des youtubeuses ici analysé ne consiste pas en une condition sine qua non pour les échanges marchands mais peut influencer des internautes dans leur consommation en jouant sur des effets de recommandation, de réputation et de partage en ligne. Nous définissons ainsi la prescription comme un ensemble d’informations mises à la disposition des consommateurs (potentiels ou effectifs) sur un produit, une marque ou un service spécifique, indépendantes de l’offre, descriptives ou évaluatives (sous forme de jugements positifs ou négatifs), à caractère personnel ou collectif, qui visent à influencer la consommation de manière directe ou indirecte. Les rapports de prescription sont donc envisagés comme des sources potentielles d’influence sur les choix des individus7. Ainsi, nous commencerons par questionner la manière dont les habitudes de consommation des youtubeuses sont mises en scène dans les contenus audiovisuels diffusés pour, ensuite, analyser les pratiques prescriptives, leurs temporalités et particularités énonciatives.
101Les habitudes de consommation,
un terrain d’expression
C’est avant tout l’envie de partager avec d’autres internautes des expériences quotidiennes, des goûts et des préférences, des moments agréables ou difficiles de leur vie, qui rassemble les youtubeuses dont les chaînes ont été analysées. Les vidéos comportent ainsi des mises en récit aux sujets très variés : ruptures amoureuses, voyages, projets professionnels, derniers achats et « coups de cœur » marchands, conseils pour la vie quotidienne… Leur matière première est le vécu :
Pour affirmer son identité, et donc y croire, l’individu moderne dispose d’un terme imparable : le vécu. […] Participe passé substantivé. Du vrai à l’état cru, dense, corporel, incarné. Le seul emploi du mot donne au locuteur la sensation de jouir d’une subjectivité pleine, consistante, limitée certes, mais par là même authentique8.
Des enjeux identitaires et de sociabilité s’inscrivent donc dans ce partage des vécus. En rappelant que la majorité des youtubeurs et youtubeuses qui disposent d’une certaine visibilité actuellement en France sont des adolescents ou de jeunes adultes, Claire Balleys9 affirme que la production et le partage de contenus sur Youtube aident ces individus dans la construction de leur propre identité et dans l’apprentissage d’une forme d’autonomie vis-à-vis de la sphère familiale : « L’enjeu qui est au cœur de ces histoires personnelles, c’est la prise d’autonomie et la construction de soi comme individu10 ». Cette construction de soi passe nécessairement par le regard des pairs et par un besoin d’appartenance, en constituant un « processus dynamique et relationnel11 » qui est en partie déterminé par les fonctionnalités des interfaces en ligne encadrant l’exposition de soi. Comme l’affirme 102Elinor Ochs12, les récits de vie et d’expériences personnelles sont essentiels au maintien de la vie en société dans la mesure où ils tissent et font perdurer des liens sociaux : « En rendre compte publiquement sur Youtube [des histoires fondées sur des expériences personnelles] est une manière de solliciter l’écoute, l’empathie et la validation des pairs13 ». On constate alors un désir d’extimité14 de la part des youtubeurs et youtubeuses, inséparable du désir de se rencontrer soi-même à travers le regard de l’autre, de construire son estime de soi à l’aide d’autrui, de chercher son approbation15.
Les youtubeuses dont les chaînes sont analysées s’inscrivent ainsi dans une logique dite « communautaire », entretenue par des interactions plus ou moins fréquentes (likes, commentaires, abonnements) et fondée sur un partage supposé d’expériences et d’intérêts avec d’autres internautes. Au-delà du désir d’extimité, il est également souhaitable pour les youtubeuses d’envisager ces interactions dans une optique « communautaire » car, en le faisant, elles stimulent l’engagement des internautes aux contenus proposés et soulignent l’importance de cet engagement pour la continuité des activités de la chaîne. L’engagement prend la forme d’un indicateur qui permet d’estimer l’adhésion des individus aux contenus proposés en tenant compte de leurs interactions, indicateur qui se trouve comptabilisé par les systèmes réputationnels des plateformes comme Youtube, dont les algorithmes affinent les recommandations et « organisent » l’attention des usagers16.
