Interview with Isabelle Huault
- Publication type: Journal article
- Journal: Entreprise & Société
2020 – 1, n° 7. varia - Author: Pérez (Roland)
- Pages: 21 to 29
- Journal: Business & Society
« Grand Angle »
avec Isabelle Huault
Roland Pérez
RAPPEL SUR LA RUBRIQUE
« GRAND ANGLE »
Dans sa politique éditoriale, Entreprise & Société (ENSO) a décidé de consacrer, dans chacun de ses numéros, une rubrique spécifique, dite « Grand Angle », mettant en valeur une personne, un groupe, ou un événement particulier. Il ne s’agira pas d’un article académique, d’une recension ou d’une information factuelle, comme d’autres rubriques de la revue peuvent les offrir, mais d’une réflexion menée sur la relation entre entreprise et société, vue à travers l’itinéraire et la vision d’une personne « mise à la question », du groupe étudié, de l’événement analysé. L’objectif recherché est d’aider les lecteurs de la revue dans leur démarche de compréhension – parfois le déchiffrage) de cette relation entre entreprise et société, en ajoutant, aux rubriques usuelles ci-dessus mentionnées, cette rubrique « Grand Angle » qui se veut comme un instant de pause et de réflexion partagée.
22ENTRETIEN avec Isabelle Huault
Propos recueillis par Roland Pérez
et Jean-Claude Thoenig
Roland Pérez : Pour commencer cet entretien, est-il possible de vous situer en rappelant le parcours intellectuel et institutionnel qui vous a amenée à vos fonctions actuelles de Présidente d’une grande université française ?
Isabelle Huault : Ma formation initiale a été celle d’une École de commerce – ESC Lyon, devenue E.M. Lyon. À l’époque, ces écoles n’étaient pas très orientées sur la recherche, ce qui m’a amenée à préparer un DEA en sciences de gestion – à l’époque co-habilité avec l’université de Lyon – puis à préparer une thèse de doctorat. Cette thèse, en contrat Cifre avec le groupe PSA, dirigée par Pierre Romelaer, – portait sur la gestion des cadres en mobilité internationale, thème de GRH qui m’a fait découvrir la théorie des organisations (notamment J. March, …) et m’a orientée sur une carrière scientifique, selon une évolution « chemin faisant ».
Nommée à Dauphine en 2005, j’ai été amenée à diriger l’École doctorale de Gestion et le laboratoire de recherches DRM (Dauphine Recherche en Management) ; par ailleurs, mon prédécesseur Laurent Batsch m’avait confiée une mission sur les enseignants-chercheurs de notre université. Toutes ces tâches m’ont préparée – d’une manière incrémentale pourrait-on dire – à l’exercice de mes fonctions actuelles, par définition plus globales.
R.P. : Votre discipline scientifique de rattachement étant celle dite des « sciences de gestion » (section 06 du CNU) et vos fonctions présentes vous amenant à gérer une grande organisation, vous êtes, en quelque sorte, passé de la théorie à la pratique. Avez-vous ce sentiment ? Dans quelle mesure, selon vous, votre pratique actuelle de « gestionnaire » a-t-elle été facilitée (ou non) par vos connaissances de chercheuse que l’on pourrait qualifier de « gestiologue » (Distinction introduite à l’instar de celle entre « politicien » et « politologue »)
23I.H. : Ces rôles me paraissent bien distincts ; quand on est Président d’une université, on n’est pas en position de chercheur ; cette distinction me parait valable pour d’autres disciplines, y compris les sciences politiques (comme des exemples récents l’ont montré…).
En revanche, connaître les sciences des organisations permet d’éviter quelques surprises, et de retrouver quelques problématiques bien connues de la théorie des organisations comme l’observation de désordres organisationnels, la place du langage mais aussi des affects et des émotions, les enjeux de pouvoir et les rivalités politiques, le rôle des conflits, l’importance des structures formelles qui sont de puissants déterminants de l’action… ; tous ces éléments qui ne sont pas signes d’une pathologie organisationnelle, mais existent, à des degrés divers, dans toute organisation.
J.-C.T. : Avez-vous eu des surprises en prenant vos fonctions ?
I.H. : Comme tout responsable en début de mandat. Certaines ont été positives, comme la diversité des initiatives étudiantes et le dynamisme de la vie de campus que je ne connaissais que partiellement ; d’autres moins, comme les jeux de rôles et la tendance à la théâtralisation dans certaines situations de dialogue social…
D’une manière générale, on est parfois trop pris – au risque de s’engluer – par des tâches internes et immédiates, au détriment des fonctions externes et/ou engageant plus le long terme.
