Dans la disruption La main, ses doigts, ce qu’ils fabriquent et au-delà
- Publication type: Journal article
- Journal: Études digitales
2016 – 1, n° 1. Le texte à venir - Author: Stiegler (Bernd)
- Pages: 215 to 227
- Journal: Digital Studies
Dans la disruption
La main, ses doigts, ce qu’ils fabriquent et au-delà
Le projet de constituer les études digitales – ainsi que Franck Cormerais et Jacques Athanase Gilbert proposent de traduire l’anglais digital studies, choix que j’approuve, et je m’en explique dans ce qui suit – a été élaboré tout d’abord comme un point de vue sur la crise contemporaine de l’éducation en général et du système académique en particulier1.
Par « système académique », j’entends ce qui relie ce que l’on appelle les « grands établissements », CNRS, INSERM, INRIA, INRA, notamment, avec les établissements d’enseignement – en France, « de la maternelle au Collège de France », ou plutôt, du collège de France à la maternelle (cette modification dans l’ordre des mots et des choses – dans le sens qui va des mots aux choses et réciproquement – n’est évidemment pas anodine).
Le système académique est en crise comme il ne le fut jamais depuis son origine – c’est à dire depuis l’académie de Platon. Au-delà du système académique, cette crise est celle du savoir sous toutes ses formes – y compris comme savoir vivre et comme savoir-faire. On attribue cette crise à une décomposition des institutions éducatives. Ce modèle « explicatif » procède d’un mouvement plus général – dans une crise également plus générale – de désignation de boucs émissaires qui évitent de penser la radicalité des questions en jeu2.
La crise de l’éducation qu’annonçaient déjà Hannah Arendt aussi bien qu’Adorno et Horkheimer est une crise des savoirs sous toutes leurs formes qu’il faut appréhender en se situant à la fois au plan épistémique et au plan épistémologique. L’épistémè désigne ici l’ensemble des savoirs vivre, faire et conceptualiser, et comme cet « ensemble ». L’épistémologie 216est conçue comme l’étude des disciplines dans leurs spécificités telles que les conditionnent leurs organes phénoménotechniques.
L’ampleur de la crise actuelle des savoirs sur ces trois plans simultanément (vivre, faire et conceptualiser) est telle que l’on parle aussi de « rupture anthropologique » – dans un contexte où l’anthropos est désormais considéré comme le facteur géologique définitoire de l’ère appelé Anthropocène.
C’est afin de qualifier et d’affronter une telle situation qui relève également de ce que l’on appelle depuis une vingtaine d’années la disruption que l’Institut de recherche et d’innovation a pris l’initiative d’organiser un réseau de chercheurs3 qui ambitionne de reconsidérer le passé et l’avenir des savoirs sous toutes leurs formes du point de vue de ce que nous considérons être leurs conditions organologiques de possibilité.
Nous appelons « organologie » une démarche qui pose en principe de coopération transdisciplinaire que les organes psychosomatiques de l’être noétique (également appelé anthropos) ne sont pensables qu’à travers leurs relations avec des organes artificiels issus d’un processus d’exosomatisation4, eux-mêmes agencés avec les individus psychiques à travers des organisations sociales – tout cela constituant une triple individuation (au sens simondonien) psychique, technique et collective5.
Dans ce processus d’exosomatisation qui relève de ce que Leroi-Gourhan appelle le processus d’extériorisation, la technique constitue une « troisième mémoire » (cf.Le Geste et la Parole, note 1) que j’ai moi-même tenté de théoriser avec le concept husserlien de rétention. La rétention peut être chez Husserl primaire ou secondaire. La rétention primaire est ce que retient la perception du perçu en tant que, n’apparaissant qu’à travers le temps de ce que l’on appelle la présence, il ne cesse de disparaître pour pouvoir apparaître (générant ce que Husserl nomme des esquisses, Abschattungen). La rétention secondaire est ce que la mémoire retient de ce passage du présent, et comme son passé.
La mémoire technique telle que Leroi-Gourhan propose de la concevoir forme des rétentions tertiaires – c’est à dire des rétentions qui se gardent et se retiennent hors du temps pur : dans la spatialité qui se constitue par 217l’extériorisation. Il y a une préhistoire, une protohistoire et une histoire des rétentions tertiaires qui constituent les objets de l’archéologie, de la paléographie, de la philologie, de l’archivistique, de l’historiographie, etc. – dont on pourrait dire que l’ensemble appréhendé comme ensemble et dans la très longue durée constitue une archi-histoire des conditions de l’histoire.
