Technochamanisme et les mutations de l’imaginaire mystique contemporaine
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Études digitales
2018 – 1, n° 5. Religiosité technologique - Auteur : Souza Aguiar (Carlos Eduardo)
- Pages : 143 à 157
- Revue : Études digitales
Technochamanisme
et les mutations de l’imaginaire mystique contemporaine
Introduction
L’émergence d’une nouvelle manière de vivre la spiritualité telle que le technochamanisme nous cause un immédiat étonnement, car la technologie et le sacré semblent constituer deux pôles antagoniques. Cette incorporation de la sacralité à la technique peut être lue par la clé de l’obscurantisme comme le voulait Martin Heidegger1 pour qui le rapport qui découle de la provocation de la technique moderne est celui de la sommation et de l’interpellation ; ou encore comme le voulait Jacques Ellul qui voyait dans la sacralité attachée à la technique ni plus ni moins qu’un faux Dieu2. Gilbert Simondon, au contraire, nous rappelle que non seulement la vraie nature de l’objet technique ne tient pas dans sa seule utilisation, mais qu’il n’y a pas d’opposition entre sacralité et technicité. Ainsi, « […] les techniques ne sont pas neutres en face de la sacralité : elles sont ou bien des points d’intersection de la sacralité, ou bien des objets d’exclusion et de refus3 » .
Le technochamanisme évoque cette coïncidence entre sacré et technique, c’est-à-dire, un imaginaire mystique associé à la technologie. Mais l’étonnement majeur que le technochamanisme provoque est essentiellement dû au fait que cette religiosité technique n’évoque pas la transcendance des mondes virtuels comme a pu le faire en son temps la mystique cristallisée dans la notion de cyberespace. Le technochamanisme 144contredit cette religion de la technologie qui a accompagné dès l’origine le développement technique occidental et qui a été actualisée à l’heure du numérique4. Différemment des premiers imaginaires d’Internet, le technochamanisme nous renvoie, non à une échappée hors de ce monde et de notre corps5, mais, au contraire, à une reconnexion à la terre et au corporel par le biais de la technologie.
Le technochamanisme est une notion utilisée dans différents contextes, selon différentes méthodes, avec pour objectif d’intégrer les techniques contemporaines au chamanisme pour qui la subversion de l’objet technique fait office d’expérience mystique6. La lecture brésilienne du phénomène est particulièrement fertile : en 2014 et 2016 différents groupes ont organisé deux festivals dans différents villages Pataxós pour discuter des possibilités d’intégration de la technique et de l’ancestralité, soit les pratiques animistes et chamaniques. Grâce à ces deux festivals, il a été possible de connecter un réseau de petites tribus dispersées à travers le Brésil dont les activités étaient déjà liées à l’imaginaire du technochamanisme. Les traces laissées par ce mouvement sur les réseaux numériques, et principalement les images et les textes traitant de ces deux festivals, constituent le corpus des matériaux sur lesquels s’est porté le choix d’analyse.
À partir de ces documents qui constituent une autoreprésentation sur le web du mouvement, il était possible de décrire et de comprendre les nuances de cet imaginaire mystique technologique. Celle-ci est en phase avec la crise environnementale synthétisée dans l’hypothèse de l’Anthropocène. La technique et ces objets, censés avoir provoqué cet effondrement environnemental sans précédent, sont requalifiés et mis en association avec les savoirs archaïques. Il y a un retour au savoir ancestral des cultures indigènes et une récupération d’un perspectivisme amérindien. Tout cela sans rejeter les technologies, mais, au contraire, en les engageant dans des technoritualités.
145La Mystique à l’époque de l’anthropocène
La crise environnementale de ce début de siècle, telle qu’elle se révèle notamment à travers la mise en évidence scientifique du réchauffement global, exerce un fort impact sur l’imaginaire mystique du technochamanisme, à l’instar du néopaganisme en général. L’image de la fin du monde, pourtant ancienne et présente au sein de différentes cultures, a gagné en force depuis le début de ce siècle suite aux transformations du régime thermodynamique de la planète. On peut repérer cet esprit du temps, qu’il s’incarne en cataclysmes ou à travers une dégradation progressive, dans le cinéma, les documentaires, les livres de fiction scientifique, les jeux vidéo, les sites internet, etc. Notons ainsi que le technochamanisme est le prototype d’une mystique absolument en phase avec son époque, car l’essentiel consiste à fragiliser les barrières artificielles établies pendant la modernité, non à partir de la négation pure et simple du développement technologique mais à partir d’une nouvelle alliance entre l’ancien et le moderne.