Afin d’accroître le nombre d’interactions en alimentant une logique « communautaire », les youtubeuses adoptent alors une démarche énonciative particulière. Elles s’adressent aux internautes à la deuxième personne et presque toujours face à la caméra, « […] cherchant à créer de la 103complicité, de la connivence ainsi qu’un sentiment de proximité17 ». Elles adaptent leurs vidéos aux réactions de leurs abonnés (questions posées, critiques émises, contenus appréciés et sollicités, etc.) et stimulent leur participation sous les formes les plus variées. En témoignent les vidéos périodiques intitulées Ask (« Demandez »), d’une dizaine de minutes, dans lesquelles les youtubeuses répondent à des questions personnelles posées par les internautes via les réseaux sociaux.
Les habitudes de consommation font de toute évidence partie des contenus audiovisuels analysés ; elles s’inscrivent dans le vécu des youtubeuses et participent aussi à leur « mise en communauté », car les marques et les articles marchands représentent « […] un ensemble de coordonnées à l’intérieur desquels les jeunes consommateurs peuvent produire des significations partagées et des relations sociales dans le cadre de leurs expériences quotidiennes18 ». Pour ces youtubeuses, la consommation consiste en un terrain d’expression et en un sujet de discussion. Comme le rappelle Divina Frau-Meigs19, youtubeurs et youtubeuses possèdent des habitudes de consommation qui sont « […] plus mobiles, plus visuelles, plus multimédias et plus participatives » ; des recommandations et des astuces ne sont pas simplement acceptées mais aussi demandées par les internautes, qui sollicitent des conseils pour s’habiller pour les fêtes de fin d’année ou encore des avis sur un article de beauté spécifique.
Marques et organisations, sensibles au potentiel prescripteur des youtubeuses, sollicitent celles-ci de différentes manières : envois gratuits de produits, partenariats rémunérés, co-production des contenus numériques, invitations à des événements ou à des expériences insolites (voyages, visites, jeux). Ces organisations marchandes se fient au capital de visibilité des youtubeuses : « Le concept de visibility […] exprime bien la valeur différentielle, distinctive, de cette espèce particulière de capital social […]20 », qui permet à certaines youtubeuses de se faire un nom et même 104de conquérir une certaine célébrité21. Selon Nathalie Heinich22, le capital de visibilité peut être mesurable (associé à des logiques réputationnelles instaurées par les plateformes en ligne s’appuyant sur des indicateurs comme par exemple le nombre de visualisations des vidéos diffusées ou d’abonnés à la chaîne), convertible (ce qui expliquerait que certaines youtubeuses se fassent convier à des projets divers qui ne se passent pas sur Youtube, de la participation à des émissions de télévision à la publication d’ouvrages) et transmissible, permettant aux marques et aux organisations qui s’associent aux youtubeuses d’en tirer profit. L’échange de capital de visibilité serait valable dans les deux sens : les youtubeuses apporteraient de la visibilité aux articles marchands mis en scène dans leurs vidéos, de même que les marques contribueraient à la visibilité des youtubeuses en les portant au-delà de Youtube, comme par exemple dans le cadre de projets promotionnels ou de campagnes publicitaires.
Des rubriques adaptées
aux pratiques prescriptives marchandes
Sur les chaînes thématiques analysées, le format des vidéos et les rubriques proposées reflètent explicitement l’objectif de donner des « conseils et astuces de mode, de beauté et de lifestyle » et peuvent être associés à certaines étapes du processus d’achat. Nous distinguons deux catégories : les vidéos de recherche d’articles et les vidéos de vérification. Dans la première catégorie, on trouve par exemple les vidéos intitulées Haul, dans lesquelles les youtubeuses montrent leurs derniers achats, notamment de vêtements, expliquent leurs critères de recherche, donnent des informations pratiques sur les articles ou sur les magasins (prix, taille, temps de livraison quand il s’agit de magasins en ligne). On trouve également dans cette première catégorie les vidéos dont l’objectif est 105de présenter une liste de suggestions de produits à acheter. Cela peut consister dans « les 10 meilleurs cadeaux pour la Saint-Valentin » ou bien les « 5 objets de décoration les plus sympas du moment ». Dans ces vidéos, les youtubeuses jouent le rôle de la copine qui présente ses bonnes affaires ou encore, dans une démarche purement phatique, elles demandent l’avis de leurs abonnés sur les articles acquis. Certaines youtubeuses vont jusqu’à affirmer qu’elles facilitent la tâche des internautes dans la recherche d’articles marchands et dans leurs décisions d’achat.