R.P. : Dans l’autre sens, quels principaux enseignements tirez-vous de votre expérience actuelle à la tête d’une organisation humaine finalisée sur le corpus théorique concerné ? (et sur vos recherches futures…)
I.H. : Il semble, d’après les exemples que j’ai pu connaitre, que le retour à des activités d’enseignant-chercheur ne soit pas facile, même pour un Président d’université relevant des sciences de gestion ; car il s’agit en fait d’un changement d’identité professionnelle. Le coût du retour, s’il est important, n’est pas impossible.
R.P. : L’Université Paris Dauphine a célébré, en 2019, les 50 ans de sa création en 1969 en application de la loi d’orientation de l’enseignement supérieur votée fin 1968. Avec le recul lié au temps passé, comment 24interprétez-vous l’initiative qu’a constituée le projet de création de Dauphine et son degré d’innovation par rapport aux besoins de la société à l’époque et aux réponses données par l’enseignement supérieur (Universités et Écoles) ?
Dans quelle mesure considérez-vous que l’actuelle Université Dauphine exprime bien le projet initial ou au contraire s’en écarte ? (sur telle ou telle orientation stratégique et pour telle ou telle raison)
I.H. : Il me semble que beaucoup d’ingrédients du projet initial sont toujours présents :
–Fonder un établissement universitaire centré sur les sciences des organisations et de la décision, afin de permettre aux nouvelles sciences de gestion d’être irriguées par d’autres disciplines, en affirmant l’importance de la pluridisciplinarité
–Se distinguer par rapport aux structures facultaires classiques (droit, économie, …) mais aussi vis-à-vis des approches traditionnelles de la gestion d’entreprise (par grandes fonctions)
–Innover au plan pédagogique en favorisant l’enseignement en groupes restreints (organisation qui était initialement liée à des contraintes de locaux mais qui s’est avérée très marquante)
–Développer les relations avec les milieux sociaux concernés par les activités de l’établissement, notamment les entreprises, mais pas seulement elles.
Si Dauphine est restée fidèle à son projet fondateur, elle a dû cependant évoluer pour faire face aux enjeux qui ont marqué les cinquante années écoulées ; comme :
–L’internationalisation du secteur de l’enseignement supérieur : cela a conduit à adopter une politique très volontariste dans ce domaine, telle la création de campus dans plusieurs pays (à Tunis, à Londres) et de formations délocalisées (Francfort, Madrid), le lancement de doubles-diplômes, la structuration des partenariats stratégiques avec de grandes institutions mondiales. Aujourd’hui les étudiants de Dauphine ont presque tous une expérience à l’international.
–Le regroupement des établissements d’enseignement supérieur impulsé par les pouvoirs publics : En liaison avec ces enjeux internationaux (effet des classements de type « Shanghai ») Dauphine a été amenée à se regrouper avec d’autres établissements parisiens 25–pour créer PSL (Paris Sciences & Lettres)1. Ce fut une étape majeure et une opportunité historique pour Dauphine, qui s’allie avec des Écoles et des institutions prestigieuses, se nourrit des coopérations scientifiques et pédagogiques du meilleur niveau mondial et s’appuie sur une coopération trans-établissements très vertueuse ; Cela permet aussi d’amplifier encore le modèle pluridisciplinaire ;
–L’émergence de grands enjeux sociaux : Notre stratégie vise à être en prise avec les grands enjeux de société (transition écologique, révolution numérique, modèles de management, entrepreneuriat à impact, modes de consommation.) et d’être toujours un lieu de débat ancré dans la société.
R.P. : Pouvez-vous en dire plus sur PSL : est-ce une simple coopération ou une véritable fusion ?
I.H. : Le modèle PSL se situe entre ces deux pôles : c’est certainement plus qu’une simple coopération, car nous sommes résolument dans un processus intégratif, l’ensemble reposant néanmoins sur le principe essentiel de subsidiarité. Les étudiants de Dauphine sont diplômés de PSL, notre offre de formation est désormais commune. Par ailleurs, nous avons créé plusieurs services mutualisés dans lesquels un des établissements membres travaille pour l’ensemble du regroupement (par exemple, Dauphine porte le service de Formation interne, pour les personnels administratifs et les enseignants-chercheurs, ce qui a permis l’an dernier de former 1200 personnes selon une offre très diversifiée).
En revanche, si les établissements-composantes travaillent désormais dans ce cadre stratégique commun, il n’a pas été jugé souhaitable d’opter pour une fusion faisant disparaitre les établissements et leur identité, chacun d’entre eux ayant une histoire – parfois exceptionnelle – qu’on ne saurait effacer et qui constitue des atouts majeurs pour l’ensemble.
