Travail, matière et imagination Pour une analyse bachelardienne de la praxis laborante
- Publication type: Journal article
- Journal: Éthique, politique, religions
2018 – 2, n° 13. Imaginaire et praxis. Autour de Gaston Bachelard - Author: Pierron (Jean-Philippe)
- Pages: 147 to 167
- Journal: Ethics, Politics, Religions
Travail, matière et imagination
Pour une analyse bachelardienne de la praxis laborante
Si l’on veut prendre une vue un peu synthétique du travail humain, c’est en se référant aux matières travaillées qu’on aura le plus de garantie de n’en laisser échapper aucun caractère. […] Toute analyse matérialiste du travail se double d’une analyse énergétique.
Gaston Bachelard1
Si les analyses de Bachelard consacrées au travail, dans sa triple dimension d’un rapport à soi, aux autres et au monde sont éparses, c’est à l’actualité et l’originalité de ses analyses, notamment dans sa façon de nouer imagination et praxis dans leurs relations avec l’humain au travail que nous voudrions nous intéresser. Une expression ferme de cette hypothèse tient à un propos que le philosophe a consacré au travail dit manuel, plus largement au travail des matières, qui nous servira de guide.
Dans le travail de la matière il y a, me semble-t-il, une étroite union des deux facultés qu’on aime volontiers, qu’on donne volontiers comme contraires : l’imagination et la volonté. L’imagination matérielle fait vraiment une synthèse de l’image et de la force ; elle n’est plus une simple faculté d’évasion ; elle nous apporte des images et des progrès et des projets qui séduisent vraiment la volonté2.
Nous voudrions montrer que cette proposition, offrant à l’imagination une place centrale, donne de repenser ce qu’est la créativité au travail, 148non par opportunisme néolibéral soucieux de capter toutes les énergies du travailleur, mais comme un élément essentiel, rétif à toute forme de domination externe. Sachant l’emprise de la machine, le déploiement du processus taylorien accéléré par un économisme violent et aliénant, il s’agit, se concentrant sur les relations entre imagination et travail, de redécouvrir le potentiel humanisant du travail. Ne peut-on, dans cet esprit dégager alors, sinon une philosophie du travail du moins une philosophie de l’homme au travail propre à Bachelard, éclairante pour notre temps ? En s’attachant à la cosmicité du métier, à la valorisation des matières, à la reconnaissance de l’imagination active et en prêtant attention aux rythmes, Gaston Bachelard ne permet-il pas d’éclairer ainsi quelques difficultés éthiques et politiques liées aux formes contemporaines du travail ?
L’actualité d’une interrogation :
l’imagination bridée du travailleur
Bachelard n’affronte pas la question du travail de façon directe. On trouve certes, sous sa plume, quelques formules célèbres consacrées au travail dans le milieu scientifique. Ainsi, ce chapitre dans Le rationalisme appliqué, qui prend le ton d’un manifeste pour une internationale des travailleurs lorsqu’il parle de « l’union des travailleurs de la preuve3 » ; ou bien, dans une référence à la cité scientifique, cette rare convocation de Marx, pour dire combien, via la culture technique et le poids des ingénieurs, « la nature est mise sous le signe de l’homme actif, de l’homme inscrivant la technique dans la nature4 ». Mais Bachelard n’appréhende pas frontalement le travail dans sa dimension sociopolitique. Il ne le fait pas plus lorsqu’il s’agit de sa dimension d’objectivation rationnelle de procédés ou de manières utilitaires qui font du travail un système complet d’utilités. Et quand il en aborde la dimension subjective et existentielle c’est dans une perspective tout à fait singulière, presque intempestive eu égard aux débats de son temps, et plus encore du nôtre. Ainsi cette 149formule majeure : « Le travail met le travailleur au centre d’un univers et non plus au centre de la société5 » signale-t-elle à la fois un décalage avec les analyses socio-politiques consacrées au travail dans sa dimension collective, et une singularité car il s’agit de penser originairement le travail dans ses relations avec la matière à partir d’un matérialisme poétique. Avec cette inflexion, Bachelard suggère une philosophie du travail qui est essentiellement une philosophie du travailleur. Au travail, l’humain est en travail. Mais cette poétique de la rêverie engagée dans son analyse du travail laisse perplexe, tant le rêveur parait dissoner d’avec le travailleur. Pourtant, c’est au retentissement psychique, au sens large, du travail, qu’il s’intéresse dans la perspective d’une théorie de la créativité générale. Aussi son analyse reconnaîtra-t-elle le rôle de la dimension créatrice de l’imagination. Elle en montrera la portée intensifiante mais surtout la portée énergisante aussi bien pour penser la volonté laborante que le repos. Au couple entendement/volonté que valorise le travail pensé du point de vue de l’ingénieur, et auquel aurait pu le préparer son attention à la phénoménotechnique que connaît bien l’ingénieur de laboratoire, Gaston Bachelard opposera le couple imagination/volonté envisageant le travail du point de vue de l’ergonome, et plus encore du travailleur6.
Il faut alors prendre la mesure du contraste entre cette valorisation bachelardienne de l’imagination au travail et sa dévalorisation, sinon disparition dans les formes contemporaines. En 1956, Georges Friedmann annonçait l’apparition d’un « travail en miettes ». Nous sommes, cinquante ans après, les contemporains d’une disparition du travail, d’un travail invisibilisé. Les travailleurs sont devenus des opérateurs et les métiers des activités. La productivité ultra-rationnalisée a pris le pas sur la créativité. La socialisation par le travail est extrêmement valorisée, à l’heure du chômage de masse, tandis que les liens de collaboration sont détériorés. Enfin, l’impact du travail sur le milieu écologique, en réduisant la nature à une carrière, engendre des effets contre-intuitifs dévastateurs. Cette invisibilisation du travail s’accompagne en contrepartie d’une visibilité malheureuse. Une attention nouvelle portée à la souffrance au travail, aux risques psychosociaux, aux maladies professionnelles, à 150l’épuisement professionnel jusqu’au burn out, aux conditions et au droit du travail explicitent, en creux, combien tout travail nous requiert dans la globalité de notre existence, imagination comprise. Le travail que l’on commande est un travail qui nous demande.
