Le techno-imaginaire à l’heure des réseaux
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Études digitales
2018 – 2, n° 6. Religiosité technologique, II - Auteur : Musso (Pierre)
- Pages : 15 à 32
- Revue : Études digitales
Le techno-imaginaire
à l’ère des réseaux
Les termes technique et imaginaire sont « surchargés », de significations. S’agissant de la technique, rappelons deux de ses caractéristiques essentielles. D’une part, la technique élargit, augmente et amplifie l’action humaine : elle crée « l’homme agrandi », disait Henri Bergson, car c’est un « accroissement d’être », selon François Dagognet. D’autre part, elle invente un autre monde, un monde artificiel, en métamorphosant le monde naturel. Pour les Grecs, elle est une « ruse », car elle trompe la nature et la détourne de ses lois : ils parlaient d’ailleurs à son propos de « machination » et de pharmakon, pour souligner son ambivalence (remède et poison). Rousseau reprendra cette vision de la technique comme mal-remède.
L’objet technique est une construction sociale et culturelle. On peut lire les rapports sociaux et les imaginaires cristallisés dans l’objet comme des sédimentations dans une carotte de glace. Il est la généalogie et la géologie des imaginaires des acteurs qui l’ont constitué. Gilbert Simondon souligne que la genèse d’un objet technique fait partie de son identité. L’objet technique est toujours culturel, voire symbolique, il n’est pas extérieur à la société : il s’inscrit dans « un système technique » et culturel (Bertrand Gille, Histoire des Techniques), dans une vision du monde, une Imago Mundi. Pour André Leroi-Gourhan, c’est la façon de l’homme faber d’être au monde :
L’homme fabrique des outils concrets et des symboles, les uns et les autres relevant du même processus, ou plutôt recourant dans le cerveau au même équipement fondamental. Cela conduit à considérer non seulement que le langage est aussi caractéristique de l’homme que l’outil, mais qu’ils ne sont que l’expression de la même propriété de l’homme1.
16L’objet technique est formé d’une dualité essentielle, fonctionnelle et fictionnelle : il est fonction et fiction, instrument et imaginaire, formant un véritable « techno-imaginaire », selon le mot heureux de Georges Balandier2. Dans le même sens, Cornelius Castoriadis soulignait que « la dimension instrumentale ou fonctionnelle du faire (le teukhein et la technique) et sa dimension significative sont indissociables3 ».
À tel point que toute innovation technique suscite des alternances récurrentes de « techno-messianisme » et de « techno-catastrophisme ». Cette dualité de la technique et de l’imaginaire est propre à l’humain comme l’avait déjà souligné Claude Lévi-Strauss qui définissait « l’homme total » par l’unité de ses productions et de ses représentations. Dans le même sens, Leroi-Gourhan soulignait que le propre de l’homme est de créer des techniques et des symboles dans un double processus d’extériorisation et d’objectivation. Quant à Gilbert Simondon, il considère que l’essence de la technique inclut « la religiosité » : dans la « phase magique » originelle de la relation de l’homme à la nature, s’est opéré un dédoublement de son rapport au monde en technicité et religiosité. Ils forment un couple, car la technicité exige d’être équilibrée par « un autre mode de pensée ou d’existence sortant du mode religieux4 ». Finalement, comme l’affirme Jacques Ellul, « La technique est le dieu qui sauve5 ».
En résumé, on peut soutenir cinq thèses sur la technique : 1) elle est toujours du « techno-imaginaire » ; 2) elle est moins un objet qu’un rapport social cristallisé et réifié (Philippe Roqueplo, Penser la technique) ; 3) elle demeure toujours un possible, un choix, une bifurcation à accomplir : il n’y a nul déterminisme ou progressisme technologique qui prendrait valeur d’une fatalité extérieure s’imposant à la société qui la produit ; 4) la socialisation des techniques, à l’heure de leur suraccumulation, suscite la multiplication des fictions, des récits, voire des propagandes industrielles, non seulement pour leur promotion commerciale, mais aussi pour donner du sens aux usages ; 5) la technique prend valeur totémique dans les sociétés occidentales hyperindustrielles : elle est érigée en symbole de la modernité, du 17progrès, de la jeunesse, du futur, voire de la « révolution » – la dernière en date étant la « révolution numérique ».
Voyons maintenant la définition de l’imaginaire. Dans le discours ordinaire, il signifie le contraire du « réel » et devient rapidement synonyme de « chimérique ». Or, l’imaginaire n’est l’opposé ni du rationnel, ni du réel, mais bien plutôt leur complément obligé. L’imaginaire n’est pas seulement le produit de l’imagination dont il doit être distingué : il est un langage fait de narrations, de récits et d’univers de formes et d’images dynamiques ayant une certaine cohérence.
Il peut être défini comme un langage intermédiaire et médiateur entre le concept et le percept, pour le philosophe ; ou entre le réel et le symbolique, pour le psychanalyste. Cet ensemble d’images, de textes et d’émotions est constitutif de représentations structurées et stabilisées dans des schèmes et des archétypes.
L’imaginaire peut être considéré comme un matériau structuré, parce qu’il a une logique propre (fut-elle a-logique). On peut en déceler la « grammaire » : par exemple, l’imaginaire est par essence ambivalent, ainsi l’inverse est le même, Enfer et Paradis vont ensemble. Gilbert Durand invitait même à construire une « science de l’imaginaire ».
