Introduction Après Derrida. La déconstruction, de l’éthique à la politique
- Publication type: Journal article
- Journal: Éthique, politique, religions
2018 – 1, n° 12. Politiques de Derrida - Authors: Caeymaex (Florence), Laoureux (Sébastien)
- Pages: 9 to 22
- Journal: Ethics, Politics, Religions
Introduction
Après Derrida. La déconstruction,
de l’éthique à la politique
Chez les penseurs et théoriciens qui s’affrontent aujourd’hui à la question politique, rares sont les références explicites à la pensée de Jacques Derrida. Celui-ci a pourtant largement exploré, dans son œuvre tardive, des thématiques directement politiques – le droit et la force, la souveraineté, la démocratie, le cosmopolitisme – ou éthico-politiques – l’amitié, l’hospitalité, le don, le pardon, la justice, la responsabilité. Il a également su s’emparer de questions dont la politisation est récente – l’animalité, la maladie et la mort, les drogues –, ou qui font signe vers notre actualité – l’Europe, la mondialisation, le terrorisme. Rien qui s’impose, pourtant, comme une problématisation ou un paradigme dominant. À l’origine de ce numéro d’Éthique, politique, religions, nous faisions l’hypothèse que, dans la pensée politique contemporaine, l’héritage de Derrida tient une position double et, de ce fait, singulière : à la fois en retrait et cependant présent, davantage par des modalités de « mise au travail » de la pensée politique que par des concepts spécifiques, davantage à travers les schèmes de pensée mis en œuvre qu’à travers des thèses établies. Nous tenions que, s’il s’agit d’hériter de Derrida, au sens actif du terme, les notions attachées à son nom – et singulièrement celles que nous désignons comme éthico-politiques – transmettent avant tout une certaine manière de penser et de faire dans, depuis et avec l’idiome philosophico-politique que nous avons en partage, manière de faire et de penser dont le rapport à la politique1 est à la fois oblique et non-accidentel.
10Une telle « manière » s’est certes d’abord montrée dans le « motif » de la différance2 comme mise à l’épreuve de la téléologie du discours philosophique occidental – son indexation à un logos devant assurer la clôture du sens, la maîtrise de la dynamique différentielle inhérente au jeu du signe et le contrôle de l’inquiétante extériorité du signifiant. Mais la mise en lumière et en question du logo-phono-centrisme de la métaphysique occidentale était pourtant, d’emblée, autre chose qu’une opération critique menée dans l’enceinte du discours philosophique et de ses oppositions structurantes (signifiant/signifié, sensible/intelligible, passivité/activité, nature/culture, etc.). Le motif de la différance exprimait d’emblée un choix : celui d’explorer, non pas des systèmes de signes ou des régimes de signification, mais ce que Derrida désignait comme une « économie générale » de l’écriture3. L’attention portée à la matérialité du signifiant, à la « multiplicité irréductible et générative4 » du texte saisi en ses marques et traces faisait apparaître, au cœur des dualités métaphysiques, tout autre chose qu’une tranquille réserve de sens : en réalité, un supplément de force ou de violence logé au cœur de la structure « conflictuelle et subordonnante » de l’opposition5, une manière de maîtrise hégémonique du jeu de la différence. Aussi la déconstruction – deuxième nom de cette manière de penser et de faire – pouvait-elle se présenter comme une « stratégie générale6 » assumant pour ainsi dire activement la « conflictualité de la différance7 ». Elle s’entendait alors comme une façon de limiter, sinon de détruire l’ambition de relève dialectique des oppositions – comme une stratégie, donc, pour interrompre le refoulement spéculatif de la violence ou de la force.
