Quand l’esprit sacrifie sa raison Eucken et la Kriegsphilosophie
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Éthique, politique, religions Les transformations du concept de guerre (1910-1930)
2017 – 1, n° 10. II. Techniques, stratégies, culture - Auteur : Warren (Nicolas de)
- Pages : 29 à 48
- Revue : Éthique, politique, religions
Quand l’esprit sacrifie
sa raison
Eucken et la Kriegsphilosophie
À la veille de la Première guerre mondiale, la philosophie allemande et les philosophes allemands jouissent d’un prestige international sans précédent, une notoriété qui, depuis lors, n’a plus jamais été telle. En 1908, Rudolf Eucken (1846-1926), professeur de philosophie à Iéna, est récompensé du prix Nobel – le premier philosophe à recevoir un tel honneur (et le seul philosophe allemand qui ait jamais été ainsi distingué). La réputation d’Eucken, déjà bien établie en Allemagne, acquiert alors immédiatement une dimension internationale. Son engagement pour sa pensée néo-idéaliste y gagne un nouvel élan, rapidement consolidé par de nombreuses publications et traductions, ainsi qu’une demande du grand public qui s’étend jusqu’en Chine1. Le profil intellectuel d’Eucken est alors inséparable de sa confrontation publique avec Ernst Haeckel, son collègue zoologiste de Iéna, promoteur du darwinisme, athéiste autoproclamé et défenseur d’un idéal scientifique de la compréhension. La rivalité entre ces deux professeurs de Iéna captive l’attention de l’Allemagne d’avant-guerre (Die Welträsel de Haeckel s’est ainsi vendu à 400 000 exemplaires). Elle reflète un malaise culturel répandu, provoqué par une urbanisation rapide, l’industrialisation et d’autres forces accélératrices de la modernité2. Contre le développement constant du naturalisme et du matérialisme, Eucken revendique une « intensification de la vie » 30(Lebensvertiefung) et la culture de « l’intériorité » (Innerlichkeit). Suivant la compréhension de ces notions donnée par Eucken, son néo-idéalisme représente à la fois, pour reprendre les derniers mots de son travail de 1890 intitulé Die Lebensanschauungen der grossen Denker, le diagnostic et la réponse urgente à « la confusion et à la crise de l’époque ». À l’aube du xxe siècle, le prix Nobel d’Eucken est interprété comme l’augure d’un âge à venir, à l’avant-garde duquel se tient la philosophie allemande et sa notion décisive, presque magique : l’esprit (Geist)3. Dans les termes du comité Nobel, Eucken est honoré
en reconnaissance de sa plus sérieuse recherche de la vérité, de son pouvoir pénétrant de pensée, de l’étendue de sa perspective, de la chaleur et de la virtuosité de sa présentation avec laquelle, dans ses nombreux travaux, il a justifié et développé une philosophie idéaliste de la vie4.
Comme Eucken lui-même le fait remarquer dans une lettre à un ami concernant sa récompense : « Un journal important de Bruxelles a publié un long article de plusieurs colonnes avec l’entête “Une défaite majeure pour le matérialisme”5 ».
En France, Henri Bergson et Émile Boutroux attirent l’attention sur les écrits philosophiques d’Eucken et promeuvent favorablement leur traduction en français. Comme Boutroux le proclame dans une étude de la pensée d’Eucken en 1911 : « Le mérite d’Eucken consiste en ce qu’il ait en fait, semble-t-il, montré la voie qui permette à l’esprit de déployer une authenticité6 ». Les affinités apparentes entre Bergson et Eucken sont remarquées par de nombreux commentateurs des deux côtés de l’Atlantique. Chacun des deux est perçu comme le défenseur d’une philosophie de la vie basée sur une récupération de la spontanéité créative de l’esprit (Geitesleben pour Eucken, « élan vital » pour Bergson)7. Eucken, pour sa part, avait introduit la philosophie de Bergson en 31Allemagne avec un jugement positif concernant L’évolution créatrice dans son ouvrage Geistige Strömmungen der Gegenwart8. Isaac Benrubi, un étudiant d’Eucken, souligne davantage leur engagement commun dans le rejet du matérialisme et du positivisme – une fraternité d’esprit philosophique que Bergson lui-même avoue directement à Benrubi9. Dans Eucken and Bergson. Their Significance for Christian Thought, Emily Hermann décrit Eucken et Bergson comme contestant « une culture matérialiste au nom de la vie spirituelle » au moyen d’une vision du monde basée sur l’intuition en tant que « voie vers la réalité ». Comme Hermann l’affirme, « la vie spirituelle selon Eucken n’aurait jamais pu être conçue sans la doctrine chrétienne de la rédemption qui la souligne très certainement, même là où elle s’entend en un sens chrétien le plus éloigné10 ». La signification primairement religieuse de la pensée d’Eucken, bien que privée de tout contenu chrétien déclaré, se reflète également dans le jugement de Benrubi : « La philosophie de M. Eucken conduit donc directement à la religion11 ».
L’ouverture des hostilités en août 1914 met en mouvement une catastrophe intellectuelle et culturelle qui affecte fondamentalement la philosophie et les philosophes allemands12. Avec la destruction de la bibliothèque universitaire de Louvain et les dommages sévères infligés à la cathédrale de Reims, la position de la philosophie allemande et de sa Geistesleben est transformée de manière irrévocable. Bergson, alors président de l’Académie des sciences morales et politiques, dans un vibrant discours publié dans le Bulletin des Armées de la République en novembre 1914, dénonce vertement « le barbarisme renforcé par la conquête de la civilisation » et accentue nettement le contraste entre 32la vitalité créative de la civilisation française – représentant la vie, l’humanité et le cosmopolitisme – et la Kultur mécaniste et sans vie d’une Allemagne militarisée accompagnée d’un chauvinisme prussien. La Geistesleben allemande se voit rejetée sans plus de cérémonie comme une « force qui s’use » en suivant des tendances mortifères et en embrassant la mort13. De concert, Émile Boutroux affirme également :
Hier encore, l’Allemagne était, dans le monde, redoutée, certes, pour sa puissance, mais estimée pour sa science et pour son patrimoine d’idéalisme. Aujourd’hui, c’est, contre elle, d’un bout à l’autre de la terre, un même cri de réprobation et d’horreur […]. La civilisation humaine cherche à humaniser la guerre elle-même. La culture allemande tend logiquement à en accroître à l’infini, par la science, la brutalité primitive14.