Au cours de cette archi-histoire surgit un processus de grammatisation qui commence au Paléolithique supérieur. La grammatisation est un processus de discrétisation des flux temporels perceptifs, moteurs et langagiers qui constitue ce que nous appelons donc un processus de grammatisation en reprenant un terme de Sylvain Auroux6, et dont nous posons que ce que l’on appelle le numérique – en anglais digital – est le stade le plus avancé.
Avec la grammatisation apparaissent les rétentions tertiaires que nous appelons hypomnésique (en reprenant un terme de Phèdre), c’est à dire telles qu’elles donnent accès à des contenus rétentionnels secondaires à travers lesquels se forment des connaissances qui ne sont pas réductibles à la cognition précisément parce qu’elles sont extériorisées.
Franck Cormerais et Jacques Athanase Gilbert ont raison de traduire digital studies par « études digitales » et non par « études numériques » dans la mesure où ce qu’il s’agit d’étudier est bien le rôle de la main, de ses doigts et de ce qu’ils fabriquent dans la formation de la pensée à travers les savoirs vivre, faire et concevoir.
Les savoirs en tant qu’ils sont supportés par les rétentions tertiaires rendent possible la formation de rétentions secondaires collectives. Ce sont ces rétentions collectives qui sont transmises par les diverses formes de l’éducation.
La main et les doigts qui fabriquent et pratiquent les organes artificiels modifient le jeu des organes psychomoteurs et psychosomatiques en général, en sorte qu’il n’est par exemple pas possible de considérer l’ouïe, la vue ou le toucher noétiques sans les inscrire dans une histoire qui est celle d’une organogenèse complexe. Ce point de vue a été documenté en diverses occasions – par exemple dans le dernier chapitre de Mécréance et discrédit 1. La décadence des démocraties industrielles, « Aux mains de l’intellect7 ».
218Ces questions ont été la plupart du temps ignorées et déniées, quoi que le programme tout entier de la philosophie commence par une conséquence de cette question (comme question de l’extériorisation) avec Phèdre – la question ne ressurgissant comme telle qu’au xxe siècle, et partiellement, en particulier avec Bachelard, Canguilhem, Leroi-Gourhan et Goody, et quoique Husserl interroge tout à la fin de son œuvre les conditions hypomnésiques de la pensée apodictique (mais il faudrait aussi parler de tout le champ des media studies, de Mc Luhan à Kittler).
Hegel déjà avait ouvert la question de la phénoménologie de l’esprit comme processus d’extériorisation, et c’est ce qui conduira Marx à poser dans L’idéologie allemande avec Engels que l’organogenèse de l’anthropos constitue le cadre plus que vital au sein duquel les rapports sociaux doivent être appréhendés.
En dehors de Socrate cependant, personne avant Derrida ne rouvrira la question de la pharmacologie du « supplément » qui est contenue dans cette dimension organologique des savoirs – et qui rend possible la dégradation de l’Aufklärung telle qu’Adorno et Horkheimer tenteront de la penser8.
Les études digitales sont donc des études organologiques. Cela signifie qu’elles sont aussi pratiques, et qu’elles visent à concevoir de nouveaux instruments de savoir vivre, faire et conceptualiser, aussi bien que de nouveaux rapports des savoirs à leurs instruments – ce qui signifie que les études digitales visent nécessairement aussi à concevoirde nouveaux programmes institutionnels aussi bien qu’industriels, politiques aussi bien qu’économiques.
Le corps académique est en quelque sorte tétanisé, paralysé, quasiment décomposé, pratiquement empêché de penser, et en conséquence, de chercher et d’enseigner dans des conditions rationnelles – c’est à dire soumises au principe de contradiction et à ses avatars plus-que-dialectiques dans l’histoire de la pensée critique. C’est aussi vrai du corps « politique », évidemment. Et l’usage des tweets après celui des plateaux de télévision n’arrange évidemment rien.
Lorsque les présidents et les ministres proposent ainsi « l’introduction du numérique à l’école » sans jamais se poser la question des bouleversements que ce « numérique » produit dans les savoirs, sans même interroger ce que cela veut dire, « numérique », on peut parler de discours 219foncièrement irrationnels, ce qui se traduit par le fait d’introduire dans les classes de collège des technologies de savoir et d’information qui n’ont pas été introduites dans les écoles doctorales et dans les cours de formation des professeurs de toutes disciplines.
