Traitement des textes, sens et logique des formats
- Publication type: Journal article
- Journal: Études digitales
2016 – 1, n° 1. Le texte à venir - Author: Cormerais (Franck)
- Pages: 25 to 40
- Journal: Digital Studies
Traitement des textes,
sens et logique des formats
Afin d’envisager les Études digitales comme possible « délivrement », et par là dissocier la question du texte de la question de l’avenir du livre1 constatons que l’installation progressive d’un régime de textualité a partie liée avec l’émergence d’une « technoculture ». Le « traitement de texte » (textverarbeitung) apparaît en Allemagne chez IBM en 1964, Microsoft sort Word en 1983, concurrent de Word Perfect qui a dominé le marché de 1985 à 1992. Ainsi se dégage un horizon de la textualité qui se réélabore dans une reconfiguration, où le traitement de texte (Word Processing) et l’écriture comprise comme traitement du textesuperposent le signe et le code informatique. Cette situation originale sera examinée dans le parcours suivant. Une première partie s’intéresse à la relation entre la raison graphique et une raison computationnelle, nous verrons comme l’esprit de la lettre croise l’ordre du chiffre ; dans une seconde partie, la complémentarité entre l’activité de la pensée (noèse) et l’activité de la technologie (technèse) donnera lieu à une approche de la morphogenèse du sens, autour de la notion de format.
Textualité digitale
et critique de la raison computationnelle
Avec le traitement de texte une transition nous mène du document écrit au fichier, aussi il importe de réactualiser une approche théorique de l’inscription de l’écrit et de ses implications dans ses liaisons avec 26le monde des signes et l’activité symbolique. Pour aborder la multidimensionnalité du phénomène, nous devons envisager le nouveau régime de la textualité à travers une critique de la raison computationnelle, afin de limiter les risques d’une réduction d’une langue de tradition à une langue technique2qui verrait la spécificité du signe (sa symbolicité) absorbée par les données informatiques. La différence entre raison graphique et raison computationnelle sera présentée. La textualité digitale sera placée dans la trajectoire de la techno-culture qui redynamise les Humanités classiques. La perspective d’un élargissement des traces fera l’objet d’une interrogation sur la mutation du statut de la donnée qui n’est pas le donné ; elle cherchera à ouvrir la textualité digitale sur un double circuit du sens entre langage interprété par l’ordinateur et travail interprétatif du lecteur.
Raison graphique et raison computationelle
Pour aborder la textualité digitale dans son « traitement » retraçons une transformation qui va de la « raison graphique3 » à la « raison computationnelle4 ». Exposons des éléments constitutifs de ces deux raisons. Nous serons mieux à même ensuite de définir la numératie comme une réduction binaire du texte au zéro et un.
Les caractéristiques principales de la raison graphique consistent à spatialiser la parole par une écriture qui maintient présents les éléments qui la composent. Par la transcription symbolique (l’alphabet), elle sélectionne ce qui est donné dans la perception sonore. L’écriture propose à l’esprit des configurations synthétiques nouvelles ; elle induit un mode de pensée et un rapport au monde spécifique. Selon Goody, la raison graphique repose sur trois types de structures : la liste, le tableau et la formule. Présentons ces structures qui conditionnent originairement l’activité noétique :
27–La liste délinéarise le discours pour prélever des unités qui s’ordonnent ensuite dans une énumération ; elle induit un classement et une catégorisation. En favorisant la structure de liste, l’écriture induit un rapport au monde qui procède de la raison classificatoire.
–Le tableau représente des rapports entre des unités à travers leur position respective selon les deux dimensions de l’espace. Dans un tableau, l’unité occupant une case prend une signification déterminée par la position de la case dans un ensemble.
–La formule est un procédé permettant de mener des raisonnements en fonction de la forme, sans avoir à prêter attention à la signification. La forme prenant en charge dans sa structure ce qu’il faut retenir des significations considérées, il suffit alors de manipuler la forme pour mener à bien les raisonnements sur le contenu ou la signification. La formule demeure la base de la logique formelle et plus généralement des mathématiques.
Le rappel des constituants de la raison graphique effectué ; venons-en à la raison computationnelle qui conditionne le régime original de la textualité digitale.