Insistons sur un aspect de l’imaginaire, à savoir son lien à l’action : il est inséparable des œuvres mentales ou matérielles qui en sont l’expression. C’est en cela qu’il peut être traité comme un matériau. L’imaginaire se réalise dans des objets, des œuvres, des actions ou des techniques qui à leur tour, peuvent être générateurs de nouveaux imaginaires. Une œuvre issue d’un imaginaire en suscite de multiples nouveaux : ainsi de l’œuvre d’art, ou encore d’un logiciel devenu jeu vidéo et univers virtuel producteur à son tour de nouveaux mondes possibles.
Avec l’actuel développement technologique intensif – que Georges Balandier nomme « La Grande Transformation » – les liens sont toujours plus étroits entre l’imaginaire, l’innovation technique et l’industrie. L’imaginaire tend lui-même à être technicisé, standardisé, voire usiné.
Au cœur de la grande transformation techno-industrielle actuelle se trouve la télé-informatisation, née de la rencontre de l’informatique et des télécommunications, avec une figure centrale : le réseau, le Net, le réseau des réseaux, les réseaux sociaux. Cette centralité suscite une vision du monde néo-cybernétique où toute la société serait « connectée » et mise « en réseaux » : les hommes, les animaux et les objets. Le réseau 18est devenu la figure centrale du monde contemporain, comme jadis l’arbre, quand tout était hiérarchisé selon une logique religieuse de la transcendance et de la « verticalité » entre ciel et terre. Le Réseau est à la fois un macro-système technique territorial (réseaux de communication, de transports et d’énergie) et une représentation du monde intramondaine, « horizontale », multipolaire et « décentralisée ». Le Réseau est un puissant « techno-imaginaire », à la fois technique et symbolique, car il sert de référent pour comprendre et organiser les sociétés (par exemple, « la société en réseau » de Manuel Castells).
L’imaginaire du Réseau renvoie aux deux grandes techniques réticulées connues dans l’histoire, car le réseau est toujours lié à la technique. La première, la plus ancienne, c’est le filet ou le tissu qui enveloppe et enserre les corps vivants, animaux ou humains. C’est une technique de chasse, de pêche ou de combat (le rétiaire est un gladiateur à Rome) qui permet de garder sa proie vivante ; c’est aussi un tissu, un vêtement qui laisse le corps respirer. Le réseau/filet est placé autour du corps, sur le corps, qu’il enveloppe et il s’identifie même aux corps naturels, notamment au xviiie siècle. Là est l’origine étymologique du terme réseau, du latin retis, filet. C’est l’unique signification du mot « réseau » jusqu’au xviiie siècle (que l’on trouve encore à l’article « réseau » de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert) : un filet, un tissu, des fils entrelacés.
La seconde technique réticulaire est en fait récente, associée à l’industrialisation : ce sont les grands réseaux techniques ayant un fonctionnement autonome et superposés aux territoires à partir de la « révolution industrielle » : chemins de fer, télégraphie, électricité, réseaux urbains, d’énergie et réseaux d’information. Ces réseaux techniques territoriaux (RTT) enserrent la planète, la ville et la société qui en deviennent dépendantes pour leurs systèmes de transport, d’énergie et de communication. Du réseau/filet au RTT, il y a un déplacement du champ d’application du corps naturel au corps social. Mais dans tous les cas, le réseau demeure un intermédiaire entre le corps et la technique, géré tantôt par la médecine, tantôt par l’ingénierie. Examinons d’abord le techno-imaginaire du réseau-filet, forme réticulaire exclusive de l’Antiquité au xviiie siècle, et ensuite, celui du RTT quand le réseau devient un grand « macro-système technique6 », un mécanisme modifiant l’espace-temps, à partir de la « révolution industrielle ».
19Le techno-imaginaire du réseau/filet (retis)
La généalogie est pour l’analyse de l’imaginaire, l’équivalent de l’histoire des concepts pour l’épistémologie. Elle fonctionne par strates sédimentées et non par progression linéaire. Cela signifie que des imaginaires actuels viennent souvent des profondeurs de l’histoire, tout comme la lave d’un volcan vient recouvrir sa surface. Les représentations sociales travaillent sur la longue durée, contrairement à la temporalité rapide de l’innovation technique : tout techno-imaginaire combine des temporalités en forte tension.
Le langage imaginaire du réseau est toujours ficelé à une technique et à des pratiques associées. À l’origine, il est question de fils et de tissage, du filet ou de la vannerie – forme artisanale du réticulaire – qui entoure et enserre les corps. Par-delà les variations de la conception du réseau liées aux évolutions techniques, demeure une métaphore constitutive qui associe le réseau à l’organisme vivant, humain ou animal. Autrement dit, l’imaginaire du réseau se forge dans le double référent des images du corps et du filet/tissu. C’est à l’entrecroisement de ces représentations et de leurs évolutions que le concept et l’imaginaire du réseau se sont construits : tantôt le réseau filet est posé autour ou sur le corps (pour la capturer ou le protéger), tantôt il est un modèle de compréhension du fonctionnement du corps (le cerveau est comme un réseau, le corps est un réseau de réseaux).
Soit une lecture de ces strates d’imaginaires empilées du réseau-filet à l’aide de trois outils : le Temps, l’Ordre, le Corps (disons « le TOC »). Ces trois dimensions définissent la structure invariante sur très longue période, des imaginaires du réseau en Occident. Certes avec les évolutions techniques, s’opèrent des variations de contenus, des reprises ou des déplacements, mais elles demeurent sur ce registre ternaire. Le réseau-filet évoque le fil du temps, notamment le Destin, il convoque un ordre jouant de la séparation et de la liaison (le réseau relie le séparé) et il est associé au corps, spécifiquement au cerveau, depuis la célèbre affirmation du médecin romain Galien, le qualifiant de « rete mirabili ».