Dans la seconde catégorie identifiée, les youtubeuses vérifient l’efficacité présumée des produits en les expérimentant dans des vidéos nommées crash-test ou encore dans des tutoriels. Sont privilégiés pour ces vidéos les produits de maquillage et de soin, c’est-à-dire des articles « expérimentables » dont l’effet peut être « vérifié » de manière plus ou moins visible et objective. Ainsi, la youtubeuse commence la vidéo en lisant le descriptif du produit noté sur le packaging qui résume la « promesse commerciale » ou tout simplement les effets attendus suite à son usage. En suivant les instructions données, elle utilise le produit devant la caméra et finit par constater ses effets, en les montrant aux internautes. Ces vidéos se concluent toujours par un avis personnel appréciatif du produit ou même par une note critériée23. Il arrive que les youtubeuses reviennent sur l’avis précédemment donné, car l’effet constaté n’est plus tout à fait le même ou que d’autres caractéristiques n’ont été remarquées qu’après un certain temps d’usage. D’autres vidéos récurrentes mettent en scène une double vérification qui permet aux youtubeuses de vérifier les avis laissés sur les sites de certaines marques de beauté en testant les produits les mieux notés ou ceux qui ont obtenu les plus mauvaises évaluations. Au lieu de se fonder sur la description du produit disponible sur les supports de communication de la marque, les youtubeuses font usage de l’article marchand et comparent leur avis à ceux déposés par d’autres internautes. Ce faisant, les youtubeuses alimentent le flux de prescriptions et rappellent que celles-ci circulent sur différents espaces du web social et sont complétées, reprises et détournées par des internautes. En même temps, elles confirment que la démarche du « donner à voir » 106le produit en utilisation, de vérifier son efficacité face à la caméra, aurait plus de valeur que l’avis donné sans démonstration.
Armand Hatchuel identifie trois types de prescriptions marchandes, tout en affirmant qu’ils cohabitent dans la pratique d’un prescripteur : la prescription de fait, qui statue sur la vérité des engagements formant la transaction marchande (mesures, composition, caractéristiques de l’article marchand) ; la prescription technique, quand « il ne s’agit plus de statuer sur un état des choses mais de fixer une “manière de faire” ou une technique que le marchand ne choisira pas de lui-même soit par souci du gain soit par ignorance24 » et la prescription de jugement, qui estime le degré de satisfaction ou de jouissance promise ou associée à l’article marchand. Bien que la prescription de fait demeure limitée dans les chaînes thématiques et que la prescription technique se manifeste quant à elle surtout dans le cadre des tutoriels qui proposent des « manières de faire », c’est-à-dire de possibles usages de produits de soin et de beauté, en précisant comment les appliquer et avec quelle fréquence les utiliser, c’est la prescription de jugement qui est intrinsèque à la manière d’agir des youtubeuses, submergées par les demandes d’indications, d’avis et de conseils des internautes. Anticipant d’éventuelles sollicitations d’information commerciale, les vidéos sont d’ailleurs toujours accompagnées d’une barre sur laquelle les youtubeuses renseignent d’où viennent les vêtements et accessoires qu’elles portent et mettent à disposition des hyperliens renvoyant directement à des boutiques en ligne ainsi que des codes promotionnels qui accordent des réductions aux internautes dans quelques magasins et auprès de certaines marques.
Alors que les chaînes thématiques ont des catégories et des rubriques de vidéos bien identifiées, permettant de mettre en évidence des articles marchands et d’accompagner les internautes dans leurs habitudes de consommation, les chaînes de vlogging proposent pour leur part de montrer les coulisses de l’enregistrement des vidéos, ainsi que la « vie en images » des youtubeuses. Force est de constater que ces vidéos permettent de cautionner les pratiques de prescription marchande diffusées sur les chaînes thématiques, car elles retracent souvent une journée entière dans le quotidien de ces jeunes internautes : ce qu’elles mangent, où elles 107vivent, quels endroits elles fréquentent, comment elles s’amusent ; ce qui permet de comparer leur manière de vivre déclarée à celle qui est montrée dans les vidéos. Dans ce contexte, il devient difficile de distinguer ce qui découle d’une stratégie de placement de produits ou de marques dans le but délibéré de les valoriser et pour lequel les youtubeuses seraient rémunérées, de ce qui fait en effet partie de leur routine.
