Introduction générale
- Publication type: Book chapter
- Book: Essais sur l’histoire de la pensée économique. Un nain sur les épaules de géants
- Pages: 7 to 12
- Collection: Library of Economics, n° 44
- Series: 1, n° 22
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Introduction générale
Nani gigantum humeris insidentes.
Bernard de Chartres
Pour un historien de la pensée économique dont le métier est de travailler quotidiennement des textes anciens, la relecture de ses propres articles est un exercice intellectuellement acrobatique mais ô combien salutaire. En appliquant à lui-même une herméneutique utilisée pour examiner et interpréter les textes de géants passés et présents de la profession d’économiste, il en sort avec un sens aigu de l’extrême modestie de sa contribution. Les incessantes répétitions, les thèmes usés jusqu’à la corde, les obsessions théoriques, sans parler des contradictions flagrantes, des erreurs manifestes et des tics de langage hautement agaçants, la relecture d’articles remontant parfois à près de quarante ans ont fait sauter au visage de leur auteur près d’un demi-siècle de cheminement intellectuel excitant mais néanmoins chaotique.
En dépit de toutes ces réserves, mi-flatté et mi-inquiet, l’auteur a finalement accepté l’offre généreuse d’André Tiran d’accueillir un choix de ses articles dans la bibliothèque de l’économiste. Cette introduction générale tente le plus brièvement possible d’insérer ces quarante-cinq articles (un tiers du total1) dans une logique de développement intellectuel lié à l’évolution professionnelle très particulière de l’auteur. Cela devrait notamment expliquer « l’agnosticisme théorique » de l’auteur et son refus d’adhérer inconditionnellement à une quelconque « école ». En dépit d’un minimum de sympathie intellectuelle pour chacun d’eux et d’une bonne dose de cynisme sur la pureté des intentions de certains, l’incessant démontage analytique des auteurs abordés, la mise en 8évidence de leurs forces et de leurs faiblesses ont finalement convaincu l’auteur que la théorie économique est une auberge espagnole pouvant fort bien accommoder les Ricardiens et les Sismondiens, Walras et Pareto, Edgeworth, Keynes et les Keynésiens de toutes obédiences, les Sraffiens et les Autrichiens tout comme l’immense diversité de l’école néo-classique (de Friedman à Hahn en passant par Hicks et Patinkin). L’histoire de la pensée économique encourage heureusement plus le syncrétisme que la défense de religions monothéistes ou de sectes et/ou d’écoles (néo-classiques ?) successivement dominantes. Ceci dit, les préjugés théoriques et idéologiques de l’auteur sont évidents et n’échapperont pas au lecteur même le moins averti. En bref, et en dépit des efforts désespérés de certains et des illusions d’autres, la théorie économique demeure pour l’auteur une manière sophistiquée de parler politique.
En dépit d’intenses travaux archivistiques (notamment pour Sismondi et Walras), l’approche de l’auteur est celle d’un économiste abordant l’histoire de sa discipline. Parfaitement au courant des limites de cette approche héritée d’une longue lignée de chercheurs (de Joseph Schumpeter à Mark Blaug), l’auteur est un adepte d’une reconstruction rationnelle de l’histoire de la pensée économique fondée sur une rigoureuse exégèse des textes fondateurs. Sans ignorer les dangers d’une whig history, il est également persuadé qu’il est impossible d’écrire l’histoire de sa discipline en ignorant ses développements les plus récents. Comme il est musicalement évident que les interprétations des « baroqueux » contemporains doivent beaucoup à la musique rock, il est impossible, par exemple, de parler aujourd’hui de la vision de Sismondi sur l’instabilité du capitalisme naissant sans être conditionné par l’impossibilité de concevoir aujourd’hui un théorème de stabilité dans le cadre restreint de la théorie de l’équilibre général. De plus, the past is a foreign country ; they do things differently there et le passé de demain est le présent d’aujourd’hui. Il est donc évident que cette histoire analytique n’est jamais définitive et ne peut être que réécrite par chaque génération.