De fait, les analyses consacrées au travail contemporain, après le fordisme, le taylorisme et le toyotisme, sont sans appel. La sécularisation a fait disparaître l’idée de travail-vocation au profit de celle du travail-profession, la convention prenant la place de la profession de foi. La financiarisation de l’économie a fait disparaître la profession ou le métier au profit de l’activité. Le travail disparaît dans son unité intérieure profonde pour se diffracter en un ensemble d’activités que l’on peut recenser. Sous le règne de l’activité, le travail n’est plus un savoir-faire personnalisé, il est un procès transférable (délocalisable) et impersonnel. Il s’ensuit trois traits majeurs : a) une abstraction de la réalité matérielle au profit de la description des activités par quelques indicateurs chiffrés jugés déterminants ; b) la maîtrise du temps, par l’instauration d’un planning et d’une définition des tâches telle que le nombre des actes de travail à effectuer devient cadrée dans un temps déterminé a priori permettant d’inventer un comparable ; c) et enfin par une compétition spéculative – la mise en concurrence planétaire de tous les travailleurs unis, non dans une coopération mondiale mais dans une compétition où la rapidité d’exécution des uns est mise en compétition avec la compétitivité des autres par la grâce de référentiels et de labels uniformes7. Le travail est traduit dans un langage mathématique – la « gouvernance par les nombres » dont parle le juriste spécialiste du droit du travail Alain Supiot – et s’y dissout au profit d’un faisceau d’indicateurs et de pratiques d’évaluation ou de reporting très abstraites.
Plus particulièrement, la question des relations entre travail et imagination, sur laquelle nous nous concentrons parce qu’elle touche au cœur la dimension d’individuation, d’innovation et de socialisation engagée dans le travail, connaît aujourd’hui une actualité nouvelle, qui nous paraît assez puissante pour devoir solliciter à nouveaux frais une lecture de Bachelard, et engager ses analyses dans l’examen plus général des relations de l’imagination et de la praxis. En effet, dans ce qu’elle a d’individuant et d’éminemment intime, l’imagination des 151acteurs et leurs initiatives se trouvent attaquées par les formes nouvelles du travail qu’encouragent le néo-libéralisme et avec lui les pratiques du new management. Incitant à être entrepreneur de soi, il développe de nouveaux biopouvoirs, la gestion et la gouvernance prenant le pas sur l’invention et l’imagination, bridant les capacités des travailleurs devenant des « automates rationnels ». Sorte de négatif, la souffrance au travail et le travail malheureux ne cessent de redire combien, dans le travail, le travailleur s’engage « corps et âme » ; a contrario, combien réglementation, gestion et contrôle nient cette dimension, la concentration sur les tâches à effectuer délaissant les travailleurs qui les effectuent. La souffrance au travail manifeste tout ce que l’organisation scientifique du travail laisse en souffrance ! Aussi on ne sera pas surpris que de nombreuses analyses contemporaines replacent au cœur de la réflexion sur le travail, pour y remédier, les relations entre praxis et imagination. Venant d’horizon théoriques différents – de la relecture des analyses de Winnicott consacrées à la créativité et aux pathologies de l’imagination bridée à la théorie critique relatives aux formes tronquées de la reconnaissance au travail ; des analyses de Martha Nussbaum consacrées au rôle de l’imagination et du jeu dans le développement humain qu’elle définit comme des capabilités centrales à l’attention portée à la micro-créativité engagée dans le travail de care– toutes ces critiques tendent à penser dans un même mouvement imaginer, inventer et produire. Ce faisant, elles débusquent les formes aliénées ou déstructurées de la créativité engagées dans l’incorporation – le corps à l’ouvrage – qu’active la praxis laborante. L’activité protocolisée fait disparaître « l’art et la manière » propre à un métier. Mais le savoir-faire se réduit-il à la maîtrise d’un référentiel métier ? Ne doit-il pas plutôt s’entendre comme un « savoir y faire » incorporé par un existant, puisque l’humain travaillant est un existant engagé avec d’autres dans sa relation au monde ?
L’engagement de l’existant au travail ne relève pas que d’une simple adaptation aux contraintes du travail prescrit. Le travail vivant suppose, en plus de l’adaptation et de l’improvisation, une créativité (intériorité, inventivité, ingéniosité). C’est cette attention portée à la créativité qui justifie notre convocation des analyses de Bachelard, pourtant peu attendu sur ce terrain. Les analyses de Bachelard nous semblent pourtant précieuses pour plusieurs raisons : a) parce qu’elles se situent en amont des controverses socio-organisationnelles actuelles sur les relations entre travail 152et imagination et sur les nouvelles pathologies liées à l’organisation du travail, Bachelard, qui a donné à l’imagination une dimension productrice, peut permettre d’éclairer pourquoi la souffrance au travail est devenue une urgence à penser, son analyse étant moins une analyse politique du travail qu’une analyse poétique ; b) parce que son travail de philosophe des sciences l’a amené à penser l’intersection entre science et technique, sans mépris pour la rationalité ni exaltation de l’imagination, ses analyses consacrées au rationalisme appliqué peuvent faire comprendre, sans suspicion d’irrationnalisme, ce qui se perd dans la compréhension du travail lorsqu’on y privilégie la rationalisation aux dépends de l’imagination ; c) parce que Bachelard est un penseur des métiers de « haute cosmicité » (le forgeron, le potier, le pétrisseur, etc.), nullement nostalgique des « métiers d’antan » mais qui contraste avec le métier conçu du point de vue des ingénieurs, il convoque une analyse du métier non tronquée dans ce qu’elle suppose de prise en compte du rapport à soi, aux autres et aux matières qui peut, à sa façon, servir d’étalon de mesure pour évaluer des analyses et des mises en œuvre du travail amputées en leur poétique ; d) parce qu’enfin son attention à l’imagination matérielle replace au centre l’attention aux matières, dans leur dimension poétique, les rendant irréductibles à de simples matériaux manipulables indifféremment, il redonne au travail sa portée d’articulation de l’humain avec la nature, que retrouve aujourd’hui la préoccupation engagée dans la transition écologique. Nous nous approchons alors de la découverte bachelardienne d’une imagination comme capacité à ouvrir des possibles, et comme disponibilité à approfondir la cosmicité des matières qui pourrait justifier une théorie de l’action au risque de l’imagination.