Il n’est pas rare que les youtubeuses soient invitées à visiter les entreprises et les usines des marques qu’elles prescrivent afin de connaître les procédures de fabrication des produits recommandés. Ces visites deviennent alors le sujet principal de certains vlogs ponctués par la mise en récit des youtubeuses qui partagent leurs impressions et leur point de vue des expériences vécues et, par conséquent, des entreprises visitées. L’esthétique de ces vlogs se rapproche de celle associée au reaction cut, « montage qui consiste à rendre visible l’effet que produit un événement, une attitude, une parole ou une situation sur celui qui y assiste25 », ce qui ne fait que souligner les réactions des youtubeuses suite aux visites. En s’exprimant de manière apparemment spontanée, « le locuteur cherchant à mettre à jour la pensée juste, en substituant à un premier énoncé, un autre mieux formulé26 », les youtubeuses semblent extérioriser ce qu’elles perçoivent comme la « vérité » du moment, celle-ci se manifestant à travers les signes de non-préparation propres au vécu, à l’opposé d’un discours qui serait réfléchi et structuré. Plus encore, le fait d’accéder aux « coulisses » des entreprises dont les produits sont recommandés aide à développer chez les internautes un sentiment de transparence, en crédibilisant les recommandations des youtubeuses qui connaissent et montrent « l’envers du décor », en oubliant souvent que « plus on s’approche, plus on démasque, plus se construit l’épaisseur narrative du sujet, la fiction du regard plutôt que la transparence de la scène27 ».
Assurément, le choix des rubriques et des mises en scène pour les vidéos diffusées n’est pas seulement déterminé par les envies personnelles des youtubeuses ni par des enjeux « communautaires » ou associés au cumul de capital de visibilité. Les youtubeuses expliquent elles-mêmes 108que les marques et les organisations avec lesquelles elles entretiennent des partenariats ont parfois des exigences à leur égard28 : ne pas citer d’autres marques dans l’une des vidéos ou encore ne pas parler des produits concurrents pendant une période donnée. En proposant d’accompagner les annonceurs dans la mise en place d’actions communicationnelles avec des « influenceurs » sur internet, des agences dites « d’influence » s’impliquent également dans la négociation avec les youtubeuses afin de favoriser l’emplacement des produits de leurs clients et les connotations que celles-ci peuvent leur attribuer.
Des pratiques prescriptives fondées
sur l’accréditation
À la lumière des travaux d’Armand Hatchuel29, Thomas Stenger30 affirme que le recours à des prescripteurs pour faire fonctionner des marchés n’est pas une nouveauté en soi et que les prescripteurs ont vocation à résoudre des manques de savoirs et de confiance chez le consommateur en influençant ainsi ses décisions d’achat. Les savoirs apportés par le prescripteur ne seraient pas de simples renseignements sur une marque, un produit ou un service, mais des informations jugées valides et pertinentes pour la décision d’achat : c’est-à-dire que toute prescription n’est qu’une proposition car « la conformation à la prescription n’est qu’éventuelle31 ». Selon A. Hatchuel, le rôle du prescripteur serait essentiellement cognitif, ce qui lui donnerait presque un statut d’expert. Selon François Bourricaud, l’expert peut mobiliser « à la fois une compétence théorique et un savoir-faire technique32 » ; il cherche à manifester de l’autorité dans son domaine d’expertise en établissant 109une relation dissymétrique de savoir par rapport à ses interlocuteurs. Il s’avère pourtant difficile d’attribuer aux youtubeuses le statut d’expert, même si on peut croire qu’elles sont passionnées et développent un certain savoir-faire par rapport aux domaines dans lesquels elles donnent des conseils compte tenu d’expériences répétées.
Les youtubeuses analysées font très peu appel à leur expertise en soulignant une éventuelle dissymétrie de savoirs par rapport à leurs interlocuteurs. Elles se présentent plutôt comme des pairs, dans la mesure où elles partagent des expériences supposément semblables à celles des internautes. Ce faisant, ces youtubeuses fondent un modèle de prescription marchande qui s’appuie sur la mise en scène du vécu. Les recommandations de marques, les conseils de services, les avis sur des produits testés sont ainsi combinés à l’exposition des moments personnels, comme le travail au bureau, un verre avec des amis, un voyage en vacances. En d’autres termes, on retrouve une combinaison des temps « chronique » et « linguistique », tels qu’ils sont définis par Benveniste33, qui instituent la manifestation de l’expérience humaine du temps par le biais du discours. Comme dans toute approche empirique de l’existence et tel qu’il est mis en scène par ces youtubeuses, le vécu n’est ni uniforme ni linéaire, il met en exergue des temporalités distinctes en ce qui concerne les pratiques de prescription. En suivant une approche « temporaliste34 », qui consiste à faire des temporalités un outil d’intelligibilité d’un phénomène, nous distinguons trois temporalités principales des contenus audiovisuels analysés, dans lesquelles s’inscrivent les pratiques prescriptives : le courant, la mise à jour et la mise en événement.