La raison computationnelle traduit l’apport du calcul formel et de l’informatique à la connaissance. Si l’écriture organise la synthèse du temps dans l’espace (par la présentation d’une simultanéité dans la page) permettant l’avènement de la littératie, l’informatique déploie de l’espace en temps. Un programme informatique n’est autre qu’un dispositif réglant un déroulement dans le temps à partir d’une structure spécifiée dans l’espace. C’est un moyen de certifier l’avenir, d’en éliminer l’erreur et l’improbable pour le rapporter à une maîtrise.
Le calcul (comput) instaure ainsi une équivalence ou correspondance entre temps et espace : le temps devient ce qui est nécessaire à l’exploration systématique d’un espace de calcul, comme parcours de tous les cas possibles d’une combinatoire ; l’espace devient l’espace qu’il faut parcourir en un certain nombre d’étapes, spécifiées par le calcul. Cette exploration précise le cœur de la raison computationnelle. Présentons les trois structures qui éclairent la raison computationnelle :
28–Le programme spécifie un parcours systématique. Son déploiement n’est que la progression temporelle de la structure spatiale symbolique qu’est l’algorithme.
–Le réseau propose un mode de communication et répartition entre des points d’un graphe. Le réseau est à la raison computationnelle ce que le tableau est à la raison graphique.
–La couche établit des relations calculatoires entre des unités, abstraction faite des calculs sous-jacents impliqués dans chacune d’entre elles. La couche est à la raison computationnelle ce que la formule est à la raison graphique.
Ces trois structures affectent nos modes de pensée à travers la textualité digitale. Comme la raison graphique a produit la raison classificatoire, la raison computationnelle produit une pensée en réseau. La structure des réseaux devient intelligible car la puissance du calcul permet de réduire la complexité et de parcourir l’ensemble des possibles induit par les réseaux et par les programmes. La raison computationnelle produit une abondance de contenus accessibles. Dans ce contexte l’enjeu est de ne pas être « désorienté5 », c’est-à-dire de savoir se saisir d’une masse d’informations pour lui donner un ordre, un sens.
La critique de la raison computationnelle souligne le risque d’un déficit d’intelligibilité, de compréhension, face à un amoncellement d’informations issues de la rationalité calculatoire. Cette situation débouche sur la nécessité d’une approche nouvelle de la textualité et d’une définition plus précise de la technoculture digitale.
Textualité digitale :
entre technoculture et interprétation
Dans le cadre d’un éloignement des modes classiques de production du texte, la critique de la raison computationnelle limite l’auto-inscription liée à la formalisation et à la mécanisation du langage en nouant le calcul et l’interprétation, autrement dit la manipulation des signes formels et des signes motivés. Finalement, il s’agit de se défaire de la fascination d’un calcul « intégral » de la raison, où le cerveau devient un automate6.
29La textualité digitale s’appréhende alors entre l’objectivisme physicaliste du support et le subjectivisme transcendantal de l’interprétation ; elle place le processus de la signifiance au croisement des sciences du traitement logique (informatique) et des sciences de la culture (sémantique)7. Le travail interprétatif ne se résume donc pas au fait de retrouver, ou décoder, des significations déjà-là associées à des unités signifiantes prédéfinies, déterminées et délimitées. Au contraire le travail consiste plutôt en un parcours interprétatif effectué en fonction de conventions ou normes culturelles et sociales, de codes linguistiques, et d’une visée ou intention dans la formation d’une troisième culture8. Si naturalisation et sémiotisation de l’esprit se sont exclues dans le passé, c’est pourtant le rôle des technologies informationnelles de les articuler dans le champ des Études digitales.
La textualité digitale marque l’avènement d’une « technoculture ». Ce concept définit la rencontre d’un langage informatique formel et calculatoire avec la culture, où l’interprétation superpose des signes ininterprétés par les machines à une interprétation qui se livre au travers des actes noétiques d’écriture et de lecture s’effectuant en fonction de normes culturelles et sociales.