Ce rejet n’est pas sans raison. Dès les premières semaines d’août 1914, les philosophes allemands « arment » leurs concepts, pour ainsi dire, comme pour un service militaire. À l’avant-garde de cette « mobilisation spirituelle » de la philosophie allemande (pour reprendre l’heureuse expression de Kurt Flasch) au sein du Burgfrieden prononcée par le Kaiser (le 4 août) se tient Eucken, qui prononce pas moins de 36 discours publics en 1914. Ses apparitions attirent des foules de plusieurs milliers de personnes. Lors d’un discours à Nuremberg, l’enthousiasme pour sa conférence est d’ailleurs si important qu’il est immédiatement invité à la répéter une seconde fois, s’exprimant ainsi jusqu’à minuit. Largement diffusés sur le front intérieur (home front) et publiés dans des Feldpostausgaben spéciaux, ses discours intitulés Die sittlichen Kräfte des Krieges et Die weltgeschichtliche Bedeutung des deutschen Geistes défendent avec vigueur l’effort de guerre allemand en précisant son sens métaphysique plus profond15. L’engagement philosophique d’Eucken pendant 33les premiers mois de la guerre constitue le modèle allemand de ce qui a depuis lors été baptisé de Kriegsphilosophie16.
Die sittlichen Kräfte des Krieges se lit comme une version comprimée de la pensée d’Eucken de ses Deem lectures de 1913 et de son ouvrage Zur Sammlung der Geister : une pensée sous la pression d’une guerre tout juste déclenchée, chargée d’une promesse spirituelle. L’impact de cette ouverture des hostilités est visible dans le déplacement de la pensée d’Eucken suivant un intérêt pour « l’actuel temps de crise et de confusion ». Alors qu’en 1913 sa pensée prophétique s’adresse elle-même à la crise et à la confusion du présent, le mois d’août 1914 provoque l’intégration d’un événement capital et d’une portée historique directement au cœur des aspirations d’Eucken. Avec de clairs échos en provenance de Zur Sammlung der Geister, Eucken parle de la guerre comme de l’éveil de « forces endormies » et de l’élévation de la vie spirituelle en direction d’une « moralité davantage effective ». La moralité religieuse qu’il ne pouvait qu’envisager en 1913 est désormais perçue en 1914 suivant les contours dynamiques d’une guerre en formation. Ce déplacement de la pensée d’Eucken, allant d’une perspective externe à l’événement qu’elle envisage vers une perspective interne à l’événement qui la submerge, occasionne une transfiguration de l’idée qu’Eucken se faisait de la philosophie, laquelle devient une pratique prophétique17. Sa manière prophétique de penser prend la tournure d’une divination en quête du sens métaphysique (« spirituel ») de la guerre. De même se produit une inversion entre le rôle du philosophe comme éducateur et l’émergence d’une moralité que le philosophe cherche à inspirer. En tant que catharsis éthique, la guerre usurpe la place de « l’enseignant ». Celle du philosophe devient celle de l’étudiant de la guerre le plus 34fervent qui doit témoigner d’une vérité à révéler à ceux qui sont trop près (les soldats sur le front) comme à ceux qui sont trop loin (les civils à l’arrière) pour percevoir son véritable objectif. Adolf Faut s’exprime en ces termes dans une optique similaire : « La guerre est ainsi pour nous le maître d’apprentissage de ce qui est le plus élevé et le plus sacré, l’école d’une véritable initiation (Menschwerdung)18 ». Cette transfiguration du philosophe à l’école de la guerre se reflète ainsi dans les conférences et livres d’Eucken pendant les premières années du conflit.
Die sittlichen Kräfte des Krieges débute avec une question qui devint essentielle pour le discours stratégique de la Kriegsphilosophie allemande : en quoi consiste cette guerre ? L’urgence de cette question ne reflète pas seulement la soudaineté de l’ouverture des hostilités en 1914, ni même le vide politique concernant les buts et motivations de la guerre dans une sphère publique allemande élargie19. Cette question porte autant sur la nature de la guerre, que sur son enjeu, à savoir qui la mène et contre qui. En cadrant Die sittlichen Kräfte des Krieges sur ces deux questions (quel type de guerre est-ce ? la guerre de qui ?), Eucken commence en reconnaissant clairement les démons de la guerre (la mort, la souffrance, la faillite de la morale devenue inimitié et colère, la suspension de l’État de droit), mais il supplante rapidement cette conception de la guerre pour la raison qu’elle se cristallise sur ses conséquences délétères. Comme Eucken l’annonce :
De tels dangers existent sans doute. Si rien ne s’était opposé à eux, ceux-ci feraient simplement paraître la guerre comme un mal ; mais que quelque chose s’y oppose et s’y montre supérieur, alors cela dépend du caractère de la guerre20.
Dans cette manœuvre de déplacement, tout dépend de la proposition conditionnelle : en contrepoint de la guerre en tant que mal, s’esquisse 35une conception capable d’en appréhender le caractère propre. La guerre, déterminée comme cupidité, honneur, motivations économiques et buts politiques, représente une conception terrestre ou mondaine de la guerre. Une telle guerre serait certes un mal si elle ne manifestait pas un drame plus intime – non pas d’abord un drame né de préoccupations terrestres, mais le drame de l’âme dans sa quête d’une morale plus élevée. Cette deuxième conception de la guerre – une authentique guerre morale ou, comme le déclare Eucken, une « guerre sainte » (heiliger Krieg) – « s’élève » au-dessus d’une guerre au sens naturaliste et matériel.
