Préface
- Publication type: Article from a collective work
- Collective work: État des lieux de la traductologie dans le monde
- Author: Lautel-Ribstein (Florence)
- Pages: 9 to 14
- Collection: Translatio, n° 13
- Series: Problématiques de traduction, n° 11
Préface
En préambule à cet ouvrage, laissons tout d’abord la parole à la grande traductrice Françoise Wuilmart, qui nous relate cette petite histoire1.
Le lion de saint Jérôme :
une belle erreur !
« […] qu’on se le dise : saint Jérôme n’a jamais eu d’ami lion… Comble d’ironie : c’est à une erreur de traduction que ce grand traducteur devant l’Éternel doit d’être affublé de l’illustre félin ! Mais encore ? à cause d’un copiste palestinien du Moyen âge ! Un “bel infidèle” avant la lettre, qui tout simplement confondit le nom de Gérasime, l’anachorète du Jourdain, avec celui de Jérôme, son presque-contemporain […] Le lion à ses côtés est donc… une erreur de traduction ! Mais quelle belle erreur, car finalement, le copiste coupable n’a-t-il pas commis sa faute inconsciemment, par admiration pour le roi de la jungle des mots ? »
De la biographie
C’est bien l’admiration pour cette jungle qu’est le langage qui a motivé l’ouvrage que nous présentons ici, admiration qui fait passer de la lecture de textes sources à leur traduction et à la réflexion autour de ses « seconds originaux », ce qu’on appelle la traductologie, cette 10science qui fait à la fois sortir le lion de la tanière de saint Jérôme tout en laissant libre cours à la fougue du traductologue.
Cet ouvrage est le premier du genre publié en France. Les articles présentés ici sont soit le prolongement des analyses entreprises lors du 1er Congrès mondial de traductologie, organisé en avril 2017 à l’Université Paris Nanterre par la Société française de traductologie, soit des articles écrits dans son sillage. Tous tentent de révéler un peu de l’âme de cette discipline qui se veut de plus en plus autonome, comme le soulignait le thème de cette manifestation scientifique2. Plusieurs cousins ont précédé notre ouvrage dans les pays anglo-saxons. Dès 1998, les éditions Routledge, pour ne citer qu’elles, publiaient The Routledge Encyclopedia of Translation Studies sous l’égide de Mona Baker. Plus proche de nous, en 2013, l’ouvrage The Routledge Handbook of Translation Studies, affichait clairement le bond de géant accompli au sein de cette discipline en égrenant les cadres théoriques et les diverses méthodologies à la disposition des traducteurs. Mais a-t-on raison de croire à ce cousinage ? En quoi cet ouvrage diffère-t-il ?
Indépendamment du choix assumé d’utiliser très majoritairement la langue française, ou plutôt une des langues qui véhiculent la recherche scientifique mondiale et qui ne soit pas systématiquement l’anglais accompagné de ses modes de penser le monde, de raisonner, de conceptualiser, il en diffère radicalement sur deux points essentiels.
En premier lieu, de par la nature même des textes qui y figurent. S’il faut un cousinage, à part celui du copiste de saint Jérôme, c’est celui de l’esprit de la biographie alexandrine qui côtoie celui de la biographie péripatéticienne, ces deux catégories de biographie de l’Antiquité grecque qui rivalisaient entre elles dès le ive siècle avant J.-C., du moins aux dires du philologue classique allemand Friedrich Léo3. Un état des lieux de la traductologie, c’est un peu comme un état des lieux d’une existence. Et le piège qui s’ouvre alors devant nous, traductologues, est de croire qu’on peut toujours relater les « faits » qui la jalonnent de façon objective et entièrement « scientifique », à la manière de Suétone dans sa Vie des douze Césars qui, comme on le sait, s’appuyait sur une analyse systématique et catégorielle, par rubrique ou species, de toutes les données accumulées d’une vie. On retrouve bien sûr, dans notre état de l’art 11traductologique, de très nombreuses études ou des chapitres fondés sur l’érudition, où l’on perçoit bien les traces de ce travail « à la Suétone » lorsque les auteurs, tel le biographe romain, nous livrent leur savoir en procédant à un tri systématique et rigoureux.
