Empirical ethics, medical decisions, and field philosophy A normative approach and the position of the researcher
- Publication type: Journal article
- Journal: Éthique, politique, religions
2019 – 2, n° 15. Le terrain en philosophie, quelles méthodes pour quelle éthique ? - Author: Spranzi (Marta)
- Pages: 93 to 112
- Journal: Ethics, Politics, Religions
Éthique empirique, décision médicale
et « philosophie de terrain »
Approche normative et positionnement du chercheur
L’« éthique empirique » est désormais thématisée comme un champ de recherche à part entière, notamment dans le domaine de la santé ; on parle alors plus précisément de « bioéthique empirique ». Alors que la « philosophie de terrain » – dans ses dimensions épistémologique, ontologique, argumentative et conceptuelle – devient un champ de recherche interdisciplinaire à part entière, l’éthique a été la première branche de la philosophie à être explicitement reliée à des observations et des enquêtes empiriques et la médecine a constitué un des terrains privilégiés auxquels se sont consacrés les philosophes. En effet, la recherche biomédicale a été un des premiers domaines dans lesquels l’éthique a été appliquée à des champs d’action précis et organisés ; elle a été suivie de près par l’éthique de l’environnement, l’éthique des affaires, l’éthique de la guerre, etc. Comme l’indique le titre d’un article de Stephen Toulmin, philosophe très impliqué dans les premières réflexions associées à la naissance de la bioéthique comme champ d’activité et de recherche, « la médecine a sauvé la vie de l’éthique1 », et ce dans un double sens. Dans un premier temps, les questions posées par la médecine ont permis à l’éthique de retrouver son lien essentiel avec la réalité de l’action pratique. Dans un deuxième temps, l’éthique biomédicale a inauguré, dans le champ de la philosophie le rapprochement avec les outils de recherche empirique utilisés dans les sciences sociales telles que l’anthropologie et la sociologie. À ce titre, il est important de s’intéresser à la bioéthique empirique, ses écueils, ses atouts et ses différentes modalités, afin d’éclairer le domaine plus large de la « philosophie de terrain ».
94Éthique et terrain
Alors que l’éthique est une des trois branches de la philosophie, avec la logique et la philosophie de la nature, elle a toujours eu une vocation « pratique ». Les théoriciens de l’éthique ont bien souvent puisé leur inspiration, qu’ils en fassent ou non mention, dans des situations historiques qui ont motivé la construction d’un nouveau cadre de pensée : la place de la religion pour Hume, les débordements du pouvoir politique et judiciaire pour les philosophes contractualistes de Locke à Hobbes. S’agissant des auteurs contemporains parmi les plus influents, l’existence des inégalités sociales a été l’une des principales motivations qui ont poussé John Rawls2 à reprendre et développer la notion de justice comme équité proposée par Aristote, et les défis posés par les sociétés multiculturelles constituent un horizon indispensable pour comprendre les approches communautaristes d’auteurs tels que Charles Taylor3 et Alasdair MacIntyre4. Pour d’autres auteurs classiques, toutefois, l’éthique est très explicitement éloignée des problématiques particulières et concrètes relatives aux exigences de l’action. G.E. Moore, par exemple, auquel on doit l’idée que le bien ne peut pas être défini par des propriétés naturelles, écrit que « le but premier de l’éthique est la connaissance, non la pratique5 » ; de même, pour Henry Sidgwick6, le but de l’éthique n’est pas l’action mais l’établissement de jugements valides sur lesquels fonder notre action. Mieux, pour C.D. Broad, il existe un clivage infranchissable entre théorie et pratique :
Il n’est pas davantage possible d’apprendre à agir correctement en faisant appel à la théorie éthique de l’action correcte que de bien jouer au golf 95en faisant appel à la théorie mathématique de la trajectoire de la balle de golf7.
Chez ces auteurs, l’éthique est souvent centrée sur la discussion de dilemmes abstraits et fictifs plutôt que sur des questions relatives à des situations réelles, qu’elles soient personnelles ou politiques. Or, la « philosophie pratique », comme l’éthique est traditionnellement appelée, ne concerne pas seulement le jugement (« qu’est-ce qu’une action bonne ? »), mais également la décision, ce qui clôt le processus de délibération, incarne le jugement et concrétise ainsi le passage à l’acte qui lie la vie contemplative à l’engagement dans le monde. Les décisions médicales de plus en plus complexes et dans lesquelles le « bien » est difficile à cerner, ont donc convoqué l’éthique comme outil de discrimination entre l’acceptable, le préférable et le souhaitable d’un côté, et l’inacceptable, l’interdit et le nuisible de l’autre. Les premiers auteurs qui se sont occupés de bioéthique, comprise comme une discipline appliquée, se sont attachés à évaluer l’acceptabilité éthique de certaines pratiques controversées – l’avortement, l’euthanasie, l’arrêt de traitement, l’assistance médicale à la procréation – et à déterminer les conditions de cette acceptabilité. Ainsi, au cours de cette première phase, telle ou telle approche théorique abstraite et générale était simplement « appliquée » aux données de terrain, afin d’arbitrer entre plusieurs options possibles, dans une démarche descendante (top down) et générale. Son ambition était de « trouver des solutions à des problèmes moraux d’une façon impartiale, libre de préjugés et non culturellement biaisée8 ». Daniel Callahan, l’un des fondateurs de la bioéthique, la définit comme « l’application de la théorie éthique aux dilemmes soulevés par la pratique de la médecine moderne, plus particulièrement de ceux que soulève l’application de nouvelles technologies9 ».
