Peut-on étendre l’éthique du soin à l’environnement ?
- Publication type: Journal article
- Journal: Éthique, politique, religions
2013 – 2, n° 3. Prendre soin de la nature et des hommes - Author: Bertrand (Aliènor)
- Pages: 45 to 58
- Journal: Ethics, Politics, Religions
Peut-on étendre l’éthique du soin
à l’environnement ?
La proximité de l’éthique médicale et de l’éthique environnementale est consacrée à la fois par les philosophies dites du soin et par la pensée écologique : les philosophies du soin proposent en effet d’étendre l’éthique du soin à notre environnement naturel, tandis que la réflexion écologique affirme vouloir substituer le soin aux rapports de prédation que nous entretiendrions avec la nature. De fait, l’éthique médicale et l’éthique environnementale se recoupent au moins de trois façons différentes :
–elles ont des champs communs et sont au croisement de disciplines connexes : science du génome et manipulations génétiques, expérimentations sur le vivant, santé environnementale… etc. ;
–elles utilisent des méthodes comparables et se donnent des paternités philosophiques identiques, – particulièrement celles des approches issues du pragmatisme ;
–elles participent des tentatives de fondation d’une « nouvelle éthique générale » se caractérisant par l’ambition d’instituer un rapport nouveau au vivant.
Mais, à la différence de l’éthique médicale et de la bioéthique, l’écologie revendique un objectif de transformation sociale qui ne converge qu’avec la perspective critique des philosophies du care1. C’est donc à l’éthique du care comme modèle de l’éthique environnementale que nous nous
attacherons ici – et non à l’éthique médicale dans sa généralité –, et c’est à l’aune de sa visée critique et transformatrice qu’elle sera analysée.
Dans une perspective qu’elle considère comme radicale, l’éthique du care entend renverser les théories morales qui font de l’autonomie individuelle un principe éthique fondateur et érige a contrario les relations de dépendance en condition de notre vie sociale et politique. Décryptant les rapports de pouvoir qui structurent les relations de care, elle définit la détermination politique des besoins sociaux de soin en devoir prioritaire ; son but est ainsi de « rendre la société aussi démocratique que possible2 ». Par extension du care à l’environnement, elle ambitionne de refonder l’ensemble de nos relations au monde naturel et vivant. Le « soin » est-il pour autant un modèle adéquat pour construire une nouvelle relation à la nature ?
L’examen détaillé des conditions de l’extension de l’éthique du care à la nature rencontre en effet un certain nombre de difficultés. L’analyse des structures sociales du soin met en évidence des inégalités, des spécialisations sociales et des hiérarchisations indubitables dans le rapport des genres et des races. Rien de tel n’apparaît aussi clairement dans les relations qui nous lient à la nature. En quoi le care ou l’absence de care portés à la nature peuvent-ils être des instruments de critique sociale et politique discriminants ? Parmi toutes les relations que nous pouvons nouer avec le monde naturel, la relation aux animaux est certainement celle qui semble se prêter le plus à une analyse en termes de care ; c’est elle aussi qui a suscité le plus de travaux jusqu’à présent. A-t-elle pour autant une consistance suffisante pour que le changement de son paradigme suffise à transformer les rapports sociaux ? Qu’apporte précisément l’éthique du care au corpus contemporain des projets politiques radicaux ?
Il existe, au moins chez Joan Tronto, une relation essentielle entre l’affirmation de la naturalité et de l’universalité du care et sa visée politique critique : c’est parce que le besoin de care est déclaré « naturel » et « universel » qu’il peut servir efficacement d’instrument d’interprétation des situations et des relations de dépendances. Cependant, la diversité
anthropologique des relations possibles des êtres humains aux bêtes, dans ce qu’elle a socialement de structurant, nous oblige à nous interroger sur la pertinence de la thèse de l’universalité de la vulnérabilité du vivant comme modèle éthique et donc sur la portée critique de l’éthique du care. Le fondement naturaliste de l’éthique du care pose un problème majeur : non seulement l’« universalité » de la vulnérabilité pourrait bien être un postulat anthropologique improductif, faisant obstacle à la description de l’hétérogénéité des relations de soin dans les cultures différentes des nôtres, mais elle pourrait servir à légitimer l’imposition d’une normativité politiquement discutable à tous ceux qui ne partagent pas l’ontologie naturaliste. On peut d’ailleurs mesurer ce qu’un tel renforcement des mécanismes de légitimation de l’hégémonie occidentale pourrait avoir de ravageur au vu de l’usage colonial passé de discours de care3. Pourtant, l’éthique du care s’affirme comme fondamentalement contextualiste, donc a priori contradictoire à une telle dérive. En s’étendant à la nature, l’éthique du care saura-t-elle rester fidèle à ces présupposés contextualistes et échapper à ce que son fondement naturaliste peut laisser redouter ?