Le courant comprend des activités, des habitudes, des pensées qui retrouvent une certaine régularité dans le quotidien des youtubeuses : aller au bureau, faire des courses, sortir avec les amis, prendre un café en ville. Dans ces situations, marques et produits sont omniprésents, étant seulement « cités » visuellement dans les vidéos ou commentés par les youtubeuses, qui profitent parfois pour donner leurs avis ou souligner leurs préférences. Quand Sananas montre ce qu’elle porte dans son sac de tous les jours en exposant ses produits « essentiels » de maquillage, 110ou encore quand EnjoyPhoenix explique que grâce à un petit robot elle peut suivre la journée de son chien tout en étant au bureau, on retrouve des prescriptions ancrées dans le registre du courant.
La mise à jour est sollicitée quand il s’agit de présenter des nouveautés qu’elles soient liées au test de nouveaux produits, au choix d’une nouvelle coupe de cheveux ou encore à des achats vestimentaires pendant les soldes. Ces prescriptions viennent rompre la régularité quotidienne, soit en s’inscrivant dans les actualités du calendrier commercial (soldes, fêtes, etc.) qui, étant cyclique, contribue au renouvellement des biens consommés, soit en marquant un changement personnel : une nouvelle manière de faire les ongles, un nouveau tatouage, une nouvelle coiffure adoptée.
Si « tout ce qui arrive ne fait pas événement, mais seulement ce qui surprend notre attente, ce qui est intéressant, ce qui est important, par là l’ordre des choses est vu du point de vue de notre préoccupation […]35 », la mise en événement est envisagée comme une envie délibérée des youtubeuses de rendre intéressant une habitude ou un fait. Pour ce faire, elles s’imposent des contraintes, créent des défis, se prennent au jeu en demandant parfois la participation de leurs abonnés. Par exemple, dans l’une des vidéos, Sananas crée un maquillage à partir du résultat d’une recherche hasardeuse sur Google Images et EnjoyPhoenix demande à ses abonnés de choisir son habit, son maquillage et ses courses tout au long d’une journée, à travers la fonctionnalité d’enquête sur Instagram, pour ensuite en faire une vidéo-synthèse publiée sur Youtube. Tout au long de ces vidéos, des produits et des marques sont montrés, jugés et conseillés. C’est aussi le cas quand les youtubeuses demandent à un proche (frère, ami, amoureux) de réaliser du shopping à leur place afin de commenter, en validant ou non, les articles choisis. On retrouve ainsi le désir d’imprévisibilité dans le vécu, de rupture dans la routine, de l’inattendu.
Comme le rappelle Jean-Claude Domenget, « la prescription est liée à l’anticipation des besoins, à l’aide à la décision (avenir), dans une optique d’abaissement de la surcharge cognitive et informationnelle (présent), tout en étant basée sur une analyse des comportements des individus (passé)36 ». Dans le cas des chaînes Youtube analysées, les pratiques prescriptives ne sont pas personnalisées, laissant aux interlocuteurs le 111travail de les juger pertinentes ou non. En ce sens, on retrouve l’idée d’une argumentation marchande proleptique37, largement employée par la communication publicitaire, dont le schéma consiste à présenter le bien de consommation dans son contexte d’usage, en permettant aux consommateurs potentiels d’anticiper ses bienfaits. En quoi ces youtubeuses se distinguent donc des vedettes figurant sur les spots publicitaires ? De par leur désir d’extimité, leur énonciation est marquée par leur vécu, permettant aux interlocuteurs d’éprouver une certaine adéquation entre les discours proférés et les pratiques exposées. Le fait que ces youtubeuses exposent des aspects intimes de leur vie, leurs goûts et préférences ou encore la banalité de leur routine, alimente également un effet de sincérité ainsi qu’un sentiment d’accessibilité qui se traduisent dans ce mélange d’ordinaire et de célèbre, de semblable et d’unique.