Basé sur cette distinction catégorielle, le discours d’Eucken élide la manière terrestre ou mondaine de cadrer la guerre en faveur de son recadrage spirituel. Une telle élision induit une neutralisation de la sinistre réalité de la guerre avec pour conséquence directe que la destruction allemande de Louvain, le symbole iconique du « barbarisme » allemand aux yeux des Français et des Britanniques, peut être à la fois acceptée et rejetée. L’indignation morale provoquée par cet acte de guerre parmi d’autres, pendant les mois d’août et septembre 1914, peut alors devenir la conséquence « acceptable » d’une guerre dont le véritable sens demeure invisible et incommensurable pour la rationalité d’une justice terrestre. La distinction faite par Eucken entre guerre terrestre et guerre spirituelle s’appuie sur des registres contradictoires, celui du sens de la guerre et celui de sa justification, justifiant ainsi implicitement les dommages collatéraux. Une conception politique de la guerre devient un dommage collatéral comparativement à l’objectif plus élevé d’une guerre spirituellement plus efficace21.
La distinction faite par Eucken entre guerre terrestre et guerre spirituelle entraîne deux autres implications qui toutes deux vont structurer pour une bonne part la Kriegsphilosophie allemande et la perception culturelle du conflit, répandue en Allemagne pendant les années 1914-1918 et après. La première implication est une différenciation au sein du registre de ce qui constitue la victoire et la défaite. Lorsque la guerre est encore définie comme continuation de la politique par d’autres moyens, 36et lorsque la « politique » est définie au sens large, pour reprendre les termes d’Eucken, comme « motivations terrestres » (besoin économique, buts politiques), la nature de la guerre se voit déterminée par ses objectifs et ses motivations. Selon Clausewitz dans De la guerre : « Les guerres varient avec la nature de leurs motifs et celle des situations qui leur donne naissance » et ainsi « le premier acte de jugement, suprême et de la plus grande portée, que l’homme d’État et le commandant ont à faire, consiste à établir, par cette épreuve, le type de guerre dans lequel ils s’embarquent, à ne pas s’y méprendre, ni à essayer de la transformer en quelque chose qui soit étranger à sa nature22 ».
Indépendamment des motivations et objectifs particuliers, l’enjeu d’une telle conception de la guerre est le gain ou la perte d’un avantage (politique) dans le monde. Par contraste, dans la conception spirituelle de la guerre selon Eucken, l’enjeu est le gain ou la perte de la vie spirituelle (Geistesleben) de l’âme et de la nation. La guerre devient alors une rédemption éthique. Eucken établit ainsi une logique où la défaite (par la poursuite de gains terrestres) peut néanmoins mener à la victoire (le gain spirituel d’une âme) et où la victoire (par la conquête du monde) peut en fait représenter la défaite (au niveau de la conquête de l’âme)23. La logique morale de la justification de la guerre ne plaide pas seulement pour un type de morale intentionnaliste mais, en se heurtant également à des conséquences historiques, autorise une continuation de la guerre par d’autres « moyens spirituels » au-delà de la cessation politique et militaire des hostilités. Ce fut en effet le cas de nombreux intellectuels allemands durant la République de Weimar, pour qui la Première guerre mondiale continuait sous une forme spirituelle, en dépit ou à cause de l’armistice de 191824.
37La deuxième implication de la logique morale de la guerre développée par Eucken est séduisante sur un plan rhétorique : la guerre comme antagonisme au-delà de toute forme réciproque de rencontre et de reconnaissance mutuelle25. Dans De la guerre, Clausewitz comparait la guerre à un duel, c’est-à-dire à un antagonisme entre deux parties tentant chacun(e) de contraindre la volonté politique de leur adversaire par l’usage de la violence (organisée). Cette conception de la guerre repose de manière cruciale sur la reconnaissance mutuelle de chaque partie comme poursuivant légitimement différents buts, bien qu’ils soient conflictuels26. Dans la réciprocité de l’antagonisme de la guerre, chaque partie rencontre l’autre au sein du même espace conceptuel, c’est-à-dire, en suivant la pensée de Clausewitz, au sein du théâtre de guerre en tant que continuation de la politique par d’autres moyens où chaque partie reconnaît le but de l’autre comme but politique en opposition au sien. Dans le recadrage spirituel d’Eucken, cette conception de la guerre comme continuation de la politique par d’autres moyens est supplantée tout autant qu’elle est neutralisée avec pour résultat que la guerre de 1914 n’est pas en tant que telle une lutte contre un ennemi (britannique, français, etc.) pour des finalités politiques mais plutôt une lutte contre soi-même en tant qu’épreuve et éveil spirituel. Sans surprise, la tonalité belliqueuse du discours d’Eucken se caractérise par l’absence de désignation d’un ennemi spécifique. C’est comme si les deux conceptions de la guerre – terrestre et spirituelle – se tenaient au croisement de leurs finalités mutuelles : alors que la première s’oriente essentiellement selon une rationalité politique et économique, la seconde s’oriente sur une logique morale présupposée « plus authentique » ; alors que la première repose sur la reconnaissance mutuelle des antagonistes, la seconde dépend exclusivement de la lutte pour une reconnaissance de soi, c’est-à-dire un éveil. Plutôt qu’une guerre comme continuation de la politique par d’autres moyens, la vision de la guerre selon Eucken en fait la continuation de la philosophie par d’autres moyens, soit la continuation de l’intériorité (Innerlichkeit) par d’autres moyens.
38Cette conception spirituelle de la guerre mise en place, l’objectif d’Eucken dans Die sittlichen Kräfte des Krieges consiste ensuite en grande partie à exposer le caractère authentique de cette guerre en un sens existentiel et éthique. Comme il l’énonce : « Le combat d’un peuple entier pour sa propre conservation et pour la préservation de ses biens sacrés est la défense d’une attaque par la force afin qu’il puisse devenir une source de fortification morale ». Sous cette forme, la guerre provoque l’éveil à un sens de l’action (Tathandlung) spécifiquement (néo-)fichtéen. Cet éveil de l’esprit à sa propre vitalité créative se traduit par un degré de « sérieux » (Ernst) et une intensité de la « concentration » (Konzentration). La vie spirituelle est ramenée à elle-même par ce sérieux qui révèle, dans sa lumière rayonnante, la frivolité et la superficialité des préoccupations quotidiennes. Comme Eucken le propose, le sérieux de cette lutte soumet la vie à un questionnement fondamental. L’ordinaire est ainsi transformé, sa logique et ses valeurs sont exposées, tout est soumis à une profonde évaluation du sens (alle Dinge gründlich auf ihren Gehalt zu prüfen)27. La force ontologique de cette évaluation éclaire l’essentiel, elle renforce la détermination et la solidarité des hommes entre eux. Il n’est pas non plus exagéré de reconnaître dans le discours de guerre d’Eucken un écho déformé des paroles de Jésus citées dans ses Deem Lectures de 1913. En tant qu’occasion d’une découverte de soi, la guerre déclenche un repli sur soi qui fait nettement ressortir le clivage chrétien entre la vanité, la superficialité du monde, et le sérieux, la profondeur de la vie spirituelle et morale. « La guerre est une force qui nous donne du sens » pourrait ici être lu comme une traduction actualisée du titre d’Eucken Die sittlichen Kräfte des Krieges.
Le point central de la catharsis de la guerre réside en l’individu dont l’attachement à soi et les engagements « terrestres » ordinaires sont ainsi brisés. Le dépassement de l’égoïsme et la fusion d’individus au sein d’un tout plus important est l’accomplissement positif de la guerre ou, pour reprendre strictement les termes d’Eucken, das Werk des Krieges. L’œuvre de la guerre mobilise la vie dans sa profondeur et son ampleur : la 39profondeur de la vie est sondée sous l’effet contraignant de valeurs sacrées tandis que l’ampleur de la vie touche l’entièreté de la nation. L’œuvre de la guerre est politique tout autant qu’elle est métaphysique. Le politique qualifie le sens de la nation, et non celui de l’État (c’est-à-dire le sens implicite, pour Clausewitz, du « politique »). La nation prend ainsi une signification « divine » et y trouve sa mission « historico-mondaine » pour l’humanité28. Pour Eucken, qui le rappelle à son public, la désunion qui a conduit à la guerre a aussi empêché l’Allemagne d’atteindre la grandeur prévue. En dépit de la prétendue unification de 1871, de profondes divisions – politiques et religieuses – définissent toujours la culture allemande. La référence tacite au Kulturkampf de Bismarck est l’indice de la continuité entre la lutte spirituelle établie par Eucken lors de la guerre de 1914 et la recherche persistante d’une unification culturelle et d’une identité allemande. L’ouverture des hostilités, toutefois, a produit une « violente transformation » (gewaltige Wandlung) avec l’éveil des Allemands à une conscience nationale confortée par une expérience collective. Comme Eucken le montre, lorsqu’il invoque la Guerre de Libération de 1813 (Befreiungskrieg) et la Guerre Franco-Prussienne de 1870-1871, le destin historique du peuple allemand consiste à forger une œuvre commune (ein gemeinsames Werk) par le sacrifice et la solidarité. « Ainsi les expériences du présent nous conduisent aussi à profondément nous rapprocher ensemble29 ». Ces notions essentielles dans le discours de guerre d’Eucken contribuent toutes deux à la culture promise d’une intériorité, une Innerlichkeit.
En ce sens, la guerre est totale, non pas seulement en tant que mobilisation de machines et de toute une matérialité, mais en tant qu’éveil à un « statut complet de la vie » (Gesamtstand des Lebens). Avec cette pensée, Eucken forge implicitement l’idée d’un Gesamtkriegswerk30. En tant qu’œuvre totale, la guerre promet de réaliser l’unification désirée par Eucken entre 40« travail » (Arbeit) et intériorité (Innerlichkeit). Tandis qu’Eucken observait en 1913 dans son Zur Sammlung der Geister que « l’excellence de la culture du travail ne correspond pas aujourd’hui à celle de la culture intérieure », l’avènement de la guerre en 1914 contribue désormais à ses yeux à une « élévation » éthique et spirituelle dans laquelle la culture du travail et la culture de l’intériorité pouvaient être unies par l’œuvre spirituelle de la guerre31. Le terme d’œuvre (Werk) suggère une réconciliation philosophique entre idéalisme et naturalisme : à la façon d’une œuvre d’art, en tant qu’objet matériel (ein Werk) formé et habité par l’activité de la vie spirituelle (wirken), la guerre manifeste l’activité de l’esprit dans ses « œuvres » empiriques (sacrifice, mort, etc.), tout en évitant l’absorption de l’esprit dans un naturalisme de simples effets causaux. Sous cette forme, l’idéalisme ne s’épuise pas dans le spéculatif au même titre qu’il ne s’effondre pas complètement dans le naturalisme32. Cette réconciliation philosophique entraîne une implication terrestre décisive. Comme Eucken le propose dans Die weltgeschichtliche Bedeutung des deutschen Geistes :
La grandeur de l’essence allemande, avec laquelle nous intervenions puissamment dans le monde, nous révéla en même temps à nous-mêmes en tant que peuple de la vie de l’esprit, un peuple d’une profonde intériorité.
La guerre produit un mouvement de « double rotation », avec un « aller » qui forme le monde et un « retour » qui cultive la vie spirituelle33. Eucken l’établit ainsi :
Nous portons dans notre nature le devoir de nous réconcilier avec une intériorité universelle et d’équilibrer par un travail consciencieux sur le monde sensible34.