L’inscription élargie des traces écrites
et la transformation du donné
Pour continuer à aborder la textualité digitale dans ses relations avec les logiciels, les réseaux et les bases de données, nous devons préciser l’importance de la critique d’une raison computationnelle, afin de mieux définir l’avènement d’une technoculture.
Avec les technologies informationnelles, le texte digital inscrit une rencontre du langage procédural et du langage déclaratif. Cette superposition relie programmation et langage naturel dans un environnement sémantique. La textualité digitale relance ainsi les parcours interprétatifs 30en renouvelant des possibilités pour l’énonciation et le contenu face au traitement algorithmique. Pour saisir la synthèse issue d’un nouveau régime du texte revenons à la relation entre le donné (es gibt) et les données (data).
S’il est possible de parler d’une « grande conversion numérique9 », au-delà de la métaphore il s’agit de comprendre comment s’opère une redistribution du donné et des données informatiques, en abordant le milieu dans lequel émerge la textualité digitale. Pour cela, il est souhaitable d’affirmer que le monde n’est pas donné ; c’est un construit autant culturel que scientifique et technologique. Il y a donc une histoire du donné, dont les études digitales forment l’un des derniers rameaux. Pour mieux saisir la portée de la transition qui mène de la raison graphique à la critique de la raison computationnelle, transition qui introduit une modification du traitement du signe et du signal, distinguons trois régimes du donné :
–Le donné conscientiel. C’est le « ce par quoi toute origine se donne » ; autrement dit le rapport objectal vécu de la conscience à la matière ; ceci renvoie au surgissement et à l’activité intentionnelle de la phénoménologie.
–Le donné informationnel. C’est un donné reposant sur une information recueillie dans les démarches scientifiques par des méthodes quantitatives (statistique) et/ou qualitatives (entretien). C’est le résultat d’une enquête ou démarche théorique qui pose une hypothèse qu’elle vérifie par le biais d’instruments scientifique.
–Le donné comme traitement automatisé. Ce donné résulte d’une progression de la computation qui proclame la fin des théories par le biais d’une prédictibilité reposant sur une algorithmisation du monde. Les données forment un ensemble auto-organisé de grandes quantités d’information exploitées par un calcul de tous les espaces possibles.
Pour concevoir une inscription élargie des traces écrites dans la perspective de la « techno-culture », il convient d’envisager le texte digital comme un lieu faisant converger les trois composantes du donné qu’elles reconfigurent. Ces composantes, nous amènent à envisager un double circuit du sens.
31Le double circuit digital du sens
Afin de prendre en compte dans la textualité digitale le réagencement de la lettre dans son rapport au chiffre, nous proposons d’envisager le circuit de l’inscription autour d’un redoublement. Pour saisir cette orientation, il faut comprendre la transformation actuelle du donné comme une synthèse du conscientiel, de l’informationnel et de l’automatisé. Apparaît alors une activité interprétative située entre littérarité et numérarité.
La transformation du « il y a » qu’opère la textualité digitale fait converger la raison graphique et la raison computationnelle. Pour cela, il faut au moins deux conditions :
–Ouvrir le document à une logique de l’usage socialisé des inscriptions (mode de stockage, mode de transmission, mode d’institutionnalisation). Une telle opération débouche sur un croisement du logiciel et de l’expérientiel dans le processus de lecture/écriture.
–Relier le texte à l’organisation d’une nouvelle exégèse. Ce mouvement conduit à une herméneutique matérielle profondément renouvelée par le détour du calcul (numératie) dans une combinaison originale de l’expliquer et du comprendre qui se situe au-delà du partage des sciences nomothétiques et des sciences humaines.
Ces conditions unissent l’inscription du texte à la traçabilité comprise comme une « aptitude à retrouver l’historique, l’utilisation, ou la localisation d’une entité au moyen d’identifications enregistrées » (Norme ISO 8402). La traçabilité incarne une organisation des mémoires informatiques, en tant que procédé permettant l’observation de la trace d’un programme qui s’exécute, se réalise sous deux formes principales : la traçabilité comme qualité du parcours exécuté (argument positif) et la traçabilité comme contrôle de ce même parcours (argument négatif).