La notion d’Anthropocène proposée par Paul Crutzen et Eugene Stoermer7 est désormais utilisée par certains scientifiques pour désigner une nouvelle ère géologique, succédant à l’Holocène. Dans l’Anthropocène – dont la plupart des commentateurs jugent qu’il a débuté avec la révolution industrielle anglaise – les conséquences de l’action humaine atteignent donc une échelle géologique. Notre espèce a cessé d’être un simple agent biologique pour devenir un facteur causal de magnitude globale capable de changer les conditions thermodynamiques de la planète. L’avènement de l’Anthropocène est ainsi lié à l’interférence de l’espèce humaine dans les conditions atmosphériques, avec pour conséquence le fait que l’environnement change de manière plus rapide que la société et que le futur proche devient quelque chose de funeste et d’imprévisible.
Paradoxalement, au moment même où l’humanité devient une force naturelle très puissante, elle est incapable d’assumer un rôle actif dans une histoire universelle. D’où les conséquences relativement imprévues, qui non seulement affaiblissent nos espoirs dans le progrès, mais qui 146alimentent également nos appréhensions et nos peurs collectives. Une fois l’Anthropocène enclenché, il n’y a aucune possibilité de l’annuler, de faire marche arrière. Dans un tel contexte d’insuffisance du monde8, aucune action projetée dans l’avenir n’a de sens. Il n’y a plus de fuite possible : la promesse du salut est achevée. Notons que c’est bien le climat – le réchauffement global – qui apparaît comme l’élément de synergie de toutes les collectivités du monde, humaines ou non, ce qui provoque des changements imaginaires et des changements dans le climat sociétal.
Face à ce contexte, le technochamanisme exige de prendre en compte une ancienne entité : Gaïa. Cette image perturbe l’image moderne de la nature qui ne serait que désordre, passivité, milieu inerte et amorphe, bref, quelque chose de parfaitement extérieur. Gaïa est au contraire l’épiphanie de l’acception de cette terre, de ce monde. Elle propose en cela une autre manière d’occuper et d’imaginer le territoire. Ainsi, l’hypothèse de Gaïa, proposée de façon pionnière par Lovelock9, se présente comme une alternative à la vision pessimiste qui voit la nature comme une force primitive qui doit être conquise. Selon Lovelock par exemple, si les émissions anthropiques de dioxyde de carbone dans l’atmosphère sont significatives, Gaïa peut réajuster son état thermodynamique. La terre peut donc réagir violemment à la pression anthropique au point de faire disparaître la vie humaine : voilà la revanche de Gaïa. Évidemment, Gaïa s’adapte toujours, néanmoins la dynamique de cette adaptation n’est pas toujours favorable aux humains. Pire encore, cette revanche ne menace pas seulement les responsables directs des émissions – les modernes – mais aussi toutes les autres collectivités, comme les peuples autochtones, les animaux et les plantes.
Bien entendu, cette image de Gaïa représente un cliché largement présent dans le paganisme contemporain, comme Graham Harvey10 l’a bien montré. Selon lui, l’hypothèse de Gaïa est particulièrement attirante pour les néo-païens car ils avaient déjà redécouvert la communication avec une nature conçue comme un être vivant et complexe. Avec Gaïa, 147on assiste au déplacement d’une sacralité basée sur la croyance en un au-delà du monde vers une sacralité basée sur la collaboration, sur l’accommodation avec le monde d’ici-bas. Notons, d’ailleurs, que cet enjeu entre Anthropocène et Gaïa est annoncé dès le premier paragraphe de l’appel du festival technochamanisme :
L’idée de faire le Festival du Technochamanisme vient de la nécessité de créer des réponses pour notre époque, régie par l’ère de l’anthropocène, nom donné à l’âge actuel de la terre, où la technologie, l’industrialisation et les moyens de production de l’homme finissent par transformer la terre en miroir de soi-même, ce qui entraîne la fin irrémédiable des forêts, l’extermination des modes d’existence autochtones, la détérioration des rivières et des océans, la perte de biodiversité et notre malheur général. Il est nécessaire de créer de nouveaux formats de développement à partir d’une nouvelle ontologie, où la terre est considérée comme agent politique et où les désirs de l’homme convergent avec GAÏA11.