Commençons cependant par analyser en quoi l’éthique du care, dans sa dimension critique, pourrait servir de modèle à l’éthique environnementale. L’éthique du soin s’édifie sur une thèse qui affirme que la sollicitude et le soin ne sont pas des besoins réservés à l’enfance, à la maladie ou au grand âge, mais qu’ils sont au centre dans la vie humaine. Le care est ainsi défini par Joan Tronto comme « une activité caractéristique de l’espèce humaine » : « [une activité caractéristique de l’espèce humaine] qui inclut tout ce que nous faisons en vue de maintenir, de continuer ou de réparer notre “monde” de telle sorte que nous puissions y vivre aussi bien que possible. Ce monde inclut nos corps, nos individualités (selves) et notre environnement, que nous cherchons à tisser ensemble dans un maillage complexe qui soutient la vie4 ». Joan Tronto affirme que chacun de nous est au centre d’un réseau de relations nécessaires permettant de préserver nos vies, un « tissu » de care5. L’analyse sociale du soin excède
ainsi de beaucoup les relations d’amour et de charité et permet de faire apparaître la multitude des acteurs sociaux engagés dans les processus de care6. L’exemple le plus connu de cette analyse sociale est celui qui révèle la fracture du genre : il montre que l’« autonomie » prétendue des hommes est conditionnée par le travail de care effectué par les femmes, alors même que la dimension sociale de ce travail de care est usuellement niée au profit de la valorisation des relations d’amour. L’accès massif des femmes à de nouvelles professions et les réorganisations afférentes de l’organisation au foyer n’ont pas fait disparaître cette fracture du genre. Ceci s’explique à la fois parce que les femmes ont continué d’assurer l’essentiel des activités de care au foyer et parce qu’elles ont occupé les nouveaux emplois tertiaires des secteurs pouvant être décrits comme ceux du care : santé, éducation, loisirs, alimentation, entretien. Ce qui apparaît aussi, est que la fracture du genre s’est redoublée de celles des classes et des races : la transformation du rôle des femmes dans le monde du travail salarié a été marquée par une nouvelle institutionnalisation des hiérarchies de race, non seulement aux États-Unis mais aussi, en raison du phénomène migratoire, dans l’ensemble des pays riches. Le care a été « défamilialisé7 » mais sa structure n’a pas changé selon le genre, et il a connu une aggravation des inégalités selon les classes et les races.
Le rappel rapide de cet exemple montre que la critique des spécialisations sociales et des hiérarchisations des relations de soin tient à une question essentielle : qui sont les acteurs du care (« Who cares ? »). L’éthique du care ne parvient à construire un outil d’analyse sociale et politique convainquant qu’en faisant travailler cette question, qui révèle des continuités structurelles montrant, par exemple, que le besoin de soin des dominants bénéficiaires de care est satisfait dans le déni de leur dépendance ou de leur vulnérabilité. La thèse de l’universalité du care
est donc le moyen d’opposer la factualité des besoins de soin aux modes sociaux de leur satisfaction ou insatisfaction.
