Territory and resources. A common like any other? The study of the governance of a local development SCIC in the Vosges region
- Publication type: Journal article
- Journal: Entreprise & Société
2019 – 2, n° 6. varia - Authors: Morel (Camille), Poulain (Sébastien), Ezvan (Cécile)
- Pages: 105 to 127
- Journal: Business & Society
Le territoire et ses ressources,
un commun comme un autre ?
L’étude de la gouvernance d’une SCIC
de développement local dans les Vosges
Camille Morel
Chargée de recherche chez Crois/Sens et chercheuse associée au laboratoire EVS
Sebastien Poulain
Chargé de recherche chez Crois/Sens et chercheur associé au laboratoire MICA
Cécile Ezvan
Professeure associée à La Rochelle Business School – Excelia group et chercheuse associée à l’Institut de Recherche Philosophique de Lyon, Université de Lyon et au programme CODEV à l’ESSEC
La dichotomie entre privé et public est de plus en plus remise en cause, par l’arrivée d’acteurs hybrides aux modes d’organisation et de financement plus mixtes (Ostrom (2010), Richez-Battesti (2010), Eynaud et Laurent (2017)), ainsi que par la revitalisation d’écosystèmes économiques ancrés dans les territoires par des acteurs locaux (Delfavard 106(2016), Renouard et al. (2018), Chaillou (2018)). Ces formes de démocratisation de l’économie (Laville (2013 et 2016)) intègrent de nouveaux acteurs comme les citoyens, dans des décisions de développement qui les concernent directement. En contrepoint des modèles traditionnels strictement privés ou publics, certaines de ces démarches mettent en place des organisations spécifiques pour gérer des ressources « communes ».
Notre article porte sur une démarche collective centrée sur un bien qui peut être considéré comme un « commun » : le territoire. Au-delà d’un espace géographique borné, reconnu et gouverné par une autorité politique, le territoire est constitué des acteurs qui y habitent, y travaillent, s’y divertissent… et par leur mode de relation culturel et symbolique à cet espace (Debarbieux (1999)). Il dispose de ressources naturelles, d’un patrimoine historique et culturel, d’habitants et de réseaux sociaux, ancrés géographiquement et construits au fil du temps.
La démarche que nous avons étudiée vise à protéger, promouvoir et valoriser le territoire face à de nouveaux défis : déclin économique et démographique, difficultés sociales et sanitaires, prélèvement des ressources naturelles au-delà des seuils de renouvellement. Nous nous intéresserons en particulier au cas d’une société coopérative d’intérêt collectif (SCIC) fondée en 2018 à Mirecourt (Vosges) dans le but de fédérer les acteurs du territoire mirecurtien et ses alentours. Une collaboration a été envisagée avec d’autres villes proches, comme Vittel ou Contrexéville par exemple, dans des domaines comme l’agriculture en transition vers le bio ou le tourisme santé, en cohérence avec les aspirations des habitants. Le fait que ces derniers soient relativement peu nombreux – une population municipale de 5 285 habitants en 2016 – et que l’espace géographique en question soit petit – une superficie de 12,12 km2 – rend plus facile la cogestion d’un commun qu’à l’échelle d’une métropole.
Dans l’optique d’Elinor Ostrom, ce n’est pas le concept de « commun » à proprement parler qui caractérise les coopératives, mais plutôt la notion d’institution auto-organisée (Ranville (2018)) qui repose sur un système de règles édifiées par les membres pour eux-mêmes. Elinor Ostrom et l’école de Bloomington ont identifié des conditions favorables à l’auto-organisation pour la gestion de ressources naturelles, et en particulier des règles d’accès et d’usage (Ostrom et Schlager (1992)) permettant d’éviter la « tragédie des communs » (Hardin (1968)) et l’épuisement des ressources au bénéfice de quelques-uns et au détriment 107du collectif. Ces cadres d’analyse sont éclairants pour analyser d’autres formes d’actions collectives et de gouvernance de communs.
Notre question de recherche porte sur la gouvernance pertinente et opérante pour associer l’ambition citoyenne et l’ancrage territorial pour porter une telle démarche. Dans quelle mesure une SCIC peut-elle constituer une forme de gouvernance adaptée pour gérer le territoire comme un commun ?
Pour répondre à cette question, nous proposons de mobiliser l’approche des Communs d’Elinor Ostrom, ainsi que des travaux récents sur la gouvernance à l’échelle territoriale (Enjorlas (2005), Ehlinger et al. (2015)). Fondée sur un principe de gouvernance horizontale, inclusive et transparente, la SCIC n’échappe pas aux tensions. Celles que nous avons observées sont de deux types : d’une part, des tensions externes lors de la constitution de la SCIC puisque les acteurs du territoire se sont positionnés soit à l’intérieur, soit à l’extérieur de la SCIC. D’autre part, des tensions internes qui sont encore peu visibles et présentes mais qui pourraient prendre de l’ampleur du fait de la structuration particulière de la SCIC.
Nos observations révèlent des enjeux de légitimité locale et de construction démocratique de la SCIC à ses débuts. Même si en théorie « la gouvernance démocratique veille (…) à préserver des équilibres entre les sous-groupes et à favoriser l’expression de leurs divergences » (Maignan et al. 2018 p. 5), l’apparition de rapports de domination peut questionner la différence entre la théorie et la mise en pratique : y a-t-il une égalité réelle de statut dans la gouvernance en pratique ?