À une extrémité de la généalogie du techno-imaginaire réticulé, considérons la mythologie grecque qui construit un vaste tissu imaginaire 20avec le réseau entendu comme un ensemble de fils entrecroisés dans le tissage, symbole du Destin, de l’Ordre du Cosmos et du fonctionnement du Corps.
À une autre extrémité de cette généalogie, avant l’industrialisation porteuse des RTT, l’Encyclopédie et les Lumières dont les ingénieurs et les savants décèlent partout des réseaux dans la nature. François Dagognet dit du xviiie siècle qu’il est « la fête épistémologique du réseau7 ».
L’Encyclopédie explique tous les corps naturels par leur structure réticulaire cachée, tout comme la mythologie grecque confie l’ordre du Cosmos et de la Cité aux déesses fileuses, à l’instar d’Athêna ou de Pénélope. Esquissons les grands traits du réseau-filet d’abord, dans la mythologie et ensuite, dans l’Encyclopédie des Lumières.
Le réseau-filet dans la mythologie grecque :
Temps, Ordre et Corps
Dans sa fabrication technique, le réseau-filet, résultat d’un mouvement alternatif continu de va-et-vient, répétitif et circulaire, renvoie au « fil du temps ». À cette technique, une des plus anciennes, est associé un imaginaire du Temps : il y a une intimité symbolique entre le réseau-filet du tissage et le fil de la vie et du destin. Comme l’a montré Gilbert Durand, dans la plupart des civilisations, « Les instruments et les produits du tissage et du filage sont universellement symboliques du devenir8 ». Il existe une détermination bénéfique du tissu qui, comme le filet et le fil, est d’abord un lien. Il est une liaison rassurante, un symbole de continuité, surdéterminé dans l’inconscient collectif par la technique rythmique de sa production faite d’aller-retour et d’entrecroisements de fils. « Le tissu est ce qui s’oppose à la discontinuité, à la déchirure comme à la rupture. La trame est ce qui sous-tend9 ». Le filet relie le séparé et produit le continu. Des fils entrelacés, naît le tissu lisse et fluide. Dès l’origine, l’imaginaire du tissage est pris dans l’ambivalence de la continuité et de la rupture, du fil et du ciseau. La continuité du fil s’oppose à la coupure du ciseau. La rupture menace la fragilité du 21lien. Le réseau relie et sépare à la fois, et son imaginaire est pris dans l’ambivalence du continu et du discontinu.
Dans les mythologies, tissage, féminité et temps sont associés : en Grèce, les Moires, sœurs des Heures, sont des fileuses. À Rome, les trois Parques, répliques des trois Moires grecques, sont les déesses du Destin, des fileuses qui gèrent le fil de la vie, symbolisant la naissance, le mariage et la mort.
Voyons l’Ordre du réseau-filet : c’est celui de l’intelligence rusée, de la métis grecque qui est la capacité à se sortir d’une impasse, à trouver un « passage » dans une situation intenable ; c’est la capacité à réussir un poros dans une aporia. En grec, poros désigne un passage ou un stratagème pour se sortir d’une aporia. Poros et aporia sont constitutifs de toute pensée du réseau. La métis est une ruse qui permet d’entrelacer les termes contraires, le vrai et le faux, des « paroles de crabe ». Elle permet de modifier les rapports de force dans le monde animal : deux animaux font preuve de métis, le renard et surtout le poulpe ou la seiche. « Pour les Grecs, le poulpe est un nœud de mille bras, un réseau vivant d’entrelacs, un poluplokos… épithète qui qualifie le labyrinthe, ses dédales, son enchevêtrement de salles et de couloirs10 ». Le poulpe ou la seiche, véritable réseau vivant, est symbole de la métis, car il est insaisissable : animal nocturne, il jette une nuée d‘encre comme un filet, pour piéger ses adversaires. La nuée de la seiche se nomme nephélé qui est aussi le nom que les Grecs donnent à une espèce de filet de pêche. Le poulpe et la seiche symbolisent l’eau et la mer parce que, grâce à leur polymorphie, ils épousent les flux aquatiques. Dans le monde de la chasse et de la pêche, le filet et la métis sont aussi omniprésents en tant que pièges nécessaires à la victoire de la ruse sur la force.
Le règne de la métis s’est étendu sur dix siècles, d’Homère qui l’évoque dans l’Iliade et l’Odyssée, jusqu’aux traités techniques de pêche et de chasse d’Oppien, au deuxième siècle de notre ère. La métis définit parfaitement l’usage métaphorique du tissage pour penser le corps, la politique et le Cosmos. Détienne et Vernant précisent :
Ce qui la caractérise, c’est précisément d’opérer par un continuel jeu de bascule, d’aller et retour entre pôles opposés ; elle renverse en leur contraire des termes qui ne sont pas encore définis comme des concepts stables et délimités, 22exclusifs les uns des autres, mais se présentent comme des Puissances en situation d’affrontement11.
Ainsi est définie la pensée du réseau qui consiste à poser des termes contradictoires, ou pôles opposés, et à produire un jeu réciproque de déséquilibre dynamique entre ces termes. Elle relie le séparé, elle est un concept qui définit le passage, la relation, « l’inter » (connexion, relation, médiation, etc.).
