Plastic, from private and public issue to common property? Based on a plastic recycling experiment by Danone
- Publication type: Journal article
- Journal: Entreprise & Société
2019 – 2, n° 6. varia - Author: L'Huillier (Hélène)
- Pages: 143 to 160
- Journal: Business & Society
Le plastique, d’un mal privé
et public à un bien commun ?
À partir des expériences de Danone
autour du recyclage du plastique
Hélène L’Huillier1
ESSEC Business School
Introduction
La production mondiale de plastique n’a cessé d’augmenter au cours des cinquante dernières années et totalise 359 millions de tonnes en 2018 selon la fédération PlasticsEurope. Massivement utilisés pour les emballages dans l’industrie de consommation, les plastiques mettent entre 100 et 1000 ans à se décomposer. Une mauvaise gestion de leur fin de vie a des conséquences sanitaires et écologiques dramatiques. Au-delà de leur rôle écologique, la collecte et le recyclage des déchets permettent à de nombreuses personnes dans les pays du Sud de vivre. La réalité sociale derrière le travail informel de chiffonniers est toutefois très difficile, marquée par différentes formes de précarité et d’exclusion [Cirelli & Florin (2015) ; Corteel & Le Lay (2011) ; L’Huillier & Renouard (2017)].
Les matières plastiques et les déchets qu’elles deviennent en fin de vie constituent à première vue un mal à la fois privé et public. Cependant, de nombreuses initiatives locales de traitement, recyclage et valorisation invitent à sortir de cet accaparement par une gestion commune de ces déchets depuis la création jusqu’à leur réutilisation. Il s’agit d’étudier si 144et comment une transition s’opère, pour faire d’un mal privé et public un (bien) commun.
L’approche des communs dans sa triple dimension économique [Ostrom (1990)], culturelle [Le Roy (2015)] et politique [Dardot et Laval (2015)] semble adaptée à une telle étude des déchets plastiques, notamment dans la mesure où les déchets collectés dans les décharges ont pu être envisagés comme des biens communaux [Sicular (1992)]. Elle s’intéresse notamment à trois aspects déterminants de tout processus de gestion ou d’administration d’un bien social : la détermination de la ressource, les règles (droits et obligations) relatives à son usage, et le mode de gouvernance approprié [Coriat (2015)]. Le paradoxe de la ressource ici considérée, le plastique, tient à ce que la réalisation d’un objectif écologique implique sa disparition, alors même qu’il s’agit de définir à court terme les conditions de son partage et de son usage par différents acteurs pour qui elle est parfois un instrument de survie.
La réflexion sur le plastique met en évidence un aspect parfois occulté par la réflexion sur les communs, l’interrogation collective nécessaire autour de la finalité de cette démarche en commun. Nous insistons sur cette dimension délibérative, et définissons les communs comme une démarche d’interprétation et d’action collective en vue de la répartition et de l’usage des biens (ressources) au service du lien social et écologique [Renouard (2017)]. Dans le cas étudié, la visée consiste à lutter contre l’augmentation du plastique en circulation, les décharges à ciel ouvert, le travail dégradant et pénible, et l’exclusion des plus pauvres.
Cet article s’intéresse en particulier au rôle des acteurs privés, et s’appuie sur des études de cas portant sur des projets de recyclage inclusif au Mexique, en Indonésie, au Brésil et en Argentine menés par Danone dans le cadre de son fonds Écosystème. Nous souhaitons montrer comment des initiatives locales mettent en évidence le défi, et la nécessité pour que l’usage du plastique devienne un commun, d’analyser les modalités de partage, tant de la valeur économique créée que du pouvoir entre les acteurs, au long de la filière considérée. Afin d’appréhender ces rapports de force au long d’une chaîne de valeur et en particulier la position des plus vulnérables, nous complétons l’approche des communs par une réflexion sur l’empowerment, individuel et collectif, des chiffonniers concernés par les projets. Notre thèse est que la dimension politique de l’empowerment, initialement sous-estimée par des acteurs privés en quête d’amélioration de la productivité des chiffonniers 145ou de l’efficacité gestionnaire des usines, est centrale. La première partie de notre étude vise à enrichir le modèle d’Elinor Ostrom par une analyse en termes d’empowerment des acteurs les plus vulnérables, au long d’une filière impliquant des entreprises transnationales et des États. La seconde partie applique cette démarche à l’analyse de projets de recyclage de Danone.
1. Vers une gestion émancipatrice et partagée
des déchets plastiques
1.1. Une praxis collective contre le plastique,
mal privé et public ?
Nous distinguons deux types de responsabilité : (1) vis-à-vis de la ressource et des conditions de sa production, de son utilisation et de sa récupération ; (2) vis-à-vis des personnes pour qui cette ressource est une condition de survie.
Cette double responsabilité invite à identifier les obligations communes et partagées de différents types d’acteurs. Le bien commun relatif au soin des déchets plastiques est donc envisagé non pas de façon fixiste, à la fois dans la définition de la ressource et dans les règles et usages qui la caractérisent, mais selon une perspective évolutive et transformatrice. Nous nous rapprochons d’une définition du commun comme praxis collective consciente [Dardot et Laval (2015)] : il s’agit de faire émerger des représentations et significations sociales partagées, source d’une révision des institutions, et de nouveaux modèles économiques – faiblement carbonés et respectant la dignité des personnes.
La responsabilité vis-à-vis des personnes vulnérables qui dépendent de la récupération du plastique implique de s’interroger sur les facteurs d’empowerment leur permettant l’accès aux conditions d’une vie digne. Nous défendons une conception consistant à donner les moyens à des individus et à des groupes d’être durablement acteurs de leur vie personnelle et collective2. L’approche des capacités (Nussbaum, 2001 ; Sen, 1999) s’intéresse aux processus qui permettent à des individus d’acquérir les ressources et moyens 146d’élargir leur capacité de choix libre et éclairé. Une telle conception peut être formulée en termes d’empowerment [Kabeer (1999), Ibrahim et Alkire (2007)], dans sa triple polarité à la fois individuelle, sociale et politique [Ceara-Hatton, Cañete Alonso & Velasco (2008)]. Elle rejoint notre propre cadre théorique [Renouard, L’Huillier, Stievenart, Sheehan & Fujiwara (2014)] distinguant trois dimensions socio-économique, socio-culturelle et politique de l’empowerment. Une telle conception vise une transformation des rapports de force, une véritable prise de pouvoir des personnes plus vulnérables, ce qui suppose de reconnaitre les tensions possibles avec des objectifs centrés sur une performance économique à court terme.
1.2. Responsabilités particulières
des industries génératrices de déchets
Comment « individualiser » la responsabilité spécifique des entreprises transnationales qui engendrent une quantité importante de déchets plastiques, vis-à-vis d’une ressource dont la production est encouragée tant par les consommateurs que par les pouvoirs publics ?
Nous définissons la responsabilité de l’entreprise dans ses différentes dimensions (économique et financière, sociale, sociétale et environnementale, politique) d’une double façon [Renouard (2015)] : à la fois comme imputation à l’égard des effets directs de son activité sur des parties prenantes affectées, et comme mission vis-à-vis des biens communs mondiaux à l’égard desquels elle se situe comme co-acteur, avec d’autres [Bommier et Renouard (2018), Néron (2010), Renouard (2007)]. La responsabilité comme imputation est liée à la reconnaissance qu’une entreprise est un acteur destiné à mettre sur le marché des biens et services dont il s’agit à minima de vérifier qu’ils sont compatibles avec l’intérêt général [Hurstel (2012)]. Les définitions par l’ONU (2011), par l’OCDE (2011) et par l’UE (2011) de la responsabilité sociétale des entreprises (RSE) vont dans ce sens, puisque la RSE est conçue sous l’angle de la maîtrise par une entreprise de ses impacts, au long de la chaine de valeur, et en lien avec le cœur de métier.
Dans le secteur des déchets et du recyclage, quelques avancées timides ont vu le jour dans des pays où sont subis les effets de dégradations environnementales par la pollution plastique et les conséquences d’un 147partage très inéquitable de la valeur au long de la chaine de production et de recyclage. En Amérique latine, plusieurs pays ont ainsi mis en œuvre des réglementations cherchant à mieux faire droit à la récupération de la ressource et aux conditions de vie et travail des chiffonniers. C’est notamment le cas du Brésil depuis la loi de 2010 instaurant une responsabilité partagée des pouvoirs publics, des entreprises et des consommateurs vis-à-vis des déchets.
1.3. Les déchets plastiques :
des rapports de force au bien commun ?
Le souci de l’empowerment des personnes affectées par la production de plastique implique l’inscription de la RSE au cœur de la stratégie entrepreneuriale. L’interrogation en termes de communs appliquée à la filière du recyclage permet d’analyser si par cette voie peut être explorée une transformation possible des logiques dominantes – en évitant le risque d’une récupération par la seule entreprise capitaliste des bénéfices de cette transformation, mais en rendant possibles de nouveaux rapports de pouvoir, au bénéfice des plus vulnérables. Le croisement entre approche des communs et empowerment peut-il être fécond pour préciser les voies d’une telle transformation de la filière des déchets ?
D’un côté, il existe une proximité entre les deux approches : l’attention à la démarche politique en commun correspond bien à l’empowerment dans son versant social et politique, tel que nous l’avons défini. En effet, dans la perspective des communs présentée par Ostrom :
–les règles communes sont définies par les propriétaires/utilisateurs,
–la gouvernance est partagée ou polycentrique,
–une attention est portée à la subsidiarité, c’est-à-dire à la définition des règles d’usage et d’accès, des modes de surveillance et de sanction, par les populations les plus directement concernées.
Les principes communs aux institutions durables de ressources communes, définis par Ostrom à partir de travaux empiriques, sont donc convergents avec le souci de donner aux populations vulnérables les moyens d’un contrôle accru sur leur environnement naturel et politique, par une attention aux conditions institutionnelles qui permettent ce contrôle.
148Selon nous, la notion d’empowerment ajoute à la démarche des communs deux dimensions :
–Elle met en évidence les rapports de force, et invite à donner plus de pouvoir à ceux qui en manquent. Elinor Ostrom insiste peu sur les processus externes qui permettent ou pas aux principes de gestion des communs de s’exercer [Obeng-Odoom (2016)].
–Elle explicite les enjeux relatifs aux dimensions individuelles (socio-économiques), et socio-culturelles du développement : comment certains sont exclus de l’accès à des conditions dignes de vie et comment jouent les représentations collectives vis-à-vis de l’administration en commun de cette ressource.
Réciproquement, par rapport à la seule notion d’empowerment, la démarche des communs établit un lien plus ferme avec les enjeux écologiques, les ressources, pour déterminer ce qui doit rester inappropriable ou, dans le cas du plastique, ce qui doit faire l’objet d’une révision drastique de nos représentations collectives, pour assurer les conditions de la préservation de nos milieux de vie.
L’hypothèse que nous souhaitons tester à partir des projets menés par Danone autour du recyclage est la suivante : pour faire des déchets plastiques un (bien) commun, il faut territorialiser leur gestion/administration/gouvernance, en favorisant l’empowerment politique des chiffonniers et appliquer la démarche politique et économique des communs à l’économie circulaire du plastique, en mettant en exergue les dilemmes éthiques auxquels les différents acteurs (et en particulier les multinationales) doivent faire face.
1492. La chaine du recyclage du plastique
au défi des communs : analyse des projets de Danone
2.1. Les projets du cluster « recyclage »
du Fonds Danone Écosystème
Danone promeut un « double projet » économique et social. Le Fonds Danone pour l’Écosystème (FDE) a été créé en 2009 et doté de 100 millions d’euros qui ont permis de financer plus de 70 projets dans 30 pays. Ces projets sont conçus comme des expériences locales visant le développement par l’activité économique des acteurs les plus vulnérables dans la chaîne de production.
En 2016, lors de nos terrains, le cluster portant sur le recyclage regroupe quatre projets en Indonésie, au Mexique, au Brésil et en Argentine. Il a une importance stratégique puisque, par ces projets, Danone teste de nouvelles façons de sécuriser son approvisionnement en plastique tout en réduisant son impact écologique. Différents choix ont été effectués selon les pays :
–Mexique : construction d’un centre de tri à destination des chiffonniers (pepenadores) d’une décharge dans la ville de Mexicali ;
–Indonésie : financement d’une usine transformant le plastique acheté aux chiffonniers des rues (pemulung), dans laquelle travaillent des salariés, à Tangerang ;
–Brésil : appui à des petites coopératives de chiffonniers (catadores) travaillant dans des centres de tri dans différentes villes de l’État du Minas Gerais ;
–Argentine : appui à des coopératives de chiffonniers (cartoneros) plus grandes et mécanisées, à Buenos Aires.
Ces choix sont liés aux différents contextes locaux, et notamment à l’existence de réglementations nationales (Brésil) ou régionales (Argentine).
L’apprentissage rendu possible par ces projets est progressif, à travers des expériences initiées sans que les acteurs aient toujours une connaissance approfondie du contexte socioculturel des groupes de travailleurs concernés. Danone affirme vouloir tirer les leçons de ces 150expériences pour envisager des stratégies de plus long terme et de plus grande envergure. Là où d’autres acteurs privés font le choix de modèles mécanisés, ou investissent dans des fonds promouvant le recyclage en se limitant à une responsabilité financière, le choix de s’engager directement et de travailler avec l’écosystème existant en cherchant à conserver les emplois (même informels) est singulier, et a motivé une recherche-action sur cinq ans par une équipe pluridisciplinaire de l’ESSEC.
Pour analyser les projets de recyclage de Danone, nous avons collecté des données auprès de chiffonniers et d’autres acteurs des projets. Plusieurs vagues d’enquêtes quantitatives et qualitatives ont été menées en Indonésie et au Mexique pour un total de 5 à 6 mois de terrain dans chaque pays (900 chiffonniers interrogés au Mexique et 355 en Indonésie), entre 2011 et 2015. En 2016, nous avons par ailleurs effectué des visites de deux semaines, au Brésil et en Argentine, pour recueillir des données qualitatives auprès de différents acteurs.
2.2. Évaluation des projets
selon les principes des communs
Nous prenons comme base d’étude la grille des principes d’Ostrom, en y apportant des compléments à partir de la notion d’empowerment, qui permet d’articuler la réflexion sur les communs avec une réflexion critique sur le modèle économique et l’organisation de la filière dans lesquels ces initiatives s’insèrent. Nos critères ajoutés à la grille portent sur :
–l’importance du contexte et des conditions juridiques et politiques qui favorisent ou pas une telle gestion coopérative. Les règles ne sont pas définies de façon ancestrale comme cela peut être le cas pour les communs liés à des ressources naturelles, mais peuvent être modifiées en fonction de l’évolution des représentations et des actions collectives vis-à-vis de la ressource. Il s’agit de vérifier si les conditions institutionnelles externes d’une gouvernance favorisant un partage du pouvoir et des responsabilités3 sont remplies.
–La question des processus de contrôle accru des chiffonniers sur leur existence, par ces projets. Il s’agit de vérifier que ceux-ci ne se réduisent pas à une amélioration à la marge et à très court terme, d’une manière instrumentale pour la grande entreprise, 151–voire perverse [Pérémarty (2015)]. C’est ce que mesurent les trois dimensions de l’empowerment économique, social et politique. Cinq des principes d’Ostrom (dispositifs de choix collectifs, surveillance, sanctions, mécanismes de règlement des conflits et reconnaissance des droits d’organisation) correspondent aux critères d’empowerment politique, et sont complétés par des critères relatifs à la reconnaissance socio-culturelle des chiffonniers (empowerment socio-culturel) et de l’amélioration de leurs conditions de vie (empowerment socio-économique).
–Les conditions d’une transformation durable des modèles économiques favorisant la gestion des déchets plastiques comme un commun et une pérennisation des acquis sociaux, environnementaux et de gouvernance des projets. Nous proposons de considérer deux composantes : la première tient à la contribution des projets à une diminution de la quantité de plastique en production et en circulation sur le long terme. L’autre critère tient au caractère durable du renforcement des capacités des chiffonniers.
Il en résulte une révision du cadre proposé par Ostrom, pour faire valoir ces différents éléments, en distinguant six grandes dimensions, reprises dans le Tableau 1.
Tab. 1 – Principes de gestion émancipatrice des communs et critères associés.
Principes de gestion émancipatrice |
Adaptation aux projets |
1 - Frontières - limites définies |
|
a- Frontières de la ressource |
a- Définition précise du projet |
b- Frontière de ses utilisateurs |
b- Définition précise des participants |
2 - Cadre institutionnel externe |
|
a- Cadre juridique favorable aux co-responsabilités des acteurs de la filière |
a- Existence de règles voire de lois nationales ou régionales |
b- Gouvernance partagée de la filière (entreprises imbriquées) |
b- Chaine du recyclage : Partage équitable de la valeur créée ? Gouvernance polycentrique ? |
3 - Empowerment politique |
|
152
a- Concordance entre règles d’appropriation et fourniture et conditions locales d’approvisionnement |
a- Évolution vers une organisation coopérative et attention à la culture économique et politique locale |
b- Dispositifs de choix collectifs |
b- Participation aux décisions des chiffonniers |
c- Mécanismes de surveillance, sanctions et règlement des conflits |
c- Mise en place de processus par les parties prenantes du projet et transparence |
4 - Empowerment socio-économique |
|
Amélioration des conditions de vie des utilisateurs, contrôle sur leur existence |
Amélioration des ressources, conditions de travail et de vie des chiffonniers à travers les projets |
5 - Empowerment socio-culturel |
|
Reconnaