Guerre et paix dans l’émergence d’une théorie du droit international après 1918 Kelsen et le courant pacifiste
- Publication type: Journal article
- Journal: Éthique, politique, religions Les transformations du concept de guerre (1910-1930)
2016 – 2, n° 9. I. Limites et extension - Author: Herrera (Carlos Miguel)
- Pages: 29 to 51
- Journal: Ethics, Politics, Religions
Guerre et paix
dans l’émergence d’une théorie
du droit international après 1918
Kelsen et le courant pacifiste
Pour Emmanuelle Tourme-Jouannet.
Cet idéalisme et ce matérialisme se ressemblent en ceci au moins qu’ils ne sont nullement des idées, puisqu’ils sont des systèmes.
Charles Peguy
La première guerre mondiale marque la naissance d’un nouveau droit international, et donc, d’une nouvelle doctrine juridique. Et c’est par rapport à la guerre que les positions vont surtout se déterminer – pas uniquement la guerre comme phénomène historique, mais encore comme question juridique. Question qui recouvrait non seulement le problème de savoir comment traiter la guerre à l’intérieur de ce (nouveau) droit international, mais aussi sa signification dans l’élaboration d’une conception scientifique du droit international.
Hans Kelsen a été vu souvent comme le représentant paradigmatique de cette période, et dès ses premiers travaux, à la fin des années 1910, on l’a présenté comme l’un des chefs de file du courant pacifiste et démocratique. Or, la position du juriste autrichien vis-à-vis du pacifisme est pour le moins complexe. Pour dire les choses de manière schématique, si face à la vieille doctrine allemande du droit international, sa position est clairement pacifiste, il ne se reconnaît pas pour autant dans toutes 30les thèses de ce courant. Et c’est le statut épistémologique de la guerre qui le distingue des autres tenants du pacifisme, lesquels sont d’ailleurs souvent ses devanciers dans plusieurs idées dont on le crédite à tort d’être le père. Certes, Kelsen et les pacifistes partagent plusieurs positions, en commençant par l’importance donnée à une organisation juridique du monde, déjà illustrée par les travaux d’un Walter Schücking depuis le début du xxe siècle, ou la place centrale d’une Cour de justice internationale, sur laquelle un Hans Wehberg avait écrit une monographie importante dès 1911. Mais entre la valorisation philosophique et la condamnation, la guerre devient chez Kelsen un objet juridique.
En d’autres termes, on trouve, chez le juriste autrichien, un rapport spécifique avec le pacifisme, qui se tient entre proximité et distance. Pour le cerner, nous partirons donc d’une analyse de ce courant du droit international, en mettant en avant ses propres évolutions après 1919, avant de revenir sur la place de la guerre dans la théorie juridique internationaliste au tournant de la Première guerre mondiale. En raison du caractère limité de cet article, nous nous concentrerons ici sur la discussion telle qu’elle ressort de l’un des laboratoires de ce nouveau droit international post 1918, l’Académie de droit international de La Haye, qui, grâce à la généreuse dotation de la Fondation Carnegie pour la paix, commençait à déployer à l’époque une activité très importante de cours et publications.
Le pacifisme et l’émergence
d’un nouveau droit international
La cruauté de la Première Guerre Mondiale, la doctrine Wilson, le développement des régimes démocratiques ou encore l’arrivée au pouvoir des socialistes dans les anciens empires d’Europe centrale et orientale alimentent l’espoir d’atteindre une organisation supranationale régissant les destins de l’humanité, ou du moins interdisant la guerre comme moyen de régler les conflits.
L’Allemagne est un lieu favorable à l’essor de ces discours après novembre 1918. Ce développement est d’abord le fait de certains 31philosophes, comme Siegfried Marck ou Leonard Nelson. Il ne doit donc pas surprendre qu’il prenne la forme d’un nouveau « retour à Kant », celui du Projet de paix perpétuelle bien entendu. Mais il se traduit parfois aussi par des attaques contre le « droit international des professeurs » qui avaient alimentés avec leur science un bellicisme réactionnaire1. Pourtant cette politisation touche également la doctrine juridique, y compris son versant pacifiste, qui subit même une certaine évolution par rapport aux thèses d’avant 1914. Le pacifisme juridique se radicalise donc aussi à l’intérieur de la pensée du droit.
La doctrine pacifiste entre l’arbitrage
et l’organisation internationale
Au début du xxe siècle, le courant pacifiste en droit international est déjà fortement implanté en Allemagne, bien que l’on souligne souvent sa marginalité2. Le mouvement faisait des deux conférences internationales de la paix de La Haye, en 1899 et 1907, que ses défenseurs lisaient comme la volonté « d’éviter la guerre par le développement de l’arbitrage », l’axe juridique de sa pensée. La guerre mondiale fait fi de ces espoirs mais l’émergence de la Société des Nations, en 1920, représente pour le pacifisme juridique un saut qualitatif, non seulement concernant la paix, mais aussi l’évolution vers un système de coopération internationale entre États. Le mouvement pacifiste de culture allemande subit donc une évolution, tout en s’affermissant. Très rapidement, ces juristes sont conscients que la fin du conflit conduira à un Völkerrecht nach dem Kriege pour utiliser le titre du livre de H. Lammasch3.
32La plupart de ces juristes – ce qui les distingue de Kelsen soit dit en passant – sont de véritables militants engagés, organisant et participant à des associations et congrès pacifistes, intégrant des missions techniques de leurs gouvernements et in fine jouant directement un rôle politique : H. Lammasch sera le dernier premier ministre de la monarchie austro-hongroise, W. Schücking aura une assez longue carrière parlementaire et l’engagement très direct de H. Wehberg contre l’entrée des troupes allemandes en Belgique l’obligera à abandonner une prometteuse carrière universitaire en Allemagne, ne devenant professeur qu’en 1928 et à l’Institut universitaire des hautes études internationales de Genève, qui venait d’être créé dans l’esprit de la SDN.