À partir des années 1980, et ce de façon plus novatrice, l’essor de la bioéthique a permis à l’éthique de devenir « empirique » au sens fort du terme, c’est-à-dire d’intégrer des éléments factuels à la 96réflexion normative : les faits ne sont plus des éléments distants et anecdotiques qui inspirent une réflexion normative, mais peuvent également contribuer aux raisons pour lesquelles un choix est fait ou une décision est prise ou bien suggérer l’évolution des normes en place. Ils sont établis par le biais des sciences sociales et validées par des méthodes qui ont fait leurs preuves dans ces domaines. L’éthique empirique est donc un nouveau domaine interdisciplinaire dans lequel l’objet d’étude, la pratique médicale, prend le pas sur les disciplines utilisées pour l’analyser et contribuer à sa compréhension : philosophes, juristes, sociologues, anthropologues et praticiens se rassemblent pour produire des analyses, des recommandations, voire des guidelines nouvelles. La bioéthique empirique est donc une véritable « discipline interdisciplinaire » : non seulement les données et les concepts propres à ces différentes disciplines doivent nécessairement être intégrés entre eux, mais cette intégration et cette interdépendance doivent être organisées, expliquées, justifiées, voire théorisées. La place du philosophe est d’autant plus pertinente que la dimension normative est essentielle à l’éthique empirique, et la distingue d’une approche sociologique purement descriptive : le but ultime des enquêtes de terrain ou du recueil des données empiriques est de réfléchir au cadre normatif, voir le mettre en cause en indiquant des évolutions possibles. De plus, les questions conceptuelles, qui sont un des domaines privilégiés de l’analyse philosophique, sont souvent essentielles afin de départager les questions normatives abordées dans la recherche empirique : s’il s’agit par exemple d’explorer par des entretiens qualitatifs quelles sont les caractéristiques d’une belle mort que recherchent les praticiens en soins palliatifs et comment le terme « mort naturelle » émerge, il sera utile pour cerner le sens exact que nos interlocuteurs donnent à ce terme, d’avoir une idée de sa sémantique complexe.
97Éthique appliquée, bioéthique empirique
et « sophisme naturaliste »
Ce qu’on a appelé le « tournant empirique » de la bioéthique10 se heurte, toutefois, à ce que voudrait un certain dogme philosophique selon lequel on ne peut pas dériver le devoir-être de l’être, une inférence qui est connue sous le nom de « sophisme naturaliste », et dont la paternité est attribuée à la fois à David Hume et à G.E. Moore11. Ce terme désigne le fait de vouloir tirer des conséquences normatives (le devoir être) à partir de prémisses purement descriptives (l’être) : dans la mesure où les normes auraient un mode de validation différent des faits, elles appartiendraient à un domaine entièrement différent et distinct, du point de vue à la fois ontologique, logique et sémantique. Au niveau ontologique, cette objection se heurte à la nécessaire interconnexion entre faits et valeurs12. Comme l’ont montré plusieurs auteurs, dont Hilary Putnam, certains concepts utilisés dans l’énoncé de principes éthiques sont « épais », en va ainsi du concept « cruel » tel qu’il figure dans la prescription : « Tu ne devrais pas commettre d’actions cruelles » ; ou du terme « digne » dans : « Tu devrais avoir un comportement digne ». Les concepts de ce genre échappent à la distinction philosophique traditionnelle entre faits et valeurs, dans la mesure où ils servent à la fois à décrire une action et à l’évaluer, négativement dans le cas de « cruel », positivement dans le cas de « digne ». Comme l’écrit Putnam :
Ce qui caractérise des descriptions tant « négatives » comme « cruel » que « positives » comme « courageux », « sobre » et « juste » est que pour pouvoir les employer avec discernement il faut être en mesure d’épouser par l’imagination un point de vue évaluatif13.
98Ce qui donne au concept « cruel » son « épaisseur » provient précisément du fait que son contenu descriptif (ce qu’est un comportement cruel) ne peut être dissocié de son évaluation (en quoi ce comportement est mauvais) : on ne peut à la fois dire d’un comportement qu’il est « cruel » et maintenir qu’il est digne d’éloge, comme le précise Putnam.
La question logique est plus difficile à dénouer. Dans un célèbre passage du Traité14, Hume rend compte de sa « surprise » lorsque, examinant certains systèmes éthiques dans lesquels les prémisses emploient les « habituelles copules est et n’est pas », il « ne rencontre [dans les conclusions] que des propositions reliées par un doit ou un ne doit pas15 ». Un tel passage, estime-t-il, est illégitime : ce n’est pas (simplement) parce que l’action A va engendrer du plaisir que je dois (ou je ne dois pas) agir ainsi ; ce n’est pas parce qu’il y a de la pauvreté dans le monde que je dois l’éradiquer ; et ce n’est pas parce que des gens préfèrent dire la vérité que je dois préférer dire la vérité. Il est évident que les données empiriques ne suffisent jamais à justifier un jugement moral ou l’importance d’une valeur éthique. Entendu ainsi, le sophisme naturaliste souligne une limite évidente à l’utilisation de données empiriques dans toute démarche normative, qu’elle soit théorique ou pratique. Il est clair que la justification d’un énoncé moral ne peut pas être entièrement empirique. Ainsi comprise, l’objection de Hume, telle qu’elle est couramment interprétée, est recevable, mais elle n’est que trop évidente. En revanche, sur la question de savoir si les données empiriques sont nécessaires, elle est muette. Elle nous laisse libres de nous demander si elles sont pertinentes et utiles, et à quelles conditions elles peuvent l’être. Or l’éthique empirique, dans aucune de ses versions, n’a la prétention de montrer que les données empiriques sont suffisantes pour établir le bien-fondé d’un jugement ou d’une norme morale : elle affirme seulement qu’elles sont utiles, voire nécessaires. L’argument de « la question ouverte » formulé par Moore vient à point nommé. Dans son Principia Ethica16, il affirme que toute définition empirique du bien est insatisfaisante puisqu’on peut toujours la questionner. Or, si l’on l’applique cet argument non à la définition du bien (qui n’est pas le 99but de l’éthique dans son lien avec l’action), mais au jugement moral, l’argument sémantique de Moore revient à exiger que l’on justifie le fait que certaines données empiriques soient pertinentes afin de fonder un jugement de valeur. Si une mère, par exemple, affirme : « Je demande l’arrêt du traitement parce que je pense que mon enfant n’a aucune chance d’être heureux », il est toujours non seulement possible, mais également souhaitable de se poser d’autres questions. Certaines sont normatives : « Pourquoi la possibilité du bonheur futur aurait-elle une importance si déterminante ? Pourquoi le handicap mental (ou physique) serait-il plus préjudiciable à la réalisation d’une vie heureuse ? » Mais certaines sont susceptibles de recevoir des réponses empiriques : « Qu’est-ce que signifie d’être heureux ? Quels sont les critères du bonheur ? ». Répondre à ces questions est non seulement utile mais nécessaire pour prendre une décision éclairée.