Pour lutter contre cet état de fait calamiteux qui procède avant tout de la disruption telle qu’elle consiste à aller toujours plus vite que la raison9, j’ai proposé au Conseil national du numérique une démarche qui a été reprise en partie dans le rapport Jules Ferry 3.010. J’insiste sur ce qui constitue à mes yeux le point principal : la nécessité de créer de nouvelles école doctorales pratiquant ce que l’IRI, Ars Industrialis et pharmakon.fr nomment la recherche contributive.
Le numérique doit être conçu d’une part comme une mutation organologique absolument radicale de toutes les formes de savoirs, et comme le stade le plus récent de ce qui s’amorce au paléolithique supérieur, à savoir cette extériorisation hypomnésique que nous appelons grammatisation et qui fait dire à Georges Bataille que c’est nous, c’est à dire l’homoludens, qui commence là11.
Cette hypomnésis, qui est la condition de ce que les Grecs nomment les hypomnémata, que Foucault met au cœur de sa réflexion sur les techniques de soi12, et qui est aussi la conditon de ce que Weber décrit à l’origine du capitalisme (comme hypomnémata issues de l’imprimé), c’est ce qui rend possible aussi bien l’anamnésis au sens de Socrate que la prolétarisation des savoir-faire, puis des savoir-vivre et enfin des savoirs théoriques eux-mêmes : tel est l’enjeu de ce que dans un discours parfaitement idéologique, Chris Anderson a nommé The end of theory13.
L’extériorisation des contenus mentaux qui commence avec les œuvres de l’art rupestre conduit à travers l’histoire de l’écriture qui s’entame avec l’ère néolithique aux rétentions tertiaires orthothétiques14. Sont 220dites orthothétiques les rétentions tertiaires qui analysent et synthétisent exactement la couche de significations engendrée par un flux, telles les rétentions tertiaires littérales, qui permettent l’enregistrement « à la lettre », ouvrant ainsi l’ère des façons de penser ou de raisonner dites apodictiques– et rationnelles en ce sens, qui est le sens occcidental, lequel n’épuise pas le sens de la raison.
L’enregistrement analogique, « objectivant » ce qui est enregistré via un « objectif » (qui peut être l’aiguille d’un phonographe ou le carbone d’un écouteur aussi bien que l ’objectif d’un appareil photo objectivant des fréquences) est également orthothétique, fondé sur l’effet de réel qu’ont décrit chacun à leur façon Walter Benjamin, André Bazin et Roland Barthes.
Est également orthothétique l’encodage numérique analysant, modélisant, synthétisant, simulant et doublant les phénomènes par le calcul produit « à la vitesse de l’éclair » – vitesse qui installe ce que Thomas Berns et Antoinette Rouvroy décrivent comme une gouvernementalité algorithmique, et qui peut en réalité aller deux fois plus vite que l’éclair, c’est à dire aussi deux fois plus vite que Zeus.
Au début du xixe siècle, comme cela a été très souvent montré, le savoir devient ce que les économistes nomment une fonction de production – et il devient progressivement la fonction de production. C’est ce que Marx décrit dans un fragment fameux des Grundrisse15…, et c’est ce qui est en jeu dans ce que, depuis vingt ans, on appelle « société de l’information », « industries de la connaissance », et plus récemment, « data economy » et digital business – tout cela installant l’automatisation intégrale et généralisée de l’économie aussi bien que de la société16.
Le savoir devient la fonction de production à travers un processus d’extériorisation machinique qui commence par l’analyse et la reproduction des gestes issus des savoir faire ouvrier, ce qui induit la prolétarisation, laquelle détruit au xxe siècle les savoir-vivre des citoyens et des individuations collectives fondées sur les systèmes sociaux (au sens de Gille et de Luhmann), remplacés par la conception de comportements programmés par le marketing.
Aujourd’hui, ce sont les savoirs conceptuels qui sont affectés en ce sens par la numérisation, qui porte ainsi le devenir organologique à un 221point de rupture que l’on appelle aussi la disruption en un sens plus large que premiers les usages de ce mot en français tout d’abord limités au champ de la physique, puis au champ du marketing – cependant que le terme est devenu la base de la pensée du devenir technologique par exemple à Harvard à travers les travaux de Clayton Christensen.