Si l’on voulait donc construire analogiquement l’éthique environnementale sur ce modèle, il faudrait trouver un moyen de mettre en évidence les hiérarchies sociales qui structurent nos relations à l’environnement en montrant comment le soin de la nature se distribue socialement. Il faudrait répondre à une double question : « Who cares ? » mais aussi « Who doesn’t care ? », c’est-à-dire « Who pollutes ? » ou même « Who destroys ? ». Mais on voit immédiatement que, contrairement aux relations de care entre des personnes, nos relations à l’environnement ne sont pas structurées par des dépendances directes. Elles sont médiées au contraire par l’ensemble des rapports sociaux-économiques. Cela ne signifie pas qu’il n’existe pas de relations sociales hiérarchisées ou structurées par le soin / l’absence de soin / ou même la destruction de la nature, mais que ces relations ne peuvent être comprises qu’en s’élargissant à une analyse économique et sociale globale dépassant largement les relations de care. De deux choses l’une : soit l’éthique environnementale affirme une ambition critique forte, analogue à l’éthique du care, mais, dans ce cas, elle est obligée d’engager une analyse économique et sociale irréductible à la description d’un système de domination hiérarchisé des genres et des races, soit elle renonce à cette ambition critique et se cantonne à poser des principes d’actions éthiques sur un fondement individuel de type éco-citoyen, ou sur un fondement genré de type éco-féministe.
Examinons en ce sens les critiques de Joan Tronto des thèses d’Ulrich Beck sur la société du risque8. Tronto considère qu’Ulrich Beck méconnaît le rôle du capitalisme dans les transformations économiques et sociales, et qu’en conséquence il est incapable d’identifier correctement les agents responsables des risques. Mais, dans le même temps, elle lui reproche aussi de méconnaître la réalité des risques passés encourus par les pauvres9, et de n’être préoccupé que de maîtrise et de contrôle qu’elle définit comme des valeurs masculines10. Elle oppose au modèle de la société du risque le modèle du care, lequel offrirait « une plus grande emprise sur les phénomènes sociaux, […] une explication plus concrète sur la nature des actions démocratiques et des changements
nécessaires, […] une approche plus équilibrée des sciences sociales, à même de nous libérer des incessants refrains sur notre impuissance à agir, et, par là, de dépasser les discussions sur la société du risque11 ». Affirmer qu’Ulrich Beck minore le rôle du capitalisme dans l’évolution des risques scientifiques et technologiques ne manque pas de pertinence. Mais on ne voit pas en quoi l’analyse historique des rapports sociaux de care pourrait se substituer, ou a minima apporter quoi que ce soit de spécifique à celle de l’histoire du capitalisme pour expliquer les changements de nature des risques. De fait, Joan Tronto n’approfondit guère cet aspect de sa critique et s’applique au contraire à montrer les continuités des risques sociaux passés et présents en faisant porter l’attention sur le sort des catégories sociales les plus vulnérables. Tronto va même jusqu’à affirmer que « le changement ne tient pas au fait que le monde présente davantage de risques, mais au fait que le coût de la protection a augmenté trop lourdement12 ». Manifestement Tronto et Beck ne parlent pas de la même chose : tandis que Beck cherche à penser la nature de nouveaux risques, dont particulièrement, les risques environnementaux liés aux « progrès » scientifiques et techniques, Tronto réduit la nouveauté de ces risques aux anciens, les risques sociaux inhérents au capitalisme et ceux qui sont produits par les inégalités de care. Mais, ce faisant, l’extension du care aux problèmes environnementaux permet-il de traiter le caractère inédit de certaines des urgences environnementales du présent : réchauffement climatique, manipulations génétiques, nucléaire, etc. ? Tronto refuse de s’engager dans cette voie, préférant opposer le modèle du care à la société du risque, comme si ce modèle était en mesure de régler aussi les « nouveaux » problèmes environnementaux. On ne niera pas qu’une société qui se soucierait du care13, et qui organiserait idéalement la répartition des soins en fonction des besoins de care puisse éviter
ce type de problèmes « nouveaux », tout autant que ceux qui sont posés par l’extraordinaire aggravation des inégalités sociales liées à la mondialisation. Mais ce qui paraît alors très obscur est la façon dont ce modèle doit se substituer à la société capitaliste et patriarcale existante. Joan Tronto utilise en fait systématiquement le conditionnel pour promouvoir la supériorité du modèle du care. Or, si dans une perspective purement morale on peut bien accepter un tel horizon de devoir-être, on ne voit pas comment cet horizon pourrait avoir la moindre chance de devenir effectif sans que soit pensé l’ensemble des médiations permettant de passer d’une attitude individuelle de care à une société du care. En appeler à des transformations institutionnelles apparaît comme un vœu pieu, peu en prise sur les rapports de force économiques et sociaux, présentant en fait les mêmes travers idéalistes que ceux qui ont été dénoncés dans le projet politique d’Ulrich Beck14. Si, comme Tronto l’affirme en critiquant Beck, seul le capitalisme explique l’apparition des nouveaux risques environnementaux, est-il cohérent et réaliste d’envisager de combattre ce capitalisme par la seule revendication d’une démocratisation du care ?