L’utilisation des données empiriques est d’autant plus légitime que l’on peut donner les raisons pour lesquelles elles contribuent à justifier un jugement moral, et que ces raisons sont elles-mêmes éthiquement acceptables. Une approche empirique de l’éthique répond donc parfaitement à l’injonction de Hume, du moins selon l’interprétation que Annette Baier a donné de son texte17. Hume affirme :
En effet, comme ce doit ou ne doit pas exprime une nouvelle relation ou affirmation, il est nécessaire qu’on la remarque et qu’on l’explique. En même temps, il faut bien donner une raison du fait, qui semble totalement inconcevable, que cette nouvelle relation peut être déduite des autres18.
En d’autres termes, l’interdiction de Hume de déduire le devoir-être de l’être peut s’entendre de façon faible, comme l’affirmation de la nécessité de donner les raisons pour lesquelles certains faits peuvent contribuer à justifier des jugements moraux ou des normes éthiques et de déterminer les modalités exactes de cette interaction. C’est précisément la raison pour laquelle il existe plusieurs approches empiriques de l’éthique.
100Différents types d’éthique empiriques
Comment définir la bioéthique empirique ? Malgré la diversité des dénominations et des définitions qu’on a pu leur donner dans le cadre de la bioéthique – éthique intégrée, symbiotique, contextuelle, naturaliste, expérimentale, etc. –, il est possible d’en donner une caractérisation générale. Tout un champ de réflexion est consacré à la question de savoir ce que signifie de faire de l’éthique génériquement « empirique », en intégrant à part entière les sciences sociales, d’autres « sciences normatives » (comme le droit et l’économie), et les sciences tout court. Une abondante littérature s’efforce de préciser ce qu’est une approche empirique de l’éthique. Une caractérisation négative, et donc relativement ouverte, en est proposée par Kwame Appiah dans un livre récent : « [Une telle approche] rejette l’autonomie de l’éthique, du moins dans ses versions les plus fortes. Elle nie que l’enquête sur la valeur puisse se passer de toute référence aux phénomènes qu’étudient les scientifiques, au système causal du monde matériel, aux cadres que nous impose notre nature19. ». D’autres définitions sont également négatives : une éthique « naturalisée » – un terme qui en l’occurrence renvoie également à un certain enracinement de l’éthique dans la réalité concrète –, « résiste à la tentation de la pureté propre à l’éthique philosophique » ; elle nous montre que « la moralité n’arrive pas dans le monde en provenance d’un “ailleurs” », et qu’il est impossible, outre que non souhaitable, de considérer une décision comme si elle dépendait du jugement d’un « observateur idéal20 ».
Mais plusieurs approches en ont donné une définition plus positive. En restreignant notre analyse aux méthode qualitatives de recueil des données, et parmi celles-là aux entretiens individuels avec les principaux acteurs de la pratique clinique – patients, proches, soignants –, j’en comparerai trois, par rapport à leurs buts respectifs : recueillir ce que les acteurs pensent d’une pratique ou d’une norme (« éthique pratique »), 101comprendre la façon dont les acteurs vivent une pratique (« éthique expérientielle »), pour ainsi dire de l’intérieur, et pour finir analyser les raisons que les acteurs ont pour s’engager dans une pratique et préférer telle ou telle décision qui les concerne au premier chef (« éthique heuristisque »). Après avoir brièvement esquissé les deux premières approches, je développerai l’approche « heuristique » de l’éthique que je pratique21.
a. L’« éthique pratique » constitue une éthique appliquée mieux informée des données du terrain, orientée par l’impératif de l’efficacité et de l’amélioration des pratiques.
Selon cette première conception, l’éthique doit viser à être mieux et plus complètement informée. Cette éthique pratique est une forme d’éthique appliquée plus performante ; elle vise à identifier des normes pertinentes pour les pratiques, et à les affiner les plus possible à partir des données du terrain. Dans cette première orientation, l’éthique empirique a donc un objectif résolument opérationnel : elle vise à nuancer les normes en vigueur pour qu’elles puissent remplir leur rôle d’encadrement et d’amélioration des pratiques. Dans ce contexte, les données empiriques, recueillies par les méthodes les mieux accréditées dans les sciences sociales, peuvent jouer plusieurs rôles22.
Une première fonction, très immédiate, de l’éthique pratique est de permettre une meilleure application des normes déjà en vigueur. Un exemple classique concerne l’évaluation empirique quantitative de variables ayant une importance éthique évidente : la compétence, la qualité de vie, la douleur, etc. À partir de données empiriques on peut construire et affiner des échelles quantitatives qui permettent de mieux savoir ce qu’il convient de faire pour respecter les normes éthiques telles que le principe de respect de l’autonomie, la bienfaisance et la non-malfaisance. Un autre exemple concerne la norme selon laquelle une information complète sur son état doit être communiquée au patient : elle peut être rendue plus efficace, et plus éthiquement adaptée, à partir des données psychologiques qui concernent, entre autres, les étapes d’assimilation d’une mauvaise nouvelle.
