Avant-propos
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : Esthétiques de Port-Royal
- Auteur : Luez (Philippe)
- Pages : 11 à 14
- Collection : Univers Port-Royal, n° 32
Avant-Propos
Dès 1952, dans un article écrit pour les Chroniques de Port-Royal, « Le jansénisme et l’art français », Bernard Dorival notait ce qu’il pouvait y avoir de paradoxal pour certains à consacrer une étude « à examiner l’influence artistique d’un mouvement religieux qui a toujours fait profession de condamner l’art, aux différents titres de divertissement & de mensonge, de vanité & de concupiscence, de luxe inutile enfin ». Les historiens successifs nous ont habitués à la paradoxale sécheresse de l’art dit « janséniste », fruit d’une exigence ascétique (ou prétendue telle) que son seul dépouillement sublimerait. Cette esthétique est pourtant aussi fausse que celle que l’on prête encore en France au monde luthérien. Comme le souligne Christine Gouzi, il ne faut pas confondre art janséniste et esthétique janséniste.
Oublions d’entrée de jeu les quelques trop rares mentions, souvent tardives, sans cesse reproduites et répétées qui fourniraient les preuves d’une condamnation sans appel de l’image à Port-Royal. À Port-Royal, la condamnation du théâtre tient aux raisons théoriques données par Arnauld et Nicole dans la Logique et relève d’une théorie générale de la représentation et du signe. La peinture n’y est jamais condamnée, il s’agit du moins de lui trouver une légitimité : si on suit Nicole, cet art repose sur l’opposition de deux catégories du visible, le dessin (signe) et le coloris (apparence) ; les ignorants admirent le coloris et méconnaissent le dessin. Ce serait pourtant dans le dessin que s’incarnerait le sens, seul capable de faire oublier la perception, nécessairement fausse, du réel. Lorsque la mère Angélique tempête contre la profusion d’œuvres d’art dont le couvent des carmélites de la rue Saint-Jacques serait rempli (y compris celles commandées au jeune Philippe de Champaigne), elle condamne un luxe qu’elle juge ostentatoire et orgueilleux. Si les Constitutions de Port-Royal limitent le nombre des images, elles en organisent la présence dans le monastère, dans les principaux lieux de 12sociabilité, chapitre, réfectoire, chœur et avant-chœur. La peinture participe ainsi à l’élaboration d’une représentation collective de la sainteté et du rapport des fidèles à la pénitence et aux sacrements.
C’est seulement à cette condition qu’on peut interroger, une nouvelle fois la peinture de Champaigne et se poser, une nouvelle fois cette question, naguère au cœur d’une journée d’étude tenue à l’université de Nanterre en 2009 : « Champaigne, figure du peintre janséniste » ?
Tout est question de regard : le regard de mère Angélique que l’on rencontre en ouvrant cet ouvrage, comme celui de l’auteure, est celui qu’elle(s) nous demande(nt) d’avoir sur les lieux, les gens et les choses. Éva Martin nous propose en effet une vision plus neuve et plus globale : à travers un parcours interdisciplinaire étonnant, elle présente l’univers mental de la communauté par son environnement littéraire et matériel : architecture, paysage, décors, vêtement et musique, tout autant qu’images et écrits.
Le retour sur le cadre de vie de la communauté fournit déjà des indications précieuses. Les travaux successifs que la communauté fit subir à l’abbatiale des Champs au xviie siècle, amputée de son transept sud et écrasée par le relèvement du niveau du sol au moment de la Fronde, choqueraient immanquablement aujourd’hui un public que les exigences parfois excessives des restaurateurs du xixe siècle ont accoutumé à une unité de style et une austérité de matière. À travers la difformité revendiquée de l’église abbatiale, qui n’exclue pas la décence du sanctuaire exigée par le concile de Trente, c’est une relecture du dépouillement cistercien, construit sur une esthétique de la laideur chez mère Angélique. Si le jésuite Rapin ricanait devant la simplicité affectée et ostentatoire de la chapelle de Paris, la communauté entendait se plier fidèlement aux préceptes du concile de Trente, quitte à pousser jusqu’au bout la logique du décret sur les images.