Venons-en au Corps, notamment le cerveau. Dans l’Antiquité, le filet composé de fils entrelacés, sert à capturer vivant l’animal ou l’adversaire ; à la Renaissance, le résel ou le réseuil est un tissu à mailles larges, et le réseau au xviie siècle demeure un maillage textile qui couvre le corps, l’enserre et l’orne. Le réseau est un filet posé sur ou autour du corps. Le réseau-filet enserre les solides et laisse passer les fluides. Il couvre le corps et le laisse respirer, il le cache et le révèle à la fois. Le tissu est à la fois utilitaire et décoratif, il a une fonction d’usage et il est un art à forte charge symbolique.
Dès les débuts de la médecine, le réseau est lié au corps, et ce lien traverse toute l’histoire des représentations du réseau, désignant tantôt le corps dans sa totalité comme agencement de flux ou de tissus, tantôt une partie de celui-ci notamment le cerveau. La métaphore galénique du cerveau-réseau s’installe durablement, et cette image fondatrice sera réactivée de façon récurrente, de Descartes jusqu’à la première cybernétique. L’équation « cerveau = réseau » est établie.
Le réseau-structure étendu à la nature
dans L’Encyclopédie : Temps, Ordre et Corps
Le triptyque Temps/Ordre/Corps du réseau-filet est réinvesti à plusieurs reprises, notamment par Diderot et l’Encyclopédie.
Le Temps, c’est évidemment le Progrès, grand mythe moderne de l’Occident. Au xviiie siècle, l’idée de progrès scientifique, conçue sur un mode cumulatif, est soutenue par Turgot, en 1750, en Sorbonne, dans son discours intitulé, Tableau philosophique des progrès successifs de l’esprit humain et « renforcé » en 1793, par Condorcet qui, dans son Esquisse d’un 23tableau historique des progrès de l’esprit humain, soutient l’irréversibilité du progrès de l’esprit humain. Dans ce contexte, le réseau va être déplacé par Diderot dans le Rêve de d’Alembert, du champ technique (réseau-filet) au champ politique et social pour s’inscrire dans ce nouveau grand récit de l’Histoire. Selon qu’on se trouve au centre d’un réseau, dit Diderot, c’est le despotisme qui triomphe, alors qu’à la périphérie, règne l’anarchie. Il suffit dès lors, de se déplacer du centre à la périphérie du réseau, telle l’araignée sur sa toile, pour « passer » du despotisme à l’anarchie. Vu du centre, le réseau est surveillance et, vu de la périphérie, il devient communication.
L’Ordre. Prolongeant Galien, Descartes invite dans la Règle X pour la Direction de l’esprit, à observer les techniques où « règne davantage un ordre », « comme celles des artisans qui tissent des toiles et des tapis, ou celles des femmes qui piquent à l’aiguille ou tricotent des fils pour en faire des tissus de structures infiniment variées12 ». Cette idée cartésienne d’un ordre caché révélé par le maillage du réseau-tissu, devient centrale chez Leibniz, le philosophe-mathématicien-ingénieur dont la philosophie est structurée comme un réseau comme l’a montré Michel Serres13. Le réseau conçu, réfléchi voire formalisé, devient un modèle de rationalité, représentatif d’un ordre formalisable que la théorie mathématique s’emploiera à mettre en évidence. Leibniz peut être considéré comme le précurseur de cette théorie dans sa Monadologie. À sa suite, les ingénieurs-géographes formalisent l’ordre du réseau avec la géométrisation du territoire et de l’espace par la « réticulation ». Ainsi vers 1750, l’abbé La Caille, professeur de mathématiques, appelle « réseau », un assemblage de fils qui permet d’observer les étoiles avec une lunette astronomique (le « réticule optique »). Puis les ingénieurs-géographes comme Pierre-Alexandre d’Allent (1772-1837), dans son Essai de reconnaissance militaire (1802), représentent le territoire comme un canevas de lignes imaginaires ordonnées en réseau, pour le mathématiser et en constituer la carte.
Le Corps. Jusqu’à la fin du xviiie siècle, le terme « réseau » ne sort pas du langage des médecins où le naturaliste et médecin italien Marcello 24Malpighi (1628-1694) l’avait introduit, parlant même de « réseau réticulaire », et garde trace de son sens originel issu du tissage : ainsi dans l’Encyclopédie, il est encore défini comme un ouvrage de fil ou de soierie. Toutefois, le réseau sert de structure explicative du fonctionnement de tout corps vivant dans la nature : corps et réseau sont désormais identifiés. Le réticulé définit l’enveloppe du corps lui-même : la peau est comme une enveloppe « naturelle » complémentaire de son enveloppement réticulaire artificiel. Un processus de « naturalisation » de la technique réticulaire se déploie, réalisant l’incarnation du réseau que Bichat portera à son acmé avec sa théorie des « tissus humains » en 1802. Le corps est enveloppé de réseaux naturels, comme il l’est par les réseaux artificiels du tissage. Les tissus artificiels se font tissus naturels. De multiples peaux et épidermes l’enserrent, sur le modèle malpighien. C’est l’ensemble du corps qui est observé comme un réseau fait de membranes, vaisseaux, conduits, et tissus percés de petits trous. Le corps-réseau s’impose.
Le techno-imaginaire
des réseaux techniques territoriaux (rtt)
La grande rupture qui fait advenir un nouveau concept de réseau à la charnière des xviiie et xixe siècles, c’est sa « sortie » du corps. Le réseau n’est plus seulement observé sur ou dans le corps humain, il peut être construit comme un artefact mécanisé et automatisé, une technique projetée à l’extérieur sur le territoire et dans la société modifiant le rapport à l’espace et au temps. D’outil artisanal, le réseau devient une grande machinerie industrielle conçue et réalisée par de nouveaux officiants, à savoir l’ingénieur et l’industriel.