Ni l’homo faber bergsonien,
ni la condition ouvrière weilienne :
l’onirisme du travailleur
Gaston Bachelard n’est pas connu pour ses analyses consacrées au travail. Il écrit pourtant, dans un début de xxe siècle qui vient de créer L’Internationale communiste ou IIIe Internationale ouvrière (1919-1943), 153sans que sa conception matérialiste du travail soit celle du matérialisme dialectique. Il est le témoin de l’organisation scientifique du travail qui se met en place, si l’on pense à la publication par Frederick Winslow Taylor en 1911 de ses Principles of Scientific Management visant non seulement l’amélioration du rendement mais celle de la productivité par la double division verticale (séparation entre la conception et la réalisation) et horizontale (parcellisation des tâches) du travail ; ainsi qu’au fordisme. Il est difficile de ne pas penser que c’est à cette organisation du travail que Bachelard désigne lorsqu’il parle du travail devenu un système complet d’utilité, ou bien encore lorsqu’il écrit :
L’ère scientifique où nous vivons nous éloigne des a priori matériels. En fait, la technique crée les matières exactes répondant à des besoins bien définis. Par exemple la merveilleuse industrie des matières plastiques nous offre maintenant des milliers de matières aux caractéristiques bien déterminées, instituant un véritable matérialisme rationnel8.
Mais, on remarquera ici que Bachelard se concentre sur l’onirisme des matières, la domination de matières exactes engendrant une uniformisation des objets produits9 plutôt qu’il ne se concentre sur une critique éthique et politique massive de la division du travail ou du sort fait à la condition ouvrière. Cette attention à l’imagination matérielle servira également de point de démarcation entre Bachelard et deux grandes figures françaises dont il est le contemporain, qui élaborèrent une analyse originale du travail : Henri Bergson théorisant l’homo faber ; Simone Weil promotrice d’une « civilisation de la spiritualité du travail ». En le situant relativement à ces deux auteurs, à partir de la place et de la part faite à l’imagination, nous pouvons faire apparaître la singularité de son propos. De fait, concernant ces deux auteurs, soit il s’y oppose dans le cas de Bergson ; soit il l’ignore, Simone Weil n’ayant rien publié de son vivant.
C’est dans La terre et les rêveries de la volonté, au chapitre ii « La volonté incisive et les matières dures », que Bachelard développe une critique sévère de l’homo faber :
154Il faut n’avoir jamais tenu une lime en main pour caractériser la psychologie de l’homo faber par la seule finalité d’un modèle géométrique10…
Bergson avait promu, dans des pages majeures de L’évolution créatrice opposant l’intelligence et l’instinct, l’intelligence fabricatrice. Suggérant que les analyses des préhistoriens devraient nous inciter surtout à nous définir moins comme homo sapiens que comme homo faber, Bergson écrivait ainsi :
En définitive, l’intelligence, envisagée dans ce qui en paraît être la démarche originelle, est la faculté de fabriquer les objets artificiels, en particulier des outils à faire des outils, et d’en varier indéfiniment la fabrication11.
Dans l’exploration des formes de vie, l’intelligence humaine déploie ainsi une solution d’adaptation via la médiation instrumentale différente de l’immédiate adaptation de l’instinct. Avant d’évoquer ce qui fait le point de rupture entre Bachelard et Bergson quant à leur conception du travail, notons tout d’abord qu’au début du xxe siècle, ils font partie des philosophes pour lesquels l’homme de la préhistoire doit faire l’objet d’une méditation philosophique, particulièrement concernant la créativité. Nous avons depuis un siècle délégué la réflexion sur l’homme du paléolithique soit aux préhistoriens soit à l’ethnologie comparée, alors que ce qui s’y engage, c’est bien une méditation sur l’humanité de l’homme comme existant, dans son activité de création technique ou artistique12. C’est à cette hauteur que tous deux installent leur réflexion sur ce qui, anthropologiquement, s’engage dans l’intelligence au travail, qui peut aussi être une imagination en travail. Ainsi tous deux convoquent-ils les travaux des préhistoriens dans leurs analyses, mais très vite la différence se fait sentir. Là où Bergson va y trouver un des éléments pour penser la ligne continue d’une évolution inventive de combinatoire de formes en vue d’une géniale adaptation au milieu, – l’homo habilis sera bientôt l’expression physique de cette figure métaphysique qu’est l’homo faber –, Bachelard trouve du discontinu. Dans le travail du préhistorien Leroi-Gourhan, attentif aux techniques comme traduction à chaque fois 155spécifique d’une intelligence des matières – un outil c’est une intelligence des substances dématérialisées (pierre, métal, colle, peau) –, il retient singulièrement des lignes de fractures, des discontinuités, des ruptures.
Si l’on veut prendre une vue un peu synthétique du travail humain, c’est en se référant aux matières travaillées qu’on aura le plus de garantie de n’en laisser échapper aucun caractère13.
Pour comprendre le point de divergence entre les deux philosophes, on doit se souvenir de la critique qu’élevait Bachelard relativement à Bergson sur le thème de la continuité14, même si on doit la nuancer en observant que c’est bien plus le bergsonisme que Bergson lui-même qu’a en ligne de mire Bachelard, redisant également que chez Bergson le concept de durée ne réduit pas à la continuité, fut-elle dynamique. Si Bergson est le philosophe de la durée, Bachelard est celui de l’instant. Il importe de laisser retentir la signification de cette affirmation y compris pour le travail. Là où Bergson trouvera dans l’intelligence fabricatrice une solution de continuité pour poursuivre l’élan créateur de la vie, Bachelard insistera sur l’importance de l’instant qu’engage le travail d’une matière donnée et sur ceux des rythmes, donc des discontinuités, pour penser les relations entre temps et travail.
Ainsi, le rôle dévolu à l’imagination dans ses relations au travail diffère-t-il considérablement. Bergson mettra l’accent sur la combinaison des formes, là où Bachelard se rend attentif à la dynamique des forces. La forme n’est pas la force. Il y aurait ici tout un chantier à développer concernant la psychologie de la création, de la place faite à l’imagination et à la nature des opérations de l’esprit, Bergson convoquant une tradition nourrie de l’empirisme ni nativiste ni associationniste (cf. son lien à William James), Bachelard venant d’une relecture de la psychanalyse. Retenons au moins l’idée que Bachelard reproche à Bergson de trop penser l’image comme seconde et secondaire et non pas comme première et originaire.