En somme, différance et déconstruction sont politiques, ou éthico-politiques, en ce sens élémentaire qu’elles nous obligent à répondre de et à ce supplément qui joue nécessairement dans toute inscription textuelle, laquelle n’est donc jamais seulement un « jeu de langage » clôturé dans l’idéalité innocente d’une signification pure, mais toujours-déjà une opération différenciante à saisir dans ses « effets8 ». Sans reparcourir ici tous les 11moments et détours de sa trajectoire, soulignons qu’une responsabilité de cette sorte s’affirme explicitement lorsque, dans Force de loi, Derrida avance de manière énigmatique et provocatrice que « la déconstruction est la justice9 » et qu’elle appelle, de ce fait même, un « surcroît de responsabilité10 ». C’est que la justice ne va pas sans appeler le droit, marque centrale et point de nouage des chaînes signifiantes de notre idiome philosophico-politique. Le droit est, à ce titre et dans ce qui le lie et le différencie à la fois de la force et de la justice, le déconstructible par excellence. Tout ce qui, dans le droit, excède le droit comme application (enforcement) de la règle, comme légitimité, comme légalité ou même comme calcul distributif rend manifeste l’espacement, l’écart « difficile et instable », « dissymétrique », qui l’attache à la justice. La déconstruction, nous dit Derrida, trouve son site11 dans cette instabilité, choix et tentative de tenir dans les apories tout à la fois logiques et historiques que recèle cette sorte d’implication réciproque sans identité de la justice et du droit. Dans cette perspective, la justice n’est plus ni le fondement, ni l’horizon du droit, mais devient le nom et l’élément indéconstructible d’une exigence, d’une responsabilité devant les implications innombrables de toutes les décisions prises et choses dites au nom de la loi, du droit, de la règle, de la mesure. Justice et responsabilité constituent peut-être, comme certains l’ont dit, les marques d’un tournant éthique de la pensée de Derrida mais, rapportées au geste de la déconstruction, l’une comme l’autre ne peuvent effacer l’insistance d’une proposition, la persistance d’un geste politique esquissé bien avant. Celui-ci tient, au minimum, dans une certaine manière de cultiver un rapport avec la politique : une manière de penser et de faire qui ne contourne pas l’économie (au sens évoqué plus haut, sans réserve ou dépôt de garantie) de notre langue/idiome politique, une attitude non-innocente qui s’efforce de répondre à ce qui, en elle, renvoie en permanence à l’élément historique et actuel, toujours conflictuel, de ce qui arrive ou a lieu.
Aux auteurs de ce numéro, nous proposions donc une enquête sur ce que fait la déconstruction – dans les différents contextes de sa réception – aux pensées politiques contemporaines. Façon riche et renouvelée d’éclaircir le statut de la politique au cœur de la pensée derridienne12, 12d’une part, occasion d’en ressaisir l’efficace pour nous aujourd’hui, ce qui n’exclut pas d’en rencontrer les limites, d’autre part. Une telle enquête ne pouvait s’accomplir, et ouvrir de nouveaux passages, sans suivre des traces, réemprunter des chemins, relancer une circulation, refaire l’épreuve de l’aporie. Aussi les textes qui suivent remettent-ils naturellement sur le métier les emblèmes de Derrida : parmi quelques-uns « l’autre », le « performatif », « l’économie », la « machine (de mort) », « l’archi-écriture », « le spectre », « la souveraineté », le « droit à la philosophie », mais tous ont en commun de ressaisir et de relancer la déconstruction comme geste politique, même si chacune d’elles cherche à l’exploiter d’une manière spécifique. En investissant des « lieux » philosophiques divers et en déplaçant la mise en œuvre de la pensée derridienne sur différents terrains d’expérience, de luttes et de réflexion, les différentes contributions que l’on va lire amènent par conséquent à envisager, plutôt que l’unité d’une philosophie politique, les politiques de Derrida dans leur pluralité.
La contribution d’Étienne Balibar – « Jacques Derrida d’un Autre l’autre » –, qui ouvre ce volume, interroge la portée de la « décapitalisation », par Derrida, d’un terme que la philosophie française (Sartre, Lacan, Lévinas) avait coutume d’écrire avec un « A » majuscule. Dans ce geste sûrement « polémique et différentiel », ce ne sont rien de moins que les rapports entre l’éthique et la politique qui se jouent. D’une certaine manière, il s’agit pour Balibar de répondre, de manière différée, déplacée, à ceux qui majorent la dimension éthique de la pensée de Derrida, comme à ceux qui lui reprochent de subordonner la politique à l’éthique, de faire évanouir l’une dans l’autre – réponse à Jacques Rancière, tout particulièrement13. Le partage qui, selon Rancière, amène Derrida à figurer la double scène du possible et de l’impossible – à l’œuvre entre autres lorsqu’il double l’hospitalité conditionnelle d’une hospitalité inconditionnelle envers n’importe qui, ou lorsqu’il joue de la dissymétrie entre le calculable de la loi et l’incalculable de la justice – ne conduit-il pas Derrida à rejoindre le tournant éthique qui inscrit dans la politique une régime d’hétéronomie inconciliable, selon Rancière, 13avec les idéaux modernes d’émancipation et de démocratie14 ? La petite phrase : « tout autre est tout autre », qui pourrait être la formulation de l’égalité politique, n’est-elle pas en réalité par excellence la formule de l’hétéronomie éthique, sur fond d’une équivalence que seule la figure divine est à même d’assurer15 ?