Avec les trois « révolutions industrielles » selon l’historien François Caron – celle de 1760-1820 liée à la machine de Watt et aux chemins de fer, celle de 1860-1900, avec l’électricité et le téléphone, puis celle de 1960-2000, avec l’informatique et sa fusion avec les télécommunications – les sociétés occidentales ont formé trois « macro-systèmes techniques » construits sur des réseaux de transport, d’énergie et de 25communication. Avec ces machines artificielles, des techno-imaginaires nouveaux se développent mêlant les anciennes métaphores du corps-réseau avec de nouvelles branchées sur les techniques, pour les penser et leur donner sens.
Comme pour la première période de notre généalogie du réseau, mais sur une durée plus courte, voyons d’abord le triptyque Temps/Ordre/Corps sur les premiers grands réseaux techniques – chemins de fer et télégraphe – de la « révolution industrielle », puis à l’autre extrémité, sur ceux contemporains de la télé-informatisation et de l’Internet.
Les premiers réseaux techniques :
Temps, Ordre et Corps
Le Temps du réseau technique c’est celui de l’avenir, la promesse du progrès et l’annonce de révolutions « industrielles » : ce réseau est porteur d’un changement de la société. Ce mythe moderne qui lie réseau technique et futur social a été formulé au xixe siècle par le saint-simonisme. Les ingénieurs, les industriels et les banquiers saint-simoniens ont développé un véritable culte religieux des réseaux techniques, notamment des chemins de fer. Ils s’instituent comme les prophètes et les acteurs d’un nouvel encerclement technique, industriel et financier de la planète.
Dans un célèbre article du journal Le Globe sur « Le Système de la Méditerranée » de 1832, l’ingénieur-économiste Michel Chevalier (1806-1879) a construit une véritable symbolique du réseau. Le passage de la domination des hommes à leur association universelle ne pourra se réaliser qu’avec le développement des réseaux de communication, par la communion et la communication de l’Orient et de l’Occident. Le réseau permet de « passer » et de « dépasser » la lutte de l’Orient et de l’Occident :
Dans l’ordre matériel, le chemin de fer est le symbole le plus parfait de l’association universelle. Les chemins de fer changeront les conditions de l’existence humaine (…) L’introduction sur une grande échelle, des chemins de fer sur les continents, et des bateaux à vapeur sur les mers, sera une révolution non seulement industrielle, mais politique14.
26Dans cette affirmation, se loge un des principaux thèmes de la symbolique contemporaine des réseaux : le macro-réseau technique territorial porte en lui la promesse du changement social. Il devient dès lors possible de faire l’économie de la transformation sociale. Les saint-simoniens ont déchargé l’utopie sociale de son fardeau, en transférant la promesse d’un avenir meilleur sur l’utopie technologique réticulaire.
L’Ordre – Comme pour le « réseau-filet » dans la philosophie de Descartes, il existe un ordre caché dans le réseau technique. C’est Proudhon qui le met à jour : il voit dans la structure technique même du réseau, un choix politique de société. Proudhon avec les chemins de fer, et à sa suite Kropotkine avec l’électricité, instaurent un clivage politique interne à l’architecture des réseaux, selon qu’ils sont centralisés, donc « monarchiques » ou décentralisés, donc anarchiques. Le réseau technique n’est pas seulement un moyen d’envelopper le territoire et la société ; un choix de système social se loge dans sa structure. Un réseau centralisé signifie une société centralisée et réciproquement. Ainsi le réseau technique et la société s’entre-définissent-ils par la similitude de leurs structures : verticalité contre horizontalité, centralisation contre décentralisation, pyramide versus réseau. Le techno-imaginaire du RTT déplace le politique et l’inscrit dans des choix techniques, rendant du même coup, les ingénieurs maîtres du jeu.
Le Corps. Le réseau technique est censé devenir « le système nerveux » de la société. De même que le médecin-philosophe a longtemps pensé et éclairé le corps humain par l’image du filet et du tissage, jusqu’à les confondre à la fin du dix-huitième siècle, l’ingénieur inverse cette logique et se sert des images réticulées empruntées aux effets de réseaux observés ou imaginés dans le corps humain, pour naturaliser les réseaux techniques. L’ingénieur s’emploie à donner corps au réseau. Après Barthélémy-Prosper Enfantin (1796-1864), leader saint-simonien dit « le Père », c’est Herbert Spencer (1820-1903), ancien ingénieur des chemins de fer devenu sociologue, qui reformule la fiction de l’organisme-réseau. Dans ses Principes de Sociologie (trois volumes de 1877 à 1896), il compare les structures et les fonctions sociales et biologiques, dans une sorte d’« évolutionnisme social ». Spencer emprunte l’opposition enfantinienne entre « société organique » ou industrielle et « société militaire », et la pousse jusqu’au bout dans une vision organiciste du social. Il distingue dans la société 27trois « appareils d’organes » : producteur, distributeur et régulateur. Dans le corps humain, l’organe régulateur est le système nerveux qui diffuse de l’information dans l’organisme : dans la société, son équivalent est l’ensemble des moyens de communication, qu’il s’agisse de la poste, du télégraphe ou des agences de presse. L’image du réseau considéré comme système nerveux social, trouve là une première formulation explicite. « Le seul fil télégraphique, écrit Spencer, qui accompagne le système de chemin de fer dans toutes ses ramifications est le fil qui en arrête ou en excite le trafic, de même que le nerf qui accompagne partout une artère est le nerf vaso-moteur qui y règle la circulation15 ».