Enfin, l’extension du care aux problèmes environnementaux semble se faire au détriment du parti pris contextualiste qui a fait la force de l’éthique du care, puisque les problèmes et des risques environnementaux du présent se voient déniés et réduits à ceux du passé… Reconnaissons pourtant que cette décontextualisation n’est pas systématique : il est au moins un domaine où les analyses du care paraissent étroitement fidèles à leur principe relationnel, celui des rapports que les êtres humains entretiennent avec les animaux.
S’agissant tout d’abord du statut moral des bêtes, les philosophes du care récusent les « discours » des droits animaux. Elles considèrent que ces discours conduisent à « classer les sujets de la morale en fonction de critères empiriques », ce qu’elles jugent « profondément immoral15 ». Au contraire, l’éthique du care envisage les relations morales à partir des réseaux de responsabilités dans lesquelles elles sont immergées. En l’occurrence, s’agissant des animaux, ces relations morales se fondent sur
les rapports affectifs et pratiques de « formes de vie » partagées16. Mais, dans les analyses concrètes du caring animal, l’appel aux formes de vie partagées s’avère plus limité qu’il n’y paraît. Ainsi, dans leur « écrasante17 » majorité les théoriciennes du care prônent-elles le végétarisme, limitant le rôle du contexte à légitimer « quelques exceptions » à l’interdit alimentaire moral de la consommation de viande pour d’éventuels problèmes de santé. Cette défense uniforme du végétarisme paraît étonnamment peu fidèle à la diversité des contextes historiques et anthropologiques de l’élevage dans lesquels les relations être humain/animal se tissent et se sont tissées. Elle est aussi indifférente à la diversité des ontologies qui structurent les relations des êtres humains avec les animaux18.
L’exemple de la controverse opposant Pascale Molinier, psychologue et théoricienne du care, à Jocelyne Porcher, sociologue spécialiste de l’élevage, est ici particulièrement éclairant19. La discussion porte sur des enquêtes communes20 réalisées auprès de salariés de l’industrie porcine, sur commandes d’associations d’éleveurs souhaitant comprendre pourquoi la « filière porc » rencontre autant de difficultés à recruter.
Pascale Molinier affirme que Jocelyne Porcher s’engage dans une dénonciation du travail de la production industrielle comme un travail aliéné à partir d’un jugement normatif défensif. Elle reproche à Jocelyne Porcher de « ne pas penser le désarroi moral dans lequel nous a plongées l’aventure de vouloir nous rendre sensible à la souffrance des salariés de l’élevage, tandis que, d’un autre côté, la situation des animaux nous paraissait vraiment peu enviable21 ». Elle soutient au contraire que sa propre attention (to care about) à son propre désarroi, qui s’est d’abord traduit par le retrait et l’inhibition, lui a permis de comprendre que son angoisse était liée à la prise de conscience de sa
propre dépendance et vulnérabilité en tant qu’être vivant par un jeu de miroir avec l’animal, à la fois « semblable à nous » et « chose à manger ». En conséquence, elle affirme faire droit au sens moral des salariés (ce que Jocelyne Porcher ne ferait pas) pour la simple raison « qu’il n’est pas possible d’avoir un point de vue moral clair » sur cette situation, sauf « défensivement ».
Lorsque Pascale Molinier affirme qu’« il n’est pas possible d’avoir un point de vue moral clair », c’est donc moins le caractère normatif de la position de Jocelyne Porcher qui est critiqué que la construction du rapport à la norme que celui-ci suppose et qui est soupçonné d’être défensif. Il existe donc une opposition franche entre le motif anthropologique auquel l’éthique du care donne un statut universel – « la vulnérabilité universelle des êtres vivants » –, et l’horizon anthropologique d’une enquête de terrain qui met en évidence la déconstruction des rapports à la fois historiques et co-évolutifs des êtres humains et des animaux d’élevage. Le jugement normatif de Jocelyne Porcher repose sur des études empiriques qui lui permettent de comparer minutieusement les différents contextes anthropologiques de relations aux animaux, tous destinés en principe « à être mangés ». Ces études la conduisent à la fois à refuser de donner le nom d’« élevage » à la production industrielle, considérant qu’y manque tout ce qui caractérise les « relations » d’élevage, et à affirmer que la production industrielle induit « une vacance de la pensée et du sens moral22 ». Son jugement est lié au repérage d’une variation historique majeure dans le rapport de nos sociétés aux animaux. Le « contexte » ici considéré est historique et social. Pour Pascale Molinier au contraire, le « contexte » est psychologique voire existentiel (l’angoisse). Mais, s’il prévaut sur les variations historiques c’est qu’il est producteur de norme par une médiation invisible. Cette médiation n’est autre que l’idée de vulnérabilité universelle du vivant fondatrice de l’éthique du care. Si l’éthique du care empêche de porter un jugement moral sur les discours des salariés de l’industrie porcine, c’est parce que les animaux sont toujours considérés dans leur proximité avec nous et comme « à manger ».
Le jugement normatif porté par Pascale Molinier pourrait tout aussi bien valoir pour toute forme d’élevage. Le recours implicite à l’idée de vulnérabilité universelle, qui vaut comme une norme extérieure fondatrice, réduit donc la palette des rapports des êtres humains aux animaux d’élevage à cette unique perception angoissante : les animaux sont à la fois « semblables à nous » et « choses à manger ». Mais ce qui se trouve alors nié est la spécificité de la production industrielle et de ses effets. La perspective de Jocelyne Porcher interdit au contraire tout recours à une norme extérieure aux descriptions, fût-elle celle de la qualité « naturelle » d’être vivant vulnérable. Elle donne de la désaffection des salariés pour la filière porcine une explication spécifique et récuse le fait que l’angoisse partagée de la vulnérabilité devrait interdire tout jugement moral normatif sur les pratiques de l’industrie. La production industrielle est condamnée comme négatrice de sens moral, parce que les êtres humains et les animaux y souffrent de subir la substitution des relations multi-séculaires d’élevage à la production de minerai. Sur le plan politique, le travail de Jocelyne Porcher nous oblige à nous interroger sur la perte d’humanité et d’animalité qu’impose l’ordre violent du capitalisme industriel agricole, ouvrant une dimension d’analyse critique faisant intervenir le concept d’aliénation. Au contraire, l’éthique du care récusant en ce sens le concept d’aliénation, tend soit à prôner le végétarisme, soit à accepter l’ordre industriel au nom du pragmatisme existant et à proposer de « l’améliorer ». Dans ce premier cas, elle est fidèle à son ambition transformatrice, mais elle défend une norme universelle abstraite indifférente à l’histoire et aux cultures, dans le second, l’ambition transformatrice s’avère très réduite. S’agissant du premier cas, ajoutons qu’il crée un cas de conscience assez absurde : que « devrions » nous faire de tous les animaux domestiques voués, par leur co-évolution biologique avec les êtres humains, à être soignés par eux ? Continuer de les élever sans les tuer ? Condamner leurs espèces à la disparition faute de pouvoir les élever comme des reliques vivantes de l’histoire des êtres humains et des animaux ? Plus sérieuses sont les questions normatives censées obliger les peuples éleveurs, autochtones nomades à renoncer définitivement à leur culture au nom du végétarisme. La norme de la vulnérabilité universelle du vivant révèle ici le fondement philosophique sur laquelle elle est bâtie : le concept même de nature,
qui, sur le plan anthropologique, est un concept singulier propre à l’Occident23. De ce point de vue, l’arrière-plan anthropologique fondateur de l’éthique du care, pourrait bien être finalement un obstacle plus qu’un outil à la transformation de notre rapport aux vivants non humains. S’agissant des vivants non humains, l’ontologie occidentale s’avère prisonnière de son attention aux objets de la production24 (jardinage, élevage, valorisation marchande des paysages, etc.), et des rapports de protection y compris sous leurs formes autoritaires. En faisant du soin une norme, l’extension de l’éthique du care pourrait bien figer notre naturalisme en point aveugle de l’éthique environnementale, et contribuer à l’échec d’une nouvelle qualification morale des rapports de réciprocité qui nous lient aux éléments naturels qui nous environnent. Entendant apporter des remèdes aux maux des relations des êtres humains avec le monde qui les entoure, elles pourraient contribuer à assurer l’hégémonie de la catégorie occidentale de nature. Certaines philosophes du care ont d’ailleurs mis en évidence le rôle trouble de la notion de « soin » dans les alibis de la colonisation25. Il est donc essentiel, s’agissant de l’extension du care à l’environnement, que le contextualisme qui fait l’originalité des éthiques du « soin » ne se retourne pas en dogmatisme induit par l’étroitesse anthropologique de la notion prétendument universelle de nature.
L’extension du care à l’environnement pose des problèmes spécifiques. Qu’il s’agisse du « soin » donné aux personnes ou du « soin » accordé à l’environnement et aux animaux, la réalité politique concrète du care est ambivalente, traversée par le monnayage des soins en services ou en marchandises. Mais, pour décider de ce qui fait un « bon care », et engager une politique efficace, le « soin » des personnes dispose d’une structure spécifique, longuement analysée par Joan Tronto. L’universalité du besoin de « care », sa « naturalité » joue ensuite le rôle d’un repère objectif qui donne sens à l’analyse critique des rapports sociaux de soin. Rien de tel n’est possible s’agissant du « soin » de la nature.
Revenons donc sur les analyses de Joan Tronto26 définissant les quatre phases du care :
–l’attention à un besoin (caring about)
–le fait d’assumer une responsabilité (taking care of)
–le fait d’accomplir des actes de soin (care-giving)
–la réponse au soin (care-receiving)
Les deux premières phases du care semblent facilement transposables à l’éthique environnementale : l’attention à la nature (caring about) et le fait d’en assumer la responsabilité (taking care of) sont même des topoi du souci environnemental. Mais tout se complique avec les deux autres moments du care, dont on sait pourtant qu’ils sont les plus essentiels à une éthique du soin. En effet, un bon « soin » suppose que soient mises en œuvre des solutions adéquates (care giving), – c’est-à-dire des actes de soins, ce qui demande à la fois de la compétence et un travail concret ; un bon « soin » demande enfin que soit déployée une capacité de réception du soin (care receiving). Or, sur ces deux derniers points l’extension du care à l’environnement est un parcours semé d’embûches.
La relation de « soin » se caractérise en effet par une tension entre la dissymétrie de la dépendance qui suscite le soin et la symétrie structurelle de toute relation morale qui oblige non seulement chacun à se mettre à la place de l’autre mais aussi à respecter la capacité d’acquiescement ou de refus qui constitue le quatrième moment du soin. Or, la nature n’étant pas en ce sens un sujet moral, on ne voit pas ce qui peut tenir lieu dans ce cas d’acceptation ou de refus. Comment apprécier la « réponse » de l’environnement, si, comme il est dit depuis le départ, les êtres vivants non humains, ou les milieux dans lesquels ils vivent ne sont pas capables de « répondre », c’est-à-dire d’exprimer si le soin reçu correspond effectivement à leur besoin ? À la différence du soin accordé au patient, – qui, en règle générale, peut dire si le soin lui convient –, la nature ne s’exprime pas ; c’est nous qui interprétons ce que nous en percevons en fonction de principes parfois contradictoires. Notons que ces incertitudes concernant ce quatrième moment du « soin » à l’environnement rejoignent les interrogations qui ont orienté le travail d’Ulrich Beck mais aussi celui de Jocelyne Porcher. Elles nous renvoient aussi à celles qui traversent le troisième moment du care : comment juger de la qualité des soins ? Comment savoir un tel ou tel acte de soin est approprié ?
La question de l’efficacité du « soin » démultiplie donc les contradictions propres à l’éthique environnementale : un bon soin est-il un soin qui
remédie à une pollution, qui restaure un état (sauvage) disparu ? Est-ce simplement un ensemble de pratiques négatives visant « à ne toucher à rien » (wild) ? Ces questions nous renvoient à leur tour au premier moment du care, d’abord paru évident, et qui n’a finalement rien de commun lorsqu’il s’agit de l’environnement ou d’un autre souffrant : en matière environnementale, comment être sûrs d’être attentifs à ce qui doit l’être ? À quoi au juste sommes-nous attentifs lorsque nous nous sentons ou nous disons attentifs à la nature et à l’environnement ? Comment être sûrs que nous ne projetons pas nos émotions ou nos habitudes culturelles dans la perception que nous avons des modifications de ce qui nous semblait être un « équilibre » naturel ? Lorsqu’elle s’adresse aux personnes, l’éthique du care dispose d’un certain nombre d’éléments de réponse à ces questions : d’une part l’analogie éveillée par la compassion et la sympathie donnent sens aux perceptions de l’autre souffrant, et d’autre part, celui-ci dispose de la capacité de répondre au care qui lui est donné. De ce fait l’adéquation des actes de soin à la situation ou au contexte, qui est la traduction concrète des responsabilités de care trouve des points d’appui solides qui donnent sens aux actions et permettent de construire une politique du care. Rien de tel ne peut structurer le care environnemental. Comment distinguer alors un « bon » care, d’un care inadapté ? En l’absence de critère, comment s’assurer que la marchandisation ne pervertisse pas les actions environnementales menées au nom du care ?
L’éthique du care s’avère donc peu susceptible de donner des fondements solides à une politique environnementale. Pire, sur le plan politique, la puissance du projet initial de transformation des rapports de genre par la transformation des rapports de care menace de se trouver dévitalisée par l’extension du care à l’environnement. Il est incontestable que la question fondatrice du care garde sa pertinence pour analyser les rapports sociaux de soin. Laissant de côté tout risque de raidissement dogmatique ou normatif sur ce qui serait un « bon » soin donné à la nature, à l’environnement ou aux animaux, l’éthique environnementale pourrait reprendre cette question fondatrice ; mais au lieu de se construire à partir de sa formulation positive, appropriée pour le soin des personnes, « Who cares ? », elle s’attacherait à répondre à la question « Who pollutes ? ». Cette formulation apparemment minimaliste permettrait non seulement d’éviter les apories et les faiblesses d’une politique structurée par un care
environnemental, toujours discutable, mais aussi d’analyser efficacement les rapports sociaux existants. Dès lors, il s’agirait moins de « prendre soin » de l’environnement, que d’organiser une lutte efficace contre les mécanismes économiques et sociaux protégeant les pollueurs. Nul doute que l’éthique du care renouerait alors avec son projet initial de transformation de la société, rompant avec le caractère vague de mots d’ordre tels que celui de la vulnérabilité universelle du vivant. La nature ne demande pas à être l’objet d’un soin de même ordre comme celui que l’on donne à un être cher ; en revanche, le soin des proches exige d’interroger le rapport social et politique qui lie ceux qui polluent aux victimes de cette pollution. Ce qui ne peut se faire qu’en réconciliant l’éthique du « soin » avec l’éthique des lois et des droits.
Aliènor Bertrand
CNRS/UMR 5037
École normale supérieure de Lyon
1 Conformément aux habitudes aujourd’hui en vigueur, le mot care sera conservé le plus possible en langue anglaise ou traduit en français par le terme de « soin ». Rappelons qu’en anglais le terme de care couvre un spectre sémantique très large allant d’une disposition à l’« attention », à la « sollicitude » ou au « souci » jusqu’aux actes mêmes de « soin ». Quant à l’expression « éthique du care », elle a été forgée par Carol Gilligan, qui entendait rompre à la fois avec certaines conceptions psychologiques du développement moral dominantes dans le monde anglo-saxon et avec ce qu’elle considérait être le langage masculin et dominant des théories de la justice (Carol Gilligan, Une voix différente, pour une éthique du care, trad. Annick Kwiatek revue par Vanessa Nurock, Paris, Champs Essais, Flammarion, 2008 ; titre initial anglais In a Different Voice, publié en 1982).
2 Joan Tronto, « Care démocratique et démocraties du care », in Qu’est-ce que le care ?, Pascale Molinier, Sandra Laugier, Patricia Paperman (dir.), Payot, Paris, 2009, p. 41 ; Joan Tronto, Un monde vulnérable. Pour une éthique du care, Paris, La Découverte, 2009, p. 10.
3 Uma Narayan, « Colonialism and its others : considerations on rights and care discourses », Hypathia, no 10 (2), 1995, p. 133-140.