102Deuxièmement, les données empiriques vont être déterminantes pour évaluer les conséquences d’une décision, qu’elle soit individuelle ou collective, et établir dans quelle mesure elle est susceptible de promouvoir le bien-être. Toute approche conséquentialiste dépend en effet d’un calcul d’utilité qui, pour être fiable, doit tenir compte des données fournies par les sciences empiriques – les sciences sociales, de la sociologie à la psychologie et l’anthropologie, ou les sciences de la nature. Dans l’assistance médicale à la procréation par exemple, il revient aux équipes d’évaluer l’intérêt de l’enfant à naître qui est reconnu comme un des critères légaux qui peuvent motiver leur refus23. Plusieurs situations sont concernées par cette clause. Celles dans lesquelles un des membres du couple a une maladie mortelle à court terme interpellent par exemple régulièrement les équipes. On peut penser que des données statistiques ou psychologiques sur les difficultés ou le bien-être attendu des enfants orphelins éclaireraient ce débat. De même, dans un autre domaine, des données anthropologiques et sociologiques pourraient aider à déterminer dans quelle mesure une légalisation de l’euthanasie active pourrait avoir des effets sensibles de pente glissante, sur le plan tant conceptuel (banalisation de l’acte de tuer) que pratique (élargissement des indications, création d’une demande accrue).
Troisièmement, les données de terrain permettent soit d’identifier des problèmes nouveaux, soit de mieux cerner des problèmes déjà débattus, et suscitent de la sorte des interrogations éthiques inédites, susceptibles de déplacer les débats en cours et de conduire à de nouvelles hypothèses. En effet, identifier de nouveaux problèmes est une des fonctions essentielles de l’éthique appliquée : « Nous devons nous interroger sur l’importance réelle des problèmes qui nous semblent cruciaux et sur la possibilité que les débats actuels passent à côté d’autres problèmes moralement pertinents24 ». En s’efforçant de décrire avec précision des problèmes en cours, et de les explorer dans toutes leurs dimensions, l’éthique pratique 103peut permettre de détourner le regard d’une opposition franche et irréductible entre deux positions normatives opposées, et relancer ainsi la discussion sur d’autres bases. Un problème nouveau ou reformulé suscite à son tour des interrogations nouvelles et une nouvelle « enquête », au sens de Dewey : « la transformation contrôlée ou dirigée d’une situation indéterminée en une situation déterminée25 ».
b. L’« éthique expérientielle » s’appuie sur le ressenti des personnes concernées, et amène ainsi le débat normatif sur un terrain à la fois plus personnel et plus nuancé. Premièrement, l’éthique empirique au sens expérientiel du terme permet d’identifier les problèmes et les arguments éthiques tels que les acteurs principaux les perçoivent et les décrivent ; elle produit ainsi un effet de distanciation par rapport au discours abstrait de l’éthique appliquée. Ce repérage, à son tour, permet de changer l’orientation des discussions éthiques, en évitant de les construire sur des problématiques décalées par rapport aux préoccupations des personnes concernées. Cette approche répond également à une exigence éthique : en effet, dans le cadre d’une démocratie participative, les individus n’ont pas seulement de droits formels à recevoir certains services, ou à exprimer leurs opinions sur des pratiques, mais aussi et surtout à faire remonter dans la sphère publiques leurs propres expériences de ces pratiques telles qu’ils peuvent les apprécier eux-mêmes, pour ainsi dire à la première personne.
Cette première fonction de l’éthique expérientielle possède donc une dimension qualitative et subjective : elle permet de repérer et de porter dans le débat public non seulement ce que les personnes pensent d’une question particulière, et les arguments qu’ils mobilisent, mais également leur vécu et la façon dont certaines pratiques les affectent. Plusieurs auteurs ont explicitement adopté et défendu l’approche ethnographique comme une façon de connecter « le contexte moral et la réflexion éthique », en ancrant la réflexion dans le contexte de la vie morale des individus26. Un ethnographe en effet s’attache à décrire non les faits en tant que tels mais leur texture : « il pénètre dans l’espace 104quotidien ordinaire des processus moraux propres à un univers local27 ». Cette démarche ne permet pas d’identifier les problèmes en jeu, mais de modifier la perception qu’on peut en avoir, en adoptant la perspective interne des personnes concernées. Ce serait au tour de l’ethnographie de « sauver » l’éthique médicale des impasses – dues à l’échange d’arguments purement rationnels – et surtout de la pauvreté auxquelles a conduit le développement de l’éthique appliquée : « En enquêtant sur la manière dont les problèmes moraux sont perçus et construits par ceux qui en sont affectés et sur la manière dont ces gens tentent de les résoudre, et en évaluant ces tentatives, les études ethnographique parviennent à découvrir les formes disparates de la rationalité morale28 ».
L’éthique empirique au sens « expérientiel » du terme peut donc conduire à mettre en cause les approches théoriques établies, non en mettant au jour, pour les dénoncer, leurs soubassements idéologiques, mais en changeant le regard qu’on peut porter sur certaines pratiques à partir de l’expérience vécue. Un bon exemple nous est donné par trois anthropologues qui ont fait une étude sur des personnes qui ont vendu leur rein dans un village indien. Le débat sur la vente d’organes, écrivent-ils, est souvent « superficiel et réducteur » ; on parle de « droits individuels » et ces candidats potentiels à la transplantation sont dépeints comme « des individus sans visage, qui ne font qu’exercer leur droit à vendre un organe ». On ne sait rien de « ce que cela signifie pour eux et leur familles d’être obligé par les circonstances à vendre un rein29 ». L’étude met en évidence l’importance des relations familiales, ainsi qu’un sentiment fréquent de regret, même lorsque l’argent gagné a rempli sa fonction (le remboursement des dettes), et a fortiori lorsqu’il a été gaspillé. En donnant accès à des données de nature différente, plus riches, quoique moins étendues, voire discordantes entre elles, cette approche critique de l’éthique empirique permet de mettre au jour la complexité intrinsèque de certaines pratiques, et d’identifier des arguments inédits et des questions insoupçonnées.