R.P. : Sur l’international et le modèle économique, comment analysez-vous le mouvement de marchandisation des formations supérieures, 26notamment dans les domaines de la gestion ? Comment se situe Dauphine dans ce mouvement ?
I.H. : Il est vrai qu’aujourd’hui notre dotation publique ne représente plus que 50 % de notre budget, les ressources propres ayant significativement augmenté ces 5 dernières années grâce à l’apprentissage, la formation continue, les contrats de recherche, mais aussi les droits d’inscription.
Sur ce dernier point, je pense que nous faisons preuve de beaucoup de modération. Car nous sommes convaincus qu’il convient d’être prudent et d’éviter des excès comme on peut les constater pour certains établissements, en particulier à l’international.
Pour ce qui concerne Dauphine, nous restons raisonnables, avec des droits de scolarité adossés aux revenus des familles concernées2. Notre taux de boursiers est aligné sur celui des établissements franciliens, autour de 23 %. Et surtout, nous avons développé un programme « Égalité des Chances » très ambitieux, visant à lutter contre l’autocensure de certains très bons lycéens de zones d’éducation prioritaires. Ce programme est financé par la Fondation Dauphine, et permet d’accueillir environ 70 étudiants par an issus de nos lycées partenaires, soit 10 % d’une promotion. Ces étudiants sont sélectionnés selon les mêmes modalités que les autres, mais ont bénéficié de cours de renforcement dans leur lycée et peuvent s’appuyer sur du tutorat et un accompagnement spécifique lorsqu’ils rejoignent Dauphine.
R.P. : Pourquoi, d’après vous, Dauphine est-elle restée un cas assez spécifique dans le paysage français de l’enseignement supérieur et n’a pas été vraiment repris, ni dans le système universitaire (cf les IAE devenus « Écoles universitaires de gestion »), ni dans celui des Écoles consulaires ou privées (cf les ESC devenues « Business Schools »)
I.H. : Il est clair que Dauphine n’est ni une Faculté de gestion, ni une Business School. Parce que son champ disciplinaire est plus large.
On peut considérer que c’est un modèle hybride, tentant de conjuguer les avantages et les éléments saillants des deux systèmes. Si l’on simplifie : (i) un enseignement au contact avec la recherche et des connaissances en train de se construire, comme dans les universités ; (ii) une attention portée au monde professionnel comme dans les Grandes Écoles.
27R.P. : Comment tout particulièrement Dauphine peut-elle préserver l’interdisciplinarité, non seulement dans les cursus de formation, mais aussi dans la recherche ? (cf la liste des laboratoires de recherches qui sont organisés autour d’une discipline pivot)
I.H. : Que l’on soit clair ; l’interdisciplinarité souhaitable demande que les chercheurs concernés soient d’abord reconnus dans leurs disciplines d’origine ; d’où une structuration de la recherche à Dauphine en grands laboratoires dont chacun est reconnu de qualité par ses pairs. Dauphine compte ainsi des équipes disciplinaires fortes en droit, économie, informatique, mathématiques, sciences sociales et sciences de gestion, équipes dont la plupart sont des UMR associées au CNRS, ce qui est un signe de qualité.
Mais nous soutenons de manière résolue les travaux de nature transversale, à l’heure où les défis sociaux, requérant le croisement de plusieurs disciplines, sont particulièrement prégnants. Nous nous appuyons par exemple sur les chaires de recherche hébergées au sein de la Fondation. Elles ont vocation à produire des recherches à l’interface de plusieurs disciplines et sont un catalyseur d’actions transversales entre équipes.
R.P. : Dans le domaine des SG qui est plus spécifiquement le vôtre, comment situez-vous cette discipline par rapport aux autres ?
I.H. : initialement, et au début de mes études, je voyais les SG dans une posture plutôt instrumentale. Mais c’était une vision tronquée de la réalité de ce domaine, finalement riche et divers. Je me suis aperçu, au cours de mon cursus que ce champ scientifique était très ouvert ; presque plus que d’autres disciplines plus anciennes, souvent installées dans un paradigme figé. Même à l’international, il existe une variété de revues scientifiques (en tout cas en théorie des organisations et en management) et il est possible de publier avec des approches hétérodoxes et différenciées par rapport aux approches dominantes (dites « mainstream »).
R.P. : Pour élargir le débat aux relations entre Entreprise & Société – relations qui se situent au cœur même des préoccupations éditoriales de la présente revue – quels sont, d’après vous, les questions qui vous paraissent les plus prégnantes dans la période actuelle ? Comment les traduire en termes de recherche et de formation ?