La disruption se caractérire par le fait que l’évolution technologique est beaucoup plus rapide que l’évolution des théories, des institutions et plus généralement des structures sociales (ou systèmes sociaux). Elle n’est pas simplement effective dans le champ des savoirs vivre, faire et conceptualiser : elle est générale au sens où elle engendre des perturbations dans les grands équilibres de la biosphère. Cela signifie qu’elle doit être mise au cœur des débats sur l’Anthropocène – et en ce sens, elle devrait aussi venir au cœur de ce que Christophe Bonneuil et Jean-Baptiste Fressoz conçoivent comme des études environnementales17.
Absolument tous les domaines sont concernés : toutes les pratiques, toutes les formes de vies, toutes les entreprises individuelles et collectives. À cet égard, études digitales et études environnementales ne devraient pas s’ignorer. Le système technique, qui, devenu système technologique planétaire, s’est emparé de toutes les formes de savoirs, s’individue structurellement et inéluctablement plus vite que les systèmes sociaux dont il s’arrache. Cet état de fait18 n’est sans doute pas soutenable ni donc durable. Il requiert un nouvel état de droit.
En s’arrachant aux systèmes sociaux, le système technique les désintègre, puis, avec la numérisation des relations sociales, c’est à dire avec leur grammatisation, il les réintègre – mais en les transformant radicalement : il les réintégre dans les modèles d’affaires des entreprises de réticulation automatique, ce qui signifie qu’il désintègre la société (ce que j’appelle en reprenant un terme de Félix Guattari la dividualisation). C’est ce qui se concrétise dans ce qu’on appelle aujourd’hui l’économie des data – ce que Berns et Rouvroy décrivent donc plus largement comme la gouvernementalité algorithmique.
Ce sujet est immense et constitue en cela une « immense transformation » – prolongeant le processus de désencastrement du marché 222que décrit La grande transformation de Karl Polanyi. Il pose d’immenses problèmes d’économie, puisque à l’horizon de ce processus, une diminution considérable de l’emploi semble être inéluctable à échéance très courte – une vingtaine d’années – au moment où les conséquences de l’Anthropocène semblent devoir franchir un seuil irrésersible.
Ce processus disruptif est insoutenable : il ne peut pas durer en l’état – en maintenant les formes actuelles de la disruption. Il augmente massivement l’entropie dans la biosphère, accélèrant en conséquence la précipitation de l’Anthropocène vers des potentiels de bifurcations chaotiques tels que de nombreuses études scientifiques soulignent la dangerosité de ce devenir pour les espèces aussi bien que pour la stabilité géo-climatique.
Le programme des études digitales tel que nous les concevons à l’IRI et dans le réseau digital studies consiste repenser les savoirs – vivre, faire, concevoir – dans ce contexte marqué à la fois par la prolétarisation généralisée, l’industrialisation de la connaissance, sa fonction massivement économique, et les conditions organologiques et pharmacologiques de possibilités (et d’impossibilité) des savoirs conçus comme activités productrices de néguentropie et les rapports entre entendement et raison tels qu’avec la délégation des capacités analytiques de l’entendement dans les algorithmes du calcul intensif, la raison est prise de vitesse, et la « fonction de la raison » au sens que Whitehead donnait à cette expression19 s’en trouve court-circuitée.
Contrairement à ce que donne à croire la conception classique de l’entendement, celui-ci est constitué par son extériorisation – et plus précisément, les schèmes que Kant disait être transcendantaux et produits par l’imagination elle-même transcendantale, sont en réalité organologiquement conditionnés par les rétentions tertiaires hypomnésiques.
Il y a en ce sens une histoire de la raison et de l’entendement qui est celle de leurs rapports, et qu’il faut l’appréhender dans une histoire de l’épistémè au sens de Foucault, c’est à dire comme technologie de pouvoir, et non seulement de savoir, aussi bien que comme épistémologie au sens de Bachelard, c’est à dire comme conditions phénoménotechniques de possibilité des axiomatiques, théories et pratiques scientifiques.