L’article est structuré en trois temps. Dans le premier temps, nous présentons le contexte, les origines du projet et les acteurs en présence. Nous montrons ensuite comment la dynamique collective a permis d’associer des acteurs publics et des acteurs privés qui ont appris à coopérer pour le territoire, à travers la mise en place d’une gouvernance nouvelle avec ses défis propres. En fin d’article, nous mettons en évidence les questions à résoudre avant de déployer le dispositif à grande échelle.
Méthodologie
Les résultats de recherche présentés dans cet article sont issus de deux sources principales : une observation participante effectuée entre juin 2017 et novembre 1082018 et 29 entretiens semi-directifs menés entre septembre et novembre 2018 avec les acteurs suivants :
– 7 représentants des 5 collèges de la SCIC : 1 « volontaires », 2 « acteurs bienveillants », 1 entreprises et financeurs responsables, 1 « acteurs de la recherche et du bien commun », 2 « institutions publiques »
– 1 salariée de la SCIC
– 12 personnes bénévoles ou ex-bénévoles du café UtopiC (dont 4 personnes qui ont voté contre l’entrée du café UtopiC dans la SCIC),
– 9 festivaliers du Festival UtopiC & Co (courts entretiens de 10 à 15 minutes tandis que les autres interviews ont duré 1 à 2 heures).
L’observation participante sur une durée longue a été rendue possible grâce à l’implication des trois auteurs dans l’une des entreprises sociétaires de la SCIC.
– Camille Morel, chercheuse salariée au sein de cette entreprise, a participé à plusieurs évènements menant à la constitution de la SCIC (débats au café Utopic, réunions d’information, Festival Utopic & Co, …) et a ponctuellement conseillé le café et la SCIC en proposant un appui méthodologique sur la gouvernance, les premières demandes de subvention, la formation des salariés, et l’organisation du festival participatif.
– Sébastien Poulain, salarié de la même entreprise, a réalisé des entretiens sur le vif des participants au festival en juin 2018, ce qui a permis d’observer les relations et conflits in situ. Sébastien a contribué à la communication numérique du festival et participé aux formations.
– Cécile Ezvan a participé, dans le cadre d’une convention de recherche avec le laboratoire CODEV de l’ESSEC, à la conception de critères d’évaluation de projets au service du bien-vivre pour le compte de la même entreprise, et suit à ce titre les expérimentations qui sont menées à Mirecourt.
Cet article s’inscrit dans une démarche de recherche-action dont les résultats de recherche inspirent des préconisations et des méthodologies d’actions.
1. Une démarche visant à promouvoir l’innovation citoyenne dans un territoire
1.1 La société coopérative d’intérêt collectif, renouveau
de la gouvernance coopérative à l’échelle du territoire ?
Les « territoires d’innovation » (Cordoba et al. (2013)) relient le succès des innovations sociales autant aux entreprises qui les promeuvent qu’aux citoyens qui les adoptent. Dans cette optique, c’est parce que l’innovation répond à un besoin, qu’elle accroît le pouvoir d’agir ou 109permet d’améliorer la qualité de vie sur un territoire donné, que les citoyens qui l’expérimentent, choisissent de l’adopter, la développent et parfois la diffusent à une échelle plus large. La valeur économique et sociale co-créée par les acteurs du territoire génère des formes de gouvernance spécifiques pour les orientations stratégiques, l’organisation des activités, et la gestion des ressources. La SCIC est l’une de ces nouvelles formes d’entreprise.
Issue de la loi no 2001-624, la SCIC suit l’esprit des règles coopératives et a pour but de produire ou fournir des biens et services d’intérêt collectif, présentant un caractère d’utilité sociale. Le mode de fonctionnement coopératif est une condition nécessaire à l’appellation SCIC, mais non suffisante. Ce modèle dépasse en effet la coopération entre des travailleurs qui unissent leurs moyens de production ou des consommateurs qui mutualisent leurs achats. La SCIC est une société de personnes, ayant une forme commerciale qui peut associer au sein de sa gouvernance des salariés, des bénévoles, des collectivités territoriales, ou bien encore des organismes non-gouvernementaux. Cette particularité du modèle permet – au moins en théorie – de mettre en œuvre une action économique et sociale au service de l’ensemble des parties prenantes. Elle permet également d’expérimenter de nouvelles formes de gouvernance plus participatives en vue de collaborations multi-partenariales entre différents acteurs d’un territoire.
La SCIC semble ainsi a priori un modèle particulièrement bien adapté pour promouvoir des projets au service des citoyens dans les territoires. Pourtant, la mise en œuvre d’innovations sociales répondant aux aspirations et aux besoins des citoyens est loin d’être simple. Elle suscite, au sein d’une SCIC comme au sein de toute organisation collective, des conflits d’intérêt, de personnes, de valeurs. Cet article analyse ce type de gouvernance multi-parties prenantes à partir de l’exemple de cette SCIC pour comprendre dans quelle mesure ce type de structure permet de concilier des initiatives privées, publiques et citoyennes.
1.2 Une SCIC dans les Vosges
pour développer les ressources du territoire
La SCIC que nous avons étudiée a été initiée par un « entrepreneur militant » c’est-à-dire un acteur qui mobilise « un certain nombre de revendications issues des mouvements sociaux tout en inscrivant son 110registre d’action dans une activité entrepreneuriale » (Landon (2015)). Celui-ci souhaite mobiliser des ressources pour animer un territoire en déclin du point de vue socio-économique. Ce faisant, il expérimente les préconisations issues d’un travail de recherche auquel il a participé quelques années auparavant et qui a donné lieu à une publication éditée avec le soutien de la DATAR : Territoires et Innovations (Cordoba et al. (2013)).