À l’inverse de la biographie alexandrine, la biographie péripatéticienne, représentée par Tacite, Plutarque et surtout Aristoxène, en particulier dans sa Vie de Socrate, met l’accent sur le caractère, la morale et les actes des personnages. C’est ainsi que d’autres analyses participent de cette envie d’aller « se promener » là où le cœur bat, de « donner la température », d’exprimer le sentiment d’une expérience traductologique personnelle ou collective. Ce sont des tranches de vie en quelque sorte, à Athènes, à Moscou ou à Paris. Et c’est, je crois, ce qui en fait aussi tout l’intérêt : nous assistons au vécu du pétrissage de la pâte, parfois par des mains encore jeunes et hésitantes, parfois par des mains plus assurées. C’est le sentiment du traducteur/traductologue qui, comme Jean-René Ladmiral, après moultes digressions théoriques, remet le destin de sa traduction à une série de théorèmes, plus humains, plus parlants que d’ordinaires concepts ; c’est aussi celui d’une équipe, comme celle de l’université de Mons, qui nous livre un kaléidoscope de portraits de traducteurs et traductologues de Belgique d’autant plus vivants et stimulants intellectuellement qu’on perçoit dans les détails livrés une vision réfléchie et intérieure tout à la fois, et qui retient notre attention. Car si « toute entreprise historique vise à l’établissement de faits et de dates » nous rappelle Yves Chevrel, directeur avec Jean-Yves Masson de cette entreprise traductologique sans précédent que fut L’Histoire des traductions en langue française, il n’en reste pas moins que l’exhaustivité n’est pas toujours le maître-mot. Parfois un petit pan d’histoire traductologique, une tentative difficile et courageuse de mettre en place les fondations d’une discipline encore naissante dans certains pays, ou alors de les consolider, prend des allures de témoignage et en dit long sur l’évolution de la dimension conceptuelle de la discipline, qui réverbère une situation politique délicate, voire plus. Le très beau texte d’Henri Awaiss ne nous apprend-il pas autant sur l’état des lieux du monde que sur l’état des lieux de la traductologie au Liban et sur les liens qui unissent bon gré mal gré microcosme et macrocosme ? Dans la réflexion traductologique, on peut, comme il l’affirme, regrouper notions, concepts, disciplines
12en couples ou en binômes tels que : linguistique/traductologie, sourciers/ciblistes. Au quotidien, de même, les binômes sont présents : il y a le jour et la nuit, le ciel et la terre, la vie et la mort.
C’est bien lorsque l’humain en nous est touché que nous retenons le mieux la leçon…
En second lieu, cet ouvrage s’adresse à un public varié. Chacun, je l’espère, y trouvera quelque grain à moudre : étudiants débutants en traductologie en quête de repères chronologiques, étudiants confirmés sur le chemin de la théorisation de leur démarche traductive, chercheurs conscients que leur approche, si novatrice soit-elle, doit, non seulement tenir compte de ce qui se passe dans d’autres pays et d’autres cultures, mais, comme le souligne si justement Michael Cronin, constamment – et aujourd’hui peut-être encore davantage – revisiter la question récurrente de la nature du cadre sociétal où s’inscrit la traductologie et, bien sûr
s’interroger de nouveau sur la nature de la traduction transculturelle et interlinguistique dans le cadre de ces deux enjeux majeurs que sont l’écologie et la migration.
La traductologie a peine à se hausser au rang de discipline : elle doit faire profil bas devant ses imperfections constitutionnelles immuables – « Il y a dans les actes une éloquence que la langue n’égale jamais », martèle tristement saint Jérôme à nos oreilles. Elle doit s’imposer face à des obstacles de circonstance (hégémonie de l’anglais, montée en puissance de l’intelligence artificielle) qui, nous l’affirme Lance Hewson, rendent son avenir incertain.