Ouvrant à nouveau le dossier de la « petite phrase », Balibar suggère d’y entendre une proposition de penser, justement, une altérité qui ne soit pas simplement l’autre du même, mais une altérité non-subordonnée à l’Autre capitalisé – condition peut-être pour que l’altérité cesse d’être placée dans la dépendance au même. L’Autre serait en effet encore une figure du même, le même inversé ou rétabli dans son contraire. L’Autre connote l’Altérité en soi, l’Un de l’Altérité. L’idée centrale est bien qu’en décapitalisant (et décapitant) l’Autre, Derrida, d’un même geste, déconstruit la hauteur (la verticalité, la transcendance) et ouvre la porte à une différenciation supplémentaire, à une différence de l’autre par rapport à lui-même. L’altérité selon Derrida n’est pas, comme chez Lévinas, placée sous le signe d’une instance d’interpellation mais rapportée au régime d’une multiplicité nécessairement erratique par quelque côté et nécessairement contaminante par une autre ; penser l’altérité dans toutes ses implications, en somme, se garder de la rapatrier trop vite dans le schème de la reconnaissance (qu’il soit philosophique, éthique ou politique) ou dans la sécurité des systèmes et des typologies qui rangent ou classent les modalités de l’altérité.
Néanmoins, le danger d’une telle hétérologie généralisée n’est-il pas de verser dans une « indifférenciation » généralisée (« la nuit hégélienne où toutes les altérités sont noires ») ? « La responsabilité de l’autre », « la décision de l’autre », « l’accueil de l’autre », « l’hospitalité envers tout arrivant » : l’invention de toutes ces nominations ne serait-elle pas une façon de dire le même – équivalence indifférente de toutes les différences ? Une telle conclusion serait désastreuse selon Balibar, car chez Derrida l’altérité ne se dit pas simplement négativement, car il s’agit aussi de saisir la contamination de tout autre par tout autre. C’est ce qui amène Balibar à mettre en évidence trois types d’altérité ou modes d’altération distinctes mais se contaminent « spectralement », qui sont autant de points de passage et de tension du phallo-logo-anthropo-centrisme de 14la métaphysique comme, on le sait, de l’idiome politico-philosophique occidental : l’animalité ou la bestialité, le sexe et la différence sexuelle, et l’étrangeté de l’étranger ou « étrangèreté ». Réemprunter certaines voies suivies par Derrida nous conduit devant la violence de l’exclusion de l’animalité (chiffre de la domination), devant l’obstination de la philosophie à neutraliser le genre du Dasein au moyen d’une féminisation (phallocentrique) de l’altérité, devant la détermination politico-administrative de l’altérité comme « étranger ». Dans l’écriture de Derrida résonnent ainsi les déterminations historiques et les spécificités empiriques où se sont inscrits nos régimes d’altérité. Moins comme envers caché des universaux politiques, d’ailleurs, que comme indice d’une différance toujours à l’œuvre, qui engage de notre part une « responsabilité sans réserve », « sans dépôt de garantie ». De ceci, on mesurera pleinement les effets politiques dans le travail que Balibar a mené, pour son propre compte, sur les contradictions de l’universel et le rôle des différences anthropologiques dans la construction de la citoyenneté moderne. S’il n’est pas d’universel humain comme tel, mais toujours historiquement sous condition d’exclusion du non- ou du sous-humain que les différences anthropologiques se chargent de marquer, l’universel n’en perd pas pour autant son efficace, car les voix qui énoncent l’exclusion, donc la contradiction de l’universel placé sous le régime de l’identité, « démontrent que la contradiction des exclusions (et des exclus) est justement ce qui permet à l’universalité de se “vérifier” comme telle, car elle l’empêche de transiger avec son propre principe sous la forme d’une “hégémonie” plus ou moins accueillante16 ».
Si « l’étrangèreté » joue ici un rôle privilégié, c’est qu’elle permet de revenir plus explicitement sur la question des rapports entre l’éthique et la politique. Il y a selon Balibar une ambivalence, un caractère éthiquement ou politiquement indécidable de l’étranger. Ou pour le dire autrement, la politique pénètre dans l’éthique via l’indécidable articulation de l’amitié et de l’hostilité, via la forme ambivalente de la relation ami-ennemi (analysée dans Politiques de l’amitié). S’il reste bien quelque chose comme une dimension éthique dans l’altérité comme relation – laquelle est toujours en quelque façon rapport à quelque autre ou quelques autres, ceux qui arrivent, attendent, décident – elle concerne n’importe quel 15arrivant inattendu, mais toujours sous condition d’une réelle multiplicité d’autres socialement et historiquement déterminés, singularisés, non sous la figure inconditionnelle d’Autrui ou du Tout-Autre. Par exemple des animaux, des sexes ou des genres, des étrangers ou des étrangetés. C’est le bénéfice de la déconstruction que de nous rappeler cette détermination multiple de l’indétermination quelconque, de nous rappeler, en, d’autres termes, « la condition politique de l’éthique (ou de la justice) inconditionnée ».
En déplaçant le terrain d’interrogation vers celui du droit, c’est cette même question de l’altérité, et plus spécifiquement de l’altération, sous la forme d’une possible politique de l’altération qui est au cœur de la contribution de Thomas Berns – « De la gravité de la loi au prosaïsme du droit, avec Derrida ». Comme dans le précédent texte, l’enjeu est de ressaisir la force du geste déconstructif et de montrer qu’il n’est pas nécessairement suspendu à un point de butée « éthique » – tenir dans l’ouverture de l’indécidable, de l’inconditionnel ou de l’absence d’origine, geste en quelque sorte suspensif ou de retrait – mais peut servir de levier à une politisation en donnant, pour ainsi dire, un rôle « actif » à la dissémination. Travail de relance, donc, qui exploite les ressources de la déconstruction en opérant en elle et avec elle une bifurcation plus franche vers la politique. Ce mouvement s’opère donc ici sur le terrain du droit. Selon Berns, la critique adressée par Derrida à la théorie du performatif d’Austin est dans ce contexte plus qu’importante. En mettant l’accent sur le rôle moteur de la citation, de la répétition et donc de l’altération inhérentes au performatif (impliquant la séparation toujours possible de l’énoncé performatif avec l’intention du locuteur et le contexte), Derrida met en question l’idéalisme de la théorie classique : la présupposition de la transparence de l’intention du locuteur, de l’adéquation sans reste à un contexte par la voie de la convention et, par suite, de la possibilité de distinguer entre des langages sérieux et des langages non-sérieux, des usages parasitaire du langage. Cette critique derridienne, selon Berns, permet de mettre au jour un véritable impensé dans la théorie du performatif, ce qu’il appelle son « légalisme ». Après tout, quel autre exemple pourrions-nous trouver du langage sérieux, de l’énoncé vraiment performatif, que celui de la règle de droit ? Outre le fait qu’il s’agit d’une conception pauvre du droit – qu’il s’agit pour Berns de dépasser – il s’agit d’une représentation toute idéale du performatif, très éloignée de son 16exercice empirique. Tenir que le langage du droit est performatif, c’est prendre en compte sa dynamique itérative concrète, faite d’altération, de déplacement contextuel, de dissémination. Jusqu’ici, Derrida nous invite, utilement, à « pratiquer l’écart » entre deux regards sur le droit : depuis la perspective du pouvoir souverain comme capacité à contraindre et à instituer le code, ou depuis les pratiques, en envisageant le droit comme régime d’énonciation spécifique. Mais s’il met clairement sous tension la première perspective, la dissémination du droit se prolonge chez Derrida par une exigence de type éthique de le penser depuis la loi comme rature de l’origine, absence de fondement. « Gravité de la loi » qui occulte la prose du droit, son régime d’énonciation spécifique, son usage concret de la citation ; interruption, par un geste éthique, de la déconstruction qui délaisse au final la réalité de la pratique juridique. C’est avec Judith Butler, suggère Berns, qu’il convient peut-être de prolonger l’exploration du performatif ; au-delà de Derrida, mais avec la force de la déconstruction, en cernant la condition « perlocutoire » (donc de l’itération-altération) du jeu de l’illocutoire. Élaborée dans le contexte ultrasensible de la judiciarisation de l’insulte – et de la tentation, politiquement très risquée, de réglementer juridiquement les discours –, la proposition de Butler est rien moins qu’une politique du performatif, une attention aux usages inévitablement multiples de la citation, qui prend fait et cause pour « l’avenir inconnu des mots ». Selon Berns, adopter cette perspective sur le langage du droit, ce « performatif par excellence », prendre au sérieux le jeu de l’itération-altération qui l’habite ne serait pas seulement une manière de revenir au prosaïsme du droit et à l’esprit du droit romain qui s’assumait résolument comme fiction (« sortie de la réalité »), mais aussi de profiler une politique des usages du droit pensé comme art de faire et de citer.
Le texte proposé par Norman Ajari – « Les Afriques de Derrida. Un devenir décolonial de la déconstruction » – est élaboré autour d’une hypothèse forte. Au contraire des interprétations plus communément proposées – notamment par Jean-Luc Nancy, que Norman Ajari ne manque pas d’évoquer – la déconstruction ne serait peut-être pas « nativement » anticoloniale. En témoigne la façon dont Derrida se positionnait au début des années 60 à propos de l’Algérie, son « pays » natal. À poursuivre une telle hypothèse, le parcours de Derrida témoignerait au contraire d’un écartèlement progressif de la conscience européenne – et d’abord 17de la sienne propre, initialement obnubilée par la francité. L’hypothèse avancée par Ajari est que la « réorientation » qui fait passer Derrida d’une certaine forme d’acceptation du colonialisme à la dénonciation de la monstruosité de l’apartheid est notamment due à l’influence des travaux des psychanalystes Maria Torok et Nicolas Abraham sur la clinique du deuil, dont il cherchera à exploiter certaines potentialités politiques, notamment dans Spectres de Marx. Derrida reprendrait à son compte, mais en les infléchissant, les concepts d’introjection, d’incorporation, mais aussi de fantôme développés par les psychanalystes hongrois. L’apartheid comme prolongement de la colonisation, dans Fors, c’est la « spatialisation raciste de l’incorporation », c’est-à-dire l’échec du deuil, l’entretien d’un mort, d’un inassimilable en soi ou en moi, interminable rejet interne d’une altérité. Entre le deuil réussi et la mélancolie de l’incorporation, Derrida trace ensuite, dans Spectres de Marx, une voie qui se place soue l’emblème du « fantôme ». La spectralité de ceux qui ne sont pas là, ce ne sont pas simplement ceux qui ne sont plus là. Ce sont aussi les exclus, les vies non-reconnues, et en ce sens, selon Ajari, ceux que Fanon appelle les habitants de la zone du non-être, les colonisés de toutes sortes, ceux dont la mort est sans importance. Les thèses de Force de loi pourraient alors être également reprises en ce sens : la justice désignerait la hantise de l’autre qui vient de cette zone de non-être et qui disjoint la présence à soi autonome de l’européen. Aucune décision ne peut être juste si elle n’est pas hantée par ces exclus et la conscience que leur calvaire n’est pas achevé. En ce sens, le travail derridien pourrait être lu comme une tentative de dédoubler, au sens de W.E.B. Du Bois – et donc pluraliser – la conscience européenne. Tentative et amorce seulement, selon Ajari : Derrida n’aurait pas exploité jusqu’au bout toutes les potentialités décoloniales de la déconstruction (d’autres l’auront fait à sa place, comme G. Spivak), et parfois mis la déconstruction au service d’une euphémisation du conflit entre le colon et le colonisé. Par ses tentatives comme ses limites, il nous oblige donc à une « constante vigilance décoloniale ».