Ces youtubeuses s’inscrivent ainsi dans un modèle horizontal de prescription, car « pour que la prescription fonctionne, il ne suffit pas qu’elle ait été définie précisément, il faut également que la relation prescriptive soit acceptée38. » En ce sens, la mise en scène de leurs vécus permet d’établir des passerelles avec les expériences des interlocuteurs, leurs pratiques et leurs souhaits. Ainsi apparaît, comme l’affirme Yannick Malgouzou, qui étudie le témoignage littéraire, « […] l’horizon d’un monde commun, lui-même construit à partir de sens et de possibles auquel elle [l’énonciation] doit se conformer sous peine de n’être pas validée ou reçue39 ». Pour ce faire, les youtubeuses engagent une procédure d’accréditation en stimulant la confiance des abonnés. L’accréditation est le résultat d’un jeu d’équilibre, dans lequel le locuteur « […] donne les preuves formelles de sa bonne foi, de l’authenticité de son dire, en produisant un discours acceptable, tandis que le destinataire évalue ces indices comme résultats d’une intention authentique ou non40 ».
112Certaines caractéristiques de la prise de parole des youtubeuses montrent leur manière de stimuler l’accréditation. L’une de ces caractéristiques se manifeste dans le sens de l’engagement qui est le leur vis-à-vis de leurs abonnés : si les vidéos diffusées deviennent des rendez-vous médiatiques pris entre youtubeuses et internautes, toute absence ou retard dans leur publication donne lieu à la formulation d’excuses et de justifications. Tout changement visible dans la vie des youtubeuses fait également l’objet de questionnements des internautes et donne souvent lieu à des explications : une perte de poids, un changement de coupe de cheveux, le compagnon qui n’apparaît plus sur les vidéos. Il s’établit une obligation implicite, mais parfois verbalisée (« je vous devais des explications »), sur les événements qui se déroulent dans la vie des youtubeuses, y compris dans leur vie intime. Une autre caractéristique émerge de la relation entre les youtubeuses et les marques. À chaque crash-test ou vidéo mettant en scène un article marchand, les youtubeuses expliquent la provenance de l’article en question (s’il s’agit d’un achat personnel ou d’un cadeau d’une entreprise), ou encore, si un partenariat financier a été ou non mis en place. Les youtubeuses font la promesse d’être sincères dans leurs avis et affirment s’exprimer de façon autonome, y compris dans les cas où il existe un accord marchand. Sens de l’engagement et effet de sincérité permettent aux youtubeuses de rendre crédible ce qu’elles disent en authentifiant leur vécu et en renforçant leur capacité à se faire reconnaître comme des représentantes fiables de leurs pairs. Il ne s’agit donc pas tellement d’imposer leur expertise, mais plutôt d’essayer d’établir une confiance mutuelle engagée dans une logique vécue comme « communautaire ».
Pour conclure
Les pratiques prescriptives développées par les youtubeuses s’inscrivent dans un quotidien borné par des habitudes de consommation et s’appuient sur des jugements fondés sur l’usage et éprouvés par l’expérience, ce qui donne du sens et de la valeur aux recommandations et aux conseils prodigués. Alors que les youtubeuses cherchent à amplifier leur capital 113de visibilité et à adapter les formats des vidéos afin de privilégier les contenus marchands, elles insistent moins sur une autorité émanant de l’expertise d’un domaine de savoirs maîtrisé que sur une notoriété alimentée par des habitudes répétées et partagées. Les youtubeuses proposent une mise en discours des marques qui s’appuie sur leur vécu, calquée sur un sens d’engagement envers les internautes et sur un effet de sincérité concernant leurs relations commerciales. Pour elles, il semble impossible de séparer l’exposition de soi des signes de consommation.
De plus, elles contribuent au flux des prescriptions en ligne, non seulement en alimentant leurs différentes chaînes sur Youtube (logique intra-média social), mais aussi leurs blogs et leurs pages sur d’autres réseaux sociaux (logique inter-médias sociaux), notamment sur Instagram. Ce réseau social présente plusieurs fonctionnalités (fil d’actualité, stories pour la publication de vidéos) qui, réalisées à l’aide d’un téléphone portable, exigent moins d’efforts éditoriaux et permettent des échanges encore plus immédiats entre les youtubeuses et leurs abonnés. Cette logique de flux insiste sur la dimension « communautaire » dans laquelle s’inscrivent les youtubeuses et encourage celles-ci à citer, à vérifier et à cautionner des contenus évaluatifs et prescriptifs produits par d’autres internautes. Elle permet de prolonger la mise en scène du vécu au-delà des vidéos Youtube, en s’appuyant sur des transmissions en direct et sur des mises à jour constantes, qui renouvellent le contrat d’authenticité et invitent les youtubeuses à innover dans les pratiques prescriptives notamment grâce aux fonctionnalités interactives.