Nature de la traductologie
Malgré tous ces écueils, il faut garder le cap de l’espoir. La traductologie peut et doit apporter sa petite pierre à l’édifice de la connaissance. Mais encore faut-il comprendre de quelle connaissance il s’agit. Qu’on me permette ici de recourir à la phénoménologie. La phénoménologie aide à éclairer la nature de la connaissance en général, et par ricochet, de la connaissance traductologique. Dans la transmission des savoirs, 13des éléments scientifiques qui les composent, il faut tenir compte de la dimension objective, qui participe de la représentation de la connaissance, et de la dimension du vécu du sujet dans la société, tant il est vrai que nous sommes affectés par l’expérience de la situation de transmission. La nature de la connaissance dépend donc de son double rapport au sujet et au social.
Pour les sciences humaines dans leur ensemble, l’affectivité n’est pas considérée comme une connaissance véritable. Pourtant, le philosophe Michel Henry s’est inscrit en faux contre cette position et est allé plus loin que Heidegger, Levinas ou Merleau-Ponty qui avaient tenté de réévaluer la dimension affective. Il a opéré une révolution épistémologique en inversant le statut de l’affect et de la représentation dans l’ordre de la connaissance. Pour lui, l’affectivité, comprise dans un sens très large, c’est-à-dire ce qui est tout à la fois perçu et compris par un sujet, prime sur la représentation. L’affectivité est donc la source de la connaissance première. Cette affectivité-là change notre conception de la connaissance et notre approche des sciences humaines.
En quoi cette position peut-elle nous éclairer sur la transmission de la traductologie ?
Tout d’abord, la connaissance éprouvée de l’acte de traduire n’a rien à voir avec la représentation qu’on se fait des diverses approches possibles de la traduction. C’est d’ailleurs un discours qu’on entend chez beaucoup de traducteurs professionnels. Il y a quelque chose de l’ordre du vrai dans la première perception du texte source. Le choc de la rencontre participe d’une reconnaissance. C’est ensuite que les représentations, les projections entrent en jeu.
La distinction des sources de connaissance faite par Michel Henry peut donc nous permettre d’opposer une connaissance de la traduction reliée à une praxis, et donc prenant appui dans une résistance éprouvée du monde et incorporée subjectivement, à une connaissance fondée seulement sur la représentation, qui est, en elle-même, incapable de « rencontrer » le réel. Il ne s’agit pas d’opposer la théorie à la pratique, car un praticien peut facilement plaquer des représentations dans sa pratique, mais de considérer que c’est le vécu ressenti comme vrai en soi, non dans notre intimité, mais dans ce lieu plus vaste et plus profond que Merleau-Ponty baptisait « la chair », qui permet le rapport entre le sujet et le monde. La connaissance traductologique, que ce soit en histoire, en théorie ou 14en méthodologie de la traduction, devrait peut-être reconnaître qu’elle n’est pas la représentation abstraite de faits linguistiques et de concepts, mais une histoire des sujets qui traduisent, des sujets qui théorisent, des sujets qui élaborent une méthodologie.
Alors, tant mieux si nous autres sujets nous prêtons à rêver de muse à crinière fauve : l’histoire de saint Jérôme, comme celle de la traductologie, ne finira pas aux oubliettes si elle sait prendre en compte, dans notre chair, des forces pénétrantes de lumière et de verbe, symbole même du lion.
Florence Lautel-Ribstein
Présidente de la Société française
de traductologie
Cet ouvrage n ’ aurait pas pu voir le jour sans la lecture attentive ou les talents de traducteur de Sylvie Archaimbault, Sorbonne Université ; Diane Bernard, traductrice, Lille ; David Elder, ITEM/CNRS et Edith Cowan University ; Geneviève Henrot Sostero, Université de Padoue ; Elisabeth Lowys, Parlement européen, Bruxelles et Annie Montaut, INALCO. Qu ’ ils reçoivent ici tous nos remerciements.
- CLIL theme: 3147 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Linguistique, Sciences du langage
- ISBN: 978-2-406-13350-6
- EAN: 9782406133506
- ISSN: 2800-5376
- DOI: 10.48611/isbn.978-2-406-13350-6.p.0009
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 11-23-2022
- Language: French