Celui-ci a participé à l’ouverture d’un café participatif accueillant des débats pour faire émerger les idées et projets des habitants permettant l’innovation dans leur territoire. Sensibilisé aux enjeux de la participation citoyenne, notamment à travers sa participation au concours d’urbanisme « Réinventer Paris » et des rencontres lors de la mission d’étude « Territoires et Innovations », cet entrepreneur souhaite démontrer l’efficacité de ce qu’il appelle un « protocole d’action pour les territoires innovants ». L’ouverture du café participatif correspond ainsi à la phase 1 : la mise en débat ou « inform’action », et le montage de la SCIC à la phase 2 : l’expérimentation ou « créa’ction ». Depuis son ouverture en 2015 (Bernard et Poulain 2019), le café a permis de mobiliser au total 1 100 adhérents et l’organisation de plus de 90 débats sur des thématiques en lien avec les ressources locales (parmi les thèmes abordés : l’Autre, les différentes formes d’intelligences, le territoire agricole). Ces débats ont facilité, semble-t-il, la mise en réseau et le portage de nouveaux projets de développement économique du territoire, objectifs déclarés dans la charte du café.
Caractéristique des « entrepreneurs militants » (Landon (2015) p. 3), le passage à l’action et le « faire » sont des termes récurrents dans le discours du leader de cette dynamique locale. Il devient ainsi le principal promoteur du montage d’une SCIC, pour structurer les propositions issues des débats. Le calendrier relativement rapide (Figure 1) du passage du débat à l’action est révélateur d’un paradoxe soulevé par Aurélie Landon : une exigence démocratique qu’il s’est lui-même imposé – l’« impératif délibératif » (Blondiaux (2008)) – combiné avec « la démarche de l’entrepreneurialisme urbain », que l’auteure observe aujourd’hui chez ce type de figure militante. Cette SCIC, dont la construction historique est représentée dans la chronologie de la Figure 1, est une prolongation plus économique du café qui se propose « d’accompagner et d’accélérer des initiatives citoyennes qui visent à être transformées en activités économiques pour développer le bassin de vie1 ». Cette dynamique 111d’ouverture de la gouvernance – également partagée par les différents échelons des institutions publiques – est de plus en plus reprise par certaines entreprises qui cherchent autant à démocratiser leur modèle de gouvernance qu’à améliorer leur procès d’innovation en cohérence avec les usages.
Fig. 1 – Chronologie de la création du café Utopic à la création de la SCIC.
La société coopérative d’intérêt collectif que nous avons étudiée a été créée début 2018 dans le but de construire une gouvernance nouvelle et une structure juridique pour des projets économiques en leur donnant un cadre d’action global dans lequel pourront être intégrés à terme des financeurs publics et privés. Siègent dans des collèges à part égales citoyens bénévoles, associations locales, entreprises classiques ou ESS, élus et/ou collectivités et chercheurs (dernier collège en cours de structuration). Présentée comme une initiative bottom-up, portée par des citoyens, la SCIC vise à mutualiser des énergies pour valoriser les ressources présentes sur le territoire dans le but d’améliorer le « bien-vivre » de ses habitants. Si le terme « commun » n’est pas prononcé en tant que tel par les membres de la SCIC, il figure dans ses statuts (p. 4).
112Après cette phase de lancement, la SCIC, comme le café Utopic, ont connu une crise. Plusieurs acteurs très impliqués jusque-là se sont désengagés du café en remettant en question le bien-fondé de l’engagement du café dans la SCIC aux côtés d’entreprises privées, non compatible selon eux avec la poursuite de l’intérêt général. Ces acteurs craignaient notamment que la « mission » de la SCIC et les profits réalisés par les partenaires de la SCIC ne soient pas exclusivement dédiés au territoire, et redoutaient que les conditions de gouvernance dans lesquelles la SCIC exerce ses activités ne garantissent pas son caractère d’utilité sociale2. C’est donc bien la légitimité du statut de la SCIC, autrement dit d’une entreprise commerciale intégrant des acteurs publics, associatifs, mais surtout privés, qui est remise en question par une partie des acteurs.
2. Apprendre collectivement
à gérer des biens communs
2.1. Les atouts du multi-partenariat :
mobiliser et relier les acteurs du territoire
La SCIC de Mirecourt repose sur plusieurs dimensions qui ne sont pas exclusivement économiques mais qui concernent la vie des citoyens (alimentation, forme/santé, logement) et vise à terme à identifier des projets correspondant aux besoins des citoyens et susceptibles de promouvoir l’économie locale. La SCIC, qui est un collectif de collectifs, contribue ainsi à favoriser la gestion collective de projets innovants en associant des acteurs multiples dans leurs missions et leur fonctionnement (Manoury (2001), Pezzini (2010)). À ce titre, la constitution de la SCIC est considérée par ses membres comme une réussite en soi, compte-tenu de la diversité des membres et des compétences rassemblées :
113Tab. 1 – Présentation des membres de la SCIC.