Dès 1896, la métaphore du système nerveux-réseau est reprise par R. Worms qui, dans son ouvrage Organisme et société, assimile « les routes et les chemins de fer aux vaisseaux sanguins, le télégraphe aux nerfs, les machines aux muscles du corps social16 ». Désormais, on parlera du télégraphe puis du téléphone, comme du « système nerveux », voire du « cerveau » de la société.
Les réseaux télé-informatiques :
Temps, Ordre et Corps
À l’heure des « révolutions multimédia, internet, numérique, industrielle, robotique, etc. », le techno-imaginaire du réseau technique territorial fonctionne à plein régime, celui de la « rétiologie » (retis & logos = idéologie du réseau)17.
Le Temps, c’est celui de l’accélération des « révolutions » technologiques, sorte de révolution permanente, poussée par l’innovation intensive et quelques industriels leaders dont les GAFAM, notamment Google qui « veut changer le monde » ou Facebook qui veut créer une « communauté mondiale » fraternelle. Le récit mythique saint-simonien du changement social et de « l’association universelle », assuré par la mutation technique des réseaux, se répète à chaque innovation technique, jusqu’au paroxysme avec l’Internet annonciateur d’un « nouvel Âge », d’une « nouvelle économie », de la « société en réseaux » et du « capitalisme informationnel » 28dont Manuel Castells est le prophète. Les nouveaux réseaux télé-informatiques promettent la prospérité, le progrès, de nouvelles activités, la multiplication des nouveaux services, une « nouvelle économie », etc. Le réseau donnerait réponse à la crise et rétablirait le lien social dans une « société » éclatée et individualisée, via les « réseaux sociaux », dans la société éclatée des individus. Ce grand récit « techno-messianiste » – qui peut se retourner en son contraire « techno-catastrophiste » comme tout imaginaire – est si fort qu’il alimente massivement les représentations sociales, en particulier le marketing et la publicité.
L’Ordre – Si l’arbre a longtemps symbolisé la hiérarchie et la verticalité religieuse en reliant terre et ciel, le réseau technique est l’objet fétiche pour le culte contemporain de « l’horizontalité » fraternelle et planétaire. Comme l’image de l’arbre avait servi jusqu’aux Lumières, à expliquer l’ordre du monde, des connaissances et des filiations, désormais le réseau a pris le relais. Le Réseau a remplacé l’Arbre. La figure du réseau, qu’il soit technique ou social, permet d’ordonner le monde et les organisations : d’un côté, les structures verticales, hiérarchiques, dépassées, tel l’État, les grandes institutions, les partis etc. et de l’autre, les structures horizontales et décentralisées réticulaires. Le réseau livre une image du pouvoir, conformément à la thèse proudhonienne. Comme tout techno-imaginaire, il est réversible. L’ordre du Réseau peut devenir – s’il est mis au service de grandes puissances policières ou industrielles – l’outil de la surveillance planétaire généralisée. L’ordre des réseaux techniques et sociaux est alors celui du contrôle et de la surveillance généralisée des individus et des territoires.
Ainsi les images fondatrices du réseau, introduites par Diderot et revisitées par Proudhon, semblent définir l’espace des possibles ordonnancements de la société : les thuriféraires du Réseau célèbrent la libre circulation généralisée, signifiant démocratie, voire égalité et fraternité, et ses détracteurs réduisent le réseau à son inverse, un moyen de contrôle social, sur le modèle orwellien de Big Brother. Ces deux images de la circulation et de la surveillance renvoient l’une à l’autre, dans un jeu spéculaire et délimitent les visions de l’ordre social planétaire. Ainsi, le vice-président américain Al Gore put déclarer en 1994, devant la communauté internationale qu’une « Infrastructure Globale d’Information encerclera le Globe avec des super-autoroutes sur lesquelles tous les 29peuples pourront circuler (…) Son intelligence distribuée diffusera une démocratie participative… Je vois un nouvel Âge Athénien de la démocratie forgé dans les forums qui y seront créés » !
Le Corps. Le réseau technique est étroitement lié à la métaphore du corps, notamment par l’équation fondatrice « réseau = cerveau ». Si depuis Galien, sous le cerveau, se cachait le réseau, désormais derrière le réseau technique, se profile le cerveau. Les réseaux techniques de l’information et de la communication sont qualifiés de « cerveaux » et de « système nerveux » de la société. Ainsi, l’Internet serait-il un « cerveau planétaire » producteur « d’intelligence collective »… Cette identification des réseaux techniques de communication au système nerveux, déjà présente chez Spencer, a été vulgarisée par la première cybernétique. Puis elle a été diffusée par de nombreux ingénieurs-sociologues, et par les idéologues du Net, rassemblés autour de revues-culte comme Wired. Ainsi les thuriféraires contemporains de la techno-utopie réticulaire, peuvent traiter de « l’intelligence des réseaux » (Derrick de Kerckhove18). Le cerveau fonctionne comme un réseau idéal de communication, et devient un modèle pour l’ingénieur. « Derrière » le réseau technique de communication, il y aura toujours le réseau idéal-cognitif à atteindre ; « derrière » le cerveau, il y aura le fonctionnement logique en réseau. Réseau et cerveau convergent dans la production partagée « d’intelligence » : le premier sur le mode artificiel, et le second sur le mode naturel. « Nous sommes en train d’assister – et de participer “de l’intérieur” – à la construction du système nerveux et du cerveau planétaire du micro-organisme sociétal », lance le techno-visionnaire Joël de Rosnay19. Les réseaux techniques seraient même des organismes vivants qui réalisent l’utopie d’une intelligence collective ou collaborative. C’est pourquoi ils peuvent être qualifiés de « réseaux intelligents », Ultime forme de la fusion réseau = cerveau = intelligence (ou « bêtise », en conséquence de l’ambivalence de l’imaginaire, selon Nicholas Carr20).
