La Grande Guerre et la question du sacré De Jünger et Durkheim à Bataille et Caillois
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Éthique, politique, religions Les transformations du concept de guerre (1910-1930)
2016 – 2, n° 9. I. Limites et extension - Auteur : Berns (Thomas)
- Pages : 75 à 92
- Revue : Éthique, politique, religions
La Grande Guerre
et la question du sacré
De Jünger et Durkheim à Bataille et Caillois
Je voudrais dessiner ici quelques lignes de cohérence partant d’une part de la pensée de la guerre chez Ernst Jünger et d’autre part de la question du sacré chez Émile Durkheim pour éclairer la place toute particulière et paradoxale qu’occupe la guerre dans le champ du sacré chez Georges Bataille et Roger Caillois.
Ces lignes de cohérence, qui nous éloigneront radicalement du débat classique instauré par Carl Schmitt entre guerre juste et guerre en forme, nous permettront de mettre en lumière un visage plus marginal, mais aussi moins directement belliqueux, de la guerre totale, avec la fusion qu’elle induisait entre guerre et société, par-delà donc ses « praticiens » et/ou théoriciens patentés comme Friedrich von Bernhardi ou Erich Ludendorff. Cependant, il ne s’agit pas ainsi de nous réfugier derrière les approches les plus esthétisantes de la guerre totale, mais au contraire d’accepter de regarder avec lucidité une multiplicité de lignes théoriques qui tout à la fois a) renversent la formule de Clausewitz de la guerre comme « prolongement de la politique par d’autres moyens » et réalisent ce qui n’était chez lui qu’un concept, à savoir la « guerre absolue1 », b) prennent acte du fait que la démocratisation de la guerre en est l’accomplissement, c) prennent en considération l’enjeu technique de façon essentielle, d) retournent à l’idée héraclitéenne du polemos comme « père de toute chose » et tentent de penser à partir d’une asymétrie originaire. Bref il s’agit aussi, en allant de Jünger à Bataille, d’accepter sans fausse pudeur la contemporanéité gênante de l’idée de guerre totale avec une dynamique – nous portant de Nietzsche à Heidegger puis à Foucault et à la philosophie de la déconstruction2 – qui 76s’attache à déconstruire ou à entreprendre la généalogie des concepts et valeurs organisant la métaphysique et la philosophie moderne occidentales, en dévoilant les impensés, les rapports de forces ou les coups de force qui les sous-tendent, c’est-à-dire aussi, pour reprendre les mots de Foucault, en montrant que la guerre « est le chiffre de la paix3 ».
Ernst Jünger, dans La Guerre comme expérience intérieure (1922)4, transforme la guerre en expérience intérieure, mystique, sans fond, transitant par la dépossession de l’individualité. Cette expérience répond à la question « qu’est-il arrivé tout au fond ? » (au fondement, Grund, GEI 34) quand on est « jeté » (GEI 41), face au sang, à « la couleur crue propre à l’instinct », au « bestial » (GEI 37), c’est-à-dire dans l’expérience du « combat, qui dépouille l’homme de toute convention » pour le placer face à « l’homme premier » (GEI 38), dans sa « relation première [Urverhältnis], celle de la lutte pour l’existence dans toute sa nudité » (GEI 39) ?
Cette expérience intérieure individuelle advient non pas contre mais avec l’épreuve de la massification technique de la guerre par les machines (GEI 162), par l’anonymisation qu’elle produit, dès lors que « la tranchée faisait de la guerre un travail de manœuvre » (GEI 60). Cependant, la guerre ainsi vécue peut apparaître comme une « rencontre » (Begegnung, GEI 75) dépourvue de « haine » (GEI 106) – « respecter l’adversaire » et tuer sans haine étant possible dès lors qu’on se bat non pas « contre l’homme » mais « contre le principe pur », expérience qui n’est plus de l’ordre de la pensée (GEI 142) et qui amène à ne plus former qu’« un seul et même corps » (GEI 115). Si l’ennemi est ainsi respecté, c’est 77dans la mesure où ce n’est pas tant la cause qui sanctifie le combat, que « la cause [qui] est sanctifiée par le combat », qui est « une chose sainte » (GEI 87) ; l’essentiel n’étant plus ce pour quoi on se bat, mais l’engagement, la manière de se battre (GEI 123). Le devenir total de la guerre signe l’abandon d’une approche de la guerre depuis sa cause, mais les valeurs aristocratiques de la guerre limitée s’imposent alors depuis l’expérience même de l’illimitation.
Pour décrire l’expérience intérieure du combattant, Jünger emprunte au vocabulaire religieux de la transfiguration, de « l’extase. Cet état propre au saint, au grand poète et au grand amour, est aussi l’apanage de la grande bravoure » (GEI 95)5. Mais aussi à l’expérience de l’angoisse (GEI 130-145), laquelle par une sorte d’épochè place finalement le combattant face à la conscience d’être mû par une « volonté supérieure », par « l’énergie potentielle de l’idée », qui nous montre « liés à la vie, et pas seulement à l’existence » (GEI 145). Le résultat d’une telle expérience pour laquelle « tous les concepts sonnent creux » (GEI 164) est le sentiment d’être « fondu dans le Tout » (GEI 95), face à « l’élémentaire, la colossale énergie » (GEI 164) à la « loi de nature » (GEI 75). Alors seulement le combattant a eu un vécu, une « expérience intérieure » et non pas « extérieure » : de la « souffrance propre » il sera passé à « l’affirmation », à la « vie intérieure » (GEI 164, traduction adaptée).
Les écrits politiques des années 1930, Le Travailleur, et auparavant La Mobilisation totale6, permettront d’inscrire cette expérience intérieure de la guerre dans un cadre collectif et plus conceptuel. Dans le cadre de la mobilisation totale de l’entre-deux-guerres (mais ouvert dès le Programme Hindenburg de 1916 et conforme au but de Ludenhorff de considérer « l’enrôlement du peuple entier au service de l’économie de guerre »), on assiste à la fusion de la politique, de l’économie et de la guerre, toute activité étant liée à l’économie de guerre : « toute existence est convertie en énergie » (MT 106) et la guerre elle-même devient « un gigantesque processus de travail » (MT 107). Il faut que « l’ordre militaire impose 78son modèle à l’ordre public de l’état de paix » (MT 110). La totalisation de la guerre induit une confusion des différents secteurs de la vie, de la même manière que l’utilisation des gaz s’étend sur tout ce qui vit avec indifférence (MT 112) ; plus « aucun atome [n’est] étranger au travail », de sorte que « la mobilisation totale accomplira moins de choses qu’elle ne se réalisera elle-même » (MT 112-113) et ce, en temps de paix comme en temps de guerre, lesquels deviennent donc indistincts et sont habités l’un et l’autre par la figure du Travailleur. Comme Guillaume Fagniez l’a très bien montré7, la conception de la technique véhiculée par Jünger préfigure ici celle de Heidegger, tout étant « disponibilité à être mobilisé » (MT 115) : au sein de cette mobilisation qui ne réalise rien hors d’elle et qui dispose de tout, les guerres sont des « déploiements de force […] sans finalité », que Jünger peut comparer à la construction de pyramides et de cathédrales (MT 116).
Nous retrouverons chez Bataille une telle comparaison, et peut-être s’agira-t-il même d’une équivalence fonctionnelle. Mais avant d’en venir à cela, revenons encore un instant au texte de 1922, pour noter que cette disponibilité à être mobilisé fut d’abord l’objet d’une expérience intérieure. L’utilisation du terme Erlebnis, traduit en français par expérience, est tout à fait indicative. Concept construit tout au long du xixe siècle pour s’imposer définitivement avec Husserl puis Jaspers, il permet, contre la généricité et le caractère trop orienté vers la connaissance de l’Erfahrung, d’insister au contraire sur le « vécu personnel » des actes de conscience, un vécu qui engage, qui suppose la présence, et dont Jünger insiste aussi sur le caractère intérieur, innere. Dans les dernières pages de l’ouvrage, il insiste d’ailleurs lourdement sur le fait que seul celui qui est capable de vivre la guerre en saisissant, dans son inutilité même, non pas une négation, mais l’affirmation d’un « mouvement supérieur » et « élémentaire » d’une « colossale énergie », l’aura vécue comme une expérience intérieure, et non pas seulement « extérieure » (GEI 164). Au minimum ceci nous pousse à nous tourner vers l’expérience intérieure que Bataille ne cessera de vouloir analyser et rendre possible, qui est le titre d’un de ses livres dont on peut penser qu’il fait écho à celui de Jünger8, expérience inté79rieure qu’il définit comme « le mouvement dans lequel l’homme se met en cause tout entier9 ». C’est le lien que Bataille (et Caillois) noue entre l’idée d’une guerre totale qui s’accomplit elle-même, en disposant de tout sous la forme d’énergie mobilisable, avec la dépossession de l’humanité que cela signifie et l’exigence d’une expérience intérieure qui affronte précisément cette dépossession qu’il nous faut maintenant analyser. Or ce lien sera donné dans le cadre du champ du sacré.
Comme nous le verrons, le Collège de Sociologie, de 1937 à 1939 (et je n’évoquerai ici que ses membres les plus actifs à savoir Bataille et Caillois), rebondira avec force sur le texte de Jünger. Le projet du Collège, en se constituant comme une véritable communauté expérimentale, et en faisant porter ses analyses du sacré non seulement sur les société primitives mais aussi sur la société européenne, est de produire une sociologie sacrée, une analyse des présences du sacré en ce que c’est en lui que « communiquent des êtres séparés », séparation qui est certes réelle mais d’une réalité qui est seulement « extérieure10 ». En ce sens c’est la réalité intérieure de la société elle-même qui est mise en jeu dans ces moments en apparence marginaux et dispersés de communion et d’extase qui constituent le domaine du sacré (du potlatch au sacrifice, du rire à l’érotisme, et, comme on le verra, à la guerre). En ce sens aussi, c’est la sociologie elle-même qui est sacrée : la sociologie du sacré est l’étude de l’intérieur des mouvements communiels mais toujours recouverts (et ainsi séparés) de la société.
La question du sacré n’a en apparence du moins pas attendu la guerre pour être réfléchie. La sociologie durkheimienne, après avoir questionné le religieux, s’est en effet concentrée sur la question du sacré, en l’autonomisant lentement de la question de Dieu – « La distinction des choses en sacrées et profanes est très souvent indépendante de toute idée de Dieu11 » – et en la renvoyant à la société :
80Les choses sacrées, ce sont celles dont la société elle-même a élaboré la représentation : il y entre toute sorte d’états collectifs, de traditions et émotions communes, de sentiments qui se rapportent à des objets d’intérêt général etc., et tous ces éléments sont combinés d’après les lois propres de la mentalité sociale. Les choses profanes, au contraire, ce sont celles que chacun de nous construit avec les données de ses sens et de son expérience12.
C’est donc bien à la société elle-même qu’est reportée la constitution du sacré. Plus encore, c’est au final la société elle-même, son principe, ce qui la « qualifie13 » qui sont sacrés. Mais le sacré se définit lui-même exclusivement par sa séparation du profane, par leur opposition absolue, une opposition qu’il s’agit de comprendre dans une perspective véritablement structurale, voire structuraliste, et qui est d’ailleurs posée par Durkheim sur une base logique, non empirique, par laquelle deux mondes distincts, « deux classes », « deux genres opposés » sont produits :
Les choses sacrées sont celles que les interdits protègent et isolent ; les choses profanes, celles auxquelles ces interdits s’appliquent et qui doivent rester à distance des premières14.
Toutefois, pour séparés et constitutivement séparés que soient le champ du sacré et le champ du profane, leur séparation est problématique, car le danger du contact vaut pour l’un et l’autre (et de surcroît ils ne cessent de communiquer l’un avec l’autre). C’est là toute l’ambiguïté du tabou (son ambivalence selon Freud dans Totem et Tabou15), celui-ci pouvant valoir aussi bien pour des choses sacrées que pour des choses profanes. Bref le danger concomitant à la fertilité de l’approche sur la base de la séparation du sacré et du profane, et peut-être à toute approche de type structuraliste, est celui de la réversibilité de ce qui est affirmé comme structuralement séparé. En conséquence, il s’agit de réinsuffler de la dissymétrie dans la distinction.
Tel est précisément le legs de Durkheim, en 1917, quand il meurt après le décès de son propre fils à la guerre et après avoir rédigé l’entrée « sacré » 81du Dictionnaire Lalande. Il y est tout à fait explicite au sujet de ce qu’induit cette nécessité de maintenir de la dissymétrie dans ce qui apparaît comme réversible : une « puissance », une « énergie » propre est ce qui spécifie le champ du sacré, et son action sur le profane. La partie principale de la définition du sacré donnée par Durkheim est en effet fort simple :
qui appartient à un ordre de chose séparé, réservé, inviolable.
Mais ceci s’accompagne d’une très longue note, bien plus compliquée :
Sacré et profane sont deux termes corrélatifs, qui n’ont de sens que l’un par rapport à l’autre. Ils forment un cadre essentiel de la pensée, posé pour ainsi dire a priori. Mais si ces deux termes ne se distinguaient que par leur séparation réciproque, il serait impossible en observant une société de savoir, de ces deux ensembles, lequel est le sacré et lequel est le profane. Il faut donc en outre que le sacré présente un caractère spécifique.
Durkheim explique ensuite que cette spécificité ne peut simplement découler d’une supériorité générale du sacré, lequel peut être présent dans une « amulette ». Cette spécificité ne peut pas non plus découler du fait d’être protégé par des interdictions. Car c’est parfois sur le sacré que reposent des interdictions de contact avec le profane … Il conclut alors :
Il reste que dans le cas où ils entrent en relations, l’un et l’autre n’agissent pas de même : le sacré est le siège d’une puissance, d’une énergie qui agit sur le profane, comme agissent un corps électrisé, un ressort tendu, tandis que le profane n’a que le pouvoir de provoquer la décharge de cette énergie16 …
Cette énergie, cette force, ne peuvent pas être tirées d’une quelconque qualité substantielle du sacré (sauf à retourner dans une réflexion sur le religieux). Elles ne peuvent pas se justifier, mais seulement s’éprouver : c’est donc le sentiment du sacré, son expérience, lesquels, une nouvelle fois de manière toute logique, ne peuvent présenter ce surcroît d’énergie par rapport aux énergies individuelles que dans le fait de résulter « du groupement des forces individuelles, de leur synthèse dans et par la société : ce sont les forces collectives17 ».
82Voilà la tâche induite par la pensée de Durkheim : trouver ces expériences de communion sacrée par laquelle la société se définit collectivement, et dont peut s’éprouver une énergie qui rompt toute réversibilité18. C’est à cela que le Collège de Sociologie tentera de travailler, en portant son regard non seulement sur les sociétés archaïques, mais aussi sur les sociétés capitalistes et industrielles, c’est-à-dire dans des sociétés en perte de sacré, et pouvant être diagnostiquées sur la base de cette perte : c’est cette perte qui définit positivement aussi bien la société libérale, l’ère de la technique que le capitalisme, non pas en ce qu’ils seraient antireligieux, mais comme nourrissant et se nourrissant de la séparation des êtres. Or dans ce cadre, la guerre peut faire figure d’exception… Du moins si elle est perçue, expérimentée, et communiquée à son niveau primordial, total, énergétique (et une énergie qui rompt typiquement et originellement toute réversibilité comme le montre Carl Schmitt à la même époque) ; mais c’est précisément aussi en tant que totalité primordiale et énergétique que la guerre apparaît aussi comme incommunicable (comme subie, comme franchissant toutes les limites et conventions, comme reposant sur la confusion entre les différents secteurs de la vie …). La guerre totale, sous la plume de Jünger, érigée en expérience intérieure, c’est précisément la guerre qui se dit dans son incommunicabilité ultime, c’est l’expression d’une communion incommunicable. Et c’est à ce titre qu’elle résonne dans les œuvres de Caillois et Bataille.
Chez Roger Caillois, la guerre se présente toujours sur la base de cette incommunicabilité première, plus encore, elle est ce qu’on ne peut « regarder fixement19 ». Mais ceci l’amène justement, dès la seconde édition de son grand ouvrage sur L’homme et le sacré à ajouter une annexe sur la guerre, justifiant cela par le fait que celle-ci « dans les sociétés modernes » est « ce qui correspond à la fête20 ». Cette équivalence s’impose à lui 83après avoir envisagé la possibilité que ce soit au contraire les vacances qui puissent être cet équivalent de la fête des sociétés archaïques, mais force lui est de constater que les vacances poursuivent l’isolement de l’homme moderne (HS 216) et qu’elles semblent à l’opposé de « cette furieuse exubérance où une société retrempe son être » (HS 216). C’est donc dans la guerre et dans la guerre seule qu’il entrevoit un « temps d’excès » (HS 216), de gaspillage (HS 223), d’inversion radicale des règles (HS 220)… et ce, même si du point de vue de leur contenu et de leur sens (joie versus horreur), tout semble opposer fête et guerre. Par contre, quant à leur « fonction », leur « place », leur « grandeur absolue » (HS 218), leurs « analogies de forme et de volume » (HS 224), elles peuvent être rapprochées : « phénomène total » et paroxystique, interruption, annulation de tout ce qui est privé (HS 218), mobilisation de toutes les énergies, « mise en commun » de toutes les ressources, la guerre représente « l’unique moment de concentration et d’absorption intense dans le groupe » (HS 219). Et Caillois cite Jünger, mais aussi Goebbels et Ludendorff, pour montrer la mise à nu des instincts normalement cachés par une « civilisation menteuse » que représente la guerre moderne, laquelle est aussi l’accomplissement le « plus conforme à l’essence idéale de la guerre » (HS 222), lorsque la paix elle-même n’est plus que la préparation de la guerre, la totalité du social devenant simple préparation de la guerre (HS 229) : c’est bien la guerre totale que vise ici Caillois en la considérant très lucidement comme l’accomplissement du concept de guerre.
De la sorte, elle élève l’homme à un niveau destinal qui le dépasse (HS 233) en apparaissant comme un « rouage essentiel du cosmos » (HS 226) : « ni la volonté ni l’intelligence n’ont prise sur elle : autant vaudrait essayer de gouverner le travail intestinal » (nous retrouvons ici l’idée de la mobilisation totale de Jünger qui s’accomplit elle-même plus qu’elle n’accomplit quelque chose) ! Ses « accès dévastateurs révèlent à l’homme la valeur et la puissance des plus souterraines énergies » (HS 227). À ce titre, et c’est une nouvelle fois sur Jünger que s’appuie Caillois, elle transforme l’homme et est authentiquement religieuse, en lui indiquant l’essence de la vie et de l’être (HS 228).
Dans cette guerre totale qu’analyse donc Caillois, prévalent l’anonymat du héros par « la forme mécanique ou scientifique du combat », et 84l’anéantissement des valeurs qui auparavant réglaient les guerres classiques : on frappe le faible, le combat se généralise par-delà le champ de bataille, et la temporalité même de la guerre (de la déclaration au traité) est subvertie (HS 229-230) ; la guerre « perd toute mesure » en mobilisant la totalité des énergies d’un peuple (HS 231). Les causes de cette totalisation de la guerre sont à chercher dans la « civilisation industrielle », dans le développement des États et de la science et de la technique … c’est-à-dire dans « la disparition graduelle du domaine du sacré » (HS 236)21. Et Caillois de conclure en dénonçant alors simplement « l’excès de sérieux de la fête » que représente la guerre moderne, excès de sérieux qui ne peut mener qu’à son annulation (HS 238).
Dans Bellone ou la pente de la guerre22 Caillois entend aussi montrer que la guerre
remplit dans la société mécanisée la même fonction que la fête dans la société primitive : elle exerce la même fascination et apparaît à la fin comme la seule manifestation du sacré que le monde contemporain ait su produire à la mesure des moyens et des ressources gigantesques dont il dispose (Bellone 213).
On ne saurait être plus clair dans ce diagnostic qui établit au minimum à nouveau une « analogie […] instructive » (Bellone 252) entre la fête et la guerre à la fois quant à leur fonction et quant à la manière de s’y rapporter. Cette analogie présuppose que pour le reste la société mécanisée a perdu le sens du sacré. Il réclame d’enfin « regarder fixement » la guerre, ce qui est difficile – « elle paralyse l’esprit d’examen » (Bellone 151) et amène spontanément par la fascination qu’elle exerce les prises de position sommaires, bellicistes ou pacifistes. Cette difficulté 85d’« étudier » la guerre, qui est typique du registre du sacré, est d’autant plus forte quand il s’agit de la guerre moderne : tant que la guerre était limitée, aristocratique, ludique, réservée à des petits groupes et d’une durée limitée, elle pouvait être regardée froidement… mais en même temps elle n’était pas réellement sacrée, elle ne provoquait aucun sentiment religieux. C’est maintenant qu’elle est libérée, qu’elle représente des risques d’anéantissement total, et ce dans le cadre d’une perte généralisée de la catégorie du sacré, qu’elle s’élève véritablement au niveau du sacré.
La première partie, essentiellement historique et extrêmement érudite, écrite postérieurement, nous intéresse moins ici, sinon par le fait que Caillois y montre que la totalisation de la guerre est le fruit de la montée en puissance de l’État souverain (voir aussi Bellone 243), de l’évolution technique, mais aussi de la démocratisation de la guerre depuis la Révolution française : la guerre nationale et démocratique est l’accomplissement de la guerre, elle est de ce point de vue la seule guerre sérieuse, la seule guerre efficace (même si sa démocratisation, par les citoyens en armes, représente aussi un danger sur le plan intérieur, d’où le fait qu’elle soit longtemps restée aristocratique).
La seconde partie, « le vertige de la guerre », met en lumière la guerre totale contemporaine, cette guerre qui ne laisse rien « subsister en dehors d’elle » (Bellone 159), qui prend au sérieux l’idée de montée aux extrêmes de Clausewitz, mais en oubliant, contre Clausewitz, qu’il s’agissait dans son chef de dégager, sur la base de l’expérience napoléonienne, par la libération qu’elle a produite de toute une série de limites, un « concept absolu », une « forme pure », là où dans sa réalité, la guerre reste toujours soumise au politique, qui la limite, la rend impure. Les théoriciens de la guerre totale, en inversant la proposition clausewitzienne, comme Foucault le fera plus tard avec d’autres intentions, mettent la forme pure dans la réalité, soumettent la politique (et la totalité de la vie) à la guerre et produisent ainsi une métaphysique et une mystique de la guerre (Bellone, 160) : elle devient alors « l’essence de la vie » (Bellone 196) que chaque combattant, même parfaitement anonyme peut découvrir et qui le transforme même ; c’est l’extase décrite par Jünger, qui met le combattant face à la seule vérité, celle du combat, après l’avoir débarrassée de toute limite, de tout simulacre (Bellone 215) et de toute valeur. Ce processus d’illimitation de la guerre, qui libère celle-ci de toutes les conventions de la civilisation pour mettre en jeu et mettre 86à nu l’essence de la vie elle-même, signifie aussi que la totalité de la vie sociale est absorbée dans la guerre, et plus précisément de cette vie sociale contemporaine qui semble s’être débarrassée de toute sacralité. De cela témoigne par excellence la nature même des armements, sur laquelle Caillois (à la suite de Lewis Mamford) s’arrête, tout comme Jünger s’était arrêté sur les gaz :
le projectile […] est d’un double profit : il est créé pour être lui-même détruit, et par conséquent remplacé, et pour détruire un objectif qu’il faut également remplacer. Réduisant à l’extrême le délais de remplacement, la guerre justifie à la fin la production massive et standardisée (Bellone 208-209).
Le projectile condense la société industrielle dans sa totalité (elle condense toute son énergie, ses savoirs, son industrie…) pour la détruire et en permettre la reconstruction incessante ! Mais la totalisation et la massification de la guerre (avec tous les facteurs qui les expliquent) signifient aussi que dorénavant, elle est essentiellement « subie », qu’on ne peut plus nouer avec elle qu’un rapport de passivité, c’est-à-dire qu’il n’y a plus de « civilisation de la guerre » (Bellone 246).
Avant de revenir sur ce point, voyons la fonction que joue la guerre dans le texte de Bataille, qui partage une bonne part des analyses de Caillois. Ainsi, dans L’érotisme23, il continue de rapprocher la guerre de la fête, insistant sur le caractère organisé et réglé de la guerre aussi bien que sur le luxe et l’exubérance qu’elle représente, mais il insiste tout autant sur la différence entre la guerre archaïque, rituelle, proche de la fête et du luxe, et la guerre moderne, stratégique, économique et politique et qui dès lors, dans le vocabulaire de Bataille, ne peut plus être souveraine. Bataille offre cependant tout au long de son œuvre une série de possibilités théoriques permettant d’articuler cette posture paradoxale spécifique à la guerre moderne.
D’une part, Bataille développe le point de vue d’une économie générale, telle qu’exposée dans La Part maudite24, c’est-à-dire d’une économie qui prend en considération les mouvements de l’énergie dans leur totalité en observant sur cette base la nécessité d’une dilapidation de l’excédent d’énergie : par exemple le potlatch, la fête ou le sacrifice, mais aussi la 87guerre semblent devoir s’inscrire dans cette « part maudite ». L’économie générale me semble même être ce qui permet à Bataille de penser par excellence le problème de la dépense qu’est la guerre25 et plus encore sa totalisation qui la sort des limites du « sacré » et la plonge inévitablement dans le monde profane, dans le monde de l’utile et du travail, mais aussi qui condamne à une consumation chronique, catastrophique. Ainsi, « c’est ce trop-plein », « cet excès de force vive », produits par la croissance économique, que les deux guerres mondiales « exsudèrent26 », et la concurrence non militaire entre des modes de production, après la guerre, apparaît elle-même à Bataille comme la poursuite de cette exsudation (par exemple via le Plan Marshal), ce qui signifie à ses yeux que la guerre reste présente, et que pour le comprendre il faut accepter de renverser la formule clausewitzienne et considérer que « l’économie [dont Bataille dit dans une note qu’elle est la politique], dans les conditions présentes, la pourrait “poursuivre par d’autres moyens”27 ».
Le livre apparaît alors aussi comme un plaidoyer pour un travail de sortie de l’ignorance de cette part maudite de manière à éviter son expression catastrophique :
Notre ignorance a seulement cet effet incontestable : elle nous mène à subir ce que nous pourrions, si nous savions, opérer à notre guise. Elle nous prive du choix d’une exsudation qui pourrait nous agréer. Elle livre surtout les hommes et leurs œuvres à des destructions catastrophiques. Car si nous n’avons pas la force de détruire nous-mêmes l’énergie en surcroît, elle ne peut être utilisée ; et, comme un animal intact qu’on ne peut dresser, c’est elle qui nous détruit, c’est nous-même qui faisons les frais de l’explosion inévitable28.
Les analyses de la guerre, et en particulier des guerres modernes restent cependant elliptiques, Bataille se contentant, au-delà de l’annonce générale évoquée, de traiter de l’expansivité de l’Islam. Certes dans « La 88limite de l’utile » (une partie abandonnée de la Part maudite, mais rédigée bien avant, sans doute dès les années 1930), il consacre le chapitre iv à la question de la guerre, toutefois, ce chapitre d’ailleurs non terminé, rebondit une nouvelle fois pour l’essentiel sur l’exemple du sacrifice, pour se limiter à affirmer que l’armée et la guerre, en étant réduites à de la pure vie active, excluent toute forme de contemplation et d’extase, c’est-à-dire résistent à toute possibilité souveraine et à toute sacralité ; sa contemplation ne pourrait dès lors mener qu’à sa condamnation. Il y a cependant une exception à cette exclusion, cette impensabilité de la guerre : Ernst Jünger, le seul à avoir réussi, selon Bataille, à décrire l’horreur du champ de bataille sans la trahir, permettant ainsi à Bataille de « montrer qu’il existe une équivalence de la guerre, du sacrifice rituel et de la vie mystique : c’est le même jeu d’“extase” et de “terreurs” où l’homme se joint aux jeux du ciel29 ». Bataille ne peut alors que citer longuement cette exception qu’est Jünger, faisant apparaître le « langage du mysticisme » dans la guerre, une mystique paradoxale puisque la guerre elle-même semble la rendre impossible par son action, sa rapidité. C’est la guerre elle-même qui « ne veut pas être approfondie », qui impose le silence, le génie du ralentissement produit par Jünger (et rendu possible par la durée de la Grande Guerre !) étant d’avoir surmonté l’impossible communication de la guerre. Au contraire, la vie religieuse et le sacrifice permettent naturellement un « approfondissement de nos conditions de vie et de spasme » par un éloignement de la réalité30.
Ce paradoxe de la guerre, qui semble représenter la limite d’un monde totalisé dans le profane, ou encore l’émergence d’un sacré incontemplable (et qui donc se nie) parce qu’il englobe la totalité de la vie active, est plus clairement exprimé dans La souveraineté (rédigé sans doute en 1954) : à nouveau la guerre ou du moins le commandement militaire y sont considérés comme une des possibilités souveraines (Bataille évoque « l’affinité de la souveraineté et de la convulsion organisée des armées »), au même titre que de la consumation. Mais ceci ne vaut cependant que pour la guerre archaïque, le commandement dans la guerre moderne relevant trop pour sa part du « calcul31 », et donc du monde du tra89vail et de la servitude, ce qui l’éloigne définitivement de toute forme de souveraineté. Ce paradoxe est d’autant plus fort que la guerre (au même titre que « la différence de rang ») est la seule possibilité réelle de consumation de la richesse dans le cadre du « monde de l’accumulation », l’hypocrisie étant que la guerre et l’inégalité sont donc d’autant plus nécessaires qu’elles sont condamnées32. Bref, la guerre est un « rappel » de ce que l’homme moderne évite d’apercevoir33.
Peut-on tenter de synthétiser, avec le manque de nuance et l’injustice propres à ce genre de geste, cet héritage ambigu de Jünger qui ne cesse de s’effilocher dans les textes de Caillois et Bataille, de manière à rendre manifeste le véritable cul-de-sac que représente la mise en relation de la guerre totale avec la question du sacré.
–La guerre est une des possibilités du sacré (mais aussi de la souveraineté et de la « part maudite » de l’économie générale) entendu comme l’espace dans lequel « communiquent des êtres séparés », cette séparation des êtres étant le propre de la réalité profane, « extérieure ».
–La guerre moderne, totale, est l’accomplissement sérieux de la guerre, son accomplissement trop sérieux.
–La modernité se définit par la perte du sacré : la guerre totale est l’ultime possibilité du sacré dans une société sans sacré.
–La guerre totale consiste donc dans une forme de sacré dominée par le calcul, résistant à toute contemplation, incommunicable, et ne parvenant à se hisser à un niveau souverain (certes, il est de l’ordre du sacré de résister à une communication simple, mais comme on l’a vu, l’expression de l’expérience intérieure de la guerre totale ne semble jamais parvenir à se dire sinon au travers de la citation directe de l’œuvre singulière de Jünger).
–Certes aussi, il ne pourrait être simplement question de récupérer la part maudite dans le vocabulaire d’une économie simple, mais la guerre totale n’en est pas moins une forme d’exsudation qui ne peut être que « subie » (plutôt qu’opérée) et qui met en péril dans sa totalité l’économie générale qui seule permet d’en rendre compte.
90À ce titre, le croisement de la question du sacré et de la question de la guerre rendue totale durant la première moitié du xxe siècle, avec la focalisation que ces deux questions opèrent sur l’enjeu de la communion et de la communication (communiquer l’incommunicable ou communier par-delà toute communication, c’est cela l’expérience intérieure de la guerre pour Jünger tout autant que le sacré pour Bataille) mène peut-être avant tout à la fermeture de ces questions ainsi portées à leurs limites au sens le plus strict (une guerre enfin sérieuse et une sacralité qui occuperait l’entièreté du champ du social).
On peut alors simplement clôturer en relisant ces quelques lignes de Walter Benjamin, dans un texte parfaitement contemporain des tentatives du Collège de Sociologie, mais qui ne cherche plus à communiquer l’incommunicable pour se contenter simplement de constater ce dernier :
Le cours de l’expérience a chuté […]. N’avait-on pas constaté, au moment de l’armistice, que les gens revenaient muets du champ de bataille – non pas plus riches, mais plus pauvres en expérience communicable ? Ce qui s’est répandu dix ans plus tard dans le flot des livres de guerre n’avait rien à voir avec une expérience quelconque, car l’expérience passe de bouche en bouche34.
Reste qu’on peut encore lire les textes de Caillois et de Bataille, avec la présence insistante en leur sein de l’expérience intérieure de Jünger mais une présence toujours plus singulière et qui ne mène à proprement parler nulle part, comme ce mouvement d’extinction voire d’auto-annulation de la question du sacré en tant que telle, posée sous sa forme ultime. Et plus précisément encore l’extinction de celle-ci quand elle ne peut plus nourrir que le projet d’une théorie générale, première, totale, voire sérieuse du pouvoir ou de la société. Comme nous l’avons vu, le champ du sacré est, dès son émergence chez Durkheim, entaché par sa réversibilité avec le champ du profane, dont seule une énergie permet de le distinguer. Autre manière de le dire : le problème de la réversibilité du sacré et du profane et de la nécessité de chercher 91une énergie asymétrique au-delà de cette réversibilité, ne trouve-t-il pas dans la guerre – cette relation réversible et pourtant parfaitement asymétrique et purement énergétique – son accomplissement naturel, qui de surcroît pousse à s’accomplir au niveau de la société dans sa totalité ? À ce titre, sauf à cultiver ces champs du sacré dans leur multiplicité radicale (le rire, la fête, l’érotisme, le sacrifice…), avec dès lors la multiplicité des séparations et des lieux spécifiques qui les organise, ne doit-on pas considérer que les aborder sur un mode premier, originel, globalisé, c’est-à-dire à la hauteur de la société dans sa totalité, ne peut mener qu’à la guerre totale35 ?
Thomas Berns
Université Libre de Bruxelles (ULB)
92Bibliographie
Agamben, Giorgio, Homo Sacer. Le pouvoir souverain et la vie nue, Paris, Seuil, 1997.
Bataille, Georges, L’Érotisme, Paris, Éditions de Minuit, 1957.
Bataille, Georges, L’Expérience intérieure, Œuvres complètes t. V, Paris, Gallimard, 1973.
Bataille, Georges, La Part maudite, Œuvres complètes t. VII, Paris, Gallimard, 1976.
Bataille, Georges, La Limite de l’utile, Œuvres Complètes, t. VII, Paris, Gallimard, 1976.
Bataille, Georges, La Souveraineté, Édition Lignes, 2012.
Benjamin, Walter, Œuvres II et III, Paris, Gallimard, 2000.
Caillois, Roger, L’homme et le sacré, Paris, Gallimard, 1950.
Caillois, Roger, Bellone ou la pente de la guerre, Paris, Flammarion, 2012.
Clausewitz, Carl von, De la guerre, Paris, Minuit, 1955.
Durkheim, Emile, Les Formes élémentaires de la Vie Religieuse, Paris, Alcan, 1912.
Durkheim, Emile, Entrée « Sacré » du Vocabulaire technique et critique de la philosophie de A. Lalande, Paris, PUF, 1951, p. 937.
Evard, Jean-Luc, Ernst Jünger. Autorité et domination, Paris, Éditions de l’éclat, 2004.
Fagniez, Guillaume, « Des Orages d’acier au Travailleur – et retour. Essai de lecture philosophique », Les Carnets Ernst Jünger, 11, 2011, p. 95-118.
Foucault, Michel, Il faut défendre la société, Paris, Seuil/Gallimard, 1977.
Isambert, François-André, « L’élaboration de la notion de sacré dans l’école durkheimienne », Archives de sciences sociales des religions, 42, 1976, p. 35-56.
Jünger, Ernst, La Guerre comme expérience intérieure, Paris, Christian Bourgeois, 1997.
Jünger, Ernst, L’État universel suivi de La Mobilisation totale, Paris, Gallimard, 1990.
Margat, Calire, « L’expérience intérieure. Bataille lecteur de Jünger », D. de Courcelles et G. Waterlot (dir.), La Mystique face aux guerres mondiales, Paris, PUF, 2010.
Massonet, Stéphane, « L’autre nom de la guerre », in P. Barthelet (dir.), L’Âge d’homme. Dossier Ernst Jünger, p. 466-476.
1 Clausewitz, Carl von, De la guerre, Paris, Minuit, 1955.
2 Je tiens immédiatement à signaler que l’urgence d’affronter ce malaise vis-à-vis de pensées dont je veux explicitement souligner qu’elles me sont chères et familières découle d’une certaine défiance par rapport au retour dans le débat philosophico-politique contemporain de la question du sacré, en particulier dans la pensée d’Agamben où elle dénote une relation première à la « vie nue » : mon but est donc d’amoindrir, avec respect, l’intérêt de cette « entrée » dans la pensée politique, entrée qui permettrait de se frotter, au travers d’un retour anti-foucaldien à l’idée d’une théorie générale du pouvoir, à « l’élément politique originaire, l’Urphanomenon de la politique » (Agamben, Giorgio, Homo Sacer. Le pouvoir souverain et la vie nue, Paris, Seuil, 1997, p. 119, pour qui le sacré trouve donc son expression dans la référence de la décision souveraine à la vie nue) en montrant tout ce qu’un tel projet brasse.
3 Foucault, Michel, Il faut défendre la société, Paris, Seuil/Gallimard, 1977, p. 241.
4 Jünger, Ernst, La Guerre comme expérience intérieure, Paris, Christian Bourgeois Éditeur, 1997. Nous nous référerons essentiellement à ce petit essai (les références seront directement dans le texte sous la forme « GEI » suivi de la page) étant donné son impact sur Bataille et Caillois, mais notre analyse suppose aussi bien la lecture des textes sur la guerre depuis Orages d’acier que les textes politiques de l’avant-guerre : La Mobilisation totale et Le Travailleur.
5 « Le soldat au front […] a foulé un nouveau monde inconnu, […] ce vécu a provoqué une transformation complète de tout leur être, […] elle est comparable avec le phénomène religieux de la ‘grâce’ qui métamorphose un homme, soudain, et de fond en comble » (E. Junger, « Septembre 1925 » cité par Evard, Jean-Luc, Ernst Jünger. Autorité et domination, Éditions de l’éclat, 2004, note 447).
6 Jünger, Ernst, L’État universel suivi de La Mobilisation totale, Paris, Gallimard, 1990. Les références sont directement dans le texte sous la forme « MT » suivi de la page.
7 Fagniez, Guillaume, « Des Orages d’acier au Travailleur – et retour. Essai de lecture philosophique », Les Carnets Ernst Jünger, 11, 2011, p. 95-118.
8 Cette possible influence du titre de l’ouvrage de Jünger sur Bataille a été notée par André Glucksmann dans sa préface à l’édition de la traduction de 1990 à laquelle nous nous référons, de même que par Margat, Claire, « L’expérience intérieure. Bataille lecteur de Jünger », D. de Courcelles et G. Waterlot (dir.), La mystique face aux guerres mondiales, Paris, PUF, 2010. Pour une analyse générale de l’influence de Jünger sur Bataille et Caillois, voir aussi Massonet, Stéphane, « L’autre nom de la guerre », in P. Barthelet (dir.), L’Âge d’homme. Dossier Ernst Jünger, Lausanne, p. 466-476.
9 Georges Bataille, L’Expérience intérieure (notes), Œuvres complètes t. V, Paris, Gallimard, 1973, p. 431.
10 Georges Bataille, La Part maudite, Œuvres complètes t. VII, Paris, Gallimard, 1976, p. 63, et note : Bataille traite là plus précisément du sacrifice comme consumation.
11 Émile Durkheim, dans L’année sociologique, II, p. 15, cité par Isambert, François-André, « L’élaboration de la notion de sacré dans l’école durkheimienne, Archives de sciences sociales des religions, 42, 1976, p. 40 ; nous suivons ici assez étroitement l’analyse d’Isambert.
12 Émile Durkheim, dans L’année sociologique, II, p. 25-26, cité dans Isambert, Ibid.
13 Hubert, Henri et Mauss, Marcel, Mélanges d’Histoire des Religions, Paris, Alcan, 1909, préface, p. xvi, cité par Isambert, Ibid., p. 49.
14 Durkheim, Émile, Les Formes élémentaires de la Vie Religieuse, Paris, Alcan, 1912, p. 50 et 56.
15 Mais cette ambivalence est déjà perçue par Robertson Smith, qui inspira beaucoup Durkheim et son école, comme le précise Isambert.
16 Durkheim, Émile, Entrée « Sacré » in A. Lalande (dir.), Vocabulaire technique et critique de la philosophie, Paris, PUF, 1951, p. 937.
17 Durkheim, Émile, « Présentation des Formes élémentaires à la Société française de Philosophie », in Textes, II, Paris, Minuit, 1975, p 23-24, cité par Isambert, Ibid., p. 54.
18 Et nous pensons que cette tâche mène de manière « logique » à l’épreuve de la guerre dans le cadre de la société industrielle. C’est cette possibilité que nous allons suivre chez Caillois et Bataille, avec le cul de sac que cela dessinera. Sans doute pourrait-on aller jusqu’à considérer que la critique que Bataille fait de l’objectivation du sacré par Durkheim, lequel l’aurait réduit à sa dimension connaissable (voir par exemple La Théorie de la religion ou La part maudite) est aussi une manière de répondre à un tel cul de sac.
19 Caillois, Roger, « Note sur La Guerre dans les sociétés primitives par M. R. Davie », Nouvelle Revue Française, 1936, 275, p. 384.
20 Caillois, Roger, L’Homme et le sacré, Paris, Gallimard, 1950 (Préface de la seconde édition rédigée en 1949), p. 8. Références désormais directement dans le texte sous la forme : HS suivi de la page.
21 Quant au rapport du sacré au profane dans le monde moderne, Caillois dit en effet : « Tout s’est amenuisé, morcelé, rendu indépendant. On peut désormais perdre ici et gagner là. Rien n’engage plus l’homme en entier. Le siècle offre des compensations, à qui néglige son salut. Chaque opposition a vu diminuer son importance et croître son autonomie. Le domaine du profane s’est élargi d’autant et embrasse maintenant la presque totalité des affaires humaines » (HS 69).
22 Caillois, Roger, Bellone ou la pente de la guerre, Paris, Flammarion, 2012 (références désormais directement dans le texte sous la forme Bellone suivi de la page). Cet ouvrage publié en 1962, mais dont la longue partie sur « Le vertige de la guerre » avait déjà été publié en 1951, fut l’objet d’enseignements en 1947, et s’ancre incontestablement dans les réflexions du Collège, mais aussi dans l’inspiration donnée par Jünger, comme le prouve le fait que Caillois y reproduit trois extraits de La guerre, extraits qu’il avait déjà édités durant la guerre dans sa revue, Lettres françaises.
23 Bataille, Georges, L’Érotisme, Paris, Éditions de Minuit, 1957.
24 Bataille, Georges, La Part maudite, op. cit. (texte publié en 1949 aux Éditions de Minuit, mais dont une partie, La Notion de dépense, date déjà de 1933).
25 Problème qui le hante véritablement depuis sa jeunesse, comme il le dit dans certaines notes : voir par exemple Bataille, Georges, Œuvres Complètes, t. VII, Paris, Gallimard, 1976, p. 523.
26 Bataille, Georges, La Part maudite, Op. cit., p. 32-33.
27 Bataille, Georges, La Part maudite, Op. cit., p. 161. Bataille ouvre ici la voie au renversement de cette même formule de Clausewitz affirmé par Michel Foucault dans Il faut défendre la société, Op. cit., p. 16. On pourrait même considérer que ce dernier passage de Bataille marque le basculement du renversement de la formule clausewitzienne via la guerre totale vers son renversement via une approche généalogique.
28 Bataille, Georges, La Part maudite, op. cit., p. 31.
29 Bataille, Georges, La Limite de l’utile, Œuvres Complètes, t. VII, Paris, Gallimard, 1976, p. 249 et 251.
30 Ibid., p. 254-255.
31 Bataille, Georges, La Souveraineté, Édition Lignes, 2012, II, iv, 6, p. 198.
32 Ibid., IV, iv, 9, p. 270.
33 Ibid., III, ii, 3, p. 184.
34 Benjamin, Walter, « Le conteur » (1936), in Œuvres III, Paris, Gallimard, 2000, p. 115-116 et « Expérience et pauvreté » (1933), Œuvres II, Paris, Gallimard, 2000, p. 365. La perte de l’expérience constatée par Benjamin est celle de l’Erfahrung – nulle Erlebnis ne la compensera. En 1930, dans « Théories du fascisme allemand. À propos de l’ouvrage collectif Guerre et Guerriers, publié sous la direction d’Ernst Jünger » (Ibid., p. 198-215), Benjamin dénonce « la mystique de la guerre » (p. 199) de Jünger et ses amis qui prétendent communiquer sur un type de guerre devenue totale.
35 Ou encore, pour reprendre le débat avec Agamben, sous-jacent à cet article et signalé dans la note 2 : prendre en considération le sacré (étant donné sa réversibilité avec le profane dont il ne se départage que par son énergie) dans son rapport à la société saisie dans sa totalité (c’est-à-dire désacralisée), ne mène-t-il pas trop inévitablement à concevoir le pouvoir comme directement au prise avec la vie nue, en se distanciant ainsi des pratiques généalogiques ou de l’exercice de la déconstruction par la prétention à en revenir à une théorie générale du pouvoir, aussi bien qu’à une théorie du sacré, malgré leur annulation chez Bataille et Caillois.
- Thème CLIL : 3133 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Philosophie -- Philosophie contemporaine
- ISBN : 978-2-406-06763-4
- EAN : 9782406067634
- ISSN : 2271-7234
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-06763-4.p.0075
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 13/01/2017
- Périodicité : Semestrielle
- Langue : Français
- Mots-clés : Sacré, guerre totale, Georges Bataille, Roger Caillois, Ernst Jünger