Après la guerre – et la mort de Lammasch en 1920 – Walther Schücking (1875-1935) apparaît comme le grand représentant du courant dans les pays de langue allemande. Professeur à l’université de Marbourg depuis 1903, il est également un militant du libéralisme de gauche – le courant où s’activent les professeurs de droit les plus progressistes de l’Allemagne wilhelminienne, structuré à l’époque autour de la Fortschrittliche Volkspartei, puis, sous la République de Weimar, dans la Deutsche Demokratische Partei, force pour laquelle Schücking est élu à l’Assemblée nationale en 1919, siégeant au Reichstag jusqu’en 1928. Ce sont des années très riches sur le plan de l’action, car Schücking intègre la délégation allemande qui part négocier à Versailles un traité de paix après l’Armistice, pour en dénoncer fermement ses termes peu après. Il est en même temps l’un des éditeurs des documents sur le déclenchement de la guerre qui sont publiés, sous la direction de Karl Kautsky, pour le compte du nouveau ministère des affaires étrangères, visant à montrer la responsabilité du Kaiser. Il est alors professeur à l’École de Hautes études commerciales de Berlin, où enseigne également l’un des pères de la Constitution de Weimar, Hugo Preuss et d’autres professeurs qui tiennent à être dans la capitale du Reich sans pouvoir intégrer sa très prestigieuse et conservatrice université. Après un premier mandat parlementaire, il est nommé à Kiel, la faculté de droit la plus à gauche sous la République, poste qu’il devra abandonner peu après l’arrivée d’Adolf Hitler au pouvoir, en application de la nouvelle loi sur la loyauté des fonctionnaires publiques. En revanche, Schücking restera, en dépit 33des protestations du Gouvernement nazi, juge à la Cour permanente de justice internationale de la Haye, instituée en 1922, et dont il avait été, grâce à son prestige personnel, le premier allemand nommé en 19304.
Bien avant, il avait publié un texte important sur Die Organisation der Welt, où il se fait le défenseur d’une Confédération universelle des États (Weltstaatenbund) qu’il voit comme un État mondial républicain, pouvant assurer l’unité dans la pluralité. C’est une organisation dans laquelle la guerre « cesse d’être peu à peu une institution légale5 », question technique qu’il juge essentielle. Et même si l’éventualité d’un conflit armé ne disparait pas sur un plan factuel, les États, habitués à collaborer ensemble, devraient s’interdire de présenter des revendications inconciliables avec les intérêts vitaux, l’honneur ou l’indépendance des autres États. Comme d’autres représentants du courant pacifiste de l’époque, il place une part importante de ses espoirs dans la consolidation et l’extension de la Cour d’arbitrage internationale de La Haye. Mais l’érection de la SDN alimentera d’autres expectatives, et il va s’atteler à son analyse juridique. Ce n’est pas un hasard s’il signe avec H. Wehberg un commentaire du Pacte de la Société des Nations, Die Satzung des Völkerbundes dès 1921 (le livre connaîtra deux éditions postérieures en 1924 et en 1931).
Schücking juge que la SDN concrétise l’aspiration de faire « reposer les rapports mutuels des États sur la coordination et la collaboration des peuples égaux en droit6 ». D’un point de vue conceptuel, il la voyait comme une confédération des nations (une Völkerbund), sujet de droit international, dont le fondement est « sociologique » : les intérêts solidaires de toute l’humanité dans le maintien de la paix. Cette vocation 34universelle se traduit même sur le plan territorial, faisant tomber comme superflue le but de protection commune vers l’extérieur qu’était le propre des confédérations. D’une manière générale, il se montre toujours favorable à une plus grande démocratisation de l’institution, notamment par l’édification d’un parlement mondial, ou affirmant qu’à terme, les sièges permanents du Conseil devraient disparaître. Ces avancées iraient dans le sens de vaincre la souveraineté des États particuliers, pour faire avancer l’organisation internationale – le concept de souveraineté devant être réduit à la Kompetenz-Kompetenz.
Son analyse de la Charte de la SDN se construit autour du problème de la guerre. S’il juge que l’art. 16 n’est pas encore l’instrument auquel on peut s’attendre, il doit néanmoins déjà conduire à relativiser les alliances militaires séparées. Le traité de Locarno, conclu en 1925, allait dans ce sens, ne serait-ce parce qu’il respecte les normes de la SDN. Justement, l’art. 2 de son « pacte rhénan », signé par la Grande-Bretagne, la France, la Belgique, l’Italie et l’Allemagne, comportait déjà une interdiction de la guerre (les parties « s’engagent réciproquement à ne se livrer de part et d’autre, à aucune attaque ou invasion et à ne recourir de part et d’autre, en aucun cas à la guerre »).
Schücking estime cependant que l’institution d’une procédure judiciaire obligatoire est la question essentielle pour le droit international matériel. Même s’il se montre un peu déçu que le Pacte de Paris n’ait pas instauré le principe, il se demande si la Cour permanente de La Haye ne peut d’ores et déjà jouer le rôle de l’instance obligatoire que les traités particuliers donnent à l’arbitrage en cas de litige. Même pour les questions présentant un intérêt politique prédominant, confiées par la Charte au Conseil de la SDN, on peut imaginer une procédure de médiation soustraite aux influences des gouvernements (le Conseil, en tout cas n’offrait pas de garanties d’impartialité et indépendance à l’égard des contingences politiques). En ce sens, l’établissement d’une instance de conciliation – il évoque la création d’un « Office de conciliation internationale » – « ce serait la contribution la plus importante pour faire disparaître la guerre comme institution de droit7 ». On voit apparaître le cœur de la pensée pacifiste :
Nous ne doutons pas qu’une nouvelle conviction juridique est “en devenir”, une conviction juridique qui ne se contente pas de faire avec le Pacte de la 35SDN une différence entre la guerre permise et la guerre défendue, mais qui voit dans la guerre uniquement le crime le plus monstrueux qui soit possible dans l’humanité8.
En effet, la guerre serait :
exclue comme forme de procédure de droit international si l’on crée une juridiction obligatoire pour les litiges juridiques, même avec une clause concernant les litiges d’intérêt politique prédominant, si l’on fait rendre à une instance spéciale de conciliation une sentence obligatoire sur tous les litiges qui ne sont pas considérés comme litiges juridiques9.
En fait, la condamnation de la guerre est si centrale qu’elle conduit Schücking à relativiser, in fine, le rôle d’une cour internationale, car il estime que la guerre peut faire beaucoup de ravages avant que la décision d’une juridiction puisse être exécutée, l’amenant à privilégier la valeur d’une police internationale. S’il salue les efforts faits dans le développement d’autres instruments, notamment des mesures économiques et financières comme le blocus, il s’agit moins des questions concernant la bonne technique que d’un processus politique. Les difficultés que rencontre l’art. 16 du Pacte, puis le Protocole de Genève de 1925, l’amèneront à admettre que « le sentiment de solidarité est aujourd’hui encore trop peu développé entre les États10 ».
