From acceleration to temporization Fabius Cunctator or the redefinition of prudence in times of crisis
- Publication type: Journal article
- Journal: Éthique, politique, religions
2020 – 2, n° 17. La temporalité du politique. Crise et continuité - Author: Grangé (Ninon)
- Pages: 59 to 73
- Journal: Ethics, Politics, Religions
De l’accélération à la temporisation
Fabius Cunctator ou la redéfinition de la prudence
en temps de crise
Dans un précédent article publié dans ce volume, consacré à la temporalité politique, je montrais que, à partir du congé donné au temps politique par Carl Schmitt, il faut penser le temps politique comme la création d’un rythme propre, avec cette condition qu’il convient de présupposer une matière du temps, et pas seulement une mesure ou une histoire. Cette idée peut être développée avec l’analyse de l’état d’exception comme suspens que le décideur doit investir juridiquement et politiquement. Ainsi le rythme est pris en un sens généralisant, l’accélération en un sens particulier, lié à la pression de l’urgence.
On va voir que l’urgence peut amener à une autre création de matière temporelle, à un autre rythme, éloigné et même contraire de l’accélération. Cette autre possibilité du politique sous l’aspect temporel est la temporisation1. Ne nous méprenons pas : je ne fais aucunement l’amalgame entre la temporisation et la durée. J’entends par contre approfondir la forme que peut prendre l’investissement politique d’un temps vécu comme non-ordinaire. Cela a une conséquence aussi directe, chez certains, qu’inattendue : la redéfinition de la prudence et, partant, une conception du politique qui doit s’accommoder de la morale (sans confusion : il ne s’agit pas de moraliser la politique). Mon principal appui sera Tite-Live et son personnage historique de Fabius Cunctator, Fabius le Temporisateur – l’épithète n’est pas une invention de Tite-Live. Tite-Live, il faut s’en souvenir, n’est pas seulement un historien. Il se trouve que seul son ouvrage d’histoire romaine nous est parvenu. Tite-Live était un philosophe, qui a écrit des livres de philosophie et 60des traités philosophico-historiques, ouvrages qui ont été perdus. Il est loin d’avoir eu la postérité philosophique d’un Tacite, mais précisément sa figure de « républicain » face au tacitisme machiavélien de la raison d’État ou des défenseurs de la monarchie absolue mérite attention. Il est surtout le peintre le plus précis, l’analyste le plus fouillé, de l’exemple de la temporisation en temps de crise, davantage que Polybe ou Plutarque qui se sont aussi intéressés à l’épisode dans l’histoire romaine. À la manière bien romaine de l’exemple, manière reprise à la Renaissance et au xviie siècle concernant la pensée de l’État, Tite-Live nous offre une réflexion originale sur le temps politique du moment de crise, aux antipodes de l’urgence et de la nécessité.
Les mots
Temporisation est un mot étrange. Il dit la possibilité de créer, de produire du temps, de mettre du temps là où il n’y en a pas. Contrairement à la durée qui se déroule indépendamment d’une action humaine, la temporisation est une saisie du temps, douce et prométhéenne, qui rend possible une action. L’action de transformation est présente dans les préfixes ou suffixes d’autres langues : Verzögerung, Verzögerungszeit, Zeitverzögerung en allemand, qui insistent sur le délai, le report, la décélération ; temporeggiamento en italien ou temporización en espagnol ; elle se perd en anglais (time out etc.). C’est une invention, et donc une interprétation, par les langues latines, qui pour une fois ne nous vient pas du latin. Cunctor, ari, atus sum, qui signifie temporiser, est un verbe déponent et non pas une forme passive, qui dénote donc une forte implication du sujet. D’où le surnom de Quintus Fabius Maximus Verrucosus : Cunctator. Il en est l’exemple, le modèle, l’emblème, non égalé par la suite.
Ce qui se dit dans la temporisation de Fabius, c’est un oxymore politique : pour décider dans des circonstances dramatiques où le salut public est en question, il faut ralentir, retarder, reporter. On connaît mieux cet oxymore sous une autre forme latine, qui traduit un adage grec : « Festina lente ! » qui traduit « σπεῦδε βραδέως », « Hâte-toi lentement ! ». Autrement dit, c’est par la lenteur que l’efficacité politique 61peut être atteinte. Cet adage grec, et ses déclinaisons iconographiques en ancre et dauphin, aurait eu, selon Suétone, la faveur d’Auguste, lui-même repris par Cosme de Médicis, et son emblème de la tortue et de la voile. On le retrouve aussi chez Shakespeare, Boileau, La Fontaine … Bref « Festina lente ! » serait une version popularisée de l’attitude politique qu’est la temporisation, et cela à travers les siècles, avec une connotation d’intelligence politique qui sait prendre son temps.