Chez Bergson, les métaphores sont surabondantes et, tout compte fait, les images sont très rares. Il semble que l’imagination soit pour lui toute métaphorique. 156La métaphore est relative à un être psychique différent d’elle. L’image, œuvre de l’Imagination absolue, tient au contraire tout son être de l’imagination15.
Cela a une incidence sur la manière de penser le lien entre travail et imagination. Chez Bergson, c’est l’intelligence qui est fabricatrice parce qu’elle est la solution pratique à un problème théoriquement posé ou calculé. Chez Bachelard, c’est l’imagination qui est créatrice, parce qu’avant le souci utilitaire, elle laisse résonner l’onirisme singulier que provoque la rencontre insubstituable et inaugurale avec une matière, dans un primat du rêvé sur l’utilité. Il suit de là toute une série de critiques selon lesquelles Bergson, en valorisant l’homo faber, fait du travail une opération consistant à passer du concept à la conception comme s’il s’agissait là d’une opération linéaire ; comme si, par exemple, le paysagiste ne faisait que « plaquer du géométrique sur du vivant » alors qu’il s’agit d’une relation dynamique, la manière de faire du travailleur étant le résultat d’une rencontre avec une matière. En définissant l’intelligence fabricatrice comme une manière de « faire varier indéfiniment la fabrication », Bergson mobilise une imagination formelle dépendante d’une intelligence, avec ses pensées claires et distinctes, au détriment d’une imagination matérielle. Le programmé y prend le pas sur le processus qu’induit le travail des matières. Ainsi, à propos d’un couteau qui entaille du bois :
Un bergsonien n’y verrait que découpage formel alors que l’objet, le sur-objet, vient m’inciter et me constituer comme groupe des volontés agressives, dans un véritable hypnotisme de la force16.
De même, pour Bachelard, « Il » (le forgeron) « est bien loin des pensées de l’ajustage, de l’accolage, de la juxtaposition qu’on aime à attribuer à un homo faber17… ». En somme, l’homo faber n’est pas l’homme au travail, n’est pas le travailleur. Il demeure une abstraction, dominée par le souci pragmatique ou utilitaire indifférent aux énergies spirituelles ou plutôt oniriques mobilisées dans le travail.
Si nous nous intéressons maintenant aux analyses que la philosophe Simone Weil consacre au travail, et plus particulièrement à la condition 157ouvrière, ce n’est pas là non plus pour mesurer le vide, ou du moins un silence bachelardien sur les conditions de travail déplorables à l’heure d’une seconde révolution industrielle, dont il était pourtant le témoin. Bachelard n’a pas lu Simone Weil et ses pages consacrées à l’expérience de la vie d’usine et à la condition prolétarienne ; pas plus qu’il ne théorise les luttes sociales à partir de la dialectique de la maîtrise et de la servitude, ni même tout simplement la dimension sociale de celui-ci. Mais si on peut s’étonner que Bachelard n’ait pas développé systématiquement l’idée que tout travail est aussi une collaboration, qu’il mobilise des formes de coopérations, il ne l’ignore pas. L’auteur de la préface au Je et Tu de Martin Buber découvre chez les « frères de travail », une « métaphysique du je-tu », l’onirisme du métier, entre mystère et ministère, liant « la sympathie pour la substance des choses à la sympathie pour le cœur des hommes18 ». De ce point de vue, Bachelard permet de penser ce qui s’engage dans des communautés de métiers, de corporations ou de professions qui dans la main d’œuvre ont en commun la conscience de l’œuvre de la main. Il pense le travail manuel et le tour de main, là où l’organisation moderne du travail lui substituera des opérations élémentaires, dans une aliénation du sens et de la rêverie du geste. Au sens fort, tout travail manuel fait et doit faire raisonner la poétique de la main :
Dès que l’imagination matérielle est éveillée… un dynamisme nouveau anime le corps et l’esprit, et voici que soudain, la main elle-même, la main qui pétrit et qui taille, la main qui polit et qui écrase, qui s’enchante de sa force et de son travail. Nous entrons dans le règne des images engagées19.
C’est pourquoi, en dévalorisant le travail manuel, la classe succèdera à la corporation. Mais là où la lutte des classes voudra sortir de l’aliénation du travail en recourant à la pratique du sabotage20, le projet bachelardien veut libérer de l’aliénation en valorisant et accentuant l’importance du travail bien fait, qui sublime les matières par l’intimité des matières habitées. Bref, Bachelard est subversif mais il ne l’est pas, comme le fera Weil, sur le mode d’une analyse économico-politique directement 158dans la ligne des analyses de Marx sur l’aliénation ou de Proudhon sur la coopération21. Pour Bachelard, la lutte au travail est essentiellement une lutte engagée dans le travail avec ou contre la matière mobilisant une énergétique matérielle, là où pour Weil la lutte est une lutte sociale, une lutte ouvrière contre le travail aliéné. Si Bachelard compte plutôt sur les forces de l’onirisme que sur celle de la révolution, en dépit de leurs divergences, Weil ne cessera toutefois de penser, elle aussi, que :
La civilisation la plus pleinement humaine serait celle qui aurait le travail manuel pour centre, celle où le travail manuel constituerait la suprême valeur22.
Parce qu’au travail, le travailleur y met du sien, se donne à l’homme en tant que travail, la part faite à l’imagination engagée dans l’activité laborante, explicite une autre proximité. À la différence de Bergson, la question que pose Weil ne porte pas sur la place du travail dans l’histoire métaphysique de la vie, même si elle ouvrira sur sa dimension spirituelle, mais part du travail comme une expérience physique, au sens propre du mot. Il s’agit de questionner comment l’humain est engagé tout entier au travail, et comment des formes d’organisations malmènent cet engagement et font dépérir des inventivités fécondes, individuellement et collectivement. Simone Weil formule des analyses qui annoncent, le libéralisme politique en moins, celles que déploient aujourd’hui Martha Nussbaum23, notamment dans sa lecture de Temps Difficiles de Dickens, roman qui dénonce les ravages d’une pensée calculante qui ne voit dans les ouvriers ou les travailleurs que des mains ou des ventres. Dans son analyse, Nussbaum démontre que l’imagination littéraire est un élément de la rationalité publique. On songe alors à Simone Weil qui encourageait le monde ouvrier à fréquenter la grande littérature pour ses vertus émancipatrices, et à Bachelard qui fut un des premiers à montrer que l’imagination n’est pas sans règles, et que nos raisons d’agir ne sont pas toutes des raisons, mais aussi des images. Plus encore, Nussbaum défend l’importance et l’intérêt de l’imagination littéraire qui augmente notre compréhension sensible d’une situation de travail bien mieux qu’une enquête quantitative ou statistique :
159La vision de l’intellect calculateur est plutôt myope et indiscriminée, si elle n’est pas épaulée par une imagination empathique frappante de l’effet que cela fait de mener un certain type de vie.
Ce faisant, elle dénonce les ravages d’un économisme qui reconduit la praxis laborante à celle d’un idiot rationnel et encourage une intelligence tronquée, ne voyant dans l’engagement du travail que calcul et intérêt, le travailleur devenant un agent, un homo oeconomicus. Ces idées, Weil les résumait dans une formule lapidaire qui fait écho au rationalisme fou du Thomas Gradgrind de Dickens : « Argent, machinisme, algèbre. Les trois monstres de la civilisation actuelle. Analogie complète24 ». La réduction du travailleur créatif à un producteur obère, sous le poids de l’économisme, la pluralité des finalités engagées au travail et dans le « pourquoi travaille-t-on ». Nussbaum, en interrogeant la latitude dans les choix qu’une entreprise autorise à ses salariés, rappelle que tout travail articule capacités et compétences. Si la compétence est tributaire de la personne, la capacité mobilise l’environnement qui soutient, accompagne ou mutile ces compétences. Il convient donc de mettre en place un contexte où capacités et compétences se renforcent mutuellement. Nussbaum le fera en mettant au jour l’importance au soutien des différentes capacités qu’offre une entreprise ou une organisation notamment concernant l’imagination, et le jeu25. Le travail est aussi un milieu. Ce faisant se déplie une intuition que portait Simone Weil vigilante contre tout « attentat contre l’attention des travailleurs26 », relayant et donnant une actualité à cette incroyable proposition de Bachelard :
Ah ! Vienne un temps où chaque métier aura son rêveur attitré, son guide onirique, où chaque manufacture aura son bureau de poétique27 !
Pour Weil, la première aliénation vient du fait d’être prisonnier de la créativité et de l’imagination d’un autre. On pense à ce texte de 160Weil commentant l’ouvrage de Jacques Lafitte Réflexions sur la science des machines (1932) :
Ce qu’il y a de dégradant pour l’ouvrier dans la forme moderne du machinisme c’est que les suites, une fois conçues par un intellectuel (un ingénieur), sont cristallisées dans des objets inertes, de sorte qu’à partir de ce moment les hommes n’ont plus qu’à exécuter indéfiniment des séries. C’est évident pour le travail à la chaîne, où le convoyeur sert de support à la suite. […] Un travail mécanique qui respecterait la dignité humaine retournerait ce rapport. Les séries seraient confiées à la machine, les suites le monopole de l’homme28.
Cette réduction du travail à une abstraction mathématique formalisée et transcrite dans des procédures bride la rationalité pratique et dévitalise l’engagement au travail pour n’en faire plus qu’une suite de tâches, préalablement définies, mais dévitalisées, anesthésiées. Le travail est un processus, les tâches ne sont que des procédés coordonnés en procédures. La créativité au travail s’en voit tuée ou exténuée. C’est pour cette raison que Simone Weil se fera critique du travail réglé et militera pour la suppression du système des régleurs. Elle sera très proche alors de Bachelard prenant à parti la figure du contremaître29, et plus tard de son lointain héritier Gilbert Simondon critique de la place qu’ont pris les régleurs dans les entreprises et les usines :
L’activité de réglage étant celle qui prolonge le plus naturellement la fonction d’invention et de construction […] l’aliénation fondamentale réside dans la rupture qui se produit entre l’ontogenèse de l’objet technique et l’existence de cet objet30.
Aliénation lorsque le travailleur ne pense plus, ne rêve plus !
161Prendre soin de l’imagination du travailleur
De ce qui précède, on retiendra donc qu’on ne saurait confondre l’onirisme du travail avec l’incitation néolibérale à la créativité. En portant notre attention sur l’onirisme du travailleur, il y a en effet un malentendu auquel nous ne voudrions pas céder. Il ne s’agit pas de le confondre avec un éloge équivoque de la créativité au travail. Là où le libéralisme classique, et le taylorisme qui l’accompagna, était une négation assumée de la créativité humaine, le néo-libéralisme fait un appel constant, mais équivoque, à la créativité et à l’initiative du « salarié ». Ce dernier, laissé seul devant la résolution de conflits de normes au travail, est incité à un « travail empêché » comme dira Yves Clot, incité à mal faire, jusqu’à l’épuisement professionnel ou au burn-out. Après la préemption de la force de travail physique qui caricature l’effort ; puis la captation de la force conceptuelle (la matière grise) qui réduit l’attention à des opérations cognitives comme la vigilance, on peut vouloir capter, pour la capturer, l’énergie onirique des travailleurs en la réduisant à la production d’un écart différentiant : l’innovation. Mais cette incitation à la créativité et à l’innovation, dans la trépidation qu’impose la productivité, et la pression qu’instille la recherche d’un avantage concurrentiel, est bien loin de ce qu’engage l’idée d’onirisme. L’incitation à la créativité relève bien souvent d’une imagination formelle, là où l’onirisme se nourrit d’une imagination matérielle. L’injonction à la créativité devient un exode hors de soi où l’on finit par se perdre, là où l’imagination matérielle engage l’intensification de la présence à soi et au monde dans une coémergence.