4 Joan Tronto, Un monde vulnérable. Pour une éthique du care, op. cit., p. 143.
5 Joan Tronto, « Care démocratique et démocraties du care », Qu’est-ce que ce care ?, Pascale Molinier, Sandra Laugier, Patricia Paperman (dir.), Payot, Paris 2009, p. 51.
6 Joan Tronto, Un monde vulnérable. Pour une éthique du care, op. cit., p. 170. Sur la critique par Joan Tronto des relations dyadiques, et particulièrement des analyses de Nel Noddings, cf. par exemple, Joan Tronto, « Care démocratique et démocraties du care », op. cit., p. 46, ou Joan Tronto, Un monde vulnérable. Pour une éthique du care, op. cit., p. 151. Cf. enfin Val Plumwood, Feminism and the Mastery of Nature, Londres, Routledge, 1993, et Joan Tronto, « Au-delà d’une différence de genre : vers une théorie du care » (1987), in Le Souci des autres. Éthique et politique du care, Sandra Laugier et Patricia Paperman (dir.), Raisons pratiques no 16, EHESS, Paris, 2006, p. 25-49.
7 Evelyn Nakano Glenn, « Creating a caring community », Contemporaries sociologies, vol. 29, no 1, 2000, p. 84-94.
8 Joan Tronto, Le risque ou le care ?, Paris, PUF, 2012.
9 Ibid., p. 19.
10 Ibid. p. 25.
11 Ibid. p. 8-9 et sq.
12 Ibid., p. 22.
13 « L’oubli du care dans la théorie éthique et politique condamne une société à méconnaître la source de sa propre perpétuation – donc, à une incomplétude radicale du politique, à une hétérogénéité problématique entre sa dimension morale, et ce qui la perpétue. C’est cet oubli qui permet de comprendre et de justifier le passage de la conception du care comme attention aux humains proches, à un care “étendu” à d’autres animaux et à des éléments de la nature », Tous vulnérables, Le care, les animaux et l’environnement, Sandra Laugier (dir.), Paris, Payot, 2012, p. 20.
14 Joan Tronto, Le risque ou le care ? …, p. 21
15 Cf. Sandra Laugier « Frontières du care », Tous vulnérables, Le care, les animaux et l’environnement, p. 30 et Eva Feder Kittay, « Une éthique de la pratique philosophique », dans Tous vulnérables, Le care, les animaux et l’environnement, op. cit., p. 123-173.
16 Solange Chavel, « L’éthique animale : frontière de la justice ou frontière du care ? », in Tous vulnérables, Le care, les animaux et l’environnement …, p. 93.
17 Anne Le Goff, « Le care, le juste rapport à l’animal sans voix », in Tous vulnérables, Le care, les animaux et l’environnement …, p. 62.
18 Philippe Descola, Par delà nature et culture, Paris, Gallimard, 2005.
19 Pascale Molinier, « Cochons et humains. À propos d’une tension inhérente à nos façons de traiter les animaux ? », in Tous vulnérables, Le care, les animaux et l’environnement …, p. 65-79.
20 Pascale Molinier, Jocelyne Porcher, « À l’envers du bien-être animal. Enquête de psychodynamique du travail auprès de salariés de l’élevage industriel porcin », Nouvelle Revue de psychosociologie, no 1, 2006, p. 55-72.
21 Pascale Molinier, “Cochons et humains … », p. 87.
22 Jocelyne Porcher, « Introduction » du dossier Élevage/Industrie, Travailler, no 14, 2005, cité par Pascale Molinier, « Cochons et humains … », note 5, p. 268 ; cf aussi Jocelyne Porcher, Vivre avec les animaux. Une utopie pour le xxie siècle, Paris, La Découverte, 2011.
23 Philippe Descola, Par delà nature et culture …
24 Ibid., p. 536.
25 Cf. particulièrement l’article déjà cite de Uma Narayan, “Colonialism and its others …”.
26 Joan Tronto, Un monde vulnérable. Pour une éthique du care …, p. 147 sq.
- CLIL theme: 3133 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Philosophie -- Philosophie contemporaine
- ISBN: 978-2-8124-2120-4
- EAN: 9782812421204
- ISSN: 2271-7234
- DOI: 10.15122/isbn.978-2-8124-2120-4.p.0045
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 02-06-2014
- Periodicity: Biannual
- Language: French