L’auteur reste aussi à convaincre de la valeur ajoutée nette à l’histoire de la pensée économique des science studies aujourd’hui à la mode : knowledge production is far less interesting than knowledge itself… En dernière analyse, un historien de la pensée est avant tout intéressé par l’histoire et l’évolution des idées et des théories et beaucoup moins par celle de ses mécanismes de production, des pratiques institutionnelles, des 9constructions de réseau, de la sociologie de la recherche, de la personnalité des auteurs impliqués ou des modes de financement de leur recherche. Non pas que ce type d’historiographie soit inintéressant mais elle fait courir le risque bien réel à la discipline de négliger le fond au modeste bénéfice d’une connaissance factuelle par trop anecdotique. L’auteur se convertira volontiers aux science studies, le jour où la valeur ajoutée nette de celles-ci lui permettra de réviser son jugement sur tel ou tel point d’histoire analytique. Sans être indument platonicien, les idées semblent en effet ne pas dépendre exclusivement de celui qui les pense. De tout temps, et c’est ce qui fait leur force, les idées et les concepts théoriques ont toujours eu le pouvoir de transcender la contingence de leurs origines, notamment de leurs liens avec leurs concepteurs. À titre d’exemple, et dans un domaine proche de certaines recherches de l’auteur, les liens entre Sismondi et l’accumulation primitive de Marx, la conceptualisation progressive du principe de la demande effective par Keynes ou la définition du théorème d’existence d’un équilibre général ne sauraient être modifiées par des révélations plus ou moins savoureuses sur la vie privée, l’environnement social et culturel ou les pratiques académiques de ces différents penseurs. Sur ce point, et à propos de Heidegger, Bourdieu (1985) semble bien encourager l’historien des idées à ne pas dissocier l’individu social de l’individu épistémique. Néanmoins, et tout aussi nettement, Bourdieu exhorte aussi le chercheur à ne pas rechercher « les profits faciles » (le parcours social de l’auteur) au détriment de ses « résultats scientifiques ».
Pour des raisons pratiques, les articles dans ce volume sont organisés en fonction du déroulement temporel de l’histoire de la discipline économique et non en fonction de leur écriture chronologique et de leurs places dans le parcours intellectuel de l’auteur. Le reste de cette introduction générale tente très brièvement d’articuler la logique des différentes étapes de ce parcours avec les cinq parties formant ce volume. Pour éviter de répéter à nouveau le contenu de chacun des articles sélectionnés, il n’a pas été jugé bon d’offrir une introduction à chacune des cinq parties qui forment cet ouvrage.
Sous la direction de François Schaller, un vieux maître abreuvé au fondamentalisme keynésien des années cinquante, l’auteur effectue d’abord à Lausanne ses études de sciences économiques achevées par une thèse sur la loi des débouchés et le principe de la demande effective (1976). Insatisfait 10de cette première tentative, Cambridge lui semble l’environnement intellectuel idéal pour tenter de transformer ce premier essai.
Même si sa thèse de doctorat (PhD Cantab) est consacrée à l’histoire de la théorie monétaire de l’école de Cambridge2, il n’en reste pas moins exposé avec bonheur aux très vifs débats intellectuels entre les géants qui peuplaient alors la vieille faculté de Marshall et Keynes (1976-1981). Avec un minimum d’honnêteté intellectuelle, il était en effet impossible de devenir dogmatique dans le Cambridge des années 1970. Sous l’œil amusé de Piero Sraffa, Joan Robinson, Richard Kahn, Nicholas Kaldor, Richard Goodwin et John Eatwell croisaient encore très vigoureusement le fer avec notamment Frank Hahn, Oliver Hart, Anthony Atkinson et, depuis Oxford où il venait de s’exiler Amartya Sen. L’empreinte de Cambridge, de tous les Cambridge, est restée indélébile : l’apprentissage de l’approche systématique de la pensée d’un auteur comme Keynes allait prendre place en parallèle avec l’édition alors en cours des Collected Writings de l’auteur de la Théorie générale. Ce premier épisode allait être plus tard décisif pour les travaux de l’auteur sur Walras et Sismondi. Héritage possible d’une adolescence bercée d’un calvinisme strict, la centralité et le respect du texte au travers d’une herméneutique rigoureuse sont devenus une seconde nature. La troisième partie de cet ouvrage reprend ainsi cinq articles écrits au cours des années sur l’école de Cambridge.
L’étape suivante allait être un choc intellectuel et culturel violent (1981-1986). L’arrivée dans le département de la recherche de la Banque nationale suisse à Zurich équivalait à un débarquement sur une autre planète. Alors à son zénith, le monétarisme régnait à la Banque nationale aussi sûrement que la Sainte Inquisition domina l’Espagne pendant trois siècles. Il fallait ruser ou prendre des risques pour oser affirmer haut et fort la faiblesse théorique du modèle friedmanien, même si les succès de la politique monétaire suisse étaient à l’époque confondants. Dans ce cadre intellectuellement schizophrénique allait naître l’une des préoccupations majeures de l’auteur : l’exploitation principle ou de l’extrême difficulté du passage d’un modèle théorique à son utilisation dans le cadre d’une politique économique, monétaire en l’occurrence. L’extrême relativité du savoir et le danger de son utilisation idéologique 11allaient s’imprimer durablement dans tous ses écrits postérieurs. En particulier, le problème de Hahn (l’impossibilité d’intégrer la monnaie dans le modèle d’équilibre général pourtant nécessaire à la vérification de la démarche friedmanienne) allait hanter non seulement plus de vingt-cinq ans d’enseignement de théorie monétaire mais aussi stimuler vigoureusement la recherche de son origine et de son histoire qui débute en 1874 avec Walras3. La quatrième partie de cet ouvrage réunit huit articles liés à la théorie monétaire et au principe d’exploitation.