Pour une mise hors la loi de la guerre
Le mouvement pacifiste de la fin du xixe siècle préférait insister sur l’organisation de l’arbitrage davantage que sur l’interdiction de la guerre. Jusqu’à la veille de la Grande guerre, les juristes européens surtout, croyaient qu’il fallait interdire uniquement la guerre d’agression, éludant du même coup la question de l’exécution internationale, dans un contexte où même le problème de l’organisation internationale était passé derrière l’arbitrage ou le désarmement. Mais l’interdiction de la guerre allait devenir au premier plan.
On constate cette évolution dans la pensée de Hans Wehberg (1885-1962), éditeur de l’influent mensuel Die Friedenswarte11. Plus encore 36que son aîné Schücking, Wehberg devient l’un des acteurs centraux de l’interdiction de la guerre, notamment dans son livre, au titre très évocateur, Die Ächtung des Krieges de 193012. Ce livre, un recueil des leçons faites à l’Académie de droit international en 1928, est ensuite traduit en anglais, l’auteur étant persuadé que les possibilités concrètes d’arriver à cette fin passe par une alliance, comme il dit, entre La Haye (plutôt que Genève …) et Washington DC. Le texte de Wehberg permet de voir surtout les marques des transformations internes du courant pacifiste – il souligne lui-même d’ailleurs que les grandes figures de ce mouvement, comme l’autrichien Lammasch ou son ami Schücking ne défendaient pas l’interdiction de la guerre en 1918. Désormais, en revanche, la mise de la guerre hors la loi « est certainement la question cardinale qui domine tout le problème de l’organisation de la paix » (p. 160). Plus encore, d’après lui, « la Société des Nations actuelle restera imparfaite tant que la mise de la guerre hors la loi n’aura pas été établie, pour tous les États membres, sous une forme ayant un caractère juridiquement obligatoire13 ».
Certes, avec l’existence de la Cour permanente :
Le règlement des conflits par les moyens pacifiques atteint dans le droit international un tel développement que, si les parties sont de bonne volonté, on peut toujours régler leur différend par la voie d’une procédure juridique internationale14.
Néanmoins, pour Wehberg, l’évolution après 1919 montre que la « Conférence de la Paix de Paris a commis une faute en négligeant de proscrire dès le début toute guerre dans le Pacte ». D’après lui, il ne suffisait pas d’interdire les guerres offensives, mais il aurait convenu d’étendre la prohibition également aux guerres défensives. Et la première mesure en ce sens aurait dû être de retirer aux États le droit de décider pour eux-mêmes de l’existence d’un casus autorisant une guerre défensive, confiant la décision à un organe international. D’ailleurs, le déclenchement d’une guerre ne devait pas bloquer le principe de l’intervention de la 37SDN. À l’avenir, seule la communauté internationale devrait donc être compétente pour défendre les intérêts vitaux de ses membres.
En attendant, il s’évertue à montrer que la proscription de la guerre était l’une des lignes d’évolution juridiques et institutionnelles les plus importantes en droit positif après 1919. Pour le prouver, il part dans son livre d’une analyse des arts. 11-17 de la Charte de la SDN. Il admet, certes, que le Pacte n’établit aucune interdiction spéciale, que ce soit de manière expresse ou tacite, de telle sorte que la guerre reste dès lors permise. Mais il s’attache à développer une série de distinctions très importantes entre guerres permises et guerre interdites. Il détaille ainsi les limitations qui encadrent la déclaration de guerre prévue dans l’art. 12, en relation avec une décision arbitrale, ou encore de la Cour permanente ou du Conseil, ce qui renferme, dans ce dernier cas en particulier, les plus grandes innovations. Ainsi, l’art. 15 al. 6 établit qu’il n’est pas permis de déclarer la guerre à la partie qui s’est conformée aux conclusions du rapport du Conseil, adopté à l’unanimité. Il en est de même des cas que le Conseil juge litigieux et dont il se saisit sur le fond (art. 15 al. 8-10). Même si Wehberg doit bien admettre que son opinion n’est pas dominante en doctrine, il avance la thèse que dans ces deux cas, au moins, le recours à la guerre n’est pas possible. Et bien que la doctrine majoritaire considère que la guerre défensive n’est jamais défendue, d’après lui :
Il est bien difficile d’établir une distinction entre la guerre défensive et la guerre d’agression. C’est pourquoi la théorie qui prévoit pour tous les cas le devoir d’entreprendre une guerre défensive est d’autant plus sujette à caution que l’État qui a recours aux armes pour se défendre de manière légitime ou non, décide lui-même en principe, d’après le droit actuel, la question de savoir s’il y a guerre d’agression ou non15.
En ce sens, il estime que la position du Pacte à l’égard du jus belli ac pacis est pour le moins « imprécise ». Seule la tentative de règlement pacifique est vraiment obligatoire, soit par juridiction arbitrale, soit par médiation. Dans tous les cas, quand un État membre de la Société des Nations ne respecte pas les obligations prévues dans les arts. 12, 13 et 15, il est soumis à l’exécution prévue par l’art. 16 de la Charte – il pointe toutefois les insuffisances de cet article, qui donne lieu à des 38interprétations trop larges. Il conclut dès lors que « le Pacte est donc très imparfait en ce qui concerne le problème de la mise de la guerre hors la loi16 », même s’il se montre confiant sur les possibles évolutions.
En effet, il croit pouvoir affirmer, sur la foi des discussions de la première moitié des années 1920, et notamment le rapport Cecil de 1923, que le sentiment en faveur de l’interdiction des guerres d’agression pour garantir la sécurité collective avait bel et bien grandi. C’est pourquoi il se montre attentif aux avancées du Protocole de Genève et du pacte Kellogg, en les présentant sous un jour optimiste. Le premier texte, adopté sous l’impulsion des gouvernements de gauche en place en France et en Angleterre, reprend pour la première fois, comme le souligne Wehberg, l’idée de l’association américaine For the Outlawry of War. L’axe central de ce mouvement, initié en 1918, était qu’il est erroné de vouloir assurer la paix par une organisation politique internationale, par des alliances ou encore des sanctions : il faut bien plutôt interdire la guerre comme institution juridique (au même titre que l’esclavage ou la piraterie), et créer une cour internationale de justice, qui rendrait ses décisions sans autre contrainte que l’opinion publique mondiale, en appliquant un code international. En ce sens, ses membres ne voyaient dans la SDN qu’une alliance politico-militaire.
Si Wehberg fustige son doctrinarisme et son intransigeance, il estime que le mouvement a laissé des traces dans le droit international, en facilitant l’élaboration de normes comme le Protocole de Genève, traité qui, pour la première fois au sein de la SDN, mettait la guerre d’agression hors la loi. Il lui consacre d’ailleurs tout de suite un cours à La Haye, même si le texte ne rentrera jamais en vigueur. Le Protocole développe un système généralisé d’arbitrage et assouplit la règle de l’unanimité pour la détermination de l’agresseur par une série de principes qui permettraient une application automatique. Dans la même veine, Wehberg estime que le Traité de Locarno interdit également les guerres d’agression entre la Belgique la France, et l’Allemagne dans son art. 2, la guerre défensive ne pouvant intervenir qu’après une décision du Conseil de la SDN déterminant le cas de l’agression. Et si Locarno établit un instrument de garanties spéciales, il juge que l’avenir conduit vers un pacte de garanties universelles.
39Durant la seconde moitié des années 1920, Wehberg portera son attention sur l’art. 11 du Pacte, qui donne au Conseil « tous pouvoirs pour prendre les mesures appropriées à la protection efficace de la paix », en concentrant son regard sur les moments précédents la guerre en tant que telle. Dans cette optique, le pacte Kellogg constitue pour lui une nouvelle avancée dans ce cheminement du pacifisme. Certes, Wehberg rejette-t-il que l’interdiction de la guerre se limite à son utilisation comme instrument de politique nationale, ainsi que le prévoyait le texte – en laissant entendre, par exemple, qu’une guerre pour écraser la Russie soviétique, ou en défense d’un dogme religieux serait dès lors possible. Il salue, en revanche, sa portée plus universelle, en englobant des États qui ne sont pas dans le système de la SDN. Mais l’importance résidait ailleurs : le Pacte Kellogg était la première convention internationale établissant le principe de la mise hors la loi de la guerre d’agression. Wehberg lui reproche encore de ne pas prévoir de mécanisme pour les cas de violation du texte par le déclenchement d’une guerre d’agression, pas plus qu’il ne donne pas de critères explicites pour déterminer de quel type de guerre il s’agit. En déclarant toute guerre d’agression criminelle, la valeur morale du texte est énorme.
Wehberg n’en reste pas là : il considère primordial de promouvoir la codification du droit international pour rendre la solution de l’arbitrage universelle plus aisée, en donnant à ses principes force de loi. De même, il considère qu’une politique de désarmement doit être entreprise, en allant jusqu’à envisager la fin des armées permanentes. Tout emploi des moyens militaires en dehors de la guerre, par exemple l’occupation pacifique de territoires étrangers, doit, selon lui être interdit. Si la « guerre défensive » ne pouvait être admise que dans une communauté internationale encore non organisée, la portée heuristique de la catégorie reste pour lui très fragile – aucun État agresseur n’admettrait qu’il fait la guerre pour atteindre des buts nationaux. Ce pacifiste radical estime même que la « guerre de sanction », autorisée à titre d’exception, entraîne des dangers de généralisation.
Pour clore son ouvrage, Wehberg propose l’esquisse du texte d’un traité international qui interdirait la guerre. Il est conçu à partir de trois contraintes : « 1o nécessité de devoirs juridiques clairement déterminés ; 2o création d’un contrôle international ; 3o nécessité de prescriptions de sécurité pour le cas où le traité serait violé ». Un souci de réalisme lui fait 40admettre parmi ses clauses la possibilité de la « guerre défensive » et de la « guerre de sanction », à condition qu’il y ait une instance supérieure pour déterminer leur légitimité juridique. Et surtout que cette instance ait le droit d’ordonner un armistice aussitôt les hostilités déclenchées. Il s’agirait d’une « Cour de Justice pour la mise hors la loi de la guerre17 ».
41On le voit : le courant pacifiste ira en se radicalisant, de Lammasch à Wehberg, après la fin de la Première guerre mondiale. Ce faisant cette vision qui débouche sur l’interdiction de la guerre semble l’éloigner parfois du droit positif, en conduisant par exemple un Wehberg à soutenir que le problème de la paix est avant tout un problème moral et pédagogique. C’est pourquoi aussi sa propre pensée devient moins optimiste dans la seconde moitié des années trente … D’ailleurs, dans un cours qu’il va livrer à nouveau à l’Académie de droit de la Haye, il considère qu’on ne peut pas interdire la « guerre civile », car ce serait nier le droit des peuples à s’autodéterminer par eux-mêmes18.
La guerre et la construction
d’une nouvelle théorie du droit international
Tout en revendiquant la valeur de la paix, d’autres lignes d’évolution sont à l’œuvre dans la doctrine, mais elles passent, à l’inverse, par l’affirmation de son caractère juridique. Un Kelsen soutient ainsi que la paix n’est pas « à proprement parler, un but moral et politique », car tout le monde est d’accord sur le besoin d’établir la paix dans le monde. La question est d’après lui de caractère technique : quels sont les moyens appropriés pour atteindre ce but19. Et rien n’est plus dangereux – il dit même aberrant – pour la paix que d’ignorer que l’organisation interétatique actuelle est une organisation juridique, plutôt que morale.
Proche des perspectives politiques du courant pacifiste, mais assez éloigné de certaines de ses vues théoriques, l’entreprise kelsénienne cherche à s’approprier la notion de guerre dans un sens positif et juridique, comportant une actualisation de la doctrine du jus bellum.
42La guerre, entre preuve légale
et concept juridique
Kelsen n’était pas le premier à se lancer sur cette piste au lendemain de la Première guerre mondiale : un court livre d’une centaine de pages, paru en 1919, Der Krieg und die Völkerrechtsordnung lui ouvre la voie. Il est l’œuvre de Leo Strisower, un professeur de droit international et de philosophie du droit à l’université de Vienne. Très respecté, Strisower sera élu président de l’Institut de droit international en 1924. Mais auparavant, il avait été le directeur de la thèse doctorale de Kelsen (sur Die Staatslehre des Dante Alighieri), puis le parrain du Habilitationsschrift d’Alfred Verdross, qui deviendra l’internationaliste autrichien le plus connu du xxe siècle.
Loin des perspectives les plus généreuses du pacifisme, Strisower entend s’en tenir à une stricte orthodoxie juridique en considérant « qu’en vertu du droit international, la guerre est seulement autorisée pour protéger un droit de la part de l’État appelé à cette protection20 ». En effet, en rappelant l’importance de la théorie de la guerre juste, il soutient que la guerre ne peut être qu’une réponse à une violation du droit international. Bien que pour lui les conflits touchant à des « d’intérêts vitaux » peuvent être résolus par l’arbitrage – la distinction entre conflits politiques et litiges juridiques étant purement instrumentale –, la guerre doit être conçue comme un moyen, un instrument juridique pour l’État. Il y n’a pas d’espace vide du point de vue juridique21. Son propos reste donc modeste : il se contente de montrer que la guerre a sa place dans l’ordre juridique. Kelsen citera – et critiquera – la conception de Strisower dès son premier ouvrage de droit international, en 192022. Mais l’essentiel réside, comme Kelsen lui-même l’admet, dans son affirmation d’après laquelle la guerre est un instrument forgé par l’ordre juridique pour faire valoir le droit23.
43Mais quel genre d’instrument ? Par sa lecture, Strisower s’oppose à un genre de théories qui valorisaient autrement la guerre pour la compréhension du droit international. Celui qui allait devenir en ces années la figure montante du droit international allemand, Erich Kaufmann, l’avait placée au centre de sa conception internationale dans un livre de 1911 sur la clausula rebus sic stantibus. Cette dernière, qu’il oppose au principe pacta sunt servanda24, définissait pour lui l’essence du droit international. Sous un jour plus technique, la clausula rebus sic stantibus habilitait la possibilité d’une dénonciation unilatérale des conventions – la diplomatie allemande allait l’invoquer en 1914 pour justifier le viol de la neutralité belge. Or, pour Kaufmann, il était impossible de penser un droit international en dehors des intérêts singuliers des États. Ce qui révélait toute la complexité du droit international en tant que système de coordination des volontés (différent du système de droit interne, entendu comme un système de subordination). En effet, l’inexistence d’une autorité supra-étatique place l’élément objectif du système international dans la reconnaissance de la possibilité d’un changement de circonstances dans l’intérêt de l’État, en vue de son autoconservation (Selbsterhaltung). D’après lui, puisque le droit public n’a pas pour raison d’être que l’intérêt de l’ordre public, « ses règles ne peuvent plus être conservées si elles ne correspondent plus à l’évolution générale des peuples ». Et cette évolution ne saurait être entravée par des conventions conclues dans le passé, raisonnables pour un temps autre que le présent – puisque les conserver reviendrait alors à empêcher l’État de remplir sa mission. D’une manière générale, le droit international trouvait sa limite devant un « droit fondamental de l’État » qui se superpose à toute norme conventionnelle25. Tout État a donc le droit de briser un traité au nom de son droit à l’auto-affirmation (Selbstbehauptung), qui caractérise son essence.
44Du coup, la guerre devient un instrument normal et légitime pour la transformation du droit international. En absence d’un système de coordination supérieure, la guerre opère comme le moyen spécifique du droit international pour régler les conflits intra-étatiques. Elle permet ainsi de constater l’existence du droit, comme la norme dernière qui décide auquel des États appartient le droit26. En ce sens, la guerre représente une Rechtsnachtweiss, une preuve légale27. Plus encore, elle apparait « comme le dernier moyen pour toute fin supérieure28 ». En même temps philosophe du droit – son livre est une « rechtsphilosophische Studie » selon son sous-titre –, Kaufmann revendique ainsi la guerre victorieuse (siegreiche Krieg) comme idéal social, notamment dans un paragraphe de son livre demeuré célèbre par son étatisme et par le lien qu’il établit entre État et guerre : « dans la guerre l’État se révèle dans son essence véritable, la guerre est l’achèvement le plus haut de l’État, dans lequel il atteint son plus complet développement29 ». Comme il l’écrit, en s’opposant à Kant, « der Staat darf was er kannt ». Ce n’est donc pas un hasard si Kaufmann sera après la parution de son livre la tête de turc des pacifistes. On évoque contre lui la doctrine de Kant ou celle de la scholastique espagnole, mais on l’accuse surtout d’avoir porté une réflexion sur le domaine de la politique, non sur le droit, comme l’écrivait Lammasch30.
Même s’il modère par la suite sa position dans les années d’entre-guerre, Kaufmann juge que le Pacte de la SDN a remplacé la vieille doctrine de la guerre juste par celle de la guerre légale ou illégale. Il se montre circonspect sur sa réglementation : elle ne fait d’après lui qu’imposer des délais au déclenchement des hostilités. Surtout, il estime toujours que la question de la licéité de la guerre n’enlève pas le problème de la justice éventuelle de sa cause31. Devant l’évolution du droit positif, il soutient que le Pacte Kellogg ne contient pas une interdiction absolue de la guerre. Plus encore, il met en doute que le système de la Charte prévu à l’art. 16 – qui prévoit, comme on l’a vu, la participation des États-partie à des mesures d’exécution militaire – puisse fonctionner 45comme un vrai système de sécurité collective qui amènerait ses membres à déclarer la guerre à l’État qui déclenche une guerre illicite : « Dans la réalité des choses, aucun État ne se livrera à aucune guerre qui ne serait dictée par les nécessités impérieuses de ses propres intérêts vitaux ». Pour lui, il n’y a « aucun remède contre une guerre lorsque les intérêts primordiaux des grandes puissances sont en conflit », ce qui revient à penser que la paix ne dépend donc pas « des règles de droit sanctionnées rigidement ou de sanctions réglées d’avance32 ».
Guerre et système juridique
On devine déjà le positionnement complexe de Kelsen : tout en se montrant adepte de la paix, il place la guerre au centre de sa conception du droit international, sans lui donner pour autant la portée philosophique, encore moins politique, que lui prête Kaufmann.
Kelsen avait mis en avant son pacifisme dès son livre de 1920, Das Problem der Souveränität, notamment dans les pages finales, qui font écho à celles qui concluent au même moment son premier essai sur la démocratie33. Dans ces textes, il avance la thèse d’une connexion entre un point de vue gnoséologique déterminé et une certaine vision éthico-politique (fondée sur l’identité du même sujet qui veut et connait, sur la particularité d’un même caractère)34. Et en ce sens le primat de l’ordre étatique conduirait au développement de l’impérialisme, tel qu’il le voit exprimé dans l’œuvre d’Adolf Lasson. En revanche, l’unité juridique du monde comme organisation politique – que n’est autre chose que le noyau politique de l’hypothèse du primat du droit international sur le droit étatique –, constitue en même temps l’idée centrale du pacifisme, en tant que concept éthique. En refusant que le pacifisme soit une idéologie subjectiviste et individualiste, Kelsen soutient que « si le pacifisme est éthique – et c’est bien le cas –, il est collectif parce qu’objectif35 ». En 46effet l’humanité comme unité conceptuelle et politico-juridique – au moment où il défend la notion de civitas maxima comme norme objective – est le niveau le plus élevé d’universalité. Et Kelsen de s’exclamer que l’établissement de l’existence d’un ordre supra-étatique supérieur, d’un État universel est « cette révolution de la conscience culturelle dont nous avons avant tant besoin36 ! ».
Dans ce livre de 1920 déjà, il parle, dans la lignée de Strisower, de la guerre comme « un fait du droit international », de telle sorte qu’elle peut donc être comprise comme un « phénomène juridique37 ». Mais la conception de la guerre comme sanction apparaît plus nettement dans la seconde moitié des années 1920, sans perdre complètement sa place plutôt marginale. Il s’agit d’une interprétation juridique qui, toujours dans la foulée de son maître viennois, fait rentrer la guerre dans le droit positif, comme acte juridique. À l’époque, il note déjà que le seul trait qui distingue la guerre de la sanction en droit interne est que le droit international n’institue pas de procédure pour déterminer objectivement si les conditions d’application sont bien réunies, et encore moins une juridiction devant laquelle la procédure serait entamée. L’État lésé opère donc comme un organe du droit international. Il y a là certes une « imperfection technique », propre aux ordres primitifs, mais il s’agit d’une différence de degré par rapport au droit étatique, et non d’une différence de nature.
Et en fait, « en établissant quand et comment un État peut recourir à des représailles ou entreprendre une guerre contre un autre, le droit international limite l’emploi de la contrainte dans les relations interétatiques38 ». C’est pourquoi il le qualifie d’un ordre qui « fait régner la paix ». La conception kelsénienne se raffermit davantage à partir de ces années 1930, puisqu’il s’agit désormais de construire une théorie générale du droit international, dont son deuxième cours à l’Académie de La Haye, en 1932, est la première expression. Déjà les représailles rejoignent la guerre à titre d’actes de contrainte déterminés par le droit international général, bien qu’on ne puisse les qualifier de peines ou d’exécution forcée. Et Kelsen d’insister, malgré ses progrès, sur les défauts du droit international :
47Car il y a quelque chose de plus grave que l’absence d’un législateur unique, de plus grave que la complète décentralisation de la procédure de contrainte, de plus grave que l’absence d’un organe central pour l’application de la contrainte, c’est l’absence d’une autorité centrale pour la constatation du fait qui est la condition dont le droit international fait dépendre l’emploi de la contrainte à titre de sanction. Une cour de justice internationale est encore plus importante qu’une force armée internationale, constitue un progrès de technique juridique supérieur à celui que réaliserait cette dernière institution39.
À la même époque, surtout dans la seconde moitié de cette décennie, Kelsen entame une analyse plus technique du droit international40. Dans ce cadre, il offre une éude détaillée du Pacte de la SDN. Mais il faut préciser que son argumentation se détache du contexte de l’évolution du droit international positif, pour obéir, du moins dans ce premier moment de sa réflexion, à un but théorique : penser le droit international comme un ordre dont les normes auraient la même structure et donc la même validité que celles du droit interne. Pour lui :
Le droit international n’est véritablement un droit que dans la mesure où il règle non seulement le régime de la guerre, mais encore ses conditions, le pourquoi et le quand, de façon à ce que toute guerre faite en dehors des cas prévus, apparaisse non comme un acte conforme au droit, mais comme un acte illicite41.
Il est certain que son raisonnement se fait quelque peu circulaire car la guerre est nécessaire pour établir le caractère contraignant du droit international et en même temps il avance que :
Cette interprétation de la guerre comme la sanction des actes illicites est une conséquence inéluctable de l’idée du droit international, envisagé comme un ordre juridique, par là même une organisation de la paix, réglant les rapports réciproques des États42.
Mais dans tous les cas, il estime que « ceux qui repoussent la théorie de la guerre juste nient en vérité la nature juridique du droit international et enlèvent au droit international son caractère d’ordre normatif43 ».
48Cette place donnée à la guerre dans la théorie du droit ne l’empêche pas de s’affirmer comme un partisan de la paix d’un point de vue politique. L’argumentation garde cependant une architecture juridique : seul un ordre qui règle l’usage de la force peut constituer un ordre de paix. La guerre est bien interdite en droit international mais seulement dans les cas où ses normes la qualifient d’acte illicite. En effet « l’idée du droit international, en tant qu’idée d’un droit, exclut donc la guerre, au même titre que l’idée du droit interne exclut celle de l’emploi de la contrainte par un individu contre un autre individu44 ». D’après Kelsen :
Si l’on veut que le droit international garde le caractère d’un ordre, juridique, on ne peut exclure le recours à la force d’un État vis-à-vis d’un autre qu’à la condition que la guerre et les représailles (en tant que réaction envers une violation du droit) soient remplacées par l’exécution internationale45.
L’exécution internationale n’est donc pas l’unique expression de la guerre juste dans le droit positif, et, à l’inverse d’un Wehberg, il juge la valeur du Pacte Kellogg comme « très problématique » par sa condamnation générale de la guerre dans l’art. 1, et dans son préambule46. Même le désarmement lui semble une mesure moins importante que les avancées institutionnelles, car même un arsenal militaire plus petit n’évite pas forcément la déclaration de la guerre – on sait qu’il changera drastiquement de point de vue après la Seconde Guerre mondiale.
Ainsi, tout en se revendiquant du pacifisme, le rapport que ces juristes établissent entre guerre et paix est incontestablement différent. À ce titre, il est intéressant de se pencher sur leurs opinions concernant l’art. 16 du Pacte de la SDN. À la fin des années 1920, tout en modérant la vision optimiste qu’ils affichaient au début de cette décennie, Schücking et Wehberg considèrent que la guerre de sanction devra disparaître au bénéfice des actions entreprises sous l’égide de l’art. 11 ; et il faut surtout éviter de détailler de manière rigide et absolue les principes et les types d’agresseurs et de sanctions. La position de Kelsen semble l’exacte opposée : dans l’état actuel de l’organisation du droit international, entreprendre la suppression de la guerre lui semble impossible47.
49Certes, Kelsen et les juristes pacifistes se retrouveront toujours dans l’importance donnée à une cour internationale pour déterminer les cas où la guerre, comme mesure de police, peut être utilisée. Et le courant pacifiste entame une réflexion de plus en plus technique sur les mécanismes visant à empêcher la guerre, dans un souci réaliste, qui se traduit justement par cette prééminence donnée à l’art. 11 sur l’art. 16. Mais Kelsen ne se contente pas de pointer les difficultés de la SDN : il juge même que tout progrès postérieur restera relatif tant on n’avance dans l’érection d’une organisation internationale, axée sur une cour de justice. Peut-être parce qu’il pensait que « dans la longue lutte que le génie de l’humanité conduit contre son ennemi le plus acharné, la guerre, une victoire est régulièrement suivie d’une défaite48 ». Mais celle qui s’annonce à partir de ces années 1930 aura des proportions qu’il ne pouvait guère imaginer.
Carlos M. Herrera
Université de Cergy-Pontoise
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1 Cf. Herrera, Carlos Miguel, « Droit international et culture de gauche dans le Jus Publicum Europaeum », Les doctrines internationalistes durant les années du communisme réel en Europe / Internationalist Doctrines during the Years of Real Communism in Europe, éd. E. Jouannet, I. Motoc Paris, Société de législation comparée, 2012, p. 121-142.
2 V. Jost, Patrick, Die Marginalität der deutschen Friedensbewegung vor dem Ersten Weltkrieg. Gegen den Strom – den Abgrund vor Augen, Grin, 2009.
3 Lammasch, Heinrich, Das Völkerrecht nach dem Kriege, Kristiania, Aschehoug, 1917. Heinrich Lammasch (1853-1920) est le professeur autrichien de droit international le plus connu à l’époque. Il avait intégré les délégations austro-hongroises aux deux conférences de La Haye, en 1899 et 1907, et à la suite de la première, il avait été nommé juge de la nouvelle cour d’arbitrage créée en 1900, en se montrant très influant dans les principales décisions dans la première décennie du xxe siècle. Enfin, il deviendra le représentant de l’Autriche républicaine à la SDN. Voir la courte mais représentative notice biographique publiée au moment de sa mort par James Brown Scott dans The American Journal of International Law, vol. 14 no 4, 1920, p. 609-613. Kelsen était en rapport avec lui à la fin de la Monarchie, mais pour des raisons purement politiques.
4 Sur sa vie, voir Kohl, Wolfgang, « Walther Schücking (1875-1935), Staats- und Völkerrechtler − Demokrat und Pazifist », Streitbare Juristen. Eine andere Tradition, éd. Kritische Justiz, Baden-Baden, Nomos, 1988, p. 230−241 ; Schlichtmann, Klaus, « Walther Schücking (1875-1935) – Volksrechtslehre, Pazifist, Parlamentarier », Historische Mitteilungen der Ranke-Gesellschaft, t. 15/2002, et, avec un point de vue plus ancré sur le droit international, le numéro consacré à sa figure dans The European Journal of International Law, 2011 (notamment les contributions de Bodendiek Frank, « Walther Schücking and the Idea of International Organisation » et García-Salmones, Mónica, « Walther Schücking and the Pacifist Traditions in International Law », que nous avons pas la place pour discuter ici).
5 Schücking, Walther, Die Organisation der Welt, Leipzig, Kröner, 1909, p. 83. L’opuscule, qui possède une forte empreinte historique, avait été publié en 1908, comme contribution aux mélanges Laband.
6 Schücking, Walther, Le Développement du Pacte de la Société des Nations, Académie de droit international de La Haye, Recueil de cours, 1927, p. 354.
7 Ibid., p. 416.
8 Ibid.
9 Ibid., p. 428.
10 Ibid., p. 433.
11 Denfeld, Claudia, Hans Wehberg (1885–1962). Die Organisation der Staatengemeinschaft, Baden-Baden, Nomos, 2008. Pour une mise en parallèle avec son ami, voir Bodendiek, Frank, « Walther Schücking und Hans Wehberg – Pazifistische Völkerrechtslehre in der ersten Hälfte des 20. Jahrhunderts », Die Friedens-Warte, vol. 74, 1/2, 1999, p. 79-97.
12 Wekberg, Hans, Die Ächtung des Krieges, Berlin, Vahlen, 1930.
13 Wekberg, Hans, Le Problème de la mise de la guerre hors la loi, Académie de droit international de La Haye, Recueil des cours, 1928, p. 264.