L’entendement a toujours été extériorisé, tout comme l’imagination dont parlaient Adorno et Horkheimer, qui a toujours été conditionnée par les rétentions tertiaires, et qui n’a donc jamais été une faculté 223transcendantale (c’est du moins ce que j’ai tenté de montrer dans La technique et le temps 3. Le temps du cinéma). Dans le contexte de la disruption cependant, ce processus d’extériorisation devient absolument déraisonnable – déraisonnable au sens où il fait perdre la raison : il court-circuite la raison qu’il prend de vitesse par la délégation automatique de l’entendement qui est passé sous le contrôle non pas de la raison, mais des causalités efficientes dénuées de finalités et transformant la finalité sans fin en fin sans finalité, et comme la fin de et dans l’Anthropocène.
Cet état de fait qui attend son état de droit provoque des états psychiques mélancoliques à l’extrême et dangereusement déséquilibrés chez certains d’entre nous, peuvant conduire à des comportements totalement irrationnels – et il ne s’agit pas simplement de comportements déviants de gens qui perdent la raison : il peut s’agir de projets portés par l’industrie du numérique fondée sur la disruption et posant en principe que l’entendement doit prendre de vitesse la raison tout comme le système technique prend de vitesse les systèmes sociaux.
Dans les études digitales telles que nous les concevons, nous posons en principe qu’il est possible et nécessaire de réintroduire en tout cela de la raison, et que l’entendement automatisé peut être remis au service d’une raison qui est toujours plus que computationnelle et en cela aussi plus que cognitive – elle est si l’on peut dire néguanthropique en cela que, comme fonction du « règne des fins », si l’on reprend la problématique de Whitehead, elle consiste essentiellement à produire des bifurcations au delà de tous calculs.
La raison est toujours capable de bifurquer au-delà de tout calcul, c’est-à-dire de toute analyse – le calcul algorithmique provenant de l’analytique issue des principes de la mathesis universalis de Descartes et de ses successeurs. La raison a pour fonction de produire des synthèses au-delà de toutes analyses – ce qui suppose ce que Kant décrit dans la Critique de la raison pure comme les synthèses de l’imagination transcendantale. Mais nous avons vu pourquoi ces synthèses doivent être reconsidérées tout autrement. Là est l’enjeu des études digitales.
C’est ainsi que Whitehead nous invite à penser la raison comme une fonction, mais il faut ajouter à son point de vue que cette faculté est rendue possible par une organologie, et que les rapports entre raison et entendement – mais aussi entre entendement et intuition, entre intuition et imagination, entre les quatre grandes facultés kantiennes – doivent 224être repensés dans une histoire de l’esprit qui est fondée sur le digital en ce qu’elle commence par les doigts devenus à la fois préhenseurs et fabricateurs.
L’histoire de l’esprit commence par les doigts qui transforment eux-mêmes les organes de perception au fil de leurs fabrications – et c’est ce qui produit une exosomatisation qui est aussi une organogenèse au sens large, c’est à dire : agençant organes psychosomatiques, organes artificiels et organisations sociales au cours d’un « perfectionnement organique » dont Freud20 ne pense pas la dimension sociale, mais qu’il fait commencer avec et résulter de la station debout21.
La fabrication d’organes inorganiques rendue possible par la libération de la locomotricité des membres supérieurs engendre des supports de mémoire psychomotrice extériorisée qui constituent les premières formes de rétentions tertiaires – comme le donnent à penser diversement
–la première note du livre Le geste et la parole de Leroi-Gourhan,
–l’analyse de la vie technique par Georges Canguilhem
–la phénoménotechnique de Gaston Bachelard, qui est aussi un penseur de l’écriture, les ruptures et obstacles épistémologiques procédant essentiellement du processus d’extériorisation qui transforme les problèmes et les questions dont la raison s’empare synthétiquement, et non seulement analytiquement.
Les concepts fondamentaux d’une telle approche des digital studies reposent sur l’organologie générale telle qu’elle pose des problèmes pharmacologiques en ce que le pharmakon produit toujours à la fois une augmentation d’entropie et une augmentation de néguentropie – les savoirs constituant des potentiels de production néguentropique, à la différence des informations qui constituent des potentiels d’augmentation de l’entropie, le savoir tendant toujours à se transformer en information, et à devenir en cela toxique, c’est à dire dangereux, étant lui-même d’essence pharmacologique parce que d’essence phénoménotechnique.