105« Éthique heuristique », recherche empirique
et décisions médicales
Une approche « heuristique » de l’éthique vise à évaluer les « bonnes décisions » – ou les moins mauvaises – dans des cas singuliers, et surtout quand cette décision est controversée et implique un grave conflit de valeurs. Elle s’appuie sur la pratique de l’éthique clinique, et plus précisément sur l’expérience de la consultation d’éthique clinique : l’accompagnement en temps réel par des tiers neutres de la décision éthiquement difficile30. Ce que cette pratique nous enseigne est qu’une solution éthique ne procède pas d’un arbitrage abstrait entre différentes normes, ou entre ce que Joseph Raz appelle les valeurs idéales « facilitatrices » (enabling) (droits, liberté, bienfaisance, dignité, etc.). Elle doit procéder de que ce même auteur appelle les « valeurs incarnées » (life-building) des personnes concernées par une décision difficile31. Ces valeurs sont intrinsèquement liées aux pratiques et correspondent à ce qui nous motive à agir dans notre vie quotidienne et ce qui structure nos engagements et nos projets à plus long terme, en coordonnant une série d’actions : « une famille épanouie », « une mort apaisée », « une carrière réussie » en sont des exemples parmi d’autres. On pourrait objecter que ces valeurs « incarnées » sont susceptibles de recevoir plusieurs interprétations, selon les personnes concernées et les moments de la trajectoire de vie dans laquelle intervient la décision, et elles ne nous indiquent pas un chemin précis qui mènerait à leur réalisation. Mais cette ouverture potentielle constitue justement leur richesse et permet qu’elles puissent jouer le rôle si fondamental qu’elles ont dans notre vie morale : celle-ci ne consiste pas à nous conformer à des règles morales dictées par des instances extérieures, mais à retrouver dans nos activités et décisions quotidiennes le fil ténu de ces valeurs qui nous tiennent à 106cœur et à les réaliser dans nos engagement concrets. C’est d’autant plus vrai dans les décisions médicales qui engagent bien souvent des biens que nous considérons comme fondamentaux : la santé, les relations familiales, la vie32.
Cette approche « heuristique » de l’éthique peut être étendue de la résolution de cas singuliers à la recherche qualitative. Elle l’est effectivement : une série de décisions potentiellement conflictuelles dans un même contexte clinique font l’objet d’une analyse approfondie à partir d’entretiens avec les parties prenantes à cette décision, le plus souvent les patients, leurs proches, les médecins et/ou les soignants. Une recherche axée sur les déterminants de la décision médicale à partir des valeurs des personnes concernées par la décision médicale présente des avantages particuliers : elle relie l’éthique au domaine de l’action par opposition au simple jugement, et elle donne la parole aux véritables « experts éthiques », les personnes concernées. En revanche, elle pose des problèmes particuliers relatifs au positionnement éthique des chercheurs, du fait de son intrusion potentielle dans la décision à prendre (études prospectives) ou dans la reconstruction rationnelle à laquelle donnent souvent lieu ces décisions souvent cruciales pour les personnes (études rétrospectives). Voici quelques éléments supplémentaires pour illustrer chacun de ces trois points.
Premièrement, l’horizon clos de la décision singulière change de façon importante la manière dont le dilemme éthique se présente. La décision est souvent le premier pas en vue de sa propre mise en œuvre ; comme l’écrit Alain Berthoz dans un livre qui a fait date et qui porte sur les fondements neurologique de la décision : « Une décision implique une réflexion, bien sûr, mais elle porte déjà en elle, tout en intégrant les éléments du passé, l’acte sur lequel elle débouche33 ». De plus, la décision ne laisse de place ni à l’inaction ni à la réflexion indéfiniment étendue dans le temps : une non-décision est déjà une décision dans la mesure où elle va affecter l’avenir d’un patient, et changer de façon irréversible la réalité. L’action médicale revêt toujours de fait une urgence relative : la pratique médicale renforce la dimension essentiellement pratique de l’éthique en la liant plus étroitement encore à l’horizon fermé de l’action. 107La recherche en éthique clinique renoue avec la tradition aristotélicienne de l’éthique, non seulement en ce qu’elle met au premier plan les circonstances particulières de l’action, et donc la casuistique, mais également et surtout parce qu’elle établit un lien consubstantiel entre jugement et action, et évoque dans la notion de « choix » comme « désir délibératif » (Éthique à Nicomaque, III, 5, 1113a11). Comme l’écrit un commentateur d’Aristote : « La phronèsis [sagesse pratique au sens d’Aristote] se caractérise par le fait qu’elle ne possède pas seulement la vérité pratique, mais qu’elle tend aussi à la mettre en pratique, mettant ainsi en harmonie la rationalité et le désir correct34 ». Les enjeux existentiels de l’éthique en médecine ne sont pas qu’hypothétiques, ils sont souvent réels au sens le plus littéral du terme : il en va souvent du bien-être, voire de la vie ou de la mort des personnes concernées par une décision médicale.
À ce propos, il existe des différences intéressantes entre la recherche qui se focalise sur la décision médicale avant qu’elle ne soit prise et celle qui interroge les personnes concernées une fois que les conséquences de la décision prise se sont vérifiées. Dans le premier cas, c’est le conflit de valeurs qui vient sur le devant de la scène, souvent aiguisé par l’enjeu vital de la décision. Ce conflit est la fois interne (que dois-je faire ?) et externe (je penche pour A et mon interlocuteur, par exemple un médecin, penche pour B) : on est dans une situation dans laquelle la balance des raisons est à l’équilibre, pour utiliser une métaphore leibnizienne35 et où le sentiment d’impasse est donc le plus grand. Or il faut arriver à ce que la décision mette fin au dilemme. Si on aborde l’éthique dans l’horizon de la décision, le conflit de valeur apparaît non comme un cas particulier et extrême de la vie morale, mais comme son essence même. Telle est précisément la conception défendue par le philosophe Stuart Hampshire, selon lequel « la moralité a sa source dans le conflit, dans l’âme divisée et dans les exigences contraires, et dans le fait qu’il n’existe pas de chemin rationnel qui mène de ces conflits à l’harmonie et à la garantie d’une résolution, et à une conclusion normale et naturelle36 ». Si, au contraire, comme dans les études rétrospectives, on demande aux acteurs de revenir a posteriori 108sur la décision prise et d’en évaluer les raisons, nous allons être confrontés à ce que le philosophe des sciences Imre Lakatos appelle, en référence au processus de validation d’un nouveau programme de recherche, une « reconstruction rationnelle » du passé37, qui permet de sortir de la « rationalité immédiate » : un nouveau programme de recherche est supérieur à l’ancien s’il réussit à reconstruire de façon plausible les acquis du passé. On pourrait arguer, dans une perspective sartrienne par exemple, qu’il en va de même sur le plan existentiel. C’est à partir de l’état présent que la décision passée est évaluée ; en général la décision passée est considérée comme justifiée dans la mesure où elle a été à l’origine de l’état actuel des choses et que cet état est celui dans lequel il faut vivre tant bien que mal. La dimension du regret est rare : on retrouve plutôt la conscience que d’autres chemins auraient été possibles mais que leur évaluation est désormais hors de portée puisqu’elle repose sur une expérience de pensée ou sur un contrefactuel : si la décision avait été différente alors je me trouverais dans une situation également très différente. Contrairement donc aux entretiens antérieurs à la prise de décision, ceux qui ont lieu après nous donnent accès aux valeurs qui ont motivé la décision à partir des engagements actuels de la personne, ce qui constitue une justification implicite de la décision prise. Le jugement exprimé sur ce qui s’est passé est souvent plus détaché de la situation, et donc plus semblable à celui qu’un tiers aurait pu formuler.