D’autre part cunctor a un sens péjoratif et un sens laudatif : 1) Hésiter, traîner, être lent, qui, en politique, se traduit par la pusillanimité, à l’opposé de la décision politique, mais aussi 2) retarder, différer, réserver, clairement le sens qu’il prend peu à peu, au fil de l’Histoire, chez Tite-Live pour qualifier Fabius après que celui-ci a souffert d’une mauvaise réputation. Avec le seul Fabius chez Tite-Live, on passe du sens péjoratif au sens laudatif. Bien plus, une bonne stratégie militaire donne naissance à une vertu politique, au sens romain du bien public soutenu par le caractère d’un homme. La temporisation est la détermination dans l’attente, la décision qui n’est pas « coup » mais réflexion dans la durée, ce que l’on pourrait en somme appeler prudence. Le risque est bien entendu l’inefficacité, l’atermoiement, l’indécision, voire le manque de courage, la poltronnerie… Toute qualité peut donc se retourner en défaut : l’oxymore se transforme en ambivalence et équivocité.
L’histoire. La prudence est mélangée
(1er aspect)
Je me réfère pour l’essentiel au livre XXII de l’Histoire romaine (Ab Urbe condita)2 qui couvre les années 217-216 av. J.-C., c’est-à-dire une partie de la Deuxième Guerre Punique. Hannibal est en pleine expansion victorieuse : il est remonté depuis Sagonte en Espagne jusqu’aux Pyrénées, est passé en Gaule sans véritable difficulté, a franchi les Alpes et il redescend en Italie en menaçant, à chaque prise, Rome elle-même. Le livre XXII suit la campagne d’Italie d’Hannibal, la terreur 62des Romains, avec un insert sur l’action de Publius Scipion qui tente, depuis l’Espagne, de soulager les troupes romaines. Hannibal est décrit comme, certes parfois inhumain comme le veut la tradition, mais redoutable adversaire, sachant user de la ruse et anticiper les stratégies romaines, manipulant le peuple romain comme les généraux. Pour saisir l’atmosphère du livre XXII, il suffit de se rappeler qu’il commence avec le désastre du lac Trasimène et se finit avec la défaite sanglante de Cannes. Fabius intervient donc dans un contexte de crise intense où aucun allié latin ne fait défection à Hannibal et où la victoire semble sourire avec persistance au Carthaginois. À chaque victoire d’Hannibal, les Romains l’imaginent déferler sur la ville dont il n’est de fait jamais très loin. Situation désespérée que celle du livre XXII … Selon Tite-Live, les victoires de Fabius n’en sont que parce qu’il évite d’autres défaites. Toute la stratégie et la sagesse de Fabius consistent à retenir l’impétuosité irréfléchie de ses collègues, consuls, généraux ou maître de la cavalerie (Varron, Flaminius, Minucius …) et à retarder toute bataille avec Hannibal. Il prend ses distances, reste à proximité, se dérobe à toutes les provocations, épuisant ainsi le Carthaginois. Tout le contraire de la bataille décisive ; la prudence ici est restrictivement celle de la résistance évitant les défaites, presque une force d’inertie. Ce que réussit Fabius, c’est d’imposer l’observation réciproque de l’adversaire – Tite-Live décrit à plusieurs reprises Hannibal et Fabius en miroir – qui fait que l’armée romaine cesse simplement l’enchaînement des échecs. Finalement, le livre XXII est surtout le récit des audaces irréfléchies aux conséquences désastreuses de certains généraux, que Fabius contient le plus possible.