De façon particulièrement originale, c’est par le biais du motif de la ligne (droite, en particulier) – et par là-même de ceux de la lumière et de la visibilité – que le texte d’Oriane Petteni – « Photologie, linéarité et modernité politique. Du geste philosophique derridien » – interroge les effets de la déconstruction dans le champ de la philosophie politique. 18Partant notamment du travail de Tim Ingold dans Une brève histoire des lignes – mais en multipliant les références, par exemple aux travaux de Jean Wahl ou de Canguilhem, aux textes de Bataille – elle revient sur la façon dont la ligne droite s’est isolée à l’époque moderne de l’ensemble des autres types de lignes et de textures striant le monde, traçant par là-même une ligne de partage entre l’homme et la nature. De la même façon, une certaine compréhension du progrès – et des idéaux progressistes des Lumières au xviiie siècle – prend la forme de la trajectoire rectiligne et lumineuse, qui laisse dès lors dans l’ombre, hors de la ligne langagière articulée, le ou la subalterne – photologie de l’Occident et de l’histoire de la philosophie. En suivant attentivement ce motif de la ligne dans plusieurs textes derridiens, Oriane Petteni met en évidence progressivement ce qui constituerait la spécificité de l’« herméneutique » de la déconstruction. Retrouvant pour ainsi dire le tournant épistémologique qui, au xixe siècle amène la chaleur ou l’énergie à occuper la « place iconique de la trajectoire lumineuse », ouvrant la voie à une économie générale où des forces entropiques sont à l’œuvre dans les formes, la déconstruction, en et par son écriture délinéarisée, dé-géométrisée, tiendrait ainsi à une attention particulière aux « forces vitales textuelles » qui permettrait de rendre compte de la complexité organique d’un texte. Une « énergétique » du sens devrait de la sorte se substituer à la ligne structurale, ramenant la politique là où l’on croirait ne pas pouvoir l’attendre : dans la contestation de la photologie d’ascendance cartésienne et netwonienne se niche celle d’une économie politique et d’une histoire du rapport à l’autre comme part maudite et comme improductif inassimilable – le colonisé, l’apatride, le Lumpenprolatriat.
Dans sa propre contribution – « Politique en déconstruction : l’archi-écriture » –, Amaury Delvaux revient d’abord sur la question d’un hypothétique « tournant » éthico-politique de la pensée derridienne. Tout en rappelant la façon dont Derrida lui-même s’est toujours opposé à une telle interprétation de sa propre pensée, l’enjeu du texte d’Amaury Delvaux est clair : montrer en quel sens parler d’un « apolitisme » des premières réflexions de Derrida est tout simplement un non-sens. Pour appuyer cette hypothèse, c’est à une lecture attentive de De la grammatologie que nous convie sa contribution. Les auteurs principaux qui sont abordés dans cet ouvrage – Rousseau, Saussure et Lévi-Strauss – appartiennent à cette tradition qui a toujours 19systématiquement lié l’apparition de l’écriture avec le surgissement de la violence de l’institution politique. L’originalité de la lecture derridienne n’est pas de remettre en question le fait de ce lien, ni la violence de l’institution politique, mais de questionner le présupposé, au fond ethnocentrique, selon lequel l’écriture serait la marque de l’inauthenticité des rapports sociaux obligés d’en passer par des « formes indirectes de communication » et d’avancer en contrepartie une autre idée, non-métaphysique et non restreinte à la phonétique ou à l’alphabétique, de l’écriture. Le concept derridien d’« archi-écriture », qui signale qu’une écriture travaille toujours-déjà le langage, disjoignant la signification, détruit l’idéal politique et d’une communauté immédiatement présente à soi (sur le modèle, d’une subjectivité comme présence à soi et monologue intérieur). Ainsi la subversion du rapport entre la parole et l’écriture, permet-elle de mettre en évidence, contre toute une tradition de pensée, l’irréductibilité de la violence politique, une archi-violence. Et par là même de dénoncer comme illusoire l’idéal d’une communauté politique première, vierge de tout rapport de domination.
Dans le prolongement de l’interrogation derridienne sur le lien entre l’écriture, l’outil, l’instrument – d’une déconstruction qui se mesure toujours avec l’instrumentalité – il s’agit pour Gil Anidjar dans « La différance – des armes » de s’interroger sur le statut de l’arme – cet instrument ou engin de mort et de destruction – et à partir d’un parcours méticuleux à travers l’œuvre derridienne, d’en suivre la trace afin d’esquisser une éventuelle histoire des moyens de destruction – l’idée, paradoxale pour la pensée politique occidentale, d’une histoire comme destruction. Interrogation sur le rapport de l’écriture à la machine, qui souligne que l’instrument peut-être d’entrée de jeu, au titre même de moyen de production, ce qui en même temps « inscrit et efface » ; « substitut létal », le supplément est peut-être d’emblée « supplément dangereux », nécessaire confrontation à la mort, technologie politique de destruction – après tout, les premiers outils sont peut-être des outils de guerre, ou de chasse. D’où l’importance de l’histoire de sang et de larmes qu’entreprend Derrida dans son séminaire sur la peine de mort, dont Anidjar souligne qu’elle est une histoire des armes et des modes d’exécution capitale ou d’administration de la mort – rappelant au passage les liens de voisinage ou d’affinité que ces techniques policières et militaires entretiennent avec les techniques médicales. Interruption 20ou destruction de la relève hégélienne (qui par excellence affirme la relève de la violence, la positivité qui chemine à travers la destruction), la déconstruction éclaire à sa façon ce qui lie la machine de mort, la souveraineté, la dignité humaine aussi à une destruction sans relève. La question est de savoir si et comment « la différance désarme ». Ici intervient peut-être la différence des armes, notre capacité (politique) à penser pour elles-mêmes les conditions techniques qui permettent de travailler à l’espacement entre l’outil et l’arme, à distendre production et destruction, à s’attarder dans l’intervalle, la proximité et la distance entre la machine et la machine de mort.
Il est à nouveau question de la technique dans la contribution de Patrick Llored – « Le souverain : un être irresponsable ? La théorie de la souveraineté de Hobbes à l’épreuve de la déconstruction derridienne » – mais par le biais d’une interrogation sur le concept de souveraineté qui, puisant dans la publication des derniers séminaires de Derrida, rend manifeste le lien intrinsèque qu’entretient la déconstruction avec la pensée politique. Llored rappelle que, selon Derrida, une « logique technique » est constamment à l’œuvre au cœur de la souveraineté politique ; c’est d’elle qu’il faut partir pour mettre en évidence le jeu des dualités entre humanité et animalité, entre nature et culture ou encore, entre nature et loi. On sait que l’attribut par excellence de la souveraineté, dans la théorie classique, c’est son indivisibilité. Et pourtant, tout dans le texte de Hobbes tend à conditionner l’exercice de la souveraineté à un supplément technique, prothétique en somme : l’État comme « organe artificiel », l’institution comme artifice technico-politique qui fonctionne moins comme « rupture avec » que comme supplément à une nature animale de l’homme. Les dualités se contaminent dès lors spectralement : l’État est « animal artificiel », « machine animale », son modèle est « l’animalité de l’homme ». Aussi la souveraineté n’est pas à saisir comme indivisible, mais depuis son mouvement de résistance historique, permanente, obstinée « à la dissociation de l’alliance qui confond souveraineté et indivisibilité comme relevant de la même puissance ». Déconstruire la souveraineté revient alors à questionner aussi le schème central de la philosophie de Hobbes, celui de la protection et de la sécurité des sujets de l’État ou du souverain, qui serait en même temps, indivisiblement protection de soi, auto-protection. C’est évidemment le problème, toujours actuel, de la domination. Productrice d’un pouvoir politique illimité, la 21souveraineté injecte donc un élément de force qui excède la sphère du droit, et s’organise comme irresponsabilité – qui peut très bien prendre la direction violente de l’autodestruction immunitaire. Que serait alors une politique instruite de la déconstruction de la souveraineté, prenant le nom d’« exigence d’inconditionnalité » ? Non pas le rêve d’un pouvoir débarrassé de toute « pulsion de souveraineté », mais la reconnaissance de l’ambivalence foncière de la souveraineté, l’examen historique de ses formes déterminées – de ses prothèses –, l’évaluation des différentes modalités de sa division.