À la différence de certaines constructions néopaïennes qui envisagent Gaïa comme divinité morale douée d’une volonté anthropomorphique, le technochamanisme brésilien reprend une conception de Gaïa en tant qu’agent politique, à l’instar de Bruno Latour. Celui-ci oppose Gaïa à la nature, car si la nature est indifférente et dominatrice, Gaïa est excessivement sensible à notre action. Ainsi, Latour, au même titre que le technochamanisme, soutient qu’il faut prendre en considération Gaïa dans toutes nos actions12. S’esquisse là l’intrusion de Gaïa dans le monde humain telle qu’Isabelle Stengers la décrit : « Gaïa est celle qui fait intrusion dans une histoire que les descendants de la révolution industrielle avaient rencontrée comme celle de l’émancipation humaine se libérant des contraintes de “la nature”13 ».
C’est à cause de cette intrusion de Gaïa que l’appel du festival noue l’analogie du technochamanisme à un réseau de terriens qui s’opposent aux humains, entendus comme une catégorie figée depuis qu’elle a été instituée par des Lumières. La crise de la modernité nous met face à un conflit imminent qui opposera ces deux groupes. Il convient de saisir cette ambiance conflictuelle, tragiquement indépassable, pour comprendre en quoi les différentes activités proposées lors du festival visent, justement, cet accord des terriens avec Gaïa. Le mouvement s’affirme comme un 148mouvement de transformation, d’où la nécessité d’établir et de fortifier les relations avec les indigènes ainsi que celles, pour ainsi dire plus subjectives et mystiques, avec la terre, les plantes, l’eau, etc.
C’est à partir de cet imaginaire de lutte pour une reconnexion avec Gaïa que nous devons regarder et interpréter les principales activités proposées par les festivals du technochamanisme. Les ateliers de permaculture sont un exemple dans cette direction : ils promeuvent le principe selon lequel la production des aliments doit être écologiquement durable, socialement équitable et financièrement viable. La permaculture est une sagesse née en Australie qui s’inspire de la façon dont les aborigènes s’intègrent à la nature. En permaculture, il faut travailler avec la nature plutôt que contre elle, à partir de l’observation des plantes et des animaux dans toutes leurs fonctions.
Nous voyons dans ce type d’arrangement une alternative à des actions écologiques plus classiques, c’est-à-dire de type politique, autant qu’une disposition aux préoccupations environnementales non exempte de sacralité. Notons bien qu’il n’est pas possible de justifier de façon utilitaire ou politique les enjeux du technochamanisme. Et pourtant le phénomène tisse le lien sociétal en même temps qu’il fait face aux problèmes concrets de l’environnement. La catastrophe, ou son imminence dans le plan de l’imaginaire, fait office de ressourcement dans l’extase qui provoque l’abandon de soi au profit de la collectivité. Cet orgiasme sociétal est figuré dans le technochamanisme où l’absence de projet et de finalité politiques libère une puissance imaginaire forte.
Le retour à la source
C’est par le biais d’un festival que s’est noué le lien entre différents groupes dispersés dans tout le Brésil. Le choix de l’endroit, un village indigène, explicite bien cette thématique du retour aux sources, à la terre. Au Brésil, les villages, ces espaces où vivent les Amérindiens, représentent cette harmonie perdue avec la nature que la modernité avait brisée. Ainsi, la fertilité d’une lecture brésilienne du technochamanisme se trouve dans la possibilité d’un rapprochement avec les populations 149natives, comme les Pataxó. Une telle démarche scelle la référence à une terre ancestrale et noue l’union avec les peuples originaires. Il s’agit de découvrir par-là une certaine façon de vivre la fusion avec la nature et de célébrer le retour à la terre-mère. Avec les Pataxós, s’ouvre ainsi la possibilité d’apprendre que d’autres engagements avec Gaïa sont possibles.
D’où la pertinence du perspectivisme amérindien présenté par l’anthropologue brésilien Eduardo Viveiros de Castro. Cette notion, très prégnante pour les indigènes, signifie, grosso modo, que les différentes subjectivités qui habitent le cosmos sont dotées de points de vue radicalement distincts. Ainsi, la vision que les humains ont d’eux-mêmes est différente du regard que portent sur eux les animaux tout comme de la vision que les humains ont des animaux. De plus, mythologiquement, le fonds commun entre humanité, animalité et l’ensemble des modes d’existence, c’est bien l’humanité14.