Organismes |
Café UtopiC |
Crois/Sens |
La Bouée |
Ville de Mirecourt |
La Vie Ensemble |
Institut du Beau-Joly (ITEP) |
Activités habituelles |
Rencontres, débats |
Développement économique local |
Insertion professionnelle |
Politique publique locale |
Intégration sociale |
Médico-éducatif |
Mode de fonctionnement interne |
Bénévolat animé par un CA |
Salariat |
Salariat dans une association |
Salariat et fonctionnariat dans une institution publique |
Salariat dans une association |
Salariat dans un établissement public |
Nombre de bénévoles ou salariés |
A atteint 1 1000 adhésions en une année |
10 salariés et dirigeants |
10,4 ETP soit 14 salariés ; 2 à 3 bénévoles ; vingtaine de contrats signés/an |
69 salariés |
Pas de salariés, une quinzaine de bénévoles |
49 salariés / 57 ETP |
Le premier projet financé par la SCIC, le Festival UtopiC & Co qui s’est tenu en juillet 2018, avait pour but de mobiliser l’ensemble des citoyens autour des thématiques du « bien-vivre », de présenter les initiatives locales déjà existantes, de les fédérer et éventuellement de repérer des projets qui pourraient être portés pour les compléter. Le festival a permis d’impliquer des nombreux acteurs du territoire, en plus des membres permanents de la SCIC : des bénévoles (200 en amont, 100 pendant le festival), 45 porteurs de projets, 15 associations, 14 institutions publiques. Cet évènement a également permis la participation de populations très diverses : des femmes au foyer avec leurs enfants, des retraités, des étudiants ou jeunes actifs, une famille dont le père sortait tout juste de prison, des jeunes ayant des troubles du comportement accueillis au sein de l’Institut médicoéducatif du Beau-Joly… La mixité sociale qui était recherchée au sein du café UtopiC s’est renforcée à cette occasion permettant à chacun de contribuer à cet évènement en fonction de ses compétences ou ressources disponibles.
Depuis le festival de l’été 2018, la SCIC a décidé de poursuivre cette démarche d’inclusion des populations vulnérables en embauchant en CDI et à temps-plein une « Entrepreneuse du bien-vivre » (EBV) qui anime des ateliers ou débats autour de l’alimentation, de l’activité physique, de la prévention en matière de santé. Il s’agit pour les participants de prendre conscience de leur « pouvoir d’agir ». Des expérimentations collectives leur sont accessibles (préparation de produits lacto-fermentés, potager en permaculture, pôle féminité). Le « défi 7 jours » est lancé en janvier 2019 pour accompagner ceux qui souhaitent améliorer leur santé globale à travers des conseils quotidiens en nutrition. Cette initiative vise à ouvrir à l’ensemble du territoire des expérimentations vertueuses menées à l’Institut du Beau-Joly, chaque structure membre de la SCIC contribuant à cet essaimage. Les activités sont ainsi organisées par l’EBV souvent en collaboration avec une coopération relais permettant de toucher des populations différentes (personnes en réinsertion, enfants présentant des troubles du comportement, migrants…) dans un cadre où elles se sentent déjà en confiance.
Cette forme de coopération permet ainsi d’associer les compétences de chaque acteur en termes d’ingénierie, de capacité de financements, de mobilisation ou d’accompagnement des personnes vulnérables. Elle met en valeur leur complémentarité, permet des synergies, et accroît 115leur échelle d’intervention. Les membres de la SCIC reconnaissent par exemple la capacité de l’entreprise à les aider à aller au-delà du territoire de Mirecourt : grâce à son réseau et aux compétences de son équipe, l’accès à des financements ou à des réseaux est facilité. De la même manière, les associations, déjà ancrées dans le territoire et accompagnant les habitants, apportent une connaissance des populations vulnérables et des enjeux sociaux à laquelle l’entreprise n’avait pas accès.
2.2 Processus d’appropriation
d’un nouvel outil de gouvernance
La SCIC est une société commerciale qui relève du régime privé. Elle peut aussi recevoir des dons, des financements privés ou publics, les politiques publiques récentes valorisant justement les projets issus de coopérations. Mais sa gouvernance, structurée par collèges, chaque membre ayant une voix indépendamment du capital apporté, différencie une SCIC d’une société traditionnelle. Cette forme de gouvernance semble assez déstabilisante pour une partie des membres qui ont l’habitude de prise de décision assez verticale dans leur propre structure. À titre d’exemple, le maire ne semble pas entièrement prêt à déléguer son pouvoir et déclare qu’à travers les subventions municipales « c’est de toute façon [lui] qui décide ce que font ou pas les associations locales d’[insertion] ». Cette forme de délibération remet en effet en question un pouvoir décisionnaire descendant et l’oblige à composer avec d’autres acteurs.
Les membres de la SCIC ont ainsi découvert ensemble ce nouvel outil de gouvernance, l’ont mis en place, ont observé ses avantages et ses inconvénients. À travers cette appropriation, ils ont appris à se connaître, créer de nouveaux liens forts ou faibles, imaginer de nouvelles complémentarités entre eux, développer de nouvelles compétences et les partager, augmenter leur capital socio-économique à titre individuel et collectif. Par exemple, les sociétaires ont travaillé ensemble la définition d’un intérêt collectif et d’objectifs partagés dès la constitution de l’organisation (Manoury et Burrini (2001)). En réfléchissant aux atouts et faiblesses de leur territoire, ils ont pris peu à peu conscience qu’il représente un bien commun et que sa préservation et valorisation impliquent un changement de paradigme.
1163. Les défis d’une gouvernance inclusive
Cette dernière partie analyse les « débordements » (Gourgues (2013)) ou écarts observés à ce jour entre les principes annoncés et les pratiques de gouvernance participative. Ces écarts sont à la source des tensions observées vis-à-vis des acteurs externes à la SCIC, et potentielles en interne. Les entretiens ont montré que la SCIC était perçue par ses membres et les acteurs externes comme une structure relativement innovante à laquelle ils sont peu habitués, une des raisons pour laquelle certains acteurs du territoire se sont montrés critiques.
