[Dédicaces]
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : Étienne de La Boétie et le destin du Discours de la servitude volontaire
- Pages : 7 à 7
- Collection : Études montaignistes, n° 65
- Série : La Boétie : études et textes
Chapitre d’ouvrage : 1/18 Suivant
Avant-propos
Durant ses dix premières années, soit presque le tiers de son existence, La Boétie est un enfant de Sarlat, la ville où il est né en 1530. Bien plus tard, il en est devenu le grand homme sans jamais se départir de l’éternelle jeunesse qui modèle la statue érigée en son honneur, en 1892, Place de la Grande-Rigaudie. Avec son visage de héros antique et son habit médiéval aux retouches romantiques, il ressemble à un page de la Renaissance dont la beauté n’aurait d’égale que la sagesse. L’une de ses mains retient quelques feuillets fruits de son inspiration. Mais laquelle ? Celle du poète qui compose des sonnets à l’imitation de ses amis de la Brigade, première appellation donnée par Ronsard en 1549 pour désigner le groupe poétique qui devient la Pléiade en 1556 ? Ou celle du théoricien politique, parfait connaisseur en sa jeunesse des ouvrages des auteurs grecs et latins de l’Antiquité ? En ce cas, ce ne sont pas des poèmes que sa main gauche s’apprête à nous montrer mais un écrit d’une toute autre nature, tantôt appelé la Servitudevolontaire, tantôt le Discours de la servitude volontaire, tantôt le Contr’Un.
S’il n’est pas le seul ouvrage de La Boétie, il en est le plus célèbre. Le seul à avoir franchi les siècles pour nourrir les espérances de celles et ceux qui l’ont lu et relu avant de s’en inspirer pour résister à toutes les formes d’oppression et de privation des libertés. D’une brièveté exemplaire, d’un élan irrésistible par son contenu et son style, d’une exigence totale de liberté, d’un refus sans concession de tout renoncement, la Servitude volontaire est de tous les temps, de tous les continents. Éternellement jeune, il est à lui seul un guide qui précède, encourage et accompagne toutes les résistances, tous les soulèvements contre toutes les formes d’oppression des tyrannies et des dictatures. Quitte à oublier son auteur et à ne plus citer que les deux mots, parfaitement contrastés, qui font sa force et sa raison d’être.
Alors, s’il faut se prononcer sur le contenu des feuillets de pierre glissés entre les doigts de la main gauche de la statue de La Boétie, on choisira 10LaServitude volontaire et non ses poésies en se souvenant que cette statue, œuvre de Tony Noël, a été érigée grâce à une souscription soutenue par la franc-maçonnerie périgourdine à un moment où la Troisième République triomphe des obstacles dressés devant elle, en ses débuts, à la suite de la défaite de Napoléon III contre la Prusse, en 1870. N’en doutons pas c’est un La Boétie prophète républicain que célébraient les habitants de Sarlat en présence du ministre de l’Instruction publique.
Le sculpteur semble avoir pris pour modèle le médaillon, présent dans la « Librairie » de Montaigne, dont les traits parfaits et le profil romain, à la Brutus, correspondent à Étienne de La Boétie1. À ses côtés, un autre médaillon représente Michel de Montaigne. Si La Boétie garde son éternelle physionomie de jeune homme, il n’en est pas de même de Montaigne avec son visage ridé, sa chevelure dégarnie, son toupet de cheveux au sommet du crâne, sa barbe fournie et son regard empreint de lassitude, sans oublier la fraise qui entoure son cou et le collier de l’ordre de Saint-Michel reçu en 1571 sur recommandation de son voisin, le marquis de Trans, huit ans après la mort de La Boétie… Ce contraste d’âge entre les deux médaillons pourrait faire oublier que Montaigne, né en 1533, avait trois ans de moins que son ami et que celui-ci, mort à 33 ans, n’a jamais connu le visage vieillissant de son ami, ceint du collier de l’ordre de Saint-Michel.