14 Ibid.,
15 Ibid., p. 165.
16 Ibid., p. 167.
17 Le traité est rédigé dans les termes suivants : « Article premier. – Les Hautes Puissances contractantes renoncent désormais à la guerre. // L’interdiction de la guerre s’étend également à tous les actes ayant un caractère belliqueux, en particulier à l’occupation militaire de territoires étrangers, à l’invasion ou à l’attaque militaire de territoires étrangers. // La question de savoir s’il y a violation des dispositions contenues dans l’alinéa 1 et 2 de cet article ne doit jamais être tranchée unilatéralement par une partie contractante, mais, sous réserve des dispositions de l’article 5, doit être résolue uniquement par la “Cour de Justice pour la mise de la guerre hoirs la loi”. // Des actes belliqueux qui ont été ordonnés en contradiction avec ses prescriptions sont par là même déclarés criminels. // Art. II. – Les conflits internationaux doivent être exclusivement réglés par voie pacifique, soit par négociations diplomatiques ou par médiation, soit par tribunal d’arbitrage, où par appel à la Cour permanente de Justice internationale. // Art. III. – Les Parties contractantes s’engagent à introduire dans l’espace d’une année après la ratification de ce traité les dispositions des articles 1 et 2 dans leurs constitutions. Elles s’engagent également à menacer de peines les personnes responsables d’une attaque et à régler la procédure à ordonner contre elles, cela par une loi particulière. // Art. IV. – Dans l’espace d’une année après la ratification de ce traité, on créera à la Haye une “Cour de Justice pour la mise de la guerre hors la loi”. Cette Cour se composera de 11 membres qui devront appartenir à des États divers. Les jugés qui sont citoyens des États engagés dans les hostilités n’ont, dans les votes, que voix consultative. // Art. V. – Si des hostilités éclatent en contradiction avec l’article 1 de ce traité, chacun des contractants s’engage à porter l’affaire, immédiatement devant la “Cour de Justice pour la mise de la guerre hors la loi”. Le Président de cette Cour doit donner aussitôt aux États en conflit l’ordre de suspendre immédiatement les hostilités. // Si cet ordre n’est pas immédiatement exécuté, la Cour dira, quarante-huit heures après avoir donné son ordre et à la majorité des trois quarts des voix, quel État doit être considéré comme agresseur, quel État comme attaqué. Aussitôt cette, décision connue, l’État déclaré attaqué a le droit, de recourir à des mesures militaires. // Si, vingt-quatre heures après, la détermination de l’agresseur, les hostilités durent encore, alors les contractants sont libres de prendre une décision à l’égard de l’État que la Cour a déclaré agresseur. // Pour les États membres de la Société des Nations, les obligations que l’article 16 du Pacte prévoit concernant l’aide réciproque entrent alors en vigueur. Les États-Unis d’Amérique se réservent, selon les cas, de soutenir les mesures de sanction prises contre l’agresseur qui a violé le droit. // Si la Cour n’est pas arrivée à se prononcer pour la détermination de l’agresseur, les Puissances contractantes s’engagent à prendre en commun les mesures qu’elles estiment nécessaires pour le rétablissement de la paix. // Art. VI. – Les droits et obligations transmis dans l’article V à la “Cour de Justice pour la mise de la guerre hors la loi” seront exercés par le Conseil de la Société des Nations, en vertu de l’article 4 du Pacte de Locarno et aux conditions de l’article 2 du même Pacte. // Art. VII. –Les conflits auxquels l’interprétation de ce traité peut donner lieu seront soumis à la Cour permanente d’arbitrage de la Haye, conformément à la “Convention pour le règlement pacifique des conflits internationaux” du 18 octobre 1907 ».
18 Cf. Wehberg, Hans, La Guerre civile et le droit international, Académie de droit international de La Haye, Recueil des cours, 1938, t. 24, p. 9.
19 Kelsen, Hans, « La technique du droit international et l’organisation de la paix » (1934), maintenant dans Kelsen, Hans, Écrits français de droit international, Paris, PUF, 2000, p. 251.
20 « Nach geltendem Völkerrechte der Krieg nur zum Schutz eines Rechtes von Seite des zu diesem Schutze berufenen Staates zulässig ist ». Cf. Strisower, Leo, Der Krieg und die Völkerrechtsordnung, Vienne, Manz, 1919, p. 128.
21 Ibid., p. 62.
22 Kelsen jugera que la position de son maître est un peu restrictive, car la guerre n’est pas un instrument juridique seulement d’un point de vue subjectif, mais encore objectivement, ce que Strisower semblait nier dans son livre (p. 50).
23 Ibid., p. 51.
24 Kaufmann prenait ainsi position sur une discussion théorique qui restera très importante tout au long des années 1920, quand un bon nombre des grands internationalistes européens, comme Dionisio Anzillotti, A. Verdoss et Hans Kelsen considéreront le principe Pacta sunt servanda comme le fondement du système international – la norme fondamentale dans le lexique kelsénien, aussi bien au sens de Grundnorm que d’Ursprungnorm – du système. V. Herrera, Carlos Miguel, La Philosophie du droit de Hans Kelsen. Une introduction, Québec, Presses universitaires de Laval, 2004.
25 Kaufmann, Erich, Das Wesen des Völkerrechts und die clausula rebus sic stantibus. Rechtsphilosophische Studie zum Rechtsstaats- und Vertragsbegriffe, Tübingen, Mohr, 1911, p. 193.
26 Ibid., p. 153.
27 Ibid., p. 179.
28 « Der siegreiche Krieg als das letze Mittel zu jenen obersten Ziel », Ibid., p. 146.
29 Ibid.
30 Lammasch, Heinrich, Das Völkerrecht nach dem Kriege, Op. cit., p. 134.
31 Kaufmann, Erich, Règles générales du droit de la paix, Académie de droit international de La Haye, Recueil de cours, 1935, p. 598.
32 Ibid., p. 610-611, p. 613.
33 Sur sa théorie de la démocratie : Herrera, Carlos Miguel, Théorie juridique et politique chez Hans Kelsen, Paris, Kimé, 1997, Herrera, Carlos Miguel, « Kelsen als Demokrat und Freiheitsdenker », in N. Aliprantis, Th. Olechowski (dir.), Hans Kelsen : Die Aktualität eines großen Rechtswissenschaftlers und Soziologen des 20. Jahrhunderts, Vienne, Manz, 2014, p. 95-107.
34 Sur la question, voir Herrera, Carlos Miguel, Théorie juridique et politique chez Hans Kelsen, Op. cit.
35 Kelsen, Hans, Das Problem der Souveränität und die Theorie des Völkerrechts, Tübingen, Mohr, 1920, p. 319.
36 Ibid., p. 320.
37 Ibid., p. 264.
38 Kelsen, Hans, Théorie générale du droit international public. Problèmes choisis, Académie de droit international de La Haye, Recueil de cours, 1932, p. 129.
39 Ibid., p. 130.
40 Pour une périodisation de la construction de sa théorie internationaliste, Cf. Herrera, Carlos Miguel, « La théorie du droit international de Hans Kelsen et ses évolutions », N. Grangé (dir.), Kelsen et les relations internationales, Paris, Garnier [à paraître].
41 Kelsen, Hans, Théorie générale du droit international public…, Op. cit., p. 134.
42 Ibid.
43 « La technique du droit international et l’organisation de la paix », Op. cit., p. 254.
44 Kelsen, Hans, Théorie générale du droit international public, Op. cit., p. 135.
45 Ibid.
46 Ibid., p. 136-137.
47 Kelsen, Hans, « La technique du droit international … », Op. cit., p. 251.
48 Ibid.
- CLIL theme: 3133 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Philosophie -- Philosophie contemporaine
- ISBN: 978-2-406-06763-4
- EAN: 9782406067634
- ISSN: 2271-7234
- DOI: 10.15122/isbn.978-2-406-06763-4.p.0029
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 01-13-2017
- Periodicity: Biannual
- Language: French
- Keyword: Pacifism, war, international law, legal thought, Hans Kelsen