La textualité digitale, dans le double mouvement d’entrée dans le document (inscription/description) et le mouvement de sortie du document (interprétation), indique la présence d’un hors-texte : le calcul. Pour atteindre une « traçabilité » basée sur une reconfiguration du sens, il faut envisager le contexte (contextus) comme un assemblage du texte et du hors-texte dans un nouveau milieu de l’expression.
32Penser le traitement des textes à l’époque du digital suppose une « logique » de la traçabilité et ses implications. Ce n’est pas pour autant proposer une « textologie générale10 » mais prendre les figures du dehors liées à l’avènement du texte et envisager ce dernier à l’intérieur d’une formation complexe. Cette approche conçoit la possibilité d’une traçabilité du texte comme la recherche de la qualité d’un parcours qui reste à définir dans la perspective d’un renouveau interprétatif que nous nommerons la morphogenèse du sens.
La morphogénèse du sens
comme rencontre de la noèse et de la technèse
Pour saisir la nouvelle exégèse du texte digital rendue possible par son double circuit, et afin de mieux comprendre les conditions d’une traçabilité dans la superposition du codage numérique et du codage alphabétique de l’écriture, il faut observer les limites des modèles linguistiques, souligner l’importance des formats, revenir à la question des pratiques interprétatives et à la relation entre format et inscription, enfin repositionner la morphogenèse du sens.
Les limites du modèle linguistique
pour aborder les pratiques sémiotiques
du délivrement du texte
Les modèles linguistiques reposent sur plusieurs dimensions de la « signifiance » : la différence11, la référence12 et la communicabilité13. Ces approches ne prennent pas suffisamment en considération la dimension technologique. Le signe est conçu de façon plus ou moins indépendante de son support, le rôle canal est ainsi minoré. Nous devons envisager 33la morphologie du sens en relation avec les « machines communicantes14 », afin d’éviter une conception naturalisante de l’esprit15 ou encore un mentalisme cognitiviste16.
Pour situer le problème de la reconnaissance d’une extériorisation-objectivation de la signifiance par le biais des machines, nous devons repartir de la question de la production des signes, qu’Umberto Eco envisage comme des « traits productifs » qui ne sont pas indépendants des prothèses17.
Si un formalisme pur ne doit pas être reconduit, nous devons observer un changement dans les conventions de contextualisation pour montrer l’importance d’un milieu technico-symbolique propre au digital. Aussi, nous proposons une orientation qui est « travaillée » par les indices du contexte digital. Relevons trois traits liés à l’émergence de ce contexte :
–L’échange communicationnel n’est plus réductible à sa dimension intersubjective ;
–L’énonciation s’organise par la mobilisation des artefacts ;
–Les oppositions compétences/performance ou encore occurrence/type, etc., dépendent des prothèses techniques.
Ces caractéristiques indiquent qu’il paraît souhaitable de repositionner la sémiotique dans sa relation à la raison computationnelle, aux tâches machine et à leur exécution par des programmes. Sur cette base s’appréhende mieux le double processus du traitement de texte (logiciel) et des textes. Les artefacts de comput s’ajoutent aux agents producteurs de signes pour inscrire la techno-culture et ainsi établir un nouveau milieu de concrétisation de l’activité symbolique.
34L’ouverture du questionnement
à la logique des formats
Partons du formatage pour aller vers la reconnaissance des formats. Le mot « formatage » convoque bien la dimension technologique et lui procure son actualité. Le formatage comme effectuation du système technicien mérite un questionnement. Avec le formatage la technique se présente comme négative, alors qu’il semblerait plus judicieux de se pencher sur l’émergence d’un milieu digital et sur sa spécificité. Pour cela il convient d’envisager le formatage comme une occasion de prendre au sérieux les contraintes technologiques qui s’exercent sur l’expression dans le traitement des textes, afin de relier système sémiotique et système technique.
Avec cette position s’affirme un « enveloppement » du sens par la dimension technique. Enveloppement que traduit, paradoxalement, l’emploi du mot formatage et qui implique une défense des formats : « Loin de moi l’idée de critiquer des formats que la bienséance nommerait aujourd’hui des geôles18 ».