Le regain moral du Gesamtkriegswerk avec son intériorité universelle possède, toutefois, une « coloration spéciale » qui provient d’une 41expérience allemande, unique, de la liberté et d’une idée du devoir (Pflichtidee)35. Il ne s’agit pas d’une liberté négative centrée sur l’intérêt personnel et l’égoïsme, mais d’une liberté de « l’élévation intérieure » (innere Erhebung) par laquelle l’individu est « intégré » (Einfügung) à la nation36. La force transformatrice de la guerre motive les individus à se débarasser de leur « égoïsme insignifiant » (kleinliche Egoismus) en se liant eux-mêmes au tout (das Ganze). Par l’idée de devoir, les valeurs de la nation sont incorporées comme étant le plus propre de chacun. Obéir à l’appel du devoir ne provient ni d’une pression sociale ni même, suivant la description d’Eucken, du souci du devoir respecté lui-même, mais dérive plutôt d’un « acte joyeux » (freudige Tat) qui exprime la spontanéité de la Geitesleben, de la vie vécue le plus intensément, dans le libre abandon de soi au nom d’une cause et de valeurs plus grandes que soi-même. Très nettement manifeste dans le sacrifice personnel, cette joie du devoir brise (brechen) l’attachement à soi de l’égo ainsi que les attachements aux biens matériels et aux valeurs qui ne sont pas éthiques au sens le plus élevé. Comme Eucken le proclame :
Toutes les couches du peuples sont prises dans le courant du mouvement, chacune s’empresse d’offrir en sacrifice ce qu’elle a de mieux. Le plus difficile devient alors évident et les actes héroïques, que nous admirions comme de rares exceptions des temps passés, sont expérimentés désormais tous les jours parmi nous37.
Il n’est pas difficile de voir dans les paroles d’Eucken l’un des nombreux paradoxes de la Première guerre mondiale avec cette tentative de promouvoir la normalisation (ou « mondanisation ») du sacrifice tout en conservant son sens « spirituel ». Comme Eucken le reconnait, les actes héroïques étaient, par le passé, des accomplissements singuliers qui suscitaient l’émerveillement et l’admiration. Le sacrifice suprême 42de sa vie pour quelqu’un – l’abandon de son « égoïsme insignifiant » – était un acte exceptionnel. La « coloration » spécifique de la guerre implique que ce caractère exceptionnel soit transformé en quelque chose d’ordinaire et en un mouvement collectif dans lequel chaque individu est emporté par une fête sacrificielle. D’un côté, une incongruité émerge entre le soldat comme héros – imprégné par le sens héroïque du sacrifice – et le soldat comme travailleur, dont le sacrifice fut inscrit dans d’interminables lignes de noms commémorant ceux tombés pour la patrie (gefallen für das Vaterland). D’un autre côté, à la façon dont Roger Caillois l’a expliqué, la guerre forme le paroxysme de l’existence dans la société moderne. Tel qu’il l’écrit :
Dans les sociétés modernes, la guerre représente pour ce motif l’unique moment de concentration et d’absorption intense dans le groupe de tout ce qui tend ordinairement à maintenir à son égard une certaine zone d’indépendance38.
Comme dans le Gesamtkriegwerk d’Eucken, le sacrifice collectif révèle une profonde affinité entre la fête et la guerre. Caillois observe ainsi :
Guerres et fêtes, sommeils des normes, éruptions des forces vraies, apparaissent également comme les remèdes uniques d’une inévitable usure […] la guerre et la fête éliminent scories et déchets, liquident les valeurs fallacieuses et remontent à la source des énergies originelles qu’elles actualisent dans leur pleine et dangereuse, mais salutaire violence39.
Dans le discours d’Eucken, le caractère festif de la guerre – au sens décrit par Caillois comme temps de l’excès, de la joie de la destruction et de la sacralité d’un immense gaspillage – forme le cœur du Gesamtkriegswerk dans sa réconciliation entre l’intériorité et le travail. La machine de la guerre totale est spiritualisée par la mobilisation de l’intériorité dans la réalisation rédemptrice de la nation avec l’institutionnalisation du sacrifice extrême. De cette manière, le sacrifice produit l’assurance (assuredness) du sens spirituel et de la vertu de la cause allemande. Comme Eucken l’exprime :
43Cette conscience, de la présence d’une puissance plus grande que notre âme, nous donne la plus solide confiance en ce que nous faisons lors de notre service et qui ne peut être perdu, la confiance donc, que notre juste cause triomphera de tous les assauts de l’ennemi40.
Cette consolidation de la confiance dans l’édifiante Kriegsphilosophie d’Eucken se dote d’un double sens. Tout comme d’autres intellectuels durant la guerre, Eucken célèbre la vague de sentiments patriotiques qui brise l’attachement individuel à soi et réconcilie une société fragmentée.
L’épais vernis de vanité et de solitude est désormais entièrement dissout. La totalité du peuple se laisse emporter par les vagues d’un même sentiment, par une même vie. Toutes les divergences d’opinions, toutes les différences entre partis s’estompent41.
La confiance produite par le sacrifice crée toutefois une distance au sein de cet enthousiasme sans borne pour la fête guerrière, avec sa rupture violente, et la transformation dans laquelle ceux qui témoignent et ceux qui survivent peuvent retrouver une contenance interne. Cette contenance s’indexe psychologiquement sur la résolution individuelle et sa signification philosophique dans la manière avec laquelle les « valeurs éternelles » et la « vérité » sont « absorbées », données en chair et en os. La confiance en des « valeurs éternelles » est la forme sous laquelle se manifestent ces valeurs suivant deux axes de donation de sens, en tant que relation de solidarité et en tant que témoignage de vérité.
Suivant un axe horizontal, le sacrifice de l’individu pour le tout produit l’œuvre commune de la nation par la solidarité de la souffrance et la communion du deuil. L’individu qui meurt pour la nation s’intègre lui-même à la communauté des morts et des vivants en s’abandonnant (son « insignifiant égoïsme ») aux valeurs et à la cause de la nation. 44Comme Eucken l’affirme dans ses réflexions conclusives de Die sittlichen Kräfte des Krieges,
Les pertes des individus sont les pertes de tous, tout comme nos douleurs sont aussi la fierté de tous. Comme les religions avec leurs « témoins de sang » (Blutzeugen), les martyrs, nous voulons aussi rendre honneur aux témoins de sang de la patrie42.