De plus en plus, l’enjeu pour ces youtubeuses ne consiste pas seulement à réaliser des contenus audiovisuels dans lesquels la consommation représente un centre d’intérêt idéalement partagé mais aussi à alimenter le flux des prescriptions en ligne, afin de comptabiliser du capital de visibilité, de pouvoir continuer à accroître la « communauté » dans laquelle elles se situent ainsi que de viabiliser les partenariats avec des marques et des organisations souhaitant, à leur tour, optimiser leur réputation et participer aux échanges quotidiens des consommateurs sur le web. Les formes énonciatives proposées par ces youtubeuses s’inscrivent définitivement dans un brouillage de contenus qui relève du vécu et du marchand, combinant des visées phatiques, divertissantes et prescriptives. Bien qu’ils soient perçus comme authentiques, ces discours contribuent à renforcer, notamment auprès des publics jeunes, 114des modes de vie ancrés dans une logique d’accumulation de biens, où les formes de sociabilité passent forcément par la possession et où le bonheur s’attache in fine à l’éloge des apparences.
Lorreine Petters
Université Sorbonne Nouvelle
1 Florence Millerand, Serge Proulx, Julien Rueff, Web social : Mutation de la communication, Presses universitaires du Québec, Québec, 2010.
2 Zygmunt Bauman, La vie liquide, Le Rouergue, Rodez, 2006.
3 À l’exception de la youtubeuse Sananas qui n’alimente plus sa chaîne de vlogging ; c’est ainsi que seule sa chaîne thématique compose notre corpus.
4 Même si nous considérons les youtubeuses composant notre corpus comme les principales énonciatrices de leurs chaînes, elles ne réalisent pas seules les contenus audiovisuels et numériques diffusés et emploient des agents en support technique (captation et édition des vidéos) ou en assistance managériale (partenariats avec les marques, aide à la gestion de projets, etc.).
5 Paul Watzlawick, Janet Helmick-Beavin, Donald Jackson, Une logique de la communication, Le Seuil, Paris, 1979 (1967).
6 Armand Hatchuel, « Les marchés à prescripteurs », in Annie Jacob, Hélène Vérin (dir.), L’inscription sociale du marché, L’Harmattan, Paris, 1995, p. 205-225.
7 Jean-Claude Domenget, « Prescription, recommandation, exploration : une approche temporaliste des usages des médias socionumériques », Études de communication, no 49, 2017, p. 125-142.
8 François Brune, « Les médias pensent comme moi ! ». Fragments du discours anonyme, L’Harmattan, Paris, 1993. p. 45.
9 Claire Balleys, « Comment les adolescents construisent leur identité avec Youtube et les médias sociaux », Nectart, 2018, vol. 1, no 6, p. 124-133.
10 Ibid., p. 130.
11 Dominique Cardon, « Le design de la visibilité. Un essai de cartographie du web 2.0 », Réseaux, vol. 6, no 152, 2008, p. 100.
12 Elinor Ochs, « Ce que les récits nous apprennent », Semen, no 37, 2014. http://journals.openedition.org/semen/9865.
13 Claire Balleys, op. cit. 2018, p. 130.
14 Serge Tisseron, « Intimité et extimité », Communications, vol. 1, no 88, 2011, p. 83-91.
15 L’exemple d’Enjoy Phoenix, l’une des youtubeuses dont les chaînes sont ici analysées, témoigne de ce désir d’extimité. L’ouverture de son compte sur Youtube a été motivée par des harcèlements dont la jeune femme a souffert au lycée ; la chaîne étant selon elle une manière de montrer son intimité, de s’ouvrir aux autres et de retrouver du réconfort. Elle en parle dans une vidéo publiée en 2014. https://www.youtube.com/watch?v=AWpkDtbM90s.
16 Camille Alloing, « La fabrique des réputations selon Google », Communication & Langage, vol. 2, no 188, 2016, p. 101-122.