Chaque travail a son onirisme, chaque matière travaillée apporte ses rêveries intimes. Le respect des forces psychologiques profondes doit nous conduire à préserver de toute atteinte l’onirisme du travail. On ne fait rien de bon à contrecœur c’est-à-dire à contre-rêve. L’onirisme du travail est la condition même de l’intégrité mentale du travailleur31.
L’onirisme au travail cultive l’énergétisme engagé dans les efforts du corps travaillant ; la pluralité des rythmes d’une rythmanalyse ne saurait 162se reconnaître dans la réduction du rythme à la mécanique répétitive de la cadence ; et l’intensité de l’image matérielle exige une attention profonde rétive au fait d’être ramenée à un effet ornemental séduisant. Nous voudrions, pour terminer, nous arrêter sur ces trois dimensions qui portent attention et prennent soin de l’onirisme du travail : l’énergétisme, le rythme et l’imagination matérielle
Énergétisme
La question de l’énergétisme relève d’une forme de psychologie du travail qui anime les analyses de Bachelard mais dans un sens très particulier. S’il fait une psychologie du travail ce n’est pas au sens de la psychopathologie étudiant les maladies professionnelles, – de l’usure au suicide –, ni même pour penser plus généralement les relations entre santé et travail que prendrait en charge une médecine du travail. Même si ces questions lui importent, elles sont secondes, et il demeurerait sans doute à distance des approches psycho-dynamiques du travail très éclairantes de Christophe Dejours32, parce qu’elle ramène l’image ou la pensée symbolique dans le registre du symptôme. Sans faire de Bachelard un théoricien du care, il y a une philosophie du soin qui se dessine dans son propos. Le cœur ou le point d’attention s’y concentre sur les relations entre imagination, créativité et liberté. Du moins si on fait du soin, non pas une figure mièvre et sirupeuse, mais en pensant le soin comme puissance de la relation. Le soin, avant d’être la spécialisation d’un dispositif thérapeutique, est d’abord soin des relations, dont les images sont le concentré puisque à chaque fois, dans une image s’initie une rencontre entre une énergie et une matière. Le soin est soin de la qualité des relations qui s’engage entre le soi et le monde, et dont le travail est un des lieux de symbolisation et d’expression.
Ah ! Si nous comprenions que les sources de notre énergie et de notre santé sont dans nos images dynamiques elles-mêmes, dans les images qui sont le tout proche avenir de notre psychisme, nous écouterions le conseil du bon travail33.
L’énergétique laborante puise en profondeur dans la nappe des grandes images qui engagent une relation avec le monde. L’effort, au sens de 163Maine de Biran, en est le point de condensation, tonalisé qu’il est, à chaque fois, par le travail d’une matière singulière. Ni punition, ni torture – Bachelard ne fait pas sienne la vulgate de l’étymologie du travail et du tripalium – le travail est une création, voire une genèse. Il s’ensuit que ce ne n’est pas du côté du travail malheureux mais du travail heureux, voire louangé qu’il se situe. Le travail malheureux, – il faut y entendre le malheur et pas seulement la maladie –, peut se penser à partir de pathologies d’une imagination mutilée, bridée ou empêchée. Le travail heureux mobilise un soin de l’intégrité mentale du travailleur, plus en profondeur que celui que traite une thérapeutique, parce qu’il a une portée existentielle (une expérience vécue) et existentiale (épreuve de la présence). Il s’y explicite une qualité de présence dans les interactions de l’homme et de la matière. Il ne s’agit pas de dénigrer ou de minorer les enjeux sanitaires liés aux conditions de travail – des maladies professionnelles aux risques psychosociaux –, mais de pointer que l’onirisme du travailleur tonalise ontologiquement une présence au monde, une énergétique de soi explicitant une allure d’être au monde et assurant d’une assise permettant de se re-poser. Tel sera le forgeron à la « santé de fer » ! Le soin du travail au travail consisterait ainsi à repoétiser le travail et à qualifier les charges oniriques que mobilise le travail des matières trop souvent réduites à des flux. C’est donc d’une psychologie des métiers d’un type très particulier dont il est question, permettant d’établir des liens ici entre Bachelard préfacier du livre de Roland Kuhn promoteur du test de Rorschach travaillant sur l’imagination projective, et Bachelard suggérant un nouveau test ! Dans un passage étonnant de La terre et les rêveries de la volonté, Bachelard se livre ainsi à un exercice de psychologie dynamique qui suggère un « test » des relations dynamiques engageant une psyché avec les matières. Il permettrait d’établir une « échelle de maturité psychologique34 » : l’enfant vit l’âge du sable, l’adolescent les travaux du bois, la virilité manœuvrière le travail de la pierre et du fer :
Telle sera pour nous la matière : l’intimité de l’énergie du travailleur. Les objets de la terre nous rendent l’écho de notre promesse d’énergie. Le travail de la matière, dès que nous lui rendons son onirisme, éveille en nous un narcissisme de notre courage35.
164Rendre compte de l’énergie du travailleur ne relève pas d’une approche de psychologie du travail mais d’une psychopoétique.
Rythmanalyse
Si l’on se souvient que Bachelard écrit deux poétiques de la Terre, s’ouvre alors là, la possibilité d’installer une pensée du travail dans une vaste dialectique de la volonté et du repos, du travail et de la paresse, la question du rythme y devenant un enjeu majeur. Simone Weil pointait déjà que : « Le temps et le rythme sont le facteur le plus important du problème ouvrier36 ». Près d’un siècle plus tard, ce problème a empiré en raison d’une accélération du temps social et d’une hyper-synchronisation – le travail en temps réel coordonné à l’échelle planétaire – au sein de laquelle les stratégies qui s’imposent seraient soit de s’y adapter dans la trépidation de la réactivité ; soit s’y aliéner dans l’impossibilité de tenir la cadence au risque de la dépression ; soit la quête d’un écart, dans la recherche éperdue de ce que le sociologue Hartmut Rosa appelle des « oasis de décélération37 ».