Pourquoi envisager une défense des formats ? Pour définir le formatage comme une « empreinte technologique ». Une connaissance de cette empreinte permet de se réapproprier les contraintes morphologiques inhérentes aux régimes sémiotiques dans la textualité digitale. Cette hypothèse permet aussi de considérer une reconfiguration des médiations (symbolique, discursive, rhétorique), dès qu’elles « fonctionnent » en réseau. Parvenu à ce stade, les transformations de la contextualisation du milieu digital à partir des formats renouvellent les nouvelles pratiques interprétatives.
Les effets « du formatage » ont pu être compris comme une « dé-symbolisation19 ». Les Études digitales peuvent-elles écarter ce danger ? Ne contribueraient-elles pas à l’apparition d’un régime différent du texte et partant de l’écriture et de la lecture ? Face au « caractère insensé20 » du traitement automatisé de l’information, ne faut-il pas envisager un rééquilibrage (et lequel ?) entre la montée du symbole vide (du codage en zéro et un) et l’activité symbolique envisagée comme une construction du sens ? Pour répondre à ces questions, 35faisons l’hypothèse de la sortie d’un réductionnisme technicien ; sortie qui se comprend comme une réouverture de la relation entre signe/pensée/sens. Cette ouverture repose sur la dimension technique, qui peut être alors abordée par le couplage de la pensée (noèse) et de la manipulation des signes (technèse). Autrement dit : il ne s’agit pas de réduire le signe à une technique, mais d’affirmer que dans le contexte d’un « tournant digital », le sens ne peut s’envisager autrement qu’à partir de la relation entre signe et technique.
Le format et l’inscription :
entre noèse et technèse
Pour analyser la relation signe/pensée/sens avec les formats, il faut repartir de l’activité noétique qui n’est pas réductible à un code, mais dont l’encodage alphabétique contribue à l’inscription. L’inscription devient ainsi une trace qui peut faire « enseigne » par son extériorisation-objectivation. L’enveloppement du sens, dans cette hypothèse, possède une dimension énonciative et une dimension « inscriptive » ; c’est dans le couplage de ces deux dimensions que se réalise la transformation des conventions contextuelles. L’analyse consiste alors à saisir la transformation qui lie l’énonciation à « l’empreinte technologique » produite par l’activité noétique. Cette conception de l’empreinte questionne les partages entre savoir herméneutique et savoir logique, afin de ne pas réduire la technologie à de simples modes opératoires.
La relation entre les formats et la pratique sémiotique du texte fait découvrir le trajet qui va de l’acte de la pensée à l’acte de la manipulation. Autrement dit le chemin entre noèse et technèse. Rappelons que pour les phénoménologues la noèse est l’acte par lequel la pensée vise son objet (son corrélat noématique) alors que la technèse s’entend comme le processus technique manipulatoire, qui est convoqué par l’acte noétique et qui en forme son « supplément » extériorisé par un support que Stiegler nomme « une rétention tertiaire21 ». L’empreinte est alors tournée à la fois vers le psychique et vers le matériel, elle concrétise un passage intériorité/extériorité qui résulte d’une transduction22.
36L’écriture assemble l’activité de la pensée à l’activité technique23. Pour en rendre compte, il s’agit d’organiser le circuit d’une activité double dont la genèse, dans notre hypothèse, ne peut être dissociée des formats. La relation entre l’activité noétique et l’activité de manipulation technique renvoie à de nouvelles compositions ou agencement du sens. Ainsi, le sujet va de la pensée à l’expression via la technèse. Alors que l’intentionnalité de la pensée se retrouve couplée à la manipulation, c’est le format qui vient opérer la suture entre l’activité de la pensée et l’activité de manipulation technique. C’est autour de l’activité cognitivo-technique que se réorganisent les circuits du sens, ceci dans un environnement qui promeut de nouveaux formats24.