Bien évidemment, le technochamanisme procède à une appropriation libre de la pensée de Viveiros de Castro dont le travail est plus spécifiquement consacré aux cosmologies amazoniennes. Pour approximative que soit cette référence, elle n’en est pas moins mise en avant à plusieurs reprises par les tenants du technochamanisme. Pour les membres de ce réseau, le perspectivisme amérindien est une « fiction nécessaire » : elle opère sur l’imaginaire colonisateur, lui propose une autre perspective qui ne promeut non pas le respect de la différence mais la transformation même de cette notion. Pour le dire autrement, l’approche de Viveiros de Castro pourrait bien résumer l’inflexion low tech du technochamanisme en ce qu’elle évite de faire sienne la vision du progrès technologique dont l’idéologie californienne est imprégnée.
La pensée indigène propose une perspective basée sur des présupposés différents de ceux des modernes. La fertilité de cette approche se trouve bien dans la prolifération de la multiplicité et pas seulement dans l’abolition des frontières : « Il ne s’agit pas d’effacer des contours, mais de les piler, de les densifier, de les iriser et de les diffracter15 ». C’est dans ce sens que Viveiros de Castro emploie le terme de multinaturalisme caractéristique de la pensée amérindienne et qui s’oppose au multiculturalisme moderne. Au contraire de l’Occident, la conception 150amérindienne suppose l’unité de l’esprit et une diversité des corps. Tout ce qui existe possède un corps. C’est ainsi le corps qui est le lieu des perspectives ; c’est le corps le moyen par lequel l’altérité est appréhendée en tant que telle ; c’est le corps, comme « vêtement », qui permet le positionnement du sujet (humain ou non humain).
De la sorte, chaque objet dans le monde indigène est une entité hybride, à la fois humaine et non-humaine, selon le point de vue. Bien entendu, les animaux ne sont pas des humains pour les indigènes. Mais les indigènes savent qu’ils sont des humains y compris du point de vue des animaux. Il faut dire, à cet égard, que la distinction corporelle qui marque les différentes perspectives n’est transcendée que par les chamans. La relation inter-espèce est une affaire diplomatique. Voilà le noyau théorique du perspectivisme amérindien qui suggère, à la limite, une possibilité de redéfinition relationnelle des catégories classiques de la nature, de la culture et du surnaturel à partir du concept de point de vue.
S’appuyant sur ce perspectivisme, l’anthropologue nous rend attentif au fait que les peuples indigènes ne doivent pas être vus en tant que protecteurs de la nature, car cette idée de nature leur est étrangère : « Les Amérindiens font partie de cette gigantesque minorité de peuples qui n’ont jamais été modernes, parce qu’ils n’ont jamais eu de concept de nature ; ils n’ont donc jamais ressenti nul besoin de s’en libérer16 ».
Cette idée de la sauvegarde d’une connexion perdue, cette idée que, dans cette époque de fin d’un monde, il faut récupérer d’autres formes d’engagement avec le cosmos qui passent nécessairement par un contact direct avec les cultures indigènes, cette idée donc fait partie des images fortes du technochamanisme. Voilà pourquoi il est fondamental de participer au festival organisé chez les Pataxós. Il faut retourner aux sources. D’ailleurs, l’idée du « fin du monde » est également présente dans les récits indigènes contemporains : la prophétie de la chute du ciel racontée par David Kopenawa17, chaman Yanomami, en est un parfait exemple. Le chaman parle de la fin du monde en termes chaotiques et désastreux. Lorsque tous les chamans disparaîtront, il n’y aurait rien pour soutenir le ciel qui tombera forcément. Tout le monde, indigène comme non indigène, sera emporté.