Les études digitales ainsi entendues invitent à repenser le système académique de fond en comble en mobilisant les concepts d’épistémè 225de Foucault et d’épistémologie de Bachelard, pour toutes les formes de savoirs en ce qui concerne l’épistémè, discipline par discipline en matière d’épistémologie, et en concevant pour cela un nouveau type d’écoles doctorales reposant sur ce que nous appelons la recherche contributive.
Dans la disruption, les conditions de la recherche doivent être redéfinies en particulier pour ce qui concerne les rapports entre automatismes et désautomatisation, c’est à dire aussi bien en ce qui concerne les rapports entre entropie et néguentropie. La disruption réside avant tout dans le fait que les temps de transferts de technologies court-circuitent le temps d’élaborations de savoirs – qui sont remplacés par des compétences. Cet état de fait peut et doit être surmonté : seule la production de savoirs génère des formes néguentropiques robustes, c’est à dire : qui ne deviennent pas obsolètes avec le temps parce qu’elles sont cumulatives et en cela anamnésiques.
C’est en effet tout l’enjeu de l’anamnésis socratique, où la répétition de l’hypomnésis ne conduit pas à l’épuisement du même mais au surgissement d’une différence (qui procède d’une différance) produite dans le « sachant » et comme son individuation. Les répétitions d’un rituel, d’un poème ou d’un théorème en principe ne conduisent pas à leurs évanouissements, mais au contraire à leurs renforcements – pour autant qu’elles adviennent dans un champ de savoir (c’est à dire de saveur) et non seulement d’information (qui est toujours calculable, et qui, comme l’énergie au sens thermodynamique, se dissipe inéluctablement).
L’hypomnésis numérique pose à cet égard des questions tout à fait nouvelles. Mais pour appréhender cette nouveauté, il faut :
– l’inscrire dans la longue histoire digitale des savoirs vivre, faire et conceptualiser et revoir en conséquence les concepts fondamentaux de l’histoire des savoirs (et non seulement des sciences) et de l’épistémologie ;
– développer une organologie pratique qui consiste en plusieurs points :
1. les doctorants qui travaillent dans une telle perspective doivent coopérer avec des chercheurs associés,
2. sur la base de protocole de recherche-action reconsidérés dans le contexte des technologies réticulaires numériques permettant de mobiliser toutes sortes de possibilités ouvertes par l’algorithmique comme nouvelle faculté de l’entendement mise en rapport avec une nouvelle conception de la raison,
2263. cette recherche doctorale fondamentalement transdisciplinaire consiste aussi et avant tout à inventer les outils dont elle a besoin au cours de la recherche en relation avec d’autres chercheurs pour essayer de mettre au point des dispositifs génériques permettant de paramétrer ceux-ci par des approches spécifiques aux disciplines sur une base génétique caractéristique de l’épistémè numérique considérée comme une époque du savoir,
4. l’organologie pratique est ce qui invente à partir de l’organologie théorique et de ses pratiques empiriques les dispositifs organologiques nécessaires à telle(s) ou telle(s) discipline(s), ouvrant ainsi la possibilité d’une recherche contributive qui associe étroitement les milieux de la disruption à une pensée collective, et ouvrant en conséquence la possibilité d’une adoption de ces technologies disruptives qui, de ce fait, deviennent moins disruptives, auxquelles la question n’est précisément pas de s’adapter, mais de les adopter, et pour cela, de les inventer et réinventer chaque fois que c’est nécessaire – en vue de constituer un nouvel âge des savoirs faire, vivre et concevoir.
5. Ce programme scientifique, méthodologique et organologique est aussi un programme éditorial : il a pour but de réinventer les industries de l’édition à une époque où elles deviennent géostratégiques, le savoir étant devenu de fait la principale fonction économique. Une industrie éditoriale nouvelle doit se constituer, alternative au modèle computationnel qui domine aujourd’hui le territoire mondial.
6. Cette alternative supppose une évolution majeure des architectures de réseaux, et en particulier des protocoles qui dominent le web : celui-ci est devenu massivement entropique, cependant que ses principales caractéristiques promettaient initialement de rompre avec la massification médiatique (comme le montre Dominique Cardon de façon plus générale pour ce qui concerne le devenir d’internet22). Il est désormais indispensable de concevoir un nouveau web, néguentropique, et qui repose 227sur des protocoles herméneutiques d’annotations individuelles et collectives23.