À vrai dire, il n’existe d’eux aucun portrait digne de confiance. Ceux de Montaigne, nombreux, reflètent sans doute une certaine ressemblance comme l’a montré l’enquête méthodique menée par Philippe Desan2. Ceux de La Boétie ont dû ne jamais exister compte tenu de la brièveté de son existence qui l’a privé d’une belle carrière digne d’attirer l’attention d’un artiste. L’unique indication de l’aspect de son visage est donnée par Montaigne au chapitre De la physionomie dans ses Essais :
[…] mais nous appellons laideur aussi, une mesavenance au premier regard, qui loge principallement au visage : et nous desgoute par le teint, une tache, une rude contenance, par quelque cause souvent inexplicable, en des membres bien ordonnez et entiers. La laideur, qui revestoit une ame très-belle en la Boittie, estoit de ce predicament. Cette laideur superficielle, qui est toutesfois 11la plus impérieuse, est de moindre prejudice à l’estat de l’esprit : et a peu de certitude en l’opinion des hommes. L’autre, qui d’un plus propre nom, s’appelle difformité plus substantielle, porte plus volontiers coup jusques au dedans (III, 12, p. 1104).
« Laideur » : ce mot désigne bien La Boétie même si Montaigne en atténue immédiatement la portée en la réduisant à la simple enveloppe d’une âme très-belle. Non, son ami ne souffrait pas d’une « laideur desnaturée » : la sienne n’était que « superficielle », sensible seulement au premier regard de ceux qui ignoraient la qualité de son âme.
Cette confidence tardive a dû coûter à Montaigne qui avait tenu cachée, jusqu’alors, la laideur de son ami préférant vanter sa beauté au livre II des Essais, mêlant subtilement celle de l’âme et du visage :
Et le plus grand (homme) que j’aye conneu au vif, je dis des parties naturelles de l’ame, et le mieux né, c’estoit Estienne de La Boitie : c’estoit vrayement une ame pleine, et qui montroit un beau visage à tout sens : une ame à la vieille marque : et qui eust produit de grands effects, si sa fortune l’eust voulu : ayant beaucoup adjousté à ce riche naturel, par science et estude (II, 17, p. 698).
Quelle était la nature de cette « mesavenance » que Montaigne confie à ses lecteurs au livre III des Essais, écrit plus de vingt ans après la mort de La Boétie, entre 1586 et 1587 ? Aurait-il mis longtemps pour s’y accoutumer sans oser la mentionner au chapitre de L’Amitié, tout entier consacré à son ami et rédigé dans les années 1572-1573 ? Cette révélation douloureuse est précédée au chapitre De la Physionomie, d’une référence propre à l’anoblir : celle de la laideur de Socrate étonnante à ses yeux comme à ceux des humanistes, si sûrs de l’harmonie du corps et de l’esprit. Juste après l’aveu de la laideur de La Boétie, l’exemple de Socrate est de nouveau choisi par Montaigne à titre de consolation tant il lui est difficile de ne pas vanter la beauté :
Nous n’en avons point qui la surpasse en credit. Elle tient le premier rang au commerce des hommes : Elle se presente au devant : seduict et preoccupe nostre jugement, avec grande authorité et merveilleuse impression (III, 12, p. 1105).
Aussi devrons nous continuer à ignorer la nature de cette « mesavenance » du visage de La Boétie. Était-ce une tache de naissance indélébile ou une marque laissée par une cicatrice à la suite d’une chute ou d’une bagarre entre garçons turbulents dans les rues de Sarlat ?
12Une bibliographie abondante, forcément sélective, accompagne cette biographie fondée sur la lecture attentive des écrits de La Boétie et de Montaigne qui fournit, à lui seul, la plupart des informations quand il devient, après la mort de son ami en août 1563, l’héritier protecteur et ombrageux de la mémoire de La Boétie. Ce culte d’une amitié devenue référence aux côtés de celles des héros mythiques de l’Antiquité – Castor et Pollux, Oreste et Pylade, Achille et Patrocle – constitue un obstacle pour tenter de répondre aux questions posées par la vie et l’œuvre de La Boétie. Car, mises à part les cinq ou six dernières années de son existence, de 1557 à 1563, La Boétie a vécu loin de Montaigne et l’écriture de la Servitude volontaire, composée et remaniée entre 1548 et 1553, ne doit rien à Montaigne. Enfin, tous les débats suscités par son contenu et par les publications anonymes qu’en font les protestants après les massacres de la Saint-Barthélemy, en août 1572, se situent hors de la vie de La Boétie décédé le 18 août 1563 : neuf ans avant la Saint-Barthélemy, dix sept ans avant la première publication bordelaise des Essais, en 1580, et près de trente ans avant la mort de Montaigne, le 13 septembre 1592.