Enfin, le volume se termine par un texte d’Antoine Janvier – « Du droit à l’enseignement de la philosophie (en Belgique francophone) ? » – dans lequel la « mise au travail » de la pensée derridienne s’accomplit de manière exemplaire puisqu’il s’y agit de « rejouer » – voire de « performer » – le geste très conjoncturel de Derrida lui-même à l’époque de Du droit à la philosophie, séquence d’une dizaine d’années marquée par les travaux, en France, du Greph (Groupe de recherches sur l’enseignement philosophique) et la résistance du corps enseignant et des institutions aux tentatives de réforme du lycée dont les effets touchaient directement à l’enseignement de la philosophie. Déplacement du geste dans une conjoncture doublement différente, de temps et de lieu, qui déconstruit exemplairement l’unité présumée de l’histoire de la philosophie, le privilège qu’elle se donne (même peut-être chez Derrida) d’être toujours en excès sur ses propres formes, en affrontant à ses multiples déterminations nationales et institutionnelles – donc politiques – l’indétermination de son sens. Mise à l’épreuve, donc, de son historicité où, selon Janvier, se rejoue tout aussi exemplairement la critique d’un « droit naturel » à la philosophie, présupposé par les idéaux démocratiques de l’enseignement : l’idée que la philosophie serait toujours autre chose que ses « supports » et ses « appareils » (Du droit à la philosophie), que son vrai chemin serait « tout droit », direct, pour tous. Il faut y voir une dénégation de l’institution, « de ses formes socio-historiques de déploiement et d’accès », « de l’inégalité d’accès […] qui fait structurellement tort à sa prétention d’universalité ». Première arrivée, historique, de l’enseignement scolaire de la philosophie en Belgique, l’élaboration d’un « cours d’éducation à la philosophie et à la citoyenneté » commença par retrouver, dans son moment initial, ce qui la précède en fait : l’imaginaire collectif d’un droit naturel qui associe la philosophie directement à l’exercice de la 22citoyenneté comme échange et construction, défense ou fondation de l’opinion et qui lui prête, de ce fait, un rôle immédiatement éducatif. En Belgique francophone, le « droit à la philosophie » repose ainsi depuis longtemps sur l’utopie d’une philosophie directement en prise sur le jeu réputé libre des « convictions » de tout un chacun, d’une capacité de tous à « philosopher », libre des inégalités structurelles et des limitations d’accès qu’engendrent les institutions chargées d’en inculquer l’histoire, les concepts, les problèmes ou les textes. Double dénégation institutionnelle qui ignora longtemps et activement l’importance de la médiation scolaire d’une part et la confiscation bien réelle du discours philosophique par des instances idéologico-politiques religieuses ou non-confessionnelles, d’autre part. Il aura fallu, comme dit Janvier, un « intense travail collectif », comme une attention aiguë aux enjeux des médiations institutionnelles scolaires, pour que rentrent sous l’intitulé rappelé un « ensemble de savoirs inscrits dans une tradition et un corpus déterminés ». Ce travail collectif donne certainement une actualité aux engagements de Derrida, tout en retrouvant le sens juste de la remarque du Kant enseignant de l’histoire de la philosophie selon lequel apprendre la philosophie, c’est apprendre à philosopher. Nulle exclusion de l’enseignement, mais rappel de ce qui la distingue des sciences historiques et mathématiques, à savoir une méthode zététique, une méthode de recherche.
Florence Caeymaex
Université de Liège
Sébastien Laoureux
Université de Namur
1 Concernant l’article qui précède le terme « politique » (la/le), les usages varient dans le volume selon les auteurs. À la différence d’autres penseurs (Claude Lefort, Chantal Mouffe, Jacques Rancière,…) chez qui l’utilisation de l’un ou de l’autre renvoie à des sens différents bien établis, nous laissons ainsi délibérément, et à l’instar de Derrida, jouer l’indétermination de genre à son sujet.
2 Jacques Derrida, Positions, Minuit, 1972, p. 78.
3 Ibid., p. 12.
4 Ibid., p. 55.
5 Ibid., p. 50.
6 Ibid., p. 49.
7 Ibid., p. 53.
8 Ibid., p. 79-80.
9 J. Derrida, Force de loi, Galilée, 1994, p. 35.
10 Ibid., p. 45.
11 Ibid., p. 48.
12 En ce sens, il s’agit bien de prolonger les excellents travaux qui ont été réalisés sur le Derrida politique, tout en déplaçant sans doute quelque peu l’angle d’attaque. Cf. notamment : « Derrida politique », Cités. Philosophie, Politique, Histoire, 2007 (30) ; P. Cheah et S. Guerlac (éds.), Derrida and the time of the political, Duke University Press, 2009 ; « Derrida politique », Lignes, mai 2015.
13 Jacques Rancière, « La démocratie est-elle à venir ? Éthique et politique chez Derrida », Les Temps Modernes, 2012/3 no 669-670, p. 157-173.
14 Ibid., p. 168-169.
15 Ibid., p. 172.
16 Étienne Balibar, Citoyen Sujet et autres essais d’anthropologie philosophique, PUF, Paris, 2011, p. 477.
- CLIL theme: 3133 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Philosophie -- Philosophie contemporaine
- ISBN: 978-2-406-08298-9
- EAN: 9782406082989
- ISSN: 2271-7234
- DOI: 10.15122/isbn.978-2-406-08298-9.p.0009
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 07-17-2018
- Periodicity: Biannual
- Language: French