Le techno-imaginaire du réseau demeure, dans ses métamorphoses, un intermonde entre la technique et l’organisme. Tantôt la technique 30éclaire l’organisme pour la médecine et la philosophie, tantôt, l’organisme socialise et naturalise la technique pour l’ingénierie et la sociologie. Dans ses variations, le techno-imaginaire réticulaire demeure aussi ordonné selon le triptyque Temps/Ordre/Corps qui se reformule, mais dont la logique demeure invariante. Le techno-imaginaire est donc structuré (comme un langage ?) ainsi que l’ont soutenu Gaston Bachelard et Gilbert Durand, même si sa logique est a-logique, car ne respectant pas le principe de non-contradiction. Le techno-imaginaire fonctionne à la répétition sur la longue durée, comme les mythes. Les techniques changent, surtout à l’ère de l’innovation intensive, mais les représentations collectives se répètent, opérant des reprises, des déplacements ou des réinvestissements.
Ces techno-mythes sont nécessaires aussi bien à l’invention qu’à la socialisation des techniques. Ils donnent sens, voire religiosité, aux pratiques et à la puissance technologique. Plus cette « puissance du rationnel » (Dominique Janicaud21) s’amplifie et s’accélère, plus les techno-discours et les techno-imaginaires sont essentiels, car « l’homme symbolise comme il respire » (Pierre Legendre22).
Conclusion
Si les réseaux techniques sont des « techno-imaginaires » majeurs, c’est qu’ils sont devenus les « macro-systèmes techniques » (Alain Gras) de notre monde hyperindustrialisé, à la fois fonctionnels et fictionnels. Or la technique elle-même a toujours été ambivalente en Occident : pharmakon, mal-remède, machine et machination, à la fois magique ou diabolique et utile ou inutile. Si aujourd’hui nous célébrons quotidiennement l’« utilité » et l’efficacité opératoire des techniques, dans la Grèce antique les techniques étaient, elles des thaumata, machines merveilleuses et inutiles qui étonnent et amusent23. C’est avec la chrétienté 31occidentale que naquit la « culture techno-faustienne » et même la « religion industrielle24 », notamment dans les monastères cisterciens du xiiie siècle, avec la révolution hydraulique, par exemple chez Roger Bacon et Albert le Grand : « C’est là où jamais, dit Spengler, que se révèle l’origine religieuse de toute pensée technique. (…) La scientia experimentalis, première définition qu’a donnée Roger Bacon des sciences de la nature, cette interrogation violente de la nature au moyen de ressorts et de vis, a commencé ce qui, dans nos plaines d’aujourd’hui, recouvertes de cheminées d’usine et de tours d’extraction, se présente à nos yeux comme résultat. » Pour les moines gothiques, la machine est diabolique car elle concurrence Dieu :
C’est ce que signifie le songe de ces étranges dominicains comme Petrus Peregrinus rêvant du perpetuum mobile qui aurait arraché à Dieu sa toute-puissance. Ils n’ont pas cessé d’être victimes de cette ambition ; ils ont arraché son secret à la divinité pour être eux-mêmes Dieu. Ils ont épié les lois du tact cosmique pour les violenter, et ils ont créé ainsi l’idée de la machine, comme d’un petit cosmos qui n’obéit qu’à la volonté de l’homme. La machine est diabolique : ce sentiment n’a jamais cessé d’accompagner la foi authentique25.
Réciproquement, à la même époque, la cloche associée à Marie et au Christ, est perçue comme la voix de Dieu appelant à la prière : une cloche d’Essen du xiiie siècle a pour inscription : « Dum sono, signo Christum de ligno clamentem26 ». La cloche et l’horloge techniques qui accompagnent toute l’histoire de l’industrie occidentale, incarnent le pouvoir du Verbe divin ; elles équivalent en tant que techniques et mécaniques, au corps du Christ. La cloche faite de la fonte d’un alliage subtil de métaux – cuivre, étain, plomb, zinc, fer et antimoine – pour obtenir des sonorités diverses, est fabriquée exclusivement par des moines-métallurgistes dans le monastère-usine.
Par la production des techniques, l’homme est à l’image du Dieu créateur. Erich Fromm le résume ainsi :
32L’Homme a fait de lui-même un Dieu parce qu’il a acquis la capacité technique de procéder à une « seconde création » du monde qui remplace celle du Dieu de la religion traditionnelle. On peut également dire que nous avons fait de la machine un dieu et que, en la servant, nous sommes devenus des dieux27 .
La technique est toujours de prime abord, un spectacle, magie et émerveillement comme Rousseau le montre dans les Confessions à propos de la fontaine et de l’aqueduc, ou dans l’Émile avec le canard aimanté. Mais une fois passé ce moment de découverte et de séduction, la technique dépasse sa propre sphère et dégrade toute la culture, comme le soutient le Discours sur les sciences et les arts. La machine, c’est aussi bien l’émerveillement de la magie (la perfectibilité) que la machination (la dénaturation)28. Dès qu’est recherchée « l’utilité », tout s’inverse. Rousseau refuse la « doctrine empoisonnée » de l’utilité économique. Les sciences et les arts sont condamnés, non en eux-mêmes, mais dans leur soumission à l’utile et par leur association au luxe, pour leurs conséquences négatives sur les mœurs. C’est donc au nom de la morale, de « la vertu » et de la religion que Rousseau conduit sa critique contre la techno-science utile. Il ne s’agit pas d’une critique rétrograde de la civilisation, mais « d’une alerte sur les souffrances et l’esclavage que subit la majorité des hommes au sein même de la civilisation policée et technicienne qui leur promet le bonheur29 ».