Sur un axe vertical, le sacrifice est le témoignage de vérité par lequel son absorption ou, réciproquement, l’investissement de la vie dans la vérité, est consolidé par le sang. Le mouvement spirituel du sacrifice opère suivant une double rotation par laquelle, selon une direction angulaire de la dynamique, un individu abandonne sa vie dans l’intérêt du tout (et ainsi « sort » de sa propre existence finie), tandis qu’en retour, ces valeurs éternelles pour lesquelles l’individu s’est délaissé lui-même sont intégrées à la sphère des vivants. Cette intégration de la vérité dans le sacrifice n’est pas cognitive, mais affective. Elle est la confiance qui renforce de l’intérieur de façon à ce que la violence puisse être infligée à l’extérieur. Sous cette forme, la violence du sacrifice de soi individuel se transfigure en violence commune et en assurance terrestre de la cause nationale. Cette double dynamique du sacrifice, en tant qu’abandon et absorption, reflète un motif plus général de l’expérience religieuse. D’un point de vue anthropologique, elle est constitutive d’une « entité transcendante » (pour Eucken : la nation et l’esprit général de la vie) aux frais d’une victime sacrificielle qui, sous cette forme, participe à « l’immortalité » pour laquelle elle a donné sa propre vie. La vie est ainsi rendue à la communauté comme une violence qui peut rebondir contre un ennemi ou un agresseur extérieur, complétant ainsi un double 45mouvement de « sortie » et de « retour43 ». Eucken comprend la confiance obtenue par un « martyre » dans une veine profondément religieuse (ein tiefer religiöser Zug), en ajoutant que sa portée existentielle transcende tout dogme particulier et toute institution religieuse. En tant que mysterium tremendum et fascinans, l’éveil sacrificiel de « l’œuvre totale de la guerre » « nous remplit d’une crainte respectueuse du divin qui dans toute son impénétrabilité nous est pourtant si proche ».
Des mots qui résonnent avec ceux de Rilke, dans cette évocation poétique de 1914 :
Zum ersten Mal seh ich dich aufstehn
hörengesagter fernster unglaublicher Kriegs-Gott. […]
Und wir ? Glühen in Eines zusammen,
In ein neues Geschöpf, das er tödlich belebt.
« Pour la première fois te vois-je t’élever
D’une rumeur lointaine, incroyable Dieu de la Guerre […]
Et nous ? Brûlant ensemble, unis,
En une nouvelle créature, qu’il anime de mort. »
Nicolas de Warren
KU Leuven
46Bibliographie
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1 Barbara Besslich parle d’un « nouveau geste offensif » dans les écrits d’Eucken à la lumière de son prix Nobel. Voir Besslich, Barbara, Wege in den ‘Kulturkrieg. Zivilisationskritik in Deutschland 1890-1914, Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 2000, p. 103. Eucken le reconnut lui-même : « Que j’eu reçu relativement plus de reconnaissance à l’étranger qu’en Allemagne, c’était pour une bonne raison ». Voir Eucken, Rudolph, Lebens-Erinnerungen. Ein Stück Deutschen Lebens, Leipzig, F. K. Koehler, 1922, p. 82.
2 Sieg, Ulrich, Geist und Gewalt. Deutsche Philosophen zwischen Kaiserreich und Nationalsozialismus, Munich, Carl Hanser, 2013, p. 68 et ss. Voir aussi Lübbe, Hermann, Politische Philosophie in Deutschland, Munich, DTV, 1974, p. 177 et suivantes.
3 Concernant la perspective d’Eucken pour le xxe siècle, voir Dathe, Uwe, « Jena, 12 Januar 1900. Rudolf Euckens Festrede zur Jahrhundertfeier », in Angst vor der Moderne. Philosophische Antworten auf Krisenerfahrungen, éd. Kodalle, Kritisches Jahrbuch der Philosophie, 5, 2000, p. 45-61.
4 http://www.nobelprize.org/nobel_prizes/literature/laureates
5 Sieg, Ulrich, op. cit., p. 89.
6 Boutroux, Émile, Rudolf Euckens Kampf um einen neuen Idealismus, trans. Benrubi, Leipzig, Veit & Co, 1911, p. 9. [« La philosophie de M. Rudolph Eucken », Academie des sciences morales et politiques, 1910].
7 Slosson, Edwin E., Six Major Prophets, Boston, Little, Brown and Company, 1917.
8 Publié à l’origine en 1904, Eucken évoque Bergson dans la quatrième édition de 1909. L’évolution créatrice fut publiée en 1907.
9 Benrubi, Isaac, « La philosophie de Rudolf Eucken », Revue Philosophie, 1908. Concernant la confirmation de Bergson à Benrubi, voir : Benrubi, Isaac, Souvenirs sur Henri Bergson, Neuchâtel, Delachaux & Niestlé, 1942. (8 February 1909). Pour une analyse de la réception de Bergson par Eucken et ses étudiants, voir Zanfi, Caterina, Bergson et la philosophie allemande. 1907-1932, Paris, Armand Colin, 2013, chapitre 1.
10 Hermann, Emily, Eucken and Bergson. Their Significance for Christian Thought, London, James Clarke & Co., 1912, p. 128 ; p. 214.
11 Benrubi, Isaac, « Le mouvement philosophique contemporain en Allemagne », Revue de métaphysique et morale, XVI, 5, 1908, p. 547-582 ; p. 580.
12 L’impact de la guerre sur la philosophie s’étendit bien sûr au-delà de la pensée allemande. Voir de Warren, Nicolas, « The First World War, Philosophy, and Europe », Tijdschrift voor Filosofie, Vol. 76, 4, 2014, p p. 715-737.
13 Bergson, Henri, « La force qui s’use et celle qui ne s’use pas », Œuvres, Vol. II, Paris, Hachette, 2015. Pour une présentation du discours de Bergson, voir : Cazier, Jean-Philippe, « Henri Bergson », in S. Leclerq (dir.), Les Philosophes et la guerre de 1914-1918, Mons, Les Éditions Sils Maria, 2015, p. 7-26. Pour une description détaillée des écrits de guerre de Bergson et son engagement politique voir Soulez, Philippe, Bergson politique, Paris, PUF, 1989. Eucken n’a pas laissé sans réponse l’accusation de Bergson, voir Eucken, Rudolph, « Unsere gerechte Sache », Illustrirte Zeitung, 3712, (20.8.1914), p. 314-316.
14 Boutroux, Émile, L’Allemagne et la guerre, Paris, Librairie Militaire Berger-Levrault, 1914, p. 9 ; p. 28.
15 Sur l’horizon culturel élargi d’un tel « sens métaphysique » de la guerre, voir Eksteins, Modris, Rites of Spring. The Great War and the Birth of the Modern Age, Boston, Houghton Mifflin, 1989, p. 90-94 ; p. 192-202. Les Feldpostausgaben étaient des éditions à bon marché mises à disposition des soldats sur le front, voir Beebee, op. cit., p. 148.
16 Flasch, Kurt, Die geistiger Mobilmachung. Die deutschen Intellektuellen und der Erste Weltkrieg, Berlin, Alexander Fest Verlag, 2000, p. 15-35, Lübbe, op. cit., p. 176 et ss., Sieg, Ulrich, op. cit., p. 120.
17 La guerre provoqua également chez Eucken sa propre réinterprétation de ses écrits d’avant guerre. Comme Peter Hoeres le note : « Eucken essaya à tort pendant la guerre de replacer cette nationalisation de sa conception du monde dans la continuité de son œuvre. Dans la préface de la cinquième édition [1914] de ses écrits à succès d’avant guerre intitulés Der Sinn und Wert des Lebens, Eucken fait ressortir que ses intuitions fondamentales auraient été confirmée par l’expérience de la guerre et que ce qui en diffère serait désormais à distinguer plus nettement. Ces différences furent déterminées essentiellement par la guerre entre les nations » (P. Hoeres, op. cit., p. 215).
18 Faut, Adolf, Die Schule des Kriegs. Schulrede bei der Königs-Feier der Friedrich Eugens-Realschule am 25. Februar 1915, cité dans P. Hoeres, op. cit. p. 445. Pour une analyse de la guerre comme catharsis, voir p. 445-465. Edmund Husserl suit une idée similaire lorsqu’il déclare dans ses leçons sur l’idéal d’humanité de Fichte en 1917-1918 : « Le besoin et la mort sont les enseignants d’aujourd’hui ». Husserl, Edmund, Fichte’s Ideal of Humanity. Three Lectures, Husserl Studies, trans. K. Hart, 12, 1995, p. 111-133 ; p. 112. NdT : La « Menschwerdung » est un concept chrétien qui rend compte également de l’incarnation au sens de l’esprit qui prend chair humaine.
19 Voir Münkler, Herfried, Der Grosse Krieg. Die Welt 1914–1918, Berlin, Rowohlt, 2014, p. 215 sq.
20 Eucken, Rudolph, Die sittlichen Kräfte des Krieges, Leipzig, Emil Gräfe, 1914, p. 1.
21 Cette élision de la conception « matérielle » de la guerre reflète plus largement l’élision effectuée par Eucken de la société qu’il annonça une fois être « un terrain inconnu » qui, pour cette raison, ne devrait pas être un objet de recherche philosophique. Concernant cette élision de la société par Eucken dans sa pensée sociale et sa critique du socialisme, voir Henning, Christoph, Philosophie nach Marx: 100 Jahre Marxrezeption und die normative Sozialphilosophie der Gegenwart in der Kritik, Bielefeld, transcript Verlag, 2006, p. 277-285.
22 Clausewitz, Carl von, On War, trans. M. Howard and P. Paret, Princeton, Princeton University Press, 1976, p. 88.
23 La défaite allemande en 1918 n’a pas diminué l’engagement d’Eucken en faveur de la Liberté Allemande. Comme Sieg le remarque : « La philosophie d’Eucken reste étonnamment constante pendant la guerre », op. cit., p. 121. Voir Eucken, Rudolph, Was bleibt unser Halt? Ein Wort an ernste Seelen, Leipzig, Quelle & Meyer, 1918 et Deutsche Freiheit, Leipzig, Quelle & Meyer, 1919. Concernant les réflexions d’Eucken sur la « Liberté Allemande » pendant la République de Weimar, voir Schmidt, Hans Jörg, Die deutsche Freiheit: Geschichte eines kollektiven semantischen Sonderbewusstseins, Frankfurt, Humanities Online, 2010, p. 110-112.
24 Ce qui, comme je l’ai montré par ailleurs, modèle la pensée de Heidegger dans les années 1930. Voir de Warren, Nicolas, « Heidegger, le judaïsme et la deuxième guerre de Trente Ans », trad. fr. E. Jolly, in Heidegger et « les juifs », La Règle du Jeu, 58-59, September 2015, p. 235-280. Sur l’intentionnalisme moral d’Eucken voir Flasch, Kurt, op. cit., p. 21-23.
25 J’ai également montré cette distinction constitutive entre confrontation et rencontre dans les Schwarze Hefte de Heidegger. Voir de Warren, Nicolas, op. cit.
26 Voir de Warren, Nicolas, « A Rumor of Philosophy. On War in Clausewitz », The Russian Sociological Review, Vol. 14, No. 4, 2015, p. 18-32.
27 Comme Lübbe le remarque, la description du « sérieux » et de la « santé » comme effets positifs de la guerre sur la moralité (Sittlichkeit) est un trope commun qui remonte jusqu’à Hegel. La nouveauté spécifique est ici « la thèse d’Eucken sur la guerre mondiale en tant que mise à l’épreuve mondiale de l’intériorité allemande. L’ennemi, par son incompréhension, déprécie l’essence allemande », op. cit., p. 182.
28 Comme Peter Hoeres le remarque : « La nation, et non pas l’État, est le centre la philosophie de la guerre d’Eucken », op. cit., p. 218.
29 Eucken, Rudolph, op. cit., p. 7.
30 J’ai forgé cette expression en tant que notion d’art. La seule occurrence que j’ai pu trouver est en référence à l’ensemble de forts défensifs austro-hongrois construit autour de Cracovie. – (https://krakau.wordpress.com/2009/05/21/der-ring-der-osterreicher). Voir également les occurrences de cette expression dans « Die Operationen des Jahres 1915. Die Ereignisse im Westen im Frühjahr und Sommer, im Osten vom Frühjahr bis zum Jahresschluß ». (http://digi.landesbibliothek.at/viewer/resolver?urn=urn%3Anbn%3Aat%3AAT-OOeLB-1349776).
31 Eucken, Rudolph, op. cit., p. 14. Sur l’union du travail et de l’intériorité, voir P. Hoeres, op. cit., p. 220. Cette réconciliation entre naturalisme et idéalisme fut publiquement et symboliquement professée dans une lettre commune d’Eucken et Haeckel aux universités américaines en août 1914 en vue d’un soutien public pour la cause allemande. Voir Hoeres, op. cit., p. 123.
32 Je remercie Andrea Cimino pour avoir clarifié ce point pour moi. Voir aussi Flasch, Kurt, op. cit., p. 22.
33 Flasch, Kurt, op. cit., p. 28.
34 Eucken, Rudolph, Die weltgeschichtliche Bedeutung des deutschen Geistes, Stuttgart, Deutsche Verlag-Austalt, 1914, p. 14.
35 Dans l’allemand d’Eucken : « Diesem sittlichen Auffschwung gibt aber das Werk des Krieges eine besondere Färbung ». Sur les « Idées de 1914 », leurs expressions publiques et leurs bases sociales, voir Verhey, Jeffrey, The Spirit of 1914. Militarism, Myth and Mobilization in Germany, Cambridge, Cambridge University Press, 2000.
36 Eucken, Rudolph, « Deutschlands politische “Rückständigkeit” », Das Grössere Deutschland, 2, 1915, p. 576-585. Pour une histoire de cette conception allemande de la liberté, voir H. J. Schmidt, Die deutsche Freiheit : Geschichte eines kollektiven semantischen Sonderbewusstseins. Concernant la généalogie établie par Eucken, voir Deutsche Freiheit.
37 Eucken, Rudolph, op. cit., p. 4.
38 Caillois, Roger, L’Homme et le sacré, Paris, Gallimard, 1950, p. 223. Comme Modris Ekstein l’explique : « La promotion de cette libération continua d’être le composant le plus important du devoir (Pflicht). Cette association de la mort avec la vie était une reconstitution, en gros, de la séquence sacrificielle dans Le Sacre du printemps », op. cit., p. 202 ; voir p. 192-202.
39 Caillois, Roger, Bellone ou la pente de la guerre, Bruxelles, La Renaissance du Livre, 1963, p. 212.
40 Eucken, Rudolph, op. cit., p. 7.
41 Eucken, Rudolph, Die weltgeschichtliche Bedeutung des deutschen Geistes, op. cit., p. 22. Cet accent sur l’enthousiasme universel et collectif reflète le public vidé par Eucken, composé d’étudiants universitaires et des professions de classe moyenne. L’enthousiasme populaire pour la guerre variait en fait selon les classes sociopolitiques. Pour une analyse du prolongement et de la forme des réactions populaires à la guerre, voir Fritzsche, Peter, Germans into Nazis, Cambridge, Cambridge University Press, 1998, p. 13-28 and Ziemann, Benjamin, Front und Heimat. Ländliche Kriegserfahrungen im südlichen Bayern 1914-1923, Essen, Klartext, 1997.
42 Eucken, Rudolph, op. cit. p. 8. La notion de « martyre » aura une place importante dans la vénération nazie des Frontsoldaten et le culte nazi du martyr. Dans la préface de Mein Kampf, Hitler évoque 16 victimes membres du NSDAP qui « par leur martyre devinrent des martyrs ou témoins de sang » (durch ihren Märtyrertod zu Blutzeugen) pour la cause politique du mouvement nazi. Cité dans Herbst, Ludolph, Hitlers Charisma. Die Erfindung eines deutschen Messias, Frankfurt, Fischer Verlag, 2010, p. 212. Concernant le culte du soldat tombé au front, voir Mosse, Georges L., Fallen Soldiers. Reshaping the Memory of the World Wars, Oxford, Oxford University Press, 1990, chapitre 5. NdT : En français, le « martyr » est la personne qui témoigne de sa foi en acceptant le prix du sang, qu’on peut traduire mot à mot comme « témoin de sang » en allemand et en anglais. Il est à différencier du « martyre » qui désigne ce dont a souffert la victime sacrificielle (le martyr donc), c’est l’acte lui-même de verser le sang.
43 Comme cela a été montré par Maurice Bloch, avec sa conception anthropologique du sacrifice et la notion de « violence rebondie » que j’utilise ici. Voir Bloch, Maurice, Prey into Hunter. The Politics of Religious Experience, Cambridge, Cambridge University Press, 1992.
- Thème CLIL : 3133 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Philosophie -- Philosophie contemporaine
- ISBN : 978-2-406-07145-7
- EAN : 9782406071457
- ISSN : 2271-7234
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-07145-7.p.0029
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 19/09/2017
- Périodicité : Semestrielle
- Langue : Français
- Mots-clés : Rudolf Eucken, Henri Bergson, sacrifice, nationalisme, solidarité, la mort, patriotisme