À travers la description historique, Tite-Live donne sa conception de la temporisation comme vertu politique, et ce faisant il construit une pensée du politique en crise fondée sur l’endurance et non sur l’urgence. Sa manière, ici historienne, passe par le procédé narratif consistant à décrire l’action d’un individu, l’exemplum de l’homme seul, cicéronien, en butte à la versatilité de l’opinion, au danger extérieur et intérieur, dans une situation de risque mortel pour Rome. Il construit le caractère de la patience contre la témérité, caractère qui préfère le bien public à l’intérêt particulier. Cette manière rend Tite-Live séduisant à Machiavel qui le commente de préférence à Tacite. Une précaution cependant : au-delà de la synthèse romaine de Platon et des Grecs, ce que construit Tite-Live ne peut pas purement et simplement se nommer prudence. Fabius 63commet des erreurs, il perd de vue la sagesse stratégique à la fin de sa vie, vieillard dépassé par la nouvelle stratégie de Scipion futur Africain, qui part attaquer Carthage, détournant Hannibal de Rome. Fabius, le silencieux, n’est pas un Périclès romain (même si Plutarque en fait des vies parallèles3), il n’est pas non plus un Socrate ou un Nicomaque. La temporisation n’est pas le synonyme de la prudentia ou de la phronêsis, c’est une variation, un exemple mêlé. Autrement dit la temporisation fabienne est une prudence mélangée. En ce sens la temporisation est une manière d’être cause des événements sans rien faire. Mais ne rien faire, c’est déjà faire quelque chose. Cette prudence mélangée est bien loin d’une grande stratégie glorieuse d’une part, de la prudence éthique grecque d’autre part.
Pour mieux comprendre, tournons-nous vers un lecteur de Tite-Live. Gabriel Naudé prend à cet égard des libertés avec Juste Lipse, à qui il attribue une nouvelle définition de la prudence « mêlée », « pas si pure, pas si saine et entière que la précédente ; participant un peu des fraudes et des stratagèmes qui s’exercent ordinairement dans les cours des princes, et au maniement des plus importantes affaires du gouvernement » (Naudé, 2004, p. 85). Même si l’angle de Naudé est plus restreint, puisqu’il s’agit du secret et de la raison d’État, ce dernier ne manque pas de préciser que cette prudence est une « vertu morale et politique, laquelle n’a autre but que de rechercher les divers biais, et les meilleures et plus faciles inventions de traiter et faire réussir les affaires que l’homme se propose4 » (ibid., p. 86). Inflexion notable, qui ressemble fort à une trahison des définitions que Naudé dit classiques, c’est-à-dire « desquelles les philosophes ont accoutumé de parler en leurs traités moraux » (ibid.). Il y a donc une prudence qui n’est pas pure, c’est-à-dire qui n’est pas seulement morale, mais tempérée – soulignons – par la politique. Ou encore, une prudence qui, aménagée, peut avoir une portée, une efficace politiques. Il va de soi que c’est complétement dénaturer la notion de prudence, mais il faut noter l’attachement des auteurs à cet infléchissement : pourquoi finalement tiennent-ils à la notion de prudence alors que leur but n’est en rien de moraliser la politique ? Naudé – que cela soit dit maintenant – fait une place à la temporisation, 64qu’il nomme « retardement5 » (ibid., p. 113). Ce n’est pas sans rappeler Botero, lui aussi adepte d’une prudence politique déliée de la morale, soucieux de donner en ces affaires « du delay et du temps6 ». Naudé use d’une expression prosaïque bien à lui pour décrire la temporisation comme occasion d’exercer cette prudence mêlée : « en ces affaires » il convient de marcher plutôt « au petit pas qu’au galop » (Naudé, 2004, p. 113). Ce n’est pas un caractère précautionneux que Naudé appelle de ses vœux, mais un caractère porté à la discrétion et au secret, que je retrouve dans le Fabius de Tite-Live, plutôt parcimonieux en paroles, lui qui « [n’a] pas la manière qui plaît au peuple » (XXII, 25, p. 180). Le petit pas, plutôt que le galop, ne va pas moins dans la direction choisie. L’attachement à la temporisation comme prudence mélangée est d’abord une synthèse entre tactique et vertu. Mais c’est aussi une manière de dépasser le politique comme seulement stratégique. Ainsi Tite-Live, dans son Histoire romaine, dessine, par le moyen de l’histoire, le caractère de la prudence politique.