151Ceux qui savent, de longue date, inclure les non-humains dans les processus communicatifs apparaissent ainsi fortifiés et valorisés. Et pour cause, les indigènes ont beaucoup de choses à nous apprendre en matière de « chute du ciel » : la fin du monde a, pour eux, déjà eu lieu : en 1 492. Les indigènes sont donc véritablement des spécialistes de la fin du monde et sont, à ce titre, une des possibilités de la survie. Pour les technochamans, donc, il ne suffit pas de penser comme eux, mais il faut absolument sentir avec eux, « faire avec ». Ainsi, les Pataxós, comme tous les indigènes, offrent non seulement une image de gardiens de la nature mais ils peuvent par ailleurs offrir des techniques chamaniques permettant la compréhension de la complexité écologique contemporaine. Nous sommes loin de l’approche missionnaire qui a marqué la relation de l’homme blanc avec les indigènes. Personne ne veut apporter la lumière. Au contraire, ce qui motive le déplacement à travers le Brésil est le désir de reconnexion, le désir, finalement, de retourner aux sources.
Pour le technochamanisme, cette conception perspectiviste où tout est humain est assez séduisante. Elle est d’autant plus facile à admettre que nous sommes habitués à lire des propos antihumanistes qui visent à retirer l’humanité de l’humain, à réduire l’humain à l’animalité. Pour autant, l’opération amérindienne prend l’exact contre-pied de cette posture puisqu’elle postule une extension de l’humanité à tous les modes d’existence. Pourquoi nous ne pourrions pas, par conséquent, élargir l’humanité à nos objets techniques ? Ce rapprochement offre au technochamanisme des techniques et des conceptions plus riches pour la compréhension d’une communication complexe entre les mondes qui caractérisent l’écologie contemporaine. Étant donné l’importance attribuée à la culture indigène pour relever les défis posés par la contemporanéité, nous comprenons en quoi organiser le festival chez les Pataxós revêt une puissance mystique. Cette remarque s’impose nonobstant le fait que certains participants interprètent ce rapprochement comme les prémisses de la tribalisation des groupes qui se sont rassemblés. Par le biais de la technologie et du chamanisme un « nouveau software » a été installé. Il est capable de changer le point de vue, autrement dit, de changer la perspective.
152Technoritualités
Par le technochamanisme, la puissance de la technique va bien au-delà de la seule fonctionnalité. Nous pouvons repérer cette mystique technique non seulement par le biais des performances et des expériences que nous pouvons observer, mais également dans l’effort fait pour attribuer une signification à cette notion. Celui-ci témoigne d’une volonté commune de renverser la logique technique en lui attribuant des dimensions magiques et incantatoires. Le conflit imminent entre humains et terriens nécessite certes de choisir un camp, mais, plus fondamentalement encore de réfléchir à la notion même de technique. Or, il est possible de considérer que l’interprétation moderne de la technique – donc son essence « onto-anthropologique », instrument du triomphe de l’histoire – n’est pas exclusive et absolue :
Car il y a des techniques terriennes comme il y en a d’humaines, distinction qui ne se réduit pas à la simple question de la longueur de leurs réseaux. La guerre entre les terriens et les humains va se jouer essentiellement sur ce plan, surtout lorsque nous incluons, dans la catégorie élargie et pluralisée des techniques, toute une gamme de « détours » sociotechniques et d’inventions institutionnelles très anciennes ou au contraire très récentes : l’organisation horizontale et la tactique « Black Block » des mouvements de protestation altermondialistes, les systèmes de parenté et cartes totémiques australiennes, les formes de mobilisation et de communication créées par Internet, les réseaux d’échanges de semences traditionnelles en Inde ou au Brésil, les systèmes de crédit informel du type hawala. Toute innovation technique cruciale pour la « résilience » de l’espèce n’a pas forcément besoin de passer par les canaux corporatifs de la Big Science ou par les très longs réseaux d’humains et de non humains mobilisés par la mise en place de « technologies de pointe18 ».
Voilà le climat dans laquelle le technochamanisme est immergé : l’ambiance d’un constant détournement des objets techniques. Le nom technochamanisme lui-même est une réaction esthétique à la notion moderne de technologie. Ce qui est proposé, à la limite, est une définition élargie de la technique. Les technochamans assument l’urgence de cette guerre et acceptent que quelques agents puissent changer de camps. 153Ainsi, certains technochamans évoquent la technique, et spécifiquement les forces numériques, au même titre que les quatre éléments de la terre. Bien entendu, cette accommodation avec Gaïa se fait par le biais des techniques, celles-là mêmes qui ont causé la dévastation du monde, précisément à partir d’un processus de subversion de la dimension utilitaire de ces dispositifs. De cette façon, le technochamanisme diffère beaucoup d’autres tribus, comme les anarcho-primitivistes, qui refusent, purement et simplement, toutes les technologies modernes. Explicitement, ce qui est cherché dans le technochamanisme est une alternative qui se situerait à mi-chemin de la technophilie et de la technophobie.