3.1. Des parties prenantes aux missions et valeurs très diverses
Dans le cas de Mirecourt, des acteurs aux statuts, « missions », objectifs très variés ont été associés à la SCIC : des collectivités représentées par des élus aux côtés d’entreprises classiques ou ESS avec des acteurs associatifs, des structures locales, voire des citoyens à titre individuel. Si tous se retrouvent dans la « mission » de l’entreprise, qui comprend un volet de développement économique du territoire, leur fonctionnement interne et leurs attentes respectives sont très différents, comme l’indique le tableau ci-après.
Tab. 2 – Effets attendus par les différents membres de la SCIC.
Organismes / Effets attendus |
Économiques |
Sociopolitiques |
Symboliques |
Café UtopiC |
Directs : Financer des projets plus importants |
Indirects : Accueillir d’autres adhérents pour animer le café |
Directs : Reconnaissance locale |
Crois/Sens |
Directs : Tester une formation à l’entreprenariat alternatif, expérimenter un protocole |
Directs : Reconnaissance institutionnelle pour viser d’autres territoires |
Directs : Validation d’une méthode « Bien vivre maintenant » au niveau national |
117
Institut du |
Indirects : |
Directs : Reconnaissance institutionnelle |
Directs : Validation scientifique d’une méthode de soin |
La Bouée |
Directs : |
Directs : Reconnaissance institutionnelle |
Indirects : Reconnaissance de son utilité sociale |
Ville de Mirecourt |
Directs : Développement économique de Mirecourt = création de projets et d’emplois |
Indirects : Réussite potentielle en vue d’élections Directs : Reconnaissance institutionnelle |
Indirects : Reconnaissance locale d’une ville dynamique et favorable au bien vivre |
La Vie Ensemble |
Directs : Indirects : création d’emploi pour ses adhérents |
Directs : Intégration sociale, apprentissage de la langue et de la culture |
Indirects : Reconnaissance locale |
Dans ce type de structure hybride mêlant objectif sociaux et économiques, la diversité des effets attendus font souvent apparaître des tensions d’appartenances (Maignan et al. (2018) p. 4) entre des acteurs issus d’organisations différentes qui privilégient l’une ou l’autre de ces dimensions, selon leur organisation d’origine. Ainsi, si la diversité des identités est un atout en termes de compétences, elle représente aussi un risque pour la cohésion du conseil d’administration et des membres de la structure. Jarzabkowski et Fenton présentent les organisations pluralistes comme des organisations « typiquement marquées par la divergence des objectifs et intérêts des différents groupes qui les composent, chacun de ces groupes disposant de suffisamment de pouvoir pour légitimer ses propres objectifs dans la stratégie de l’organisation. » (Jarzabkowski et Fenton (2006) p. 631 in Michaud (2012)) L’un des défis de cette forme de gouvernance mixte serait donc l’absence théorique d’acteur dominant comme c’est habituellement le cas dans l’entreprise privée classique, résolvant facilement les hésitations dans le processus de décision. Pour cela, il faut se méfier de l’apparition spontanée d’un acteur prenant la 118responsabilité du leadership de la décision et le rendant ainsi plus fluide mais introduisant du même coup des rapports de domination dans le processus de décision, ce qui devait justement être évité par cette forme de gouvernance inclusive. Chaque membre doit donc rendre des comptes de ce que fait la SCIC auprès du collectif qu’il représente – et éventuellement obtenir son avis avant de voter une décision –, ce qui provoque parfois des complications, selon le mode de fonctionnement du collectif en question. Par exemple, toutes les décisions du Café Utopic se prennent à l’unanimité lors des Conseils d’Administration (CA) et la représentante du Café auprès de la SCIC doit ainsi faire la navette entre les deux structures. La Mairie fonctionne de manière plus verticale pour certaines décisions (prises par le Maire, que son adjointe porte ensuite auprès de la SCIC). Bref, ce collectif de collectifs est obligé de composer avec les différents fonctionnements de ses membres, ce qui engendre des temporalités parfois décalées. Il faut en outre noter, et c’est un point qui nous semble important de souligner au regard de l’ambition inclusive de la démarche, qu’il n’y a pour l’instant pas de collèges « usagers » dans la SCIC et ceux-ci ne sont représentés que par les directeurs des institutions qui les accompagnent. Ils n’ont donc pas directement voix au chapitre dans les instances décisionnelles.
Le processus de délibération est à ce jour relativement simplifié puisque la SCIC prend officiellement toutes ses décisions de manière collégiale et à l’unanimité, le bureau n’ayant qu’un rôle de représentation. Pour autant, le « off » joue un rôle important dans les délibérations puisque beaucoup d’informations sont échangées en coulisse, dans des moments informels (rencontres dans d’autres occasions, appels téléphoniques bilatéraux…) ce qui fait que certaines décisions sont déjà prises quand elles arrivent en délibération collective lors des conseils d’administration. Cela peut constituer une forme de domination ou de monopole par certains acteurs qui contrôlent l’information ou les compétences (Becuwe et al. (2014)).
3.2 La transparence des principes de gouvernance,
facteur clé pour éviter la « tragédie des communs » ?
D’une part, le fait que la SCIC prétende répondre à une demande sociale locale grâce à des débats participatifs organisés en amont au sein du café est contesté par sept démissionnaires du CA du Café Utopic depuis 2018. Ceux-ci se demandent si le café a véritablement servi l’émergence 119démocratique d’une structure économique de plus grande envergure et si ces débats n’ont pas été plutôt instrumentalisés pour légitimer les initiatives de la SCIC. Face à cette remise en cause, les membres de la SCIC, et notamment l’entrepreneur militant, admettent des erreurs : un manque de clarté dans la démarche, une mauvaise appréciation du temps dédié à la pédagogie, mais assurent que les informations étaient à disposition de celui qui voulait en savoir plus. Les statuts du café UtopiC, rédigés aux premiers temps du café, mentionnent explicitement la volonté de développement économique, la démarche d’expérimentations collectives et l’ambition d’un changement d’échelle. Pour autant, ces termes ne sont pas évidents à interpréter pour tout le monde, et il faut avoir connaissance de l’information pour pouvoir aller la chercher. De la même manière, l’entrepreneur concède que les réunions organisées pour expliquer la création de la SCIC, ses avantages, ses objectifs, l’ont été sans doute trop rapidement, donnant ainsi raison à ceux qui se méfiaient déjà et souhaitaient plus de transparence. Ainsi la méthode présentée comme participative, qui fait l’originalité de cette SCIC, n’est pas unanimement perçue comme telle et un défaut de participation est reconnu a posteriori.
D’autre part, la coopération entre des acteurs publics, privés et associatifs implique l’investissement d’acteurs salariés, élus, entrepreneurs ou bénévoles dans les activités de la SCIC, ce qui peut occasionner des différences de traitement vécues comme inéquitables. Cela a été le cas pendant le Festival Utopic & Co pour l’organisation duquel la SCIC a employé deux salariées pendant quatre mois et a bénéficié de trois autres salariés mis à disposition par l’entreprise. À cette occasion, la distinction entre salariés ou bénévoles n’a pas été bien comprise par l’ensemble des participants au festival parce que peu réfléchie en amont au sein de la SCIC. « Le groupe de pilotage ne doit pas avoir tous les pouvoirs sous prétexte d’être les salariés du festival, les voix des bénévoles sont à entendre et la charte se fait avec tous et pas à sept avec des décisions contestables et contestées », précise une membre du CA du café représentante du café dans la SCIC. Cette forme de gouvernance, en principe inclusive, a de fait exclu les bénévoles, lorsque les pouvoirs de décision et d’action ont été centralisés par les salariés. De plus, si la charte indiquait qu’aucun intervenant ne serait rémunéré, certains « prestataires » l’ont pourtant été, provoquant l’incompréhension et un sentiment de dévalorisation 120de la part de certains bénévoles du festival. Certains acteurs extérieurs ont ainsi trouvé illégitime qu’une SCIC puisse à la fois s’appuyer sur de l’engagement bénévole et du travail rémunéré, arguant que le premier serait « dénaturé » et « dévalorisé » par le second.
En outre, si la structuration en SCIC permet de développer la complémentarité des acteurs individuels qui la composent, elle est en partie limitée par leurs différences de capital social, culturel, économique. En effet, comme le souligne la représentante du café pour la SCIC, il faut du temps et de la pédagogie pour « faire adhérer au discours technocratique et ambitieux des personnes principalement portées vers les valeurs humaines, sociales et éthiques ». La très forte ambition organisationnelle et les références théoriques portées par les fondateurs de la SCIC ne sont en effet pas facilement compréhensibles et nécessitent une pédagogie et une communication adaptée pour pouvoir intégrer et faire participer des personnes qui n’ont pas l’habitude de ce type d’enjeux financiers, politiques ou stratégiques. Le calendrier parfois accéléré au gré des réponses aux appels à manifestation d’intérêt publics n’a pas toujours permis de prendre le temps qui y était nécessaire, ce qui a pu faire douter de nombreuses personnes de la « mission » collective portée par la SCIC.
Par ailleurs, cette forme de gouvernance ne semble pas permettre de dépasser les habituels conflits d’égos, inhérents aux organisations associatives, ni d’éviter les attaques personnelles, à l’échelle d’un territoire où les relations interpersonnelles (anciennes et en cours) pèsent fortement sur la dynamique d’innovation. Il faut ici souligner l’importance de la figure du leader, l’« entrepreneur militant », ayant initié et piloté la constitution du café puis de la SCIC et autour duquel de nombreuses tensions se sont cristallisées, certains l’accusant de favoriser les « intérêts de sa famille » (son épouse ayant accepté de présider le café au moment du lancement et sa fille étant l’une des salariée de la SCIC). La personnalisation des conflits dans les réseaux d’acteurs autour de personnes et non d’arguments ou d’intérêts pose alors la question de la solidité de ce type de réseau de réseaux qui peut être déstabilisé dans sa globalité par les attaques visant un seul de ses membres. La rupture lors de l’intégration de la SCIC au Projet Alimentaire de Territoire (PAT) en juin 2018 a ainsi été causée à la fois par le manque de concertation avec les partenaires et par des faits reprochés personnellement à l’« entrepreneur militant » : « un manque de volonté de s’intégrer à une dynamique déjà 121existante, et une tendance à la remettre en cause ou se l’accaparer », ainsi que par un manque « d’information des partenaires préalables à une demande de financement… ce qui entraine une perte de confiance » (compte-rendu de réunion PAT (juin 2018)).
Ainsi, la question de la confiance envers la SCIC et envers son « leader charismatique » semble déterminante. Dans le cas étudié, cette confiance a été partagée par ceux qui ont suivi les propositions du leader mais n’a pas été possible – voire a été rejetée – par ses détracteurs après les premières erreurs de gouvernance. Aussi, la qualité relationnelle instaurée avec le leader semble être un des critères majeurs de la construction de la SCIC et cela pose alors la question de la généralisation de la méthode.
3.3. Des points de vue divergents
sur la gestion de l’intérêt collectif
Si parmi les membres de la SCIC, tous ont fait le pari de cette gouvernance hybride, l’association d’acteurs publics et privés pour gérer l’intérêt collectif – parfois appelé « bien commun » par les membres de la SCIC – n’allait pas de soi pour tout le monde. À Mirecourt, nombreux sont ceux qui n’ont pas compris comment une association ou un café participatif, et leurs bénévoles, pouvaient s’engager aux côtés d’un acteur privé commercial, au sein d’une structure au statut juridique méconnu. C’est parce que la SCIC a intégré un acteur privé commercial, que le doute règne sur la « mission », les intentions d’intérêt collectif de la SCIC : « elle utilise le statut associatif et le travail bénévole sans avoir affiché clairement ses intentions dès le départ ». Certains acteurs du territoire lui reprochent « le détournement du statut associatif au profit d’intérêts privés », et craignent un « risque de récupération et de marchandisation d’initiatives citoyennes au profit de l’entreprise ».
D’autres enquêtés affirment ne pas avoir de problème avec le fait que la SCIC poursuive une activité économique, puisqu’ils sont « en faveur du développement du territoire ». Néanmoins, ils font reposer une partie de leurs critiques sur une divergence de « valeurs » sans détailler vraiment sur quoi elle se fonde, difficile donc de dire s’il s’agit de dogmatisme anti-entrepreunarial ou de positionnement politique. Ce serait la cohabitation de bénéfices économiques aux côtés de l’intérêt social qui serait impossible à leurs yeux car les « valeurs » défendues seraient contradictoires. La dichotomie marché/État ou public/privé 122semble impossible à dépasser pour ces personnes et il ne peut y avoir de troisième voie légitime entre ces deux options. Le défi de la SCIC consistera donc à convaincre et faire la preuve de sa « bonne foi » dans la recherche de cette alternative, sous peine d’être sans cesse disqualifiée et renvoyée à son statut de « société » même s’il est « d’intérêt collectif ».
La question des effets directs ou indirects (Figure 3) revient souvent dans les entretiens mais aucun des enquêtés ne déclare chercher des bénéfices directs pour lui-même ou le collectif qu’il représente. Chacun affirme compter sur les effets indirects produits par la rencontre et la mutualisation des ressources des différents membres au sein de la SCIC, comme s’il y avait un tabou à dire qu’ils pourraient en retirer un avantage économique ou individuel, même s’il est partagé et réinvesti dans les activités de la SCIC. Pourtant, l’activité économique figure bien dans les statuts : « le marché, l’entreprise, la rentabilité sont des objectifs dans le strict respect d’une démarche responsable d’un point de vue social et environnemental ; mais ils ne sont jamais une finalité ». Aussi, on peut se demander comment la SCIC assumera les bénéfices économiques qu’elle retirera et si elle les présentera comme un succès de l’ensemble du territoire (à travers la baisse du taux de chômage ou du taux de pauvreté, la hausse de la création d’entreprises…) et non comme une réussite individuelle. La complémentarité entre la mission sociale et économique de la SCIC est ainsi revendiquée par une partie des membres (l’entrepreneur et le directeur de la structure d’insertion) mais encore délicate à assumer pour des acteurs associatifs (notamment au Café Utopic dont une partie des membres l’ont totalement rejetée).
D’autres accusent également la SCIC d’« occuper le terrain et de se substituer aux projets déjà existant sur le territoire », autrement dit d’accaparer les financements publics pour des projets dont ils contestent l’efficacité et la légitimité. Dans un contexte de baisse des finances publiques, la SCIC pourrait donc être remise en cause parce qu’elle vient concurrencer des projets purement publics ou associatifs dans l’accès à des financements publics. Est-il alors possible d’éviter la « tragédie des communs » à partir d’un mode de gouvernance hybride, coopératif et commercial ? Dans le cas de Mirecourt, la question reste ouverte : le projet de légumerie-conserverie porté depuis le début par la SCIC, à l’origine des premières subventions régionales obtenues, a dû être abandonné par la SCIC et sera finalement porté par la Communauté de communes, faute de 123trouver une forme de gouvernance qui convienne aux acteurs externes de la SCIC. Mais celle-ci reste très active et pourrait intégrer ce type de projet à l’avenir. Même si de nombreux exemples de retour à une gestion publique des communs ont été étudiés (Combes et al. (2016)), l’enjeu des communs sociaux au xxie siècle selon Delfavard (2017) est celui d’une nouvelle alliance (« alliance inédite » selon les termes de notre « entrepreneur militant ») entre l’État social et des écosystèmes territoriaux ouverts sur le monde. Les deux exemples de communs sociaux qu’il étudie, l’un orienté vers l’emploi avec le PTCE Pôle sud Archer, l’autre orienté vers la santé avec le GCSMS de Lorris, articulent leur dynamique de développement avec les droits sociaux de l’État social et transforment ainsi des ressources en capacités à choisir leur mode de vie sur les territoires.
A Mirecourt, ceci nécessiterait de travailler collectivement sur la définition de l’intérêt collectif porté par la SCIC et la méthode et le discours que ses membres souhaitent adopter et mettre en avant. Pour cela, un accord sur les objectifs et valeurs communes est à établir. De même, la mise en place d’un comité de suivi ou de régulation des conflits, permettrait aux voix dissonantes de s’exprimer, de manière à s’assurer qu’un sens partagé est toujours le moteur de l’action collective. En effet, parvenir à faire coopérer des acteurs aux intérêts très différents demande de faire le diagnostic en amont des apports et intérêts de chacun, de s’assurer que tous en sont conscients et l’acceptent, et le cas échéant d’équilibrer au mieux cette distribution. Ce type de gouvernance suppose néanmoins une réflexion sur la place du conflit dans le processus de délibération : le consensus à tout prix provoque souvent des frustrations qui peuvent briser la dynamique de coopération à long terme (Morel (2016)). La question du conflit se pose en tout cas dans de nombreuses SCIC et de nombreux auteurs (Maignan et al. (2018)) soulignent d’ailleurs la vertu des tensions dans le fait qu’elles s’expriment pour commencer et qu’elles poussent les acteurs à se dépasser et innover.
124Conclusion : le pari ambitieux d’une gouvernance inclusive et d’alliances inédites
La SCIC de Mirecourt s’inscrit dans un territoire en difficulté, avec un réseau d’acteurs entrepreneuriaux, publics ou associatifs, stabilisé autour de ses ressources peu généreuses mais relativement stables. Aussi, l’arrivée d’un collectif hybride, piloté qui plus est par un « entrepreneur militant » bousculant les schémas traditionnels (économiques, d’action publique et de relations interpersonnelles) a marqué un clivage entre ceux qui étaient prêts à donner une chance à cette forme de remise en cause et ceux qui ont contesté sa méthode et sa légitimité. La SCIC est donc aujourd’hui mise à l’épreuve de la confiance par les autres acteurs du territoire et devra prouver sa capacité à s’attaquer à des enjeux aussi importants avec de nouveaux partis-pris. Si le cas de la SCIC étudiée montre plusieurs spécificités, il met également en lumière des points que l’on retrouve dans d’autres exemples de SCIC ou de formes de gouvernance hybrides, notamment la question de la coopération entre des intérêts divergents et de l’inclusion d’acteurs différents dans un mode de gestion collectif et donc commun à tous.
L’ambition d’une SCIC est double : faire collaborer à l’échelle locale (ou nationale puisque la SCIC Enercoop a été constituée au niveau national avant de créer un réseau de SCIC locales) différents acteurs selon des modalités de gestion démocratique, et faire en sorte que l’objectif de rentabilité de l’entreprise se fasse en accord avec une action durable et responsable. Les associés, qui rendent cela possible à travers leur engagement, doivent apprendre à porter ces responsabilités. Ce double objectif – on l’a vu plus haut – n’est pas simple à faire partager, y compris en interne.
D’un point de vue empirique, la réussite d’une coopérative est bien plus difficile que celle d’une simple entreprise capitaliste, car elle doit non seulement, comme cette dernière, viser une réussite économique, mais aussi et surtout une réussite humaine. Elle requiert chez ses membres, un grand sens de la solidarité et de la responsabilité. La solution coopérative est le contraire d’une solution de facilité, et c’est un engagement très prenant et intense. Le surinvestissement des personnes, lié au sens de 125l’action, et les difficultés à dissocier les besoins individuels des besoins collectifs, créent parfois une confusion entre sphère professionnelle et sphère privée. Cette face cachée du système coopératif s’ajoute à la volonté d’agir de façon responsable, afin que l’entreprise remplisse un véritable rôle social ou écologique à l’échelle d’un territoire et d’un collectif, très chers aux membres de la SCIC. En effet, non satisfait de garantir une écologie humaine à l’intérieur de l’entreprise, le modèle de la SCIC souhaite également garantir une capacité d’action à ses parties prenantes.
Malgré cette grande ambition, il est souvent difficile d’inclure la totalité des membres à égalité dans la gouvernance, et le poids des habitus sociaux, des conflits de personnes aux conflits de valeurs, se font souvent ressentir. En effet, certains membres ne disposent pas des codes informels de l’organisation, nécessaires à la mise en avant d’un projet personnel ou à la prise de pouvoir. La SCIC, bien qu’elle puisse remédier à ces mécanismes d’exclusion, n’y échappe jamais tout à fait, tout comme elle n’échappe pas aux logiques concurrentielles à l’échelle globale.
Il existe d’autres structures juridiques locales qui visent à lancer des projets : clusters, agences de développement territorial, pôles de compétitivité… Mais ces outils ne permettent pas d’inclure une diversité d’acteurs (citoyens, associations, TPE, PME, collectivités territoriales, centres de recherche…) pour mettre en place des collaborations (avec un objectif de rapports équilibrés) en vue de la mise en place de projets thématiques et de la gestion du commun que constitue le territoire.
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1 Bilan annuel de la SCIC, juin 2018.
2 La circulaire du 18 avril 2002 relative à la société coopérative d’intérêt collectif complète la qualification de l’utilité sociale en faisant référence à l’arrêt du commissaire du gouvernement DELMAS-MARSALET du 30 novembre 1973 : « Le caractère d’utilité sociale d’une institution ne découle pas du secteur dans lequel elle exerce son activité, mais bien des conditions dans lesquelles elle l’exerce. »
- CLIL theme: 3312 -- SCIENCES ÉCONOMIQUES -- Économie publique, économie du travail et inégalités
- ISBN: 978-2-406-10785-9
- EAN: 9782406107859
- ISSN: 2554-9626
- DOI: 10.15122/isbn.978-2-406-10785-9.p.0105
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 10-26-2020
- Periodicity: Biannual
- Language: French
- Keyword: SCIC, cooperative, governance, common goods, local economic development