De fait, l’organisation scientifique du travail, en proposant une approche métrique de celui-ci – de la pointeuse au chronométrage de toutes opérations d’un procès –, a réduit le temps à de l’espace. Il s’en est suivi une approche du temps de travail très mathématique et quantitative. Elle a trouvé son achèvement dans la possibilité d’un traitement homogène du temps de travail à partir du modèle spatial du planning, et d’une réduction de l’expérience du temps vécue au travail sous le prisme de la cadence. À propos de la vitesse qu’encourage l’organisation parcellaire du travail, Weil notait que :
Pour y arriver, il faut répéter mouvement après mouvement, à une cadence qui, étant plus rapide que la pensée, interdit de laisser libre cours non seulement à la réflexion, mais même à la rêverie.
Cette proposition contribue fortement à mettre en relief l’apport des analyses de Bachelard sur l’onirisme du travailleur. Prendre soin des rythmes au travail revient à prendre soin de la créativité des acteurs, individuellement et collectivement. Bachelard s’est ainsi attaché à réinstaller 165cette dimension vécue du temps à partir de la distinction entre le rythme et la cadence. La cadence relève d’un dualisme de l’entendement qui dissocie le temps objectivable, objet d’une métrique, du temps engageant l’expérience, l’énergie et l’effort du travail et qui fait de ce dernier une épreuve vitale. La cadence encourage une forme d’attention au travail qui est une attention sans pensée – une hypervigilance — parce qu’elle est une formalisation mettant entre parenthèses le fait que s’y engage une expérience. Le rythme, lui, est toujours une expérience de l’instant, vécue de façon positive dans les activités de coopérations qui réussissent à faire advenir la joie d’un rythme commun. Il n’est pas étonnant alors que Bachelard convoque l’idée de rythmanalyse de Pinheiros de Santos qu’il avait présentée dans La dialectique de la durée, pour préciser son idée sur le temps au travail. Le lieu d’une responsabilité pourrait être celui de porter une pédagogie du temps au travail, plutôt qu’une gestion du temps de travail. Elle contribuerait à cultiver des périodes alternatives et ainsi permettre d’humaniser le travail en pluralisant les rythmes, depuis le rythme journalier jusqu’au rythme annuel ou celui d’un temps d’une vie traversée par le travail. « C’est dans l’heure même du travail qu’il faut mettre l’oscillation38 », inventant ainsi une dialectique de l’attention et du repos. Le rythme fracture l’homogénéité du temps géré, et dans cette brèche laisse une place pour que s’y déploie la pensée et la rêverie, source qu’une micro-créativité qui (se) joue du/avec le programmé. Un droit fondamental des travailleurs devrait donc être le droit de rêver ! Pluraliser les rythmes résiste à l’uniformisation du temps par la synchronisation, cette pluralisation réinstallant ainsi le temps au travail dans des rythmes plus vastes au sein desquels la vie humaine, « les travaux et les jours », se déploient :
Faut-il dépeindre la durée bien rythmée de l’homme des champs vivant d’accord avec les saisons, formant sa terre sur le rythme de son effort39 ?
On perçoit ici les conséquences qui s’engagent dans la reconnaissance de la dimension sociale et environnementale du travail, avec cette attention aux rythmes. Le temps au travail est un temps qualifié que la confrontation avec la matière renforce en la dynamisant.
166Imagination matérielle
Quant à l’imagination matérielle, réinstallée dans une analyse du travail humain, elle explicite de façon singulière la manière dont l’homme noue son effort pour être avec les éléments du monde. On le sait, en amont de l’opposition entre sujet et objet, la matière dont parle l’imagination matérielle n’est ni la substance aux propriétés physiques rationalisée qu’étudient les sciences et que triturent les ingénieurs en en faisant des matériaux aux propriétés contre-intuitives ; ni la matière première dévisagée sous le prisme instrumental. La matière rêvée exprime une forme de coémergence du soi et du monde. L’onirisme des matières invite alors à penser une classification des métiers selon qu’on y travaille le dur (pierre, gravure, ferronnerie, forge) ou le mou (le modelage, la poterie, les pâtes, les eaux, les fibres). On y montrerait qu’à chaque fois, s’y invente une entente propre du travailleur et de son milieu.
Le métier de forgeron, pris dans sa totalité primitive, est bien évidemment, un métier des quatre éléments. […] Le métier de forgeron est donc bien un métier complet, un métier de grande cosmicité ; travailler ce qu’est un métier complet40.
Cette dimension de cosmicité est décisive. Elle exprime combien le travail noue intimement au monde dans une dimension qui échappe aux logiques du calcul, de la transparence et de l’intérêt. Si l’étymologie du mot métier tient à la fois du ministère (ministerium) et du mystère (mysterium) c’est qu’il y a dans son épreuve une consistance opaque qui ne cesse d’inciter à l’élucider dans des rêveries. Elle est décisive pour une seconde raison. Parler de grande cosmicité insiste aussi sur le fait qu’avec le travail, c’est aussi une relation avec un oikos qui s’initie. Le travail cultive une forme d’entente propre avec la nature dont les matières sont les connecteurs imageants. Se souvenir de cela invite à ne pas penser l’écoumène comme une carrière exploitable, et les matières uniquement comme des substances à prélever et des flux à gérer, mais à venir saluer en elle une relation d’appartenance tonifiante. Telle est la portée de la dimension écologique du travail.
167Nous voudrions, pour conclure, terminer en disant que la créativité dont il est question avec Bachelard ne concerne pas ce mot-valise de la modernité tardive qui, lorsque le développement prend la place de l’idée de progrès, valorise les dispositifs innovants, l’innovation technoscientifique ou techno-administrative. La créativité dont il est question concerne l’énergie créatrice, brute et non nécessairement brutale, engagée dans l’expérience humaine du travail. Parler de créativité ne suggère pas une esthétisation du geste du travail dans son exaltation artiste, romantisme recherchant l’artiste dans l’artisan, ignorant le labeur, l’effort, la contrainte et l’organisation collaborative. Il est plutôt question, avec l’onirisme du travailleur d’un « bricolage poétique avec les normes » aurait dit Michel de Certeau, incitant à ne pas confondre stratégies et tactiques, le vif du travail se trouvant dans la tactique que permet la rêverie. C’est cette créativité pratique qui a retenu notre intérêt dans la relecture de Bachelard. Il existe une créativité, parfois une micro-créativité dans toute pratique professionnelle, qui conduit à imaginer, improviser, inventer, fabriquer. La puissance onirique du travail ne tient pas à une évasion de la réalité, mais en une intensification de la présence. Au sein des activités ou des gestes programmés, elle investit la contingence singulière. C’est à partir de là que le travail devient créateur, non enchaîné à la volonté de le prévoir et de le reproduire. Le travailleur et le rêveur peuvent alors faire bon ménage. La rêverie explore en imagination la singularité contingente, y trouvant l’opportunité d’une création. Cette manière inattendue de convoquer la pensée de Gaston Bachelard est alors intempestive. Elle redit que le travail est un risque à courir au sein d’une société du risque qui juge irresponsable de « courir des risques ».
Jean-Philippe Pierron
Université de Lyon – IRPhiL
1 Gaston Bachelard, La terre et les rêveries de la volonté, Essai sur l’imagination de la matière [1948], José Corti / Les Massicotés, 2004, p. 46-47.
2 Id., « La poésie de la main », Causerie du 20 décembre 1952, dans Causeries, 1952.54, ed Il melangolo, Genova, 2005, p. 74.
3 Id., Le rationalisme appliqué [1949], PUF, 1975, p. 31 ; p. 34.
4 Id., L’activité rationaliste de la physique contemporaine, PUF, 1951, introduction, p. 9.
5 Id., La terre et les rêveries de la volonté, Op. cit., p. 31.
6 Sur ce point, voir les analyses d’Yves Schwartz, Expérience et connaissance du travail, Paris, Éditions sociales, 2012.
7 Pierre-Yves Gomez, Le travail invisible, enquête sur une disparition, éd. F. Bourin, 2013, p. 112.113.
8 Op. cit., p. 46. L’auteur souligne.
9 « Si l’imagination matérielle est parfois si faible, ne faut-il pas incriminer tous ces meubles ripolinés qui nous frustrent des rêveries en profondeur ? Tant d’objets qui ne sont plus que des surfaces ! Tant de matières dépersonnalisées par d’indigents vernis. » (Op. cit., p. 58).
10 G. Bachelard, La terre et les rêveries de la volonté, op. cit. p. 54.
11 Henri Bergson, L’évolution créatrice (1907), éd. PUF, coll. « Quadrige », 2007 (édition critique), chap. ii, p. 138-140.
12 Sur ce point voir Philippe Grosos, Signe et forme. Philosophie de l’art et art paléolithique. Cerf, 2017.
13 G. Bachelard, La terre et les rêveries de la volonté, op. cit. p. 46.
14 Il s’agit d’établir métaphysiquement – contre la thèse bergsonienne de la continuité – l’existence [de] lacunes dans la durée (G. Bachelard, La dialectique de la durée, Paris, PUF, « Quadrige », 42006, p. vii).
15 Id., La poétique de l’espace [1957], Paris, PUF, 2017, p. 79.
16 Id., La terre et les rêveries de la volonté, op. cit., p. 43.
17 Ibid., p. 161.
18 Id., La terre et les rêveries de la volonté, op. cit. p. 83.84.
19 Id., « La poésie de la main, Causerie du 20 décembre 1952 » dans Causeries, 1952.54, ed. Il melangolo, Genova, 2005, p. 70.
20 On pense ici à la critique du sabotage par Charles Péguy dans L’argent [1913], Gallimard, 1932.
21 Voir Emmanuel Gabellieri, Penser le travail avec Simone Weil, Nouvelle cité, 2017.
22 Simone Weil, L’expérience ouvrière et l’adieu à la révolution. [1934], Œuvres complètes II, 2, Gallimard, 1991, p. 89-90.
23 Martha C. Nussbaum L’art d’être juste, Ed. Climats, 2015.
24 Simone Weil, Œuvres complètes VI, 1, « Cahiers 1933-Septembre 1941 », NRF/Gallimard, 1994, p. 100.
25 Sur ce point, voir Bénédicte Zimmerman, « Compétences, opportunités et droits : le développement professionnel au prisme des capacités », dans Qu’est-ce que bien vivre ? Penser le développement humain dans les lieux de travail à partir de l’approche de la philosophe Martha C. Nussbaum, Médiasèvres 2016, no 188 p. 109-127.
26 S. Weil, La condition ouvrière, [1935-1942], Folio/Gallimard, 2002, p. 433.
27 G. Bachelard, La terre et les rêveries de la volonté, Op. cit., p. 93.
28 S. Weil, La condition ouvrière, Op. cit., p. 258.
29 On rectifiera « ce qu’il y a de trop formel dans une psychologie des projets. On distinguerait le projet du contremaître et le projet du travail. On comprendrait que l’homo faber n’est pas un simple ajusteur, mais qu’il est aussi modeleur, fondeur, forgeron. Il veut, sous la forme exacte, une juste matière, la matière qui peut réellement soutenir la forme. » (G. Bachelard, La terre et les rêveries du repos [1948], 2004, p. 8).
30 Gilbert Simondon, Du mode d’existence des objets techniques, p. 250.
31 G. Bachelard, La terre et les rêveries de la volonté, Op. cit., p. 92.93.
32 Christophe Dejours, Travail, usure mentale – De la psychopathologie à la psychodynamique du travail, Paris, Bayard, 1980 (rééd. 2000).
33 G. Bachelard, La terre et les rêveries de la volonté, Op. cit., p. 83.
34 Ibid., p. 50.51.
35 Ibid., p. 14.
36 S. Weil, « L’expérience de la vie d’usine » [1941], dans Œuvres, Quarto/Gallimard, 1999, p. 208.
37 Accélération. Une critique sociale du temps, La découverte, 2010.
38 G. Bachelard, La dialectique de la durée, PUF, 1950, p. 140.
39 Ibid., p. 147.
40 Id., « Le lyrisme de la forge, Causerie du 27 décembre 1952 », dans Causeries, 1952.54, ed. Il melangolo, Genova, 2005, p. 80.82.
- CLIL theme: 3133 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Philosophie -- Philosophie contemporaine
- ISBN: 978-2-406-09129-5
- EAN: 9782406091295
- ISSN: 2271-7234
- DOI: 10.15122/isbn.978-2-406-09129-5.p.0147
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 04-23-2019
- Periodicity: Biannual
- Language: French
- Keyword: Work, onirism, ecology, material imagination, materials