Le mystique en jeu dans les pratiques expérimentées par le technochamanisme consiste à avoir accès au sacré par les techniques : soit celles des ancêtres, comme les outils autochtones, soit celles de l’ultra modernité, comme les outils électroniques et numériques. Ces technologies ne sont pas perçues comme extérieures à l’être humain. Elles ne sont pas un simple instrument, mais doivent être perçues comme des éléments porteurs d’une dignité ontologique. Ces médias sont ainsi fondamentaux en ce qu’ils participent à déterminer notre façon d’habiter le monde, à côté des éléments spirituels, naturels, etc. En conséquence, le chamanisme, qui est lui-même une technique ancienne, peut être mobilisé pour nous permettre d’approfondir notre relation à la technique dans des dimensions plus magiques que celles mises en jeu par l’utilitarisme.
Au fil de cette démarche, force est de constater qu’un des éléments obsédants du technochamanisme est le détournement des objets techniques. Le chaman, lui-même, est considéré comme un hacker, un médiateur, un décodeur de codes : il détourne des objets. Cela étant fermement souligné, nous pourrions considérer qu’une autre des grandes obsessions du mouvement néochamanique, l’altération de l’état de conscience, est la clé des technoritualités. Pour cette lecture brésilienne, l’objectif est de provoquer ces altérations sans utiliser de drogues telles que l’ayahuasca. Il faut bien davantage joindre la sagesse indigène à la puissance des appareils et agir ainsi à partir des techniques.
Le premier festival a donné un parfait exemple de cette subversion, de la perception aiguë de la nature technique du geste rituel efficace, à travers le bus hacker. Ce projet est porté par l’un des collectifs participants au festival, un des nœuds de ce réseau de terriens : il consiste à subvertir un objet quotidien, un bus, pour en faire un véhicule de 154l’imagination. Le bus, dont l’achat a été viabilisé par une campagne de financement collaboratif en 2011, est subverti dans sa fonction utilitaire pour devenir un dispositif de l’imaginaire. L’objectif esthétique du collectif est de dénaturaliser l’usage d’un objet, ce en quoi il est en phase avec l’esprit du festival. Dans le documentaire portant sur le festival19, on voit clairement que le transport permis par le bus a pris l’allure d’un véritable parcours initiatique, contribuant à faire monter la tension pré-évènement. Voyager vers Bahia grâce à ce bus est déjà un moment d’extase et d’effervescence. Le festival a débuté, à bien des égards, à São Paulo, c’est-à-dire là où le voyage a commencé, là où s’est ouvert un parcours de plus de mille kilomètres. Un simple bus a ainsi été transformé en une expérience de l’espace. Il a été conçu non seulement comme un moyen de transport de personnes, mais également comme une machine de voyages mystiques, machine qui a permis de nombreuses utilisations imaginaires. Ceux qui sont impliqués dans ce projet voulaient montrer qu’il y a de nombreuses façons de dénaturer l’utilisation d’un bus, comme n’importe quel objet, à travers des métaphores et des images.
Parmi les autres activités proposées par le festival, nous soulignons les ateliers de hacklabs ou média hacklab. Rappelons que, pour la culture hacker, la manipulation des codes relève quasiment de la mystique. La particularité des hacklabs du festival consistait à révéler, à travers des expérimentations électroniques, des dimensions oniriques et magiques : cette démarche permet de faire le lien entre hacking et chamanisme, entre techniques anciennes et techniques numériques. C’est néanmoins au sein de ces espaces que les participants ont rencontré les plus grands obstacles pour accomplir la synergie : les activités informatiques sont en effet restées aux mains du masculin et de la raison calculatrice. Cependant, malgré les difficultés imposées par une culture encore dominante, la conviction de tous est que l’effort de synergie se poursuit à travers les ritualités techniques. Et en effet, une des réussites du festival, au moins sur le plan de l’interaction entre les tribus, a été l’activité nommée « terreiro électronique ». Encore une fois, c’est dans le festif et dans l’orgiastique que les croisements sont plus intenses.
155Ouvertures :
l’imaginaire immanent du numérique
Le technochamanisme, dans sa version festivalière brésilienne, nous aide non seulement à comprendre en quoi la technique opère des transformations des formes du numineux, mais nous indique également une mutation de l’imaginaire mystique du numérique. Dans les premières années de la technologie digitale et de l’Internet, le cyberespace a promu une puissante image du progrès, celle d’une utopie transcendante. Aujourd’hui au contraire, l’imaginaire mystique est beaucoup plus ancré sur terre. La trajectoire va ainsi de la transcendance à l’immanence, d’une retraduction profane de la nouvelle Jérusalem20 au dévoilement d’un environnement plus animiste et réticulaire.
Rappelons que l’imaginaire du cyberespace, qui semblait absolument novateur, est au contraire ancré dans une certaine tradition : en effet, cette fantasmagorie récupère des éléments du gnosticisme, du millénarisme médiéval, du dualisme platonique, etc. Bref, la solution définitive est toujours ailleurs. Certes, il y a un enchantement lié à la cyberculture et aux premières techniques numériques. Il est néanmoins proche de l’imaginaire suscité par les « nouveaux médias », depuis l’invention du télégraphe. Cet imaginaire positionne ainsi les médias numériques comme la consolidation d’un processus linéaire et progressif.
Depuis peu, cet imaginaire s’affaiblit progressivement. Une pluralité de causes explique cette tendance parmi lesquelles nous pouvons citer le changement matériel du numérique marqué par la disparition du PC et de ses interfaces. Plus rien ne marque de frontières entre les réalités, entre monde réel et monde virtuel. La connexion généralisée modifie donc bien notre manière d’habiter ici-bas. Une autre cause peut être avancée : la crise environnementale se dessine avec de plus en plus de netteté depuis la dernière décennie. Elle met en lumière les limites de la pensée occidentale qui, depuis Descartes, place l’homme comme maître et possesseur de la nature. Bref, cette crise précipite la fin du mythe du progrès. Ces deux facteurs poussent l’imaginaire de la 156transcendance vers l’immanence, dévoilant par-là davantage les aspects païens du numérique.
L’imaginaire contemporain nous invite à habiter un nouvel environnement, réticulaire et animiste, et à vivre le sacré selon des formes inédites. Plutôt que d’observer un espace détaché, nous participons à un retour à la source, c’est-à-dire, à un dévoilement de la réticularité du monde tel que Gilbert Simondon l’a décrit à propos du monde primitif. Se projeter ailleurs, ou dans le futur, n’a plus de sens. La réticularité, qui avait été cachée par le processus de désenchantement du monde, est maintenant dévoilée par la technique numérique et par la connexion généralisée qu’elle apporte non seulement entre les humains mais également entre tous les modes d’existences.
Voilà pourquoi une nouvelle fusion entre religiosité et technologie devient possible. Les réseaux, en permettant aux différentes représentations du sacré une propagation très facile, stimulent l’émergence d’expériences comme autant de nouvelles formes de syncrétisme21. Comme nous le rappelle Simondon : « L’usage des techniques en réseau définit des voies d’action et des dimensions qui donnent une perception relativisante de la réalité humaine et de la sacralité22 » . C’est dans ce sens que nous interprétons la récupération des différentes cosmogonies caractéristique de la contemporanéité. La revalorisation du chamanisme ancien participe de cette démarche qui autorise l’émergence des nouvelles formes de syncrétisme telles que le technochamanisme. La lecture brésilienne de ce mouvement est particulièrement intéressante, car, au Brésil, le sacré est resté toujours plus sauvage que domestiqué, ainsi qu’en témoignent le catholicisme populaire, les nouvelles liturgies évangéliques, les séances de spiritisme, les terreiros de l’umbanda ou du candomblé, le mysticisme indigène, etc. Les multiples et lointaines traditions s’hybrident.