Logique des formats
et morphodynamiques des empreintes
Pour préciser le rôle des traces de la textualité digitale dans le circuit du sens (entre noèse et technèse), revenons encore une fois à la sémiotique d’Umberto Eco. Nous pourrons mieux avancer dans la reconnaissance de l’importance des formats. Dans son analyse de la pensée morphologique d’Umberto Eco, Jean Petitot met en relief la relation entre la base hylétique, les actes et les objets noématique25. Sa critique de l’idéalisme sémiotique et de l’antinomie genèse/structure, l’amène à évoquer le statut de l’objet dynamique (OD) de Peirce, tel qu’il est interprété par Eco : « À travers la sémiose, c’est-à-dire les séries potentielles infinies d’interprétants (psychologiques et/ou sociaux), on retrouve alors l’OD comme horizon limite. En ce sens l’OD apparaît comme le terminus ad quem de la sémiose. Mais l’OD peut aussi être considéré comme le terminus a quo déclenchant le processus même de la sémiose. D’où, selon Eco, la question fondamentale de l’ambivalence de l’OD26 ».
Cette ambivalence de l’objet dynamique, commente Petitot, amène à penser l’objectivité comme un ensemble de contraintes matérielles 37s’imposant à l’imagination figurative et à la réflexion symbolique ; ce qui lui permet de renverser les relations culturelles classiques entre langage et perception pour affirmer : « c’est le schématisme perceptif (morphologiquement structuré) qui constitue en quelque sorte le langage originaire. Ce n’est pas le langage qui structure la perception mais, au contraire la perception qui structure le langage27 ». Cette position situe l’importance du schématisme28 (l’application des catégories au phénomène) dans notre hypothèse. Nous n’envisagerons pas un socle dur de l’être qui se livrerait dans la perception mais, au contraire, la présence d’un milieu intermédiaire qui autorise la production d’une présentation ostensive des empreintes.
Ce milieu intermédiaire, celui du digital, organise une dynamique des objets à partir des formats. On peut alors envisager une théorie de la forme comme une transduction s’opérant dans un modèle en couches ; où il s’agit aussi bien de suivre que d’anticiper les empreintes dans une traversée qui mène de l’acte noétique à l’acte technique de la manipulation.
Les couches du sens et l’encodage de l’activité
ou la morphodynamique du sens
L’ostension des objets dynamiques ouvre une perspective aux formats dans le domaine des études digitales pour comprendre le double traitement des textes. Comment s’agencent les formats dans un modèle en couches, où les couches sémiotiques ne sont pas indépendantes de différents systèmes d’encodage ?
Pour répondre à cette interrogation, distinguons plusieurs sources d’encodage(cf. Fig. 1) :
Couche sémiotique |
Format/encodage |
Milieu |
a-sémiotique (1) |
code physique |
Naturel |
sémiotique perceptive pré-signifiante |
code esthétique – sensation |
Somatique |
38
sémiotique signifiante |
code alphabétique – langage |
Psychique |
a-sémiotique (2) |
code numérique – calcul/informatique |
Technique |
Fig. 1 – « Les sémiotiques mixtes des milieux
comprises entre signe et format ».
Les formats contribuent à la formation de sémiotiques mixtes dans le circuit noèse/technèse entre les quatre couches présentées dans le tableau29. La circulation entre ces couches produit un élargissement des pratiques sémiotiques. Les formats échappent ainsi au danger d’un surcodage linguistique. Un tel mouvement ne rabat pas pour autant la manipulation sur un « agir opérationnel » qui serait l’unique trait de la technique. Les formats d’encodage s’opposent à un formalisme transcendant qui serait imperméable aux encodages complexes.
La morphodynamique du sens se réalise dans un agencement nécessaire à la traversée des différentes couches. Cette traversée s’effectuant entre des positions basse ou haute dans les couches : entre l’encodage a-sémiotique du monde physique et l’encodage a-sémiotique du logiciel. Les agencements sont, eux-mêmes, liés aux inscriptions produites par les formats, ils contribuent à la transformation du milieu par des compositions/création.
La traversée des couches comme trajet propose une théorie morphodynamique, non hylémorphique mais transductive, où la relation se construit non à partir des termes d’un code mais dans l’agencement (intra et intercodique) des formats.
La transduction met en contact des formats pour produire des synthèses compositionnelles. Les formats font ainsi tenir ensemble des éléments hétérogènes et réalisent des sémiotiques mixtes. La transduction concrétise ainsi le procès de production du circuit noèse/prothèse du texte digital.
La mobilisation des formats produit une énonciation complexe, où les empreintes toujours réactualisées par les pratiques transforment la contextualisation et redistribuent les champs ou mondes associés. 39La logique des formats accueille ainsi l’événement pour en tracer les contours. Les conventions de contextualisation qui se dégagent des milieux traversés ne sont pas seulement culturelles, mais aussi technologiques. La réintégration du contexte technologique renvoie à un parallèle avec la pragmatique : revenir sur un contexte certes, mais un « contexte enrichi » qui ne soit pas simplement langagier mais aussi transdisciplinaire30.
Conclusion
Un programme pour les études digitales
et son régime associé de textualité
Nous posions en ouverture de cet article la question d’une nouvelle configuration de la textualité. Dans l’avenir s’ouvre un dialogue entre la littératie (l’ordre de la lettre) et numératie (l’ordre du chiffre), entre le symbolique et le numérique. Pour aborder la vérité du texte dans son nouveau milieu de concrétisation, les Études digitales superposent dans le traitement du texte (qui ne se réduit pas au logiciel de « traitement de texte ») le symbole et le chiffre dans le redoublement de la noèse et de la technèse. Un programme s’ouvre alors pour les Humanités digitales31 et plus généralement pour les études digitales32, dans lequel il reste à confronter la morphodynamique du sens avec le modèle informatique des couches l’International Organization for Standardization (ISO). Cette orientation étendue de l’approche informatique associe des champs latéraux qui précisent les contextes de nouveaux parcours interprétatifs33. Cette attitude répond au danger d’une désymbolisation, entretenue par 40l’automaticité d’une algorithmisation du monde cognitif, à l’aide d’une nouvelle époque de l’interprétation que l’on peut qualifier de « surprétation34 » comprise cette fois comme une herméneutique qui mobilise une logique des formats dans le redoublement du travail interprétatif entre l’informatique et l’humain. L’inscription de la lettre et la traçabilité deviennent alors des éléments indissociables d’une nouvelle époque du texte et de son régime de vérité, c’est-à-dire des transformations de l’écriture et de la lecture.
Franck Cormerais
Université Bordeaux Montaigne
MICA, équipe ED3
1 Maurice Blanchot, Le livre à venir, Paris Gallimard, 1959. Derrida Jacques, Papier machine, Paris éd. Galilée, 2001.
2 Martin Heidegger, Langue de tradition et langue technique, Bruxelles Lebeer-Hossmann, 1990.
3 Jacques Goody, La raison graphique, la domestication de la pensée sauvage, éd. De Minuit, Paris, 1979.
4 Bruno Bachimont, Arts et sciences du numérique : Ingénierie des connaissances et critique de la raison computationnelle, Mémoire d’Habilitation à diriger des recherches, Université de Technologie de Compiègne, 2004. URL : http://www.utc.fr/~bachimon/Livresettheses_attachments/HabilitationBB.pdf"\l"blank.
5 Bernard Stiegler, La technique et le temps, tome 2, La désorientation, éd. Galilée, Paris, 1996.
6 Bernard Stiegler, La société automatique, tome 1, L’avenir du travail, éd. Fayard, Paris, 2015.
7 François Rastier, « Herméneutique et linguistique : dépasser la méconnaissance », (version française inédite de « Hermeneutik und linguististik. Die Übertwindung des MiBverständnisses », Revue.net, 2003, URL : http://www.revue-net/Dialogues/Debat_Hermeutique/Rastier_Herme-et-long.html” \l “_blank ; consulté le 11 janvier 2015.
8 Franck Cormerais, « Humanités digitales et (ré)organisation du savoir », in Le Deuff Olivier (dir.), Le temps des Humanités digitales, la mutation des sciences humaines et sociales, Limoges, éditions Fyp, 2014.
9 Milad Doueihi, Pour un humanisme numérique, Hachette, Paris, 2011.
10 Francis Jacques, De la Textualité. Pour une textologie générale et comparée, éd. Jean Maisonneuve, Paris, 2002.
11 Ferdinand de Saussure, Cours de linguistique général (1916), Payot, Paris, 1995.
12 Gottlob Frege, Écrits logiques et philosophiques, Seuil, Paris, 1996.
13 John L. Austin, Quand dire, c’est faire (1955), Seuil, Paris, 1991. HABERMAS Jürgen, Morale et communication : conscience morale et activité communicationnelle (1983), éd. du Cerf, Paris, 1996.