La nomination en 1986 à la vieille chaire de Walras et Pareto à l’université de Lausanne marque le début de l’étape la plus longue et, peut-être, la plus productive de l’auteur. Non seulement, il peut organiser systématiquement et indépendamment son enseignement et sa recherche mais il crée (avec le soutien du grand parétien Giovanni Busino) le Centre interdisciplinaire Walras-Pareto. Destiné initialement à mettre en valeur l’héritage et les archives de ces deux grands théoriciens, ce Centre deviendra rapidement l’instrument idéal de promotion de l’histoire de la pensée économique bien au-delà des frontières nationales, des frontières disciplinaires et de l’étude de l’école de Lausanne. En dépit du scepticisme à l’égard de ce projet exprimé par la quasi-totalité des économistes lausannois, et grâce au soutien sans faille de la Faculté de droit et à l’arrivée d’un nombre croissant de chercheurs et de doctorants (souvent financés par le Fonds national suisse de la recherche scientifique), le Centre allait développer de nombreux contacts et bâtir un réseau avec la communauté internationale des historiens de la pensée économique. En particulier, dès 1987, et pour presque trois décennies, les rapports avec les éditeurs lyonnais des Œuvres économiques complètes d’Auguste et Léon Walras seront particulièrement étroits (et sont encore, à ce jour bien vivants en dépit du changement de génération). La deuxième partie de cet ouvrage réunit dix-sept articles (1987-2020) directement liés à ce revival des études sur l’école de Lausanne et l’origine de la théorie de l’équilibre général.
Dès les années 2000, une petite équipe du Centre se lancera dans l’édition des Œuvres économiques complètes de Sismondi. Vieilles connaissances datant des jeunes années de l’auteur, les écrits de Sismondi étaient les seuls du quatuor Ricardo-Malthus-Say-Sismondi à ne pas bénéficier d’une édition critique. Le caractère semi-hérétique d’un libéral critique 12du capitalisme naissant en est peut-être la raison. Une douzaine d’années seront nécessaires à l’achèvement de ces six volumes (2012-2018). La première partie de ce volume rassemble neuf articles publiés au cours de ce long travail d’édition.
Finalement, l’adjectif « interdisciplinaire » contenu dans le nom du Centre Walras-Pareto n’était pas un vain mot destiné à amadouer les fondations susceptibles de desserrer les cordons de leurs bourses. Réunissant régulièrement chaque année (1995-2008) et pour trois jours des enseignants et chercheurs de toutes les disciplines (notamment hors des sciences humaines), le groupe « Raison et rationalités » allait mettre l’auteur en contact avec des préoccupations intellectuelles bien au-delà de son habituelle zone de confort. Intrigués par la montée en puissance d’une épistémologie post-moderne pour laquelle anything goes et convaincus de la nécessité de tenter encore et toujours de décloisonner leurs diverses disciplines, des philosophes, des juristes, des géographes, des économistes, des politologues, des sociologues, des anthropologues, des démographes, des mathématiciens, des biologistes et des physiciens ont choisi de se retrouver régulièrement pour discuter de sujets qui les rapprochent et réfléchir sur des thèmes transdisciplinaires d’intérêt commun. Les six articles formant la cinquième partie de ce volume reflètent la contribution de l’auteur à des discussions interdisciplinaires qui, avec le temps, ont eu une influence marquante sur son parcours intellectuel : l’économie politique, parfois taxée de fille aînée des sciences humaines, ne saurait vivre sa vie sans rapports constants avec la grande famille des autres disciplines.
Qu ’ il me soit permis d ’ adresser mes remerciements aux coauteurs qui m ’ ont autorisé à reproduire cinq articles écrits à quatre mains. Ce volume n ’ aurait pas vu le jour sans le soutien constant de Jean-Pierre Potier. Née il y a bientôt trente ans, la complicité avec Amos Witztum a joué, et joue toujours, un rôle décisif dans le développement intellectuel de l ’ auteur.
1 Une liste complète et régulièrement mise à jour des publications de l’auteur est disponible sur le site du Centre Walras-Pareto de l’université de Lausanne.
2 Publiée complètement révisée en 1987 sous le titre Cambridge Monetary Thought. The Development of Saving-Investment Analysis from Marshall to Keynes, London, Macmillan, 1987.
3 Pascal Bridel, Money and General Equilibrium. From Walras to Pareto (1870-1923), Cheltenham, Edward Elgar, 1997.
- CLIL theme: 3340 -- SCIENCES ÉCONOMIQUES -- Histoire économique
- ISBN: 978-2-406-12837-3
- EAN: 9782406128373
- ISSN: 2261-0979
- DOI: 10.48611/isbn.978-2-406-12837-3.p.0007
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 07-20-2022
- Language: French