28I.H. : La crise sanitaire, environnementale, sociale, politique et économique que nous vivons est de nature à changer notre regard sur la manière dont nous appréhendons l’éducation et la recherche. Parce qu’elles ont une grande responsabilité dans la construction d’une société plus juste, les institutions d’enseignement supérieur sont appelées à être des catalyseurs de créativité. Nous vivons un moment historique qui peut être une opportunité d’infléchissement et de renouvellement du contenu de nos programmes de recherche et de formation, des modalités pédagogiques, de notre conception de l’internationalisation, de l’amplification de la pluridisciplinarité et de l’open science, …
Jamais le projet éducatif de Dauphine de former des citoyens actifs, réflexifs et responsables n’est paru aussi essentiel et urgent.
De manière plus spécifique nous avons lancé à Dauphine deux grands programmes transversaux pour appréhender les enjeux de la transition écologique et de la révolution numérique.
–Le premier est le programme « Dauphine Durable » : Il s’agira de diffuser auprès des étudiants les enjeux de la transition écologique en enrichissant de notre offre de formation de manière substantielle dans ce domaine. Il s’agit aussi de conjuguer l’excellence scientifique avec la responsabilité sociale et politique, mais aussi d’améliorer le fonctionnement de l’université en tant qu’organisation responsable, tant du point de vue de l’impact environnemental de nos actions que de la qualité de vie pour les étudiants et les personnels.
–Le second est le programme « Dauphine Numérique ». Ce programme pluridisciplinaire, sur lequel l’université met des moyens (financiers, RH…), est articulé autour de la formation initiale et continue, et de la recherche. Il vise à développer une approche réflexive de l’intelligence artificielle et des sciences des données, et d’en interroger les modalités, les usages, les effets. Notre université bénéficie sur ce sujet d’un atout décisif, celui d’être un lieu de croisement et d’hybridation entre plusieurs disciplines, dont les unes (mathématiques et informatique) maîtrisent les fondements des technologies, et les autres (droit, économie, management, sciences sociales) ont une compréhension de leurs effets sociaux, organisationnels et managériaux.
En 2020, elle prend la direction de l’EM Lyon.
29Isabelle Huault est professeure à l’Université Paris-Dauphine depuis 2005 et Vice-Présidente de l’Université Paris-Dauphine de 2015 jusqu’au 9 décembre 2016, date à laquelle elle devient Présidente.
De 2009 à 2015, elle a dirigé le centre de recherche Dauphine Recherche en Management (UMR CNRS 7088). Elle a également été Vice-Présidente du Conseil National des Universités (section sciences de gestion) de 2011 à 2015.
Elle est diplômée de l’EM Lyon, docteur en sciences de gestion et agrégée des universités.
En tant que professeure, elle enseigne la stratégie et la théorie des organisations. Ses travaux de recherche portent principalement sur la question de la construction sociale des marchés financiers, de la financiarisation et de la régulation financière.
Isabelle Huault est membre de plusieurs associations académiques internationales :
–European Group for Organization Studies (Egos),
–Academy of Management (AoM),
–Society for the Advancement of Socio-Economics (SaSE).
Elle a présidé l’Association Internationale de Management Stratégique (AIMS) de 2006 à 2008. Elle est membre de plusieurs comités éditoriaux de revues internationales dont Organization Studies et Organization.
Elle a été deux fois membre des jurys du concours national d’agrégation pour le recrutement des Professeurs des universités en sciences de gestion (2002-2003) et en économie (2013-2014).
Elle a écrit de nombreux articles, parus dans des revues nationales ou internationales à comité de lecture et elle est l’auteur ou le coordinateur d’ouvrages, notamment :
Critical Management Studies : Global Voices, Local Accents, Routledge, (avec C.Grey, V.Perret et L.Taskin), 2016.
Finance. The Discreet Regulator. How Financial Activities Shape and Transform the World, Palgrave MacMillan (avec C. Richard), 2012.
1 Pôle de recherche et d’enseignement supérieur (PRES) crée en 2010, devenue COMUE en 2015 et Établissement public expérimental en 2019 ; 11 établissements-composantes (ENS Ulm, Mines Paris, École de Chimie, ESPCI, École des Chartes, EPHE, Collège de France, CNSAD, Observatoire de Paris, Institut Curie …) auxquels s’ajoutent des institutions associées (Femis, ENSAD, CNSMDP, …)
2 De zéro à 2300 E/an au niveau licence, de zéro à 6500 E/an u niveau master (quid des frais d’inscription en doctorat/ ce sont les droits nationaux)
- CLIL theme: 3312 -- SCIENCES ÉCONOMIQUES -- Économie publique, économie du travail et inégalités
- ISBN: 978-2-406-10787-3
- EAN: 9782406107873
- ISSN: 2554-9626
- DOI: 10.15122/isbn.978-2-406-10787-3.p.0021
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 10-26-2020
- Periodicity: Biannual
- Language: French