14 Pierre Schaeffer, Machineà communiquer, Seuil, Paris, 1971.
15 Marvin Minsky, La société de l’esprit (1986), Interéditions, Paris, 1988.
16 Jerry A. Fodor, The Modularity of Mind : An Essay on Faculty Psychology, MIT Press, Cambridge, 1983.
17 « Je me suis alors demandé s’il ne serait pas possible de considérer comme prothèse des objets tels que la caméra de télévision ou l’appareil photo qui nous offrent, fût-ce de façon médiate, des données sensorielles dont autrement nous ne pourrions disposer pour tenter une hypothèse perceptive. », Umberto Eco, Le signe (1976) Le livre de Poche, Paris, 1992, p. 6.
18 Michel Serres, Rameaux, Le Pommier, Paris, 2004, p. 18.
19 Dany-Robert Dufour, L’Art de réduire les têtes : sur la nouvelle servitude de l’homme libéré à l’ère du capitalisme total, Denoël, Paris, 2003.
20 Jean-Joseph Goux, « Le symbole insensé », in Psychanalyse et sémiotique, UGE, Paris, 1974.
21 Bernard Stiegler, La Technique et le Temps, tome 3, Le temps du cinéma et la question du mal-être, éd. Galilée, Paris, 2001.
22 Gilbert Simondon, Du mode d’existence des objets techniques, éd. Aubier Montaigne, Paris, 1969.
23 Clarisse Herrenscmidt, Les Trois Écritures, Langue, nombre, code, Gallimard, Paris, 2007.
24 Franck Cormerais & Franck Guitalla, 1999, « Les nouvelles technologies de la formation et la question des formats », LA REVUE DE L’EPI No 93, 1999 ; URL : http://hal.archives-ouvertes.fr/docs/00/04/44/91/PDF/b93p071.pdf \l Franc Morandi, « “Classer, encyclopédier” aujourd’hui : la reconfiguration des formats de connaissance » , in Liquète V., Kovacs S.(dir.), Classer, penser, contrôler, Paris, Hermès, no 66, éditions CNRS, 2013.
25 Jean Petitot, Morphologie et esthétique, Maisonneuvre et Larose, Paris, 2004.
26 Ibidem, p. 139.
27 Ibidem, p. 139.
28 Estival Robert, Théorie générale de la schématisation, III, Paris, L’Harmattan, 2003.
29 Ce modèle en couche s’inspire des travaux de Felix Guattari. Félix Guattari, Chaosmose, éd. Galilée, 1992.
30 Franck Cormerais, « Humanité digitales, transdisciplinarité et entretextualité. Éléments pour une organisation des corpus partagés », in Les Humanités Digitales. Le Tournant du numérique (Carayol V., Morandi F., dirs.), Bordeaux, Presses Universitaire de Bordeaux, 2015.
31 Marin Dacos et Pierre Mounier, Read/Write Book 2, Une introduction aux humanités digitales, Paris, CLéo, 2012.
32 Bernard Stiegler & al, Digital Studies, organologie des savoirs et technologies de la connaissance, Limoges, éditions fyp, 2014.
33 Alan Liu, « Translitteraties : le big bang de la lecture en ligne », Arts & Technologies, Université de Californie, Santa Barbara. Les e-dossiers de l’audiovisuel, INA, janvier, 2012.
34 La surprétation n’est pas le résultat d’une sur-interprétation du texte mais le produit d’une intelligence partagée dans une logique transdisciplinaire permise par le régime de la textualité digitale.
- CLIL theme: 3157 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Sciences de l'information et de la communication
- ISBN: 978-2-406-06193-9
- EAN: 9782406061939
- ISSN: 2497-1650
- DOI: 10.15122/isbn.978-2-406-06193-9.p.0025
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 09-29-2016
- Periodicity: Biannual
- Language: French