Ces hypothèses ont conduit pharmakon.fr et l’IRI à mettre en place des pratiques contributives dans le cadre de cours de philosophie sur la base de la plateforme Lignes de temps, qui permet aux étudiants de partager leurs prises de notes en fonction d’un protocole et de se critiquer sur ces bases, puis de se rapprocher au sein de processus d’individuation collective ayant pour but d’éditorialiser les cours sous forme de bases de données accessibles à partir d’indexations diversifiées, diversité basée sur des controverses argumentées, tendant en ce sens vers la rationalité, et constituant le potentiel néguentropique que porte en lui tout savoir.
Bernard Stiegler
1 Cf. Stiegler, Prendre soin. De la jeunesse et des générations, Flammarion, États de choc. Bêtise et savoir au xxiè siècle, Mille et une nuits, et La société automatique 2. L’avenir du savoir, à paraître aux éditions Fayard.
2 Claude Allègre, directeur de laboratoire devenu ministre de l’Éducation Nationale puis personnage médiatique est un cas exemplaire de ce type de régression.
3 Institut de Recherche et d’Innovation du Centre Pompidou : URL : http://www.iri.centrepompidou.fr/.
4 Je reprends ici un terme proposé par Nicholas Georgescu Roegen pour penser la bio-économie.
5 Ce point de vue qui n’est pas celui de Simondon lui-même a été dévelopé dans De la misère symbolique tome 2 pour penser une « généalogie du sensible ».
6 Sylvain Auroux, La révolution technologique de la grammatisation, Liège, Mardaga, 1994.
7 Et dans De la misère symbolique 2. La catastrophe du sensible comme je l’ai déjà signalé note 3, p. 216.
8 Theodor Adorno et Max Horkheimer, Dialektik der Aufklärung, traduit en français sous le titre trompeur La dialectique de la raison. J’ai commenté cet ouvrage et cette traduction dans États de choc. Bêtise et savoir au xxi siècle.
9 Cet état de fait est décrit dans La société automatique 1. L’avenir du travail, Fayard 2015, et dans Dans la disruption. Comment ne pas devenir fou ? Les liens qui libèrent, 2016.
10 Jules Ferry 3.0, Bâtir une école créative et juste dans un monde numérique : URL : http://cnnumerique.fr/education-2/
11 Georges Bataille, Lascaux ou la naissance de l’art, Skira, 1955.
12 En particulier dans L’écriture de soi, que j’ai commenté dans Prendre soin. De la jeunesse et des générations, Flammarion, 2008.
13 Chris Anderson, The End of Theory: The Data Deluge Makes the Scientific Method Obsolete, Wired, 06/23/2008 (URL : http://www.wired.com/2008/06/pb-theory/) et mon commentaire dans La société automatique 1. L’avenir du travail, Fayard, 2015.
14 Ce concept a été développé dans La technique et le temps 2. La désorientation, Galilée, 1996.
15 Dit « fragment sur les machines » dans les Fondements de la critique de l’économie politique, Anthropos, 1968.
16 C’est ce qui constitue la matière des deux volumes de La société automatique.
17 Christophe Bonneuil & Jean-Baptiste Fressoz, L’événement anthropocène. La terre l’histoire et nous, Paris, Seuil, 2013.
18 Qui est le fond de ce que Jonothan Crary a appelé le capitalisme 24/7, cf.24/7.Le capitalisme à l’assaut du sommeil, La fabrique.
19 Alfred N. Whitehead, La fonction de la raison, Petite Bibliothèque Paris, Payot, 2007.
20 Cf. Freud, Malaise dans la culture, dont j’ai proposé un commentaire dans De la misère symbolique 2.
21 Lettre à Wilhelm Fliess du 14 novembre 1897, PUF, 2015, p. 205.
22 Dominique Cardon, La démocratie Internet, Paris Seuil 2011, et À quoi rêvent les algorithmes, Paris, Seuil, 2015.
23 Ce sera le thème des Entretiens du nouveau monde industriel qui se tiendront au Centre Pompidou les 14 et 15 décembre 2015.
- CLIL theme: 3157 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Sciences de l'information et de la communication
- ISBN: 978-2-406-06193-9
- EAN: 9782406061939
- ISSN: 2497-1650
- DOI: 10.15122/isbn.978-2-406-06193-9.p.0215
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 09-29-2016
- Periodicity: Biannual
- Language: French