Ainsi, l’ambiance religieuse brésilienne porte une dimension épiphanique qui ouvre l’expérience du sacré face à l’inconnu dans une effervescence syncrétique compulsive. De même, le technochamanisme est le résultat de la synergie entre le savoir archaïque et la mystique de la culture numérique. Les expériences qui sont corrélées aux images techno-archaïques reposent sur la loi de la contamination, sur des petites 157formes de solidarités. Elles témoignent de notre désir irréfragable de communication en situation d’astreinte environnementale. C’est bien au sein des technoritualités que nous voyons l’apparition d’expériences esthétiques qui visent à détourner les fonctions utilitaires des objets. Des expériences qui mettent ensemble des appareils aux différentes fonctions et issus de différentes époques. Électriques, numériques ou ancestraux, ces appareils ont pour but de nous connecter à Gaïa. Ainsi, se forge une mystique immanente marquée par le retour sur terre, un religare avec l’autre naturel, sociétal et spirituel. La connexion devient véritablement une expérience mystique.
Carlos Eduardo Souza Aguiar
Faculté Paulus de Technologie
et Communication, São Paulo, Brésil
1 Martin Heidegger, « La question de la technique », in Essais et conférences, Paris, Gallimard, 1973.
2 Jacques Ellul, Les Nouveaux Possédés, Paris, Mille et une nuits, 2003.
3 Gilbert Simondon, Sur la technique (1953-1983), Paris, PUF, 2014, p. 88.
4 David F. Noble, The Religion of Technology : The Divinity of Man and the Spirit of Invention, New York, Penguin Books, 1999.
5 David Le Breton, L’adieu au corps, Paris, Métailié, 2013 et Philippe Breton, Le culte de l’Internet : une menace pour le lien social ?, Paris, La Découverte, 2000.
6 Graham St. John, « Techno millennium. Dance, ecology and future primitives. », in Rave Culture and Religion, éd. par Graham St. John, 1re éd., London, Routledge, 2009.
7 Paul J. Crutzen, « The “Anthropocene” », in Earth System Science in the Anthropocene, éd. par Eckart Ehlers et Thomas Krafft, Berlin/Heidelberg, Springer-Verlag, 2006.
8 Eduardo Viveiros de Castro et Déborah Danowski, « L’arrêt de monde », in De l’univers clos au monde infini, éd. par Émilie Hache, Bellevaux, Éditions Dehors, 2014.
9 James Lovelock, Gaia : a new look at life on earth, Oxford, New York, Oxford University Press, 2000, p. 10.
10 Graham Harvey, Contemporary Paganism : Listening People, Speaking Earth, 1 vol., New York, New York University press, 1997, p. 146.
11 Texte disponible suite tecnoxamanismo.hotglue.me (Page consultée le 05 Mai 2018 et traduite par nos soins.)
12 Bruno Latour, Face à Gaïa, Paris, La Découverte, 2015.
13 Isabelle Stengers, « Penser à partir du ravage écologique », in De l’univers clos au monde infini, éd. par Émilie Hache, 1 vol., Bellevaux, Éd. Dehors, 2014, p. 148.
14 Eduardo Viveiros de Castro et Déborah Danowski, « L’arrêt de monde », op. cit., p. 280-281.
15 Eduardo Viveiros de Castro, Métaphysiques cannibales : lignes d’anthropologie post-structurale, 1 vol., Paris, Presses universitaires de France, 2009, p. 9.
16 Eduardo Viveiros de Castro et Déborah Danowski, « L’arrêt de monde », op. cit., p. 280.
17 Davi Kopenawa et Bruce Albert, La chute du ciel. Paroles d’un chaman yanomani, Paris, Plon Pocket, 2014.
18 Eduardo Viveiros de Castro et Déborah Danowski, « L’arrêt de monde », op. cit., p. 312-313.
19 Carlos Gonzalez, Três mil Km - O ônibus, o tecnoxamanismo e os Pataxós (Documentário), 2014, http://goo.gl/dRuoSf.
20 Margaret Wertheim, The Pearly Gates of Cyberspace : A History of Space from Dante to the Internet, New York, W.W. Norton, 2000.
21 Carlos Eduardo Souza Aguiar, A sacralidade digital : religiões e religiosidades na época das redes, São Paulo, FAPESP, Annablume, 2014.
22 Gilbert Simondon, Sur la technique (1953-1983), op. cit., p. 115.
- Thème CLIL : 3157 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Sciences de l'information et de la communication
- ISBN : 978-2-406-09290-2
- EAN : 9782406092902
- ISSN : 2497-1650
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-09290-2.p.0143
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 13/08/2019
- Périodicité : Semestrielle
- Langue : Français
- Mots-clés : Technochamanisme, Brésil, nature, écologie, numérique