Cette biographie paraît au moment de l’achèvement du projet MONLOE (Montaigne à l’œuvre) destiné à réaliser la numérisation de l’œuvre de Montaigne et des livres qui lui ont appartenu, conservés dans les bibliothèques d’Aquitaine. Conduit par Marie-Luce Demonet au sein du Centre d’Études Supérieures de la Renaissance de l’université de Tours, il a été mené à bien grâce à la collaboration de ses collègues, des conservateurs des bibliothèques, notamment de la Bibliothèque municipale de Bordeaux, et des centres de recherches associés qui se sont attachés à la reconstitution en 3D de la Librairie de Montaigne et à l’analyse chimique des écritures manuscrites ; parmi eux, le centre Archéovision de l’université Bordeaux-Montaigne, dépendant du CNRS. Tout récemment, Christophe Bardyn dans sa biographie de Montaigne a suivi la même démarche en s’attachant notamment à l’étude des poèmes de La Boétie dans le cadre de la préparation d’une édition critique de son œuvre3. Au départ de ces initiatives conjuguées, il y eut l’entreprise que nous avons menée à bien avec Alain Legros et qui a donné lieu à la publication de notre ouvrage, Montaigne aux champs4.
13Soit un immense chantier né de la complémentarité des sciences humaines, jalonné de débats animés, à la façon des disputes médiévales, afin de résoudre ensemble maintes questions au cœur de l’élaboration des écrits de Montaigne, de ses écritures, de ses corrections manuscrites et typographiques, et de l’enrichissement des Essais au cours de leurs éditions successives avec l’entrée en scène, en 1588, de la jeune Marie de Gournay, promue « fille d’alliance » de l’écrivain, qui ose mêler son écriture à la sienne avant de devenir le chef d’orchestre de l’édition posthume de 1595. Le projet MONLOE (2012-2015) est complété par le projet Biblissima « LABOREM » (2013-2014) dont l’appellation (LA BOétie Et Montaigne : bibliothèques privées en Aquitaine) associe les noms des deux amis, comme s’il était devenu impossible de les séparer… Tout récemment, Christophe Bardyn dans sa biographie de Montaigne a suivi la même démarche en s’attachant notamment à l’étude des poèmes de La Boétie dans le cadre de la préparation d’une édition critique de son œuvre5.
C’est pourtant une approche de La Boétie, distincte de celle de Montaigne, que nous souhaitons présenter ici, tout en mesurant combien les avancées récentes de la recherche sont susceptibles de remettre en cause bien des hypothèses. Comment ne pas s’en réjouir et ne pas saluer une certaine audace de la part des membres du jury de l’agrégation de lettres modernes qui ont mis au programme du concours 2015 le Discours de la servitude volontaire ? Ce fut une occasion providentielle d’analyses, de rencontres et de discussions sur la signification d’une œuvre vouée à un jeu de correspondances ou de « cache-cache permanent avec l’Histoire6 ». C’est ainsi que le parcours du Discours s’est chargé de détours et d’interprétations nouvelles qui ont inspiré la trame de cet ouvrage. Que leurs auteurs en soient remerciés7 ! Cette exploration va d’ailleurs se poursuivre puisque laServitude volontaire est mise au programme du concours d’entrée aux grandes écoles scientifiques en compagnie, notamment, des Lettres persanes de Montesquieu qui offrent des similitudes, à près de deux siècles de distance, avec le Discours de La Boétie.
1 Anne-Marie Cocula, Étienne de La Boétie, Bordeaux, Éd Sud-Ouest, 1995.
2 Il convient de saluer l’enquête, la plus exhaustive possible, de Philippe Desan pour retrouver tous les portraits de Montaigne, des plus anciens aux plus récents : Portraits àl’essai, Iconographie de Montaigne, Paris, Éd Honoré Champion, 2007.
3 Christophe Bardyn, Montaigne, La splendeur de la liberté, Paris, Flammarion, 2015.
4 Anne-Marie Cocula et Alain Legros, Montaigne aux champs, éd. Sud-Ouest, Bordeaux, 2011.
5 Christophe Bardyn, Montaigne, La splendeur de la liberté, Paris, Flammarion, 2015.
6 La Boétie, de la Servitude volontaire ou contr ’ un, édition et présentation de Nadia Gontarbert, tel gallimard, Paris, 1993, p. 17.
7 Déborah Knop et Jean Balsamo, De la servitude volontaire, rhétorique et politique enFrance sous les derniers Valois, Presses universitaires de Rouen et du Havre, 2014. – Olivier Guerrier, Michaël Boulet, Mathilde Thorel, La Boétie, De la Servitude volontaire ou Contr’un, Neuilly, Atlande, 2015.
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-07272-0
- EAN : 9782406072720
- ISSN : 1775-349X
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-07272-0.p.0007
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 03/12/2018
- Langue : Français