La crise multiple
À l’extérieur la guerre contre Hannibal pourrait être comprise dans l’ordre des choses, même s’il s’agit moins d’un bellum régulier que d’une invasion. Mais le danger est aussi intérieur, à quoi l’on reconnaît un signe récurrent de l’état de crise : Tite-Live multiplie les remarques sur le fait que Fabius doit affronter non seulement un ennemi extérieur, mais aussi un ennemi intérieur, qu’il qualifie parfois de plus redoutable danger, ce qui n’est pas peu quand on connaît la réputation d’Hannibal7. Il vise par là le maître de la cavalerie, puis Varron. Ceux-ci pourraient être considérés comme des adversaires politiques, 65mais ils sont davantage puisque leur témérité, leur impatience, leur agitation, leur suffisance, mettent en danger les armées et la stratégie romaines. L’ennemi est aussi le peuple, que Fabius ne sait pas ou ne veut pas convaincre : moins parce qu’il serait piètre orateur, ce qui est parfois suggéré, que parce que le retrait fait partie de son caractère, indissociable de sa stratégie. Là est la véritable sagesse : Fabius sait qu’il ne sera pas entendu du peuple réuni à Rome et des sénateurs. Réserve plutôt que résignation, n’excluant pas cependant le courage propre au Romain puisque Fabius vole au secours de ses collègues téméraires. L’idée est d’autant mise en avant que Tite-Live montre un Hannibal comprenant immédiatement la prudence de Fabius, au contraire des concitoyens de celui-ci. La crise est générée par les défaites en Italie, elle est aussi le produit de caractères opposés, donc de conceptions politiques opposées. La comparaison entre Tite-Live et Plutarque révèle la différence : le caractère chez Plutarque relève de la psychologie, tandis qu’il est chez Tite-Live la synthèse d’une conception morale et politique.
Ce qui marque de la manière la plus définitive le temps de la crise, c’est le recours à la dictature. En 217 av. J.-C., elle est tombée en désuétude, seul l’extrême danger la fait apparaître comme ultime recours. Elle obéit à la limitation de six mois, mais elle n’est pas totalement régulière. Le texte ici connaît un certain flottement, car en deux endroits Tite-Live ne dit pas exactement la même chose. Normalement le dictateur est désigné par le consul sur proposition du sénat. Or le consul, à ce moment, est absent de Rome. Pour la première fois alors le dictateur est « élu » par le peuple : Fabius est ainsi élu, avec le maître de la cavalerie Minucius. C’est donc une procédure extraordinaire qui ne rentre pas dans la magistrature régulière de la dictature. Dans un premier temps (XXII, 8, p. 152), Tite-Live parle de dictateur. Dans un deuxième temps (XXII, 31, p. 188-189), il explique que Fabius ne fut revêtu que des pouvoirs du dictateur et non du titre, puisqu’il n’a pas été nommé par le consul, il était donc prodictateur. Seule sa réussite explique qu’on lui ait finalement attribué le prestige du nom, que les historiens ont seul retenu. En tous les cas, la mesure extraordinaire ici n’est pas de faire renaître la fonction de dictateur, mais bien que celui-ci soit « élu8 ». 66Cela n’est pas indifférent à la temporalité de la crise : que le pouvoir soit assumé en lieu et place d’un dictateur absent, impossible à désigner, est un autre signe de temps élastique. On fait comme si on avait un vrai dictateur et on investit le temps de cette manière fictionnelle.
La prudence mêlée, une vertu politique
sur le fil du rasoir : contre le hasard
(2e aspect)
Tite-Live nous donne ainsi une description historique, et non pas une analyse philosophique, de ce qu’est la prudence mêlée qui consiste en la temporisation, telle qu’elle est manifestée et mise en œuvre par Fabius Cunctator. Le caractère temporisateur n’est pas un trait de personnalité, ni une notation psychologique. C’est une orientation morale et politique que la sagesse et la noblesse de Fabius élèvent au rang de vertu politique et qu’il présente en négatif. Les personnages de Varron, de Minucius (malgré son revirement final bien digne d’un Romain qui reconnaît ses torts) (XXII, 29-30, p. 185-187) et de Flaminius sont des caractères-repoussoir, le mauvais miroir, celui qui pense réfléchir les vertus romaines et qui ne témoigne que de l’inconscience individuelle (par exemple XXII, 23, p. 177) : le courage est insuffisant pour Flaminius impatient et ironique, la témérité virile de Minucius est irréfléchie ; leurs quelques succès sont dus au hasard, affaire de circonstances. On croit aux victoires plutôt que l’on en remporte (XXII, 24 fin, p. 179)9.