Il n’en reste pas moins, et c’est le deuxième point, qu’une légitimité particulière s’attache à ce qu’expriment les personnes concernées, du fait qu’ils sont des experts d’éthique38. On associe souvent la notion d’expertise avec celle de neutralité et de détachement. Et rien ne semble plus éloigné de ce positionnement théorique que les « personnes concernées » par une décision médicale critique, ce qui semblerait les disqualifier d’emblée de toute prétention à une forme d’expertise. Mais à y regarder de plus près, les personnes concernées par une décision critique ne sont pas à proprement parler intéressées, au sens courant du terme de qui cherche à poursuivre un but précis, en essayant égoïstement de tirer un profit personnel d’une décision qui le concerne. Les décisions médicales sont 109rarement le résultat de la recherche d’un avantage propre aux dépens des autres, mais reposent le plus souvent sur la quête sans espoir d’un bien-être pour soi-même et les êtres chers, sur fond d’une situation tragique, souvent à de multiples égards.
La caractérisation des personnes concernées par une décision critique comme des experts éthiques se justifie surtout par le fait que la situation de dilemme force une personne à habiter complètement la forme de vie morale, faites de valeurs, d’arguments, et de sentiments moraux, qui est la sienne, et qu’il connaît donc mieux que quiconque. Cette connaissance à la première personne est renforcée par le processus critique auquel la personne se livre en envisageant plusieurs décisions possibles – processus est à la fois intra- et interpersonnel dans la mesure où les déterminants de la décision ont été non seulement réfléchis et évalués lors d’un dialogue approfondi avec soi-même, mais également discutés avec d’autres personnes. Les jugements à la première personne sont moins dépendants des effets de langage ou de cadrage que ne le sont les jugements des tiers sur l’action d’autrui : alors que les termes utilisés pour les exprimer sont souvent très spécifiques, ils sont plus « robustes » que des jugements énoncés par des personnes qui évaluent une décision possible de façon abstraite.
En dernier lieu, les personnes concernées par une décision critique déploient des concepts de façon créative, en établissant un lien direct entre les « valeurs incarnées » qui les animent et leur réalisation concrète dans une décision particulière.
Troisièmement, le fait de choisir comme sujet de recherche la décision médicale interroge de façon aigüe le positionnement éthique du chercheur. En effet, sa place de tiers est particulièrement délicate dans la mesure où les entretiens de recherche eux-mêmes sont susceptibles soit d’influencer la décision qui sera prise, soit de conditionner la « reconstruction rationnelle » qui est faite du processus décisionnel et de l’aboutissement auquel il a donné lieu. Dans les deux cas, le fait d’intervenir en tant que chercheur dans une situation émotionnellement difficile liée à une décision médicale critique est susceptible de modifier le cours des choses. La recherche en éthique empirique au sens heuristique du terme est donc toujours dans une certaine mesure une recherche-action, et nécessite une réflexion éthique à part entière.
Une première question méthodologique est donc la suivante : comment garantir l’objectivité et la fiabilité des données issues de la recherche si 110celle-ci comporte une intervention qui est susceptible de modifier in fine la décision prise ou sa reconstruction rationnelle ? Une réponse possible réside dans la procédure suivie : l’idée est qu’en multipliant les regards disciplinaires et individuels sur les mêmes données, on regagne l’objectivité perdue par le fait d’entrer intimement en dialogue avec les personnes concernées.
Une deuxième question méthodologique est encore plus difficile : il s’agit de savoir comment concilier le principe éthique de « ne pas nuire » avec la nécessité pour des chercheurs d’assurer une certaine exhaustivité des données recueillies. En effet, dans les entretiens qui concernent une décision à la fois grave et intime, les personnes interviewées sont souvent dans un état émotionnel fragile et les questions posées risquent de les affecter négativement. On se doit donc dans ces cas de ne les interroger qu’avec tact, voire de s’interdire de poser certaines questions. Une réponse du moins provisoire à ce dilemme consiste à définir l’exhaustivité de façon contextuelle : il est possible d’intégrer dans l’analyse des données recueillies les réactions émotionnelles des personnes au-delà de ce qu’elles expriment, et de les prendre en compte comme une donnée parmi d’autres. Ainsi, la douleur et la colère que manifesterait un proche en se remémorant les conditions de décès du patient peuvent être considérées comme une donnée fondamentale du point de vue éthique : au-delà des mots utilisés ou des réponses données, il est clair que ces manifestations sont le symptôme qu’à ses yeux un principe éthique fondamental a été violé. Une question telle que : « Comment avez-vous vécu le décès de votre proche ? », apparaît en la circonstance aussi mal placée qu’inutile. En revanche, l’entretien visera à préciser les raisons de ce sentiment de détresse morale forte exprimé pendant l’entretien, ce qui est parfois susceptible d’apaiser la personne.