17 Claire Balleys, Ibid., p. 129.
18 Simona De Iulio, « Vendre et la jeunesse : aux racines des entrelacs communicationnels entre marché, adolescents et culture jeune », in Jocelyn Lachance, Louis Mathiot, Philippe St-Germain, Marques cultes et culte des marques chez les jeunes, PUL, Québec, 2015, p. 20.
19 Divina Frau-Meigs, « Les youtubeurs : les nouveaux influenceurs ! », Nectart, 2017, vol. 2, no 5, p. 132.
20 Pierre Bourdieu, « Le champ scientifique », Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 2, no 2, 1976, p. 93-94.
21 À partir des travaux de Nathalie Heinich (2012), la notion de « célébrité » est ici associée à la capacité d’un individu à avoir son nom attribué à son image, attribution qui possède tout à la fois un rôle de désignateur (d’identification d’une personnalité) et un rôle d’embrayeur (d’indication des récits, valeurs et informations qui lui sont associés).
22 Nathalie Heinich, De la visibilité. Excellence et singularité en régime médiatique, Gallimard, Paris, 2012.
23 Par exemple, dans la vidéo « Un fond de teint couvrant et ultra naturel » publiée le 28 janvier 2018, la youtubeuse Horia attribue des notes sur dix après l’usage d’un fond de teint en prenant en compte les critères suivants : packaging, couvrance, tenue, rapport qualité-prix.
24 Armand Hatchuel, « Activité marchande et prescription : à quoi sert la notion de marché ? », in Armand Hatchuel, Olivier Farvereau, Franck Aggeri (dir.), L’activité marchande sans le marché ? Presses des Mines, Paris, 2013, p. 159-179.
25 François Jost, Le culte du banal. De Duchamp à la télé-réalité, CNRS, Paris, 2007, p. 101.
26 Geneviève Caelen-Haumont, Bernard Bel, « Le caractère spontané dans la parole et le chant improvisés : de la structure intonative au mélisme », Revue Parole, 2000, p. 256. https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-00256388/document.
27 Jean-Jacques Boutaud, « La transparence, nouveau régime visible », MEI, no 22, 2005, p. 5.
28 La youtubeuse Sananas a produit une vidéo de plus d’une heure afin d’expliquer son positionnement au sujet des partenariats avec des marques, publiée le 4 septembre 2018 sur sa chaîne.
29 Armand Hatchuel, op. cit., 1995.
30 Thomas Stenger, « Prescription et interactivité dans l’achat en ligne », Revue française de gestion, no 173, 2007, p. 131-144.
31 Thomas Stenger, op. cit., 2007, p. 133.
32 François Bourricaud, Le bricolage idéologique, PUF, Paris, 1980, p. 239.
33 Emile Benveniste, Problèmes de linguistique générale, Gallimard, Paris, 1974, tome 2.
34 Claude Dubar, « Régimes de temporalités et mutation des temps sociaux », Temporalités, no 1, 2014, p. 118-129.
35 Paul Ricœur, « Événement et sens », in Jean-Luc Petit (dir.), L’événement en perspective, EHESS, Paris, 1991, p. 42.
36 Jean-Claude Domenget, op. cit., 2017, p. 129.
37 Jean-Michel Adam, Marc Bonhomme, L’argumentation publicitaire. Rhétorique de l’éloge publicitaire et de la persuasion, Armand Colin, Paris, (1997) 2012.
38 Jean-Claude Domenget, op. cit., 2017, p. 130.
39 Yannick Malgouzou, « Témoignage des camps et accréditation de l’événement : une équation problématique », in Dominique Legallois, Yannick Malgouzou, Luc Vigier (coord.), L’accréditation des discours testimoniaux, Éd. universitaires du Sud, Toulouse, 2011, p. 173.
40 Dominique Legallois, Yannick Malgouzou, Luc Vigier, « Accréditation du témoignage », in Ibidem (coord.), L’accréditation des discours testimoniaux, Éd. universitaires du Sud, Toulouse, 2011, p. 16.
- Thème CLIL : 3157 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Sciences de l'information et de la communication
- ISBN : 978-2-406-10419-3
- EAN : 9782406104193
- ISSN : 2497-1650
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-10419-3.p.0099
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 01/04/2020
- Périodicité : Semestrielle
- Langue : Français
- Mots-clés : Youtube, contenus, prescriptions, recommandations, énonciation