De surcroît, le seul, dans le récit, à comprendre et reconnaître Fabius, c’est Hannibal, à tel point que lui-même adopte la tactique fabienne (XXII, 24, p. 178) et deviendra cunctator en fin de livre (XXII, 51, p. 216). Hannibal est présenté comme un révélateur de « l’imprévoyance de Minucius », de la « sagesse de Fabius » (XXII, 28, p. 183). La stratégie proprement dite est décrite comme une danse d’observation réciproque et de compréhension mutuelle entre Fabius et Hannibal. Ils n’ont pas le même style mais sont conscients de leurs tactique et stratégie. Ils sont 67toujours à distance l’un de l’autre, proches sans jamais se heurter. La tactique d’attente s’oppose à l’attaque surprise, non réfléchie, du soldat romain dominé par ses passions (XII, 15, p. 164-165)10. La prudence ainsi décrite n’est pas spectaculaire. Tite-Live le dit explicitement, Fabius et Hannibal se ressemblent : par l’intelligence tactique, par la profonde compréhension de ce qu’est la temporisation, par la faculté de se rendre favorable la durée (XXII, 18). La prudence est faite de semblances (en tactique) et de ressemblances (moralo-politiques).
Mais la prudence est surtout une vertu sur le fil. La mêler à la politique n’est pas sans danger, ceci est un vieux thème stoïcien. En voulant concilier la sagesse antique et l’efficacité militaire romaine, le caractère n’est pas à l’abri de l’échec – et le livre de se terminer avec la bataille de Cannes. Tite-Live décrit ce fil du rasoir en montrant que toute qualité relative à la temporisation peut se retourner en son contraire, que tout ce qui est qualité dans la prudence fabienne peut se retourner en vice. De cette manière aussi peut se comprendre le « mélange » propre à cette étrange vertu, ce que Tite-Live décrit en opposant Fabius à son maître de la cavalerie Minucius. Après avoir montré que sa tactique inquiète Hannibal, qui craint non pas « l’énergie (vim) du dictateur, mais sa prudence » (XXII, 12, p. 159), il rapporte les paroles de Minucius, « contrarié par cette prudence » : « Emporté, cassant dans ses décisions, incapable de modérer son langage », il veut faire honte à Fabius, arguant que sa « lenteur » est de « l’inertie », « sa prudence de la couardise » (ibid.), et fustige « ces lâches atermoiements que nos poltrons appellent de la prudence » (XXII, 14, p. 163), « et à chaque fois, ajoute Tite-Live, il lui attribuait un défaut voisin de ses qualités » (XXII, 12, p. 159)11.
Les défauts peuvent se transformer en qualités, de sorte que le passage du premier au deuxième sens de cunctari est constamment présent : ambivalence et réversibilité. D’ailleurs Hannibal échoue à égaler son adversaire en prudence temporisatrice, à devenir un sage cunctator, puisque, contre l’avis de son maître de cavalerie, il perd un jour pour réfléchir 68après sa victoire de Cannes et donne le temps à Rome défaite d’être sauvée (XXII, 51, p. 216). Il faut souligner donc que cunctari, quand Fabius est sujet, signifie « gagner du temps », mais qu’il est aussi employé, ailleurs dans le texte, au sens péjoratif de « perdre du temps ». Ainsi le verbe, selon le contexte, vertu ou vice, qualité ou défaut, peut dire une chose et son contraire ! Investir la durée en temps de crise, donner de la matière au temps politique, c’est parfois gagner du temps, parfois en perdre. L’oxymore conceptuel de la prudence mêlée trouve un écho dans l’amphibolique, voire antinomique, cunctari.
La valeur de la décision fait toute la différence et, contrairement à ce qu’on pourrait attendre, elle n’est pas affaire d’accélération. Traîner ne participe d’aucune dynamique, mais différer, c’est-à-dire créer de la durée, rend l’homme provisoirement maître du temps et des causes. Telle est la démonstration de Tite-Live par l’exemple. Car la temporisation est absolument liée ici à la décision, que Tite-Live oppose aux tergiversations des Romains qui « perd[ent] leur temps à discuter au lieu de prendre des décisions » (XXII, 45, p. 207)12. Seules la décision et la constance peuvent empêcher la temporisation de verser dans la lenteur, l’inaction et le recul. Cet esprit de décision relève beaucoup plus de la persévérance que du coup d’éclat, et on verra qu’il s’agit bien davantage de détermination. Il y a une cohérence à cela : dans Tite-Live, la prudence est mobilisée contre le hasard. Il convient de le souligner, tant les réponses à la crise tendent à convoquer rapidement la nécessité. De même, il n’est pas étonnant que Machiavel, dans son commentaire de Tite-Live qui, il est vrai, ne porte que sur la première décade, donc hors de notre épisode, ne ménage que peu de place à Fabius Cunctator, sans doute parce que la fortuna est clairement négative dans l’Histoire romaine. Par exemple, elle favorise Varron, en dépit de toute raison stratégique et prudentielle : « la fortune encouragea l’imprévoyance de Varron et son impulsivité naturelle » (XXII, 41, p. 202). C’est là le deuxième aspect essentiel de la prudence mélangée selon Tite-Live : toute la temporisation de Fabius est orientée contre le hasard et la fortune, signe, s’il en était encore besoin, que la prudence n’est pas seulement une stratégie, pour n’être pas seulement non plus une vertu morale, mais une vertu politico-morale étrange. La prudence ne sert pas à créer des causes qui 69soient supérieures à d’autres causes, elle sert à contrer le hasard, la fortuna (XXII, 12, p. 159)13. Fabius élève la résistance au-delà du simple fait militaire, il résiste à ce qui ne peut pas être maîtrisé en temps ordinaire.
Pourquoi cette insistance de Tite-Live, alors même que la fortune est souvent dans les textes ce qui favorise la constance d’un grand homme ? Pourquoi prend-il le risque de présenter de manière positive un homme qui ne correspond pas aux canons du héros digne, fort et audacieux, qualités généralement valorisées dans la tradition romaine ? C’est l’enjeu d’une redéfinition de la prudence par le temps non maîtrisé et remaîtrisé. Il s’agit non pas d’être le jouet du temps mais de le gagner à sa faveur, de le retourner à son profit, c’est-à-dire de le saisir pour transformer le temps ordinaire en un temps qui soit celui du succès désiré. L’imprévoyance est rapprochée du hasard (XXII, 27, p. 183). À l’inverse temporiser, c’est se rendre favorable le temps qui passe grâce à la réflexion. Tite-Live ne ménage pas les notations de réflexion, de calcul : ses « lenteurs calculées (solers cunctatio Fabii) » font de Fabius un stratège qui « réfléch[it] au lieu de se fier au hasard » (XXII, 23, p. 176). Une maxime se glisse dans son discours : « un bon général ne compte guère sur la fortune, mais établit ses plans en s’appuyant sur la réflexion et le calcul » (XXII, 25, p. 180)14. À la résistance rationnellement mise en œuvre par Fabius pour couper court à la série de défaites romaines15 correspond l’endurance que seule la temporisation peut susciter. Considérer le temps comme plastique a pour corollaire la temporisation, qui rend le temps politique élastique, l’étend de sorte que Fabius puisse y insérer le début de la victoire pour les Romains. La supériorité stratégique est convertie en supériorité morale et politique, simplement parce que Fabius a considéré le temps autrement, a ouvert un intervalle. La durée, politiquement bien comprise, c’est de l’endurance, où l’on peut comprendre le préfixe en un sens anglais, celui qu’il y a dans enforcement par exemple, et qui marque la volonté de transformation et d’application. Une vertu donc qui est loin du retrait des affaires publiques et où la réserve, le recul, le différer, prennent une véritable consistance.
70Plutarque et la prudence (1er aspect),
Machiavel et la fortune (2e aspect)
Si on jette un œil sur le Fabius de Plutarque, on se rend compte que l’accent n’est absolument pas mis sur cette prudence spéciale. Si la conversion des vices en qualités est reprise (stupidité et paresse converties en fermeté et profondeur, inertie en grandeur et courage) (Plutarque, 2001)16, c’est l’équanimité d’humeur qui est soulignée. Mais la question de la crise et de la dictature est évoquée en cinq lignes (ibid., III, 7, p. 360). Par contre le jeu en miroir des personnalités est repris (Minucius, Hannibal, Paul Émile, Varron) ainsi que l’insistance sur la temporisation comme jeu sur le temps et finalement gain de temps (ibid., V, 1-8, p. 361-363).
La comparaison avec Machiavel est plus intéressante, même si les allusions sont éparses puisque Fabius n’apparaît pas dans les livres commentés par lui. Les événements sont repris de manière assez fidèle par Machiavel, ainsi que l’opposition entre les personnalités et la supériorité de Fabius en tant que stratège. Machiavel insiste quant à lui, on comprend pourquoi, sur la mauvaise opinion qu’il a auprès de ses concitoyens, sur son incapacité à les persuader, sur sa réputation de lâcheté (Machiavel, 1998a, I, liii, p. 277). Il insiste sur l’habileté militaire, qu’il ramène à ses propres développements, par exemple sur l’inutilité des forteresses. Mais surtout il note que la stratégie de Fabius n’a eu de succès qu’en raison de l’organisation militaire romaine et qu’elle n’est pas payante à tous les coups. L’avis ambivalent de Machiavel se comprend : il ne veut pas renoncer à l’idée de bataille décisive, à l’idée que le stratège doit se saisir de l’occasion, qu’il doit jouer avec la nécessité (ibid., III, x, p. 400-401). D’une manière générale, Machiavel minimise l’originalité de Fabius en matière militaire (Machiavel, 1998b, IV, vi, p. 553), et ne reprend rien de la prudence développée par Tite-Live. Les raisons en sont évidentes. La fortuna de Machiavel est le contraire de celle de Tite-Live : « la cause de la bonne ou de la mauvaise fortune consiste à adapter son 71comportement aux circonstances », assure Machiavel (Machiavel, 1998a, III, ix, p. 397). Ainsi prôner l’impétuosité ou la prudence, sans égard aux circonstances, est une erreur. Dans la compréhension de Machiavel, contre-sens volontaire à propos de Tite-Live, Fabius n’a réussi dans la temporisation que parce qu’il a rencontré une « bonne fortune » (ibid.) qu’il a su saisir : « Fabius ne put trouver de circonstances plus favorables à son comportement. » (ibid.)17 La question du « caractère » et de la vertu est évacuée : Fabius a agi « par nature et non par choix » (ibid.). Il est d’ailleurs incapable de changer ses habitudes et s’il « fut excellent au moment opportun pour résister », Scipion le fut « au moment de vaincre » (ibid., p. 398). On ne saurait dresser une analyse plus divergente du caractère prudentiel de Fabius Cunctator. Machiavel décrit des circonstances, une saisie verticale des événements, là où Tite-Live décrit de la matière temporelle.
Le retardement infini de Tite-Live
L’originalité de l’exposé de Tite-Live, que je ne trouve nulle part ailleurs, est cette transformation de la définition de la prudence qui verse, de la stratégie, dans une vertu politique. Le caractère de Fabius est finalement loin des canons de la vertu romaine, et cela a un sens. La prudence mêlée a tout à voir avec le temps politique modifié et investi, ne serait-ce que par la lenteur élastique, et n’a rien à voir avec l’image spatiale. Au contraire, les différents mouvements quasi chorégraphiques des troupes en présence servent à distinguer la qualité propre du temps de la temporisation. L’intervalle est exclusivement temporel, non ordonné à la bataille ultime ou à la décision spectaculaire.
La durée n’est interrompue que par les erreurs des soldats irréfléchis, Fabius voudrait continuer indéfiniment cette stratégie : avec le retardement presque infini, on est en présence d’une différance non métaphysique, où il n’y a pas de devenir espace pour le temps. Là où Derrida (Derrida, 1968-1972) éclaire le retardement et la trace, il n’y a chez Tite-Live que 72la contention temporelle. Le latin differre, que Derrida distingue à raison du grec diapherein, dans le français « temporisation », conserve la matière exclusivement temporelle du temps politique. Le désir est ici désir indéfini mais non pas indéterminé. Il n’y a pas de limite à la temporisation fabienne, pas d’objectif sinon celui de résister, c’est-à-dire de ne pas être effectif et, ce faisant, d’avoir un effet : un effet de non-défaite pour Rome, de gloire finale pour Fabius. La temporisation, exclusivement temporelle, n’a pas de but. Conclusion notable : la détermination, qu’il faut désormais comprendre comme contraire du décisionnisme, n’est pas incompatible avec la prudence politique non ordonnée à un but. C’est une représentation politique qui mérite d’être mise en lumière, à rebours de la vaine opposition entre court, moyen et long termes, et en même temps à l’opposé d’un éventuel indifférentisme. Le recours indéfini à la matière temporelle ainsi créée signe la détermination sans finalité, la maîtrise sans décision, la vertu de l’inertie sans l’indifférence impuissante. C’est une nouvelle manière d’envisager, par la seule description historienne, l’efficacité stratégique et le positionnement dans le temps politique, qu’invente le délai converti en matière.
La prudence fabienne rencontre une représentation katéchontique de la temporisation, qui n’est sans doute pas la seule possibilité18. Mais cette idée du retardement, et non du retard, qui ne connaît pas de deadline, comme vertu politique, sans but, jamais spatialisée, reste intriguante. Là où la décision dans l’état d’exception se revendique ultime recours pour le salut public, s’imposent au contraire un aménagement et une élasticité temporels pour éviter la catastrophe.
Ninon Grangé
Université Vincennes – Saint Denis (Paris 8)
73Références bibliographiques
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Derrida, Jacques, La Différance, dans Bulletin de la Société française de philosophie, vol. 62-3, Paris, Armand Colin, 1968, p. 41-66, repris dans Marges – de la philosophie, Paris, Les Éditions de Minuit, 1972.
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Naudé, Gabriel, Considérations politiques sur les coups d’État, éd. établie par F. Marin et M.-O. Perulli, Paris, Le Promeneur, 2004.
Plutarque, Vies parallèles, trad. A.-M. Ozanam, Paris, Gallimard, 2001.
Tite-Live, Histoire romaine, trad. A. Flobert, Paris, GF-Flammarion, 2018.
Tite-Live, Histoire romaine, éd. bilingue, A. A. J. Liez, N. A. Dubois, V. Verger, Paris, C. L. F. Panckoucke, 1831, tome VIII.
1 Je me réfère à la communication de Jean-Claude Monod, « L’urgence et sa neutralisation : peut-on parler d’une lucidité apocalyptique ? », Lyon, Journée Les temporalités du politique, 28 septembre 2018.
2 Tite-Live, 2018. Les références sans indication d’ouvrage et d’auteur renvoient à cet ouvrage dans cette édition.
3 Plutarque, 2001, p. 357.
4 Je souligne.
5 Il cite Claudien, poète du ive s. ap. J.-C.
6 Botero, 1599, L, II.
7 XXII, 26, p. 181 ; XXII, 39, p. 199 : discours de Fabius à Paul Émile. Paul Émile apparaît comme le disciple de Fabius, alors même qu’il n’en a pas l’âge, il comprend et accepte la réserve du dictateur. Ses discours et sa belle mort sont une réitération des principes de Fabius. Voir aussi Plutarque, 2001, XVI, 8, p. 373 : Paul Émile mourant dit qu’il a d’abord été vaincu par Varron avant de l’avoir été par Hannibal.
8 En fait Fabius est élu dictateur pour la deuxième fois. La première, il a sans doute été nommé pour une tâche spécifique, religieuse ? (XXII, 9, p. 154).
9 Il en est de même des succès de Varron : XXII, 41, p. 202.
10 Lors d’une reconnaissance, Lucius Hostilius Mancinus, officier favorable à Minucius, voit l’ennemi tout proche et « aussitôt l’envie de se battre le domina totalement », ce qui se solde par un désastre.
11 Voir le deuxième discours de Minucius, XXII, 14, qui reprend la tactique rhétorico-belliqueuse d’Hannibal qui n’a pas porté ses fruits : provoquer, railler avec une ironie mordante le manque de courage de Fabius. Celui-ci, tout simplement, ne répond pas.
12 « Dum altercationibus magis, quam consiliis tempus teritur… » (Tite-Live, 1831, p. 335).
13 Voir aussi le discours de Paul Émile, qui résume la vertu de Fabius dont il se veut le continuateur, XXII, 44, p. 207.
14 « … qui bellum ratione, non fortuna, gereret » (Tite-Live, 1831, p. 262).
15 Stratégiquement ce n’est pas une constante que la temporisation soit favorable. La stratégie de résistance de Fabius ne sera plus de mise lorsque Scipion l’Africain prendra le sens des temps politiques et prônera l’action, contre l’avis de Fabius.
16 Fabius Maximus, I, 5, p. 357 ; XVII, 5-7, p. 374 : Plutarque ajoute la faveur des dieux, dans un style religieux qui lui est propre.
17 Machiavel décrit tous les événements si bien saisis.
18 Jean-Claude Monod évoque la possibilité anarchisante d’une représentation apocalyptique et l’invention du délai jusqu’au jugement pour l’éviter (Monod, 2003). Par ailleurs on peut penser, dans le sens de l’indifférentisme, au « je préfère ne pas » de Bartleby de Melville.
- CLIL theme: 3133 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Philosophie -- Philosophie contemporaine
- ISBN: 978-2-406-11097-2
- EAN: 9782406110972
- ISSN: 2271-7234
- DOI: 10.15122/isbn.978-2-406-11097-2.p.0059
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 02-01-2021
- Periodicity: Biannual
- Language: French
- Keyword: Fabius Cunctator, Livy, delay, public virtue, crisis, Second Punic War