Pour conclure, ajoutons une sorte de thèse sur la technique : sa combinaison aux idées de progrès, d’utilité ou d’efficacité, renverse toujours sa magie en diablerie, et fait de la machine une machination. L’ambivalence du « techno-imaginaire », dont celui du réseau, ne cesse de hanter les représentations sociales de l’Occident et d’alimenter ses fictions.
Pierre Musso
1 André Leroi-Gourhan, Le geste et la parole, Technique et Langage, Vol. 1. Paris, Albin Michel, 1964, p. 162-163.
2 Georges Balandier, Le Grand Système, Fayard, Paris, 2001, p. 20.
3 Cornelius, Castoriadis, L’institution imaginaire de la société, Paris. Le Seuil, 1975, p. 521.
4 Gilbert Simondon, Du mode d’existence des objets techniques, (1958), Paris. Aubier, 1989, p. 157.
5 Jacques Ellul, La technique ou l’enjeu du siècle, Paris, Armand Colin, 1954, p. 131.
6 Voir Alain Gras, Les macro-systèmes techniques, Paris, PUF. « Que Sais-Je ? », 1997.
7 François Dagognet in Penser les réseaux (sous la dir. de D. Parrochia), Seyssel, Ed. Champ Vallon, 2001, p. 191.
8 Gilbert Durand, Les structures anthropologiques de l’imaginaire. Paris. Dunod. 10e édition. 1969, p. 369 et suiv.
9 Ibid.
10 Marcel Détienne et Jean-Pierre Vernant, « La métis du renard et du poulpe », Revue des Études Grecques, tome 82, fascicule 391-393, Juillet-décembre 1969. p. 291-317.
11 Marcel Détienne et Jean-Pierre Vernant, Les ruses de l’intelligence. La Mètis des Grecs. Flammarion, 1974.
12 René Descartes, Règles pour la Direction de l’Esprit, in Œuvres philosophiques. Édition de Ferdinand Alquié. Paris. Classiques Garnier, 1988, p. 385.
13 Michel Serres, Le système de Leibniz et ses modèles mathématiques, PUF, 2 vol. Paris, 1968.
14 Michel Chevalier, « La paix est aujourd’hui la condition de l’émancipation des peuples » (IVe article), « Système de la Méditerranée », Le Globe du 12 février 1832. Paris. Voir Le saint-simonisme l’Europe et la Méditerranée, Introd., notes de Pierre Musso. Houilles, Éditions Manucius, 2008.
15 Herbert Spencer, Principes de sociologie. Paris Germer, Baillière & Co. 1883-1890, Tome 2, p. 82.
16 Cité par Judith Schlanger, Les métaphores de l’organisme, Paris, Librairie philosophique Jean Vrin, 1970, p. 90.
17 Voir Pierre Musso, Critique des réseaux, Paris. PUF, 2003.
18 Derrick de Kerckhove, L’intelligence des réseaux, Paris. Éditions Odile Jacob. 2000.
19 Joël de Rosnay, L’homme symbiotique. Regards sur le troisième millénaire. Paris Le Seuil. 1995, p. 79.
20 Nicolas Carr, The Shallows : What the Internet is Doing to Our Brains. 2010, W. W. Norton. Traduction française : Internet rend-il bête ? : Réapprendre à lire et à penser dans un monde fragmenté, Paris. Robert Laffont. 2011.
21 Dominique Janicaud, La puissance du rationnel, Paris, Gallimard, NRF, 1985.
22 Pierre Legendre, Leçons VI, Paris, éd. Fayard, 1992, p. 27.
23 Jean-Pierre Vernant écrit à propos des thaumata, « Leur valeur et leur intérêt viennent moins des services qu’ils peuvent rendre que de l’admiration et du plaisir qu’ils suscitent chez le spectateur. À aucun moment l’idée n’apparaît que par l’intermédiaire de ces sortes de machines, l’homme peut commander aux forces de la nature, les transformer, s’en rendre maître et possesseur ». In Mythe et pensée chez les Grecs, Paris. Maspero, vol II, p. 49-50.
24 Voir Pierre Musso, La religion industrielle. Monastère, manufacture, usine. Une généalogie de l’entreprise. Paris. Fayard, 2017.
25 Oswald Spengler, L’homme et la technique, coll. « Idées nrf », Paris. Gallimard. 1958, p. 461.
26 Jules Baudot, Les cloches, Librairie Bloud & Cie, Paris, 1913, p. 48.
27 Erich Fromm, Avoir ou être. Un choix dont dépend l’avenir de l’homme. Traduction de l’américain par Théo Carlier. « Le grand livre du mois », Paris. Robert Laffont, 1978, p. 178.
28 Chez Rousseau, « la machine incarne à la fois l’ordre du mécanique et celui de la machination persécutrice » dit Jean-François Perrin, Politique du renonçant : le dernier Rousseau : des « Dialogues » aux « Rêveries ». Paris. Éd. Kimé. 2011, p. 198.
29 Anne Deneys-Tunney, Un autre Jean-Jacques Rousseau, Paris, PUF, 2010, p. 81.
- Thème CLIL : 3157 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Sciences de l'information et de la communication
- ISBN : 978-2-406-09563-7
- EAN : 9782406095637
- ISSN : 2497-1650
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-09563-7.p.0015
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 15/10/2019
- Périodicité : Semestrielle
- Langue : Français
- Mots-clés : Techno-imaginaire, réseaux, techniques, mythes, religiosité