Le rapport de la communauté avec l’environnement de l’abbaye des Champs relève d’une démarche commune à celle de la peinture au xviie siècle : le paysage peint, au-delà de sa vision historique et matérielle, doit être d’abord une représentation morale ; la vue de Port-Royal des Champs derrière la mère Angélique, dans le portrait de 1654 et plus encore dans le portrait des deux abbesses qui en est dérivé, en est l’illustration la plus évidente. Mais le paysage peut aussi devenir représentation mentale. Le cadre généralement adopté dans l’art du 13xviie siècle pour la Thébaïde des grands mystiques est généralement plus proche de la sombre forêt d’Yveline que du désert de l’Égypte. Pour Port-Royal, le bois de la Solitude se peuple bientôt des figures de ces grands archétypes de la pénitence : celle de la Madeleine sur le tableau offert par Champaigne à la communauté pour la prise de voile de sa fille en 1657, celle de saint Arsène et surtout celles des quatre recluses peuplant les quatre grands paysages peints pour les appartements d’Anne d’Autriche dans le monastère voisin et concurrent du Val-de-grâce. Mais à ce jeu, Antoine Le Maistre, pénitent pendant vingt ans dans le désert de Port-Royal, devient à son tout, selon le mot de mère Angélique, un « nouveau saint Jérôme ». La peinture abolit le temps, et le spectateur pourrait être tenté de confondre le saint et le pénitent qui se propose de l’imiter. Champaigne exécuta-t-il jamais ce portrait de Le Maistre en saint Jean Chrysostome ou en saint Paulin, qui conduisit Desmarets de Saint-Sorlin à accuser Port-Royal d’avoir son propre calendrier de « saints modernes » ?
On ne peut qu’être frappé par la cohérence de la vision de Port-Royal sur tous les domaines de l’esprit : la mère Agnès, musicienne passionnée, déclara à Dorothée Perdreau, alors jeune religieuse dotée d’une jolie voix, que les dièses, les tremblements, les soupirs, les passages… n’étaient pas nécessaires au plain-chant. L’approche qu’a la religieuse de la pratique du chant liturgique trouve un écho singulier dans celle que les auteurs de Port-Royal ont de la prédication, incarnée dans les sermons de Singlin et de Pierre Nicole de la peinture : le mépris de la rhétorique (dans le sermon), de la couleur (dans la peinture), de l’ornement (dans la musique). Le débat de la couleur et du dessin oppose précisément Jean-Baptiste de Champaigne à Louis-Gabriel Blanchard à l’Académie royale de peinture et de sculpture le 9 janvier 1672 : puisque la couleur « ne peut former aucune figure sans le dessin, répliqua Champaigne, ainsi ce n’est pas la couleur qui fait la fin du peintre ». La ligne est idée, la couleur est ornement. Les conceptions de Nicole dans la Logique de Port-Royal ne seraient finalement que l’écho de la querelle de la ligne ou de la couleur au sein de la jeune Académie royale de peinture. Il en pourrait aller de même pour le débat sur des passions en peinture derrière Charles le Brun ou en littérature derrière Racine.
Éva Martin a choisi d’étudier l’esthétique de Port-Royal au temps de sa splendeur, incarnée dans les chantiers de construction de l’hôtel de 14Clagny et de réappropriation de l’antique maison des Champs, dans les traductions d’Antoine Lemaistre et d’Arnauld d’Andilly, dans l’éclatante production de Philippe de Champaigne qui reste la manifestation la plus évidente de cette vision du monde. Le caractère dépouillé de l’œuvre du flamand renvoie autant à l’austère rhétorique de Singlin en chaire qu’à la sobre traduction de la Bible de Mons. Elle garde quelque chose de la simplicité bernardine et fait fleurir cet atticisme classique cher à Bernard Dorival, mystique tempérée en marge des visions du monde rhéno-flamand et baroque. Cet univers religieux, avec ses représentations littéraires ou plastiques, s’incarne tout entier dans l’ex-voto de Philippe de Champaigne pour la guérison de la sœur Catherine de Sainte-Suzanne sa fille en 1662. Dans son chef-d’œuvre, le peintre offre aux fidèles une synthèse entre un art consommé du portrait et les canons de la grande peinture religieuse française, osant la disparition de la représentation visible du surnaturel pour tenter l’impossible représentation du miracle. La tension mystique des protagonistes (acteurs historiques et spectateurs) vers Dieu s’épanouit dans un anéantissement de l’espace et du temps et produit une nouvelle forme d’annonciation à l’usage des temps modernes. L’auteure a délibérément choisi de s’en tenir au Port-Royal de la splendeur. Le Port-Royal au temps de la « persécution » proclamée, recherchée et mise en scène, produisit une autre forme d’esthétique aux couleurs plus contrastées et plus dramatiques. Quand « les martyrs surabondent », fera dire Georges Bernanos à la prieure du carmel de Compiègne, « l’équilibre de la grâce se trouve ainsi rétabli… » La nouvelle quête sacrificielle de la communauté la conduisit à l’anéantissement de 1709. Dans une ultime vision, aux accents millénaristes, cette vaste peinture de l’ultime destruction du nouveau Temple de Jérusalem fait de la représentation de l’anéantissement un signe d’éternité.
Philippe Luez
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-06960-7
- EAN : 9782406069607
- ISSN : 2491-2530
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-06960-7.p.0011
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 26/02/2018
- Langue : Français