Conclusions
L’influence de Wittgenstein, les travaux d’Elizabeth Anscombe39, le renouveau de la tradition pragmatique se sont conjugués pour donner à la « philosophie pratique » le primat sur la philosophie théorique. Aristote, écrit Stephen Toulmin, en se référant à l’essor de la bioéthique, a remplacé 111Platon40. Dans le sillage de John Dewey, l’éthique est devenue la discipline anthropologique par excellence : « La morale est en réalité le plus humain des sujets, celui qui est le plus proche de la nature humaine. Elle est indéracinablement humaine41 ». Une part importante de la réflexion éthique contemporaine est en effet consacrée à rechercher une réponse à des questions pratiques : Que dois-je décider ? Qu’est-il est bien de faire ? Quelle politique est-elle meilleure ? – plutôt qu’à des questions théoriques telles que : Comment peut-on définir le bien ? Quels en sont les critères ? L’objectif premier d’une démarche d’éthique empirique est « socratique et prophétique » plutôt que théorique : « Critiquer, discuter et mettre en garde d’un côté, identifier et promouvoir des valeurs qui valent la peine d’être poursuivies de l’autre42 ».
Mais la volonté d’établir une réflexion éthique à partir de fondements empiriques rigoureux n’entraîne pas nécessairement une forme de « positivisme empirique » qui succomberait à l’illusion que toutes les questions éthiques peuvent et doivent être tranchées en faisant exclusivement appel à des données fournies par les sciences sociales. Au contraire, comme l’affirme Arthur Caplan dans une discussion critique du « tournant empirique » en bioéthique43 : « Pour tout problème éthique pour lequel on dispose de données suffisamment riches pour mettre sur la voie d’une solution, il en fleurit cent pour lesquels les données n’y suffisent pas44. ». Ce n’est pas parce que les énoncés normatifs sont intrinsèquement faillibles que les controverses éthiques sont inutiles. Pour autant, le fait qu’il ne sera jamais possible de résoudre de façon définitive des controverses éthiques ne signifie pas qu’elles soient inutiles, comme l’écrit encore le philosophe Hilary Putnam : « La solution ne consiste ni à renoncer à la possibilité même de la discussion rationnelle, ni à rechercher un point archimédien, une “conception absolue” extérieure à tous les contextes et à toutes les situations problématiques, mais comme 112l’a enseigné Dewey tout au long de son existence – à mener l’enquête, à débattre et à essayer, de manière coopérative, démocratique et, plus que tout, en laissant ouverte la possibilité qu’on se trompe45. ».
Contrairement à ce qu’on pourrait craindre, l’éthique empirique, quelle que soit sa définition, promeut indirectement une forme de modestie normative, voire de scepticisme modéré. Cette posture contraste avec le dogmatisme qui affecte parfois l’éthique appliquée au sens traditionnel du terme, laquelle prétend imposer un devoir-être présupposé comme justifié a priori, à un être qu’elle entend soumettre à ses injonctions46. L’attitude de modestie normative dont font preuve les différentes formes d’éthique empirique est due au fait que la question de la justification des normes est explicitement posée, et non, comme c’est souvent le cas dans l’éthique appliquée, donnée pour acquise à partir de certaines prémisses théoriques, ce qui ouvre davantage la voie à une remise en cause qu’à une confirmation. De plus, du fait de son interdisciplinarité constitutive, l’éthique empirique, dans ses différentes formes – pratique, existentielle ou heuristique –, requiert une connaissance fine des contextes de l’action, ce qui contribue à nuancer considérablement les réponses normatives aussi bien dans leur portée que dans leur prétention à la vérité. La « philosophie de terrain » toute entière pourrait peut-être tirer profit de cette leçon que le développement de l’éthique empirique a pu nous suggérer.
Marta Spranzi
Université de Versailles
Saint-Quentin en Yvelines
1 Stephen Toulmin, « How medicine saved the life of ethics », Perspectives in Biology and Medicine, 25(4), 1982, p. 736-750.
2 John Rawls, A Theory of Justice, Cambridge, MA, Harvard University Press, 1971 ; 3e éd. 1999 ; trad. fr. de Catherine Audard, Théorie de la justice, Paris, Seuil, 1987.
3 Charles Taylor, Multiculturalism and “The Politics of Recognition”, Princeton, Princeton University Press, 1992 ; trad. fr. Multiculturalisme : Différence et démocratie, Paris, Aubier, 1994.
4 Alasdair Macintyre, After Virtue, Notre-Dame. University of Notre Dame Press, 1984.
5 G.E. Moore, Principia Ethica, Cambridge, Cambridge Univ. Press, 1903, p. 20 ; Dover publications, 2004, trad. fr. de M. Gouverneur, revue par R. Ogien. Paris, Presses Universitaires de France, 1998.
6 Henry Sidgwick, The Methods of Ethics, London, Macmillan, 1874.
7 C.D. Broad, Five Types of Ethical Theory, London, Routledge & Kegan Paul, 1930, p. 285.
8 Pascal Borry, Paul Schotsmans & Kris Dierick, « The Birth of the Empirical Turn in Bioethics », Bioethics, 19(1), 2005, p. 49–71, p. 59.
9 Cité dans : C.L. Bosk, « Ethicist available : logical, ethical, friendly », Daedalus, 128, 1999, p. 47-68, p. 56.
10 Pascal Borry, Paul Schotsmans et Kris Dierick, « The Birth of the Empirical Turn in Bioethics », op. cit.
11 Voir sur ce point l’article de Ruwen Ogien « Normes et valeurs » dans : M Canto-Sperber (dir.), Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale, Paris, PUF, 1996.
12 Voir à ce propos C. Leget, P. Borry, R. de Vries, « “Nobody tosses a dwarf !”. The relationship between the empirical and the normative reexamined », Bioethics 23/4, May 2009, p. 226-235.
13 Hilary Putnam, « The entanglement of fact and value », The Collapse of the Fact-Value Distinction and Other Essays, Cambridge, MA : Harvard University Press, 2004, p. 39. Italiques dans l’original.
14 David Hume, A Treatise of Human Nature, Londres, 1738-1740 ; trad. fr. de Michel Malherbe, Traité de la Nature Humaine, dans : Œuvres philosophiques, Paris, Vrin, 1973-1974, III.1.1.
15 David Hume, loc. cit.
16 G.E. Moore, Principia ethica, 1903 ; tr.fr., Paris, PUF, 1998.
17 A.C. Baier, « Hume’s own ‘ought’ conclusion » dans : Charles R. Pigden (dir.), Hume on ‘Is’ and ‘Ought’, Houndmills, Palgrave Macmillan, 2010, p. 49-64, p. 63.
18 Traité, op. cit., 3.1.1.27 ; c’est moi qui souligne.
19 Kwame Anthony Appiah, Experiments in Ethics, Cambridge, MA, Harvard University Press, 2008, p. 184.
20 Marion Walker, « Introduction », dans : H. Lindemann, M. Verkerk, M. Walker (dir.) Naturalized Bioethics, Cambridge, Cambridge University Press, 1998.
21 J’ai développé cette approche dans un livre récent : Le travail de l’éthique. Décision clinique et intuitions morales, Bruxelles, Mardaga, 2018.
22 Dieter Birnbacher, « Ethics and social science : which kind of cooperation ? », Ethical Theory and Moral Practice, 2(4), 1999, p. 319-336.
23 « L’assistance médicale à la procréation ne peut être mise en œuvre par le médecin lorsque […] le médecin, après concertation au sein de l’équipe pluridisciplinaire, estime qu’un délai de réflexion supplémentaire est nécessaire aux demandeurs dans l’intérêt de l’enfant à naître » Art 152-10, Lois de la bioéthique, 1994, 2004, 2011.
24 Onora O’Neill, « How can we individuate moral problems ? », Bowling Green Studies in Applied Philosophy, vol. 6 (1984), p. 104-119 ; trad. fr. (modifiée ici) « Comment peut-on identifier les problèmes moraux ? », dans : L.K. Sosoe (dir.) La vie des normes, l’esprit des lois, Paris, L’Harmattan, 1998, p. 213-230, p. 216-217.
25 John Dewey, Logic. The Theory of Inquiry, New York,Holt, Rinehart and Winston, 1938 ; trad. fr. de Gérard Deledalle, Logique. La théorie de l’enquête, Paris, PUF, 1967, rééd. 1993, p. 169.
26 Arthur Kleinman, « Moral experience and ethical reflection : can ethnography reconcile them ? A quandary for the “new bioethics” », Daedalus, 128(4), 1999, p. 69-97, p. 76.
27 Ibid., p. 77.
28 Barry Hoffmaster, « Can Ethnography Save the Life of Medical Ethics ? », Social Science of Medicine 35(12), 1992, p. 1422-1432, p. 1426.
29 Farhat Moazam, Riffat Moazam Zaman, Aamir M. Jafarey, « Conversations with kidney vendors in Pakistan. An ethnographic study », Hastings Centre Report, 39(3), 2009, p. 29-44, p. 30.
30 La méthode utilisée pour la consultation d’éthique clinique, telle qu’elle est pratiquée au Centre d’éthique clinique de l’AP-HP (http://ethique-clinique.aphp.fr/) a été décrite et comparée à d’autres méthodes similaires au niveau international dans un article collectif : Véronique Fournier, Marta Spranzi, Laurence Brunet et Nicolas Foureur “The « commitment model » for clinical ethics consultations : society’s involvement in the solution of individual cases”, The Journal of Clinical Ethics, 2015, 26(4), 286-296.
31 Joseph Raz, The Practice of Value, Oxford, Clarendon Press, 2003, p. 28.
32 Dans son ouvrage Raisons, bonnes raisons (Paris, PUF, 2003) le sociologue Raymond Boudon dans le cadre de sa défense de l’individualisme méthodologique, a mis au centre de sa réflexion les valeurs des personnes concernées dans leur interaction avec les valeurs sociétales.
33 Berthoz, Alain, La décision, Paris, Odile Jacob, 2003, p. 12.
34 Carlo Natali, The Wisdom of Aristotle, Albany, State University of New York Press, 2001, p. 13.
35 Dascal, M. (2005) « The Balance of Reason », dans : Vanderveken D. (eds) Logic, Thought and Action. Logic, Epistemology, and the Unity of Science, vol 2. Springer, Dordrecht.
36 Stuart Hampshire, Morality and Conflict, Cambridge MA, Harvard University Press, 1983 p. 152.
37 Lakatos, Imre (1976), The Methodology of scientific research programs, Cambridge : Cambridge University Press, 1986 ; trad. fr. partielle, Histoire et méthodologie des sciences, Paris : PUF, 1994.
38 V. Fournier, « L’expert et l’expertise en éthique dans le monde de la santé », Le Débat, 2013.
39 G.E.M. Anscombe, « Modern moral philosophy », Philosophy, 33 (124), 1958, p. 1-19.
40 Stephen Toulmin, « The recovery of practical philosophy », The American Scholar, 57 (3), Summer 1988, p. 337-352.
41 John Dewey, « Human nature and conduct », 1922, dans J.A. Boydston (dir.), The Middle Works of John Dewey, 1899-1924, Carbondale, Southern Illinois University Press, 1988, p. 204-205.
42 Ibid., p. 16-17.
43 Pascal Borry, Paul Schotsmans & Kris Dierick, « The Birth of the Empirical Turn in Bioethics », op. cit.
44 Arthur L. Caplan, « Facts alone will not suffice for the field of bioethics », The Good Society, 19(1), 2010, p. 16-17.
45 H. Putnam, Op. cit., p. 45.
46 Sur le dogmatisme, voir Robert Zussman, « The contribution of sociology to medical ethics », Hastings Center Report, 30, 2000, p. 7-11.
- CLIL theme: 3133 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Philosophie -- Philosophie contemporaine
- ISBN: 978-2-406-10144-4
- EAN: 9782406101444
- ISSN: 2271-7234
- DOI: 10.15122/isbn.978-2-406-10144-4.p.0093
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 03-18-2020
- Periodicity: Biannual
- Language: French
- Keyword: Empirical bioethics, qualitative research, medical decision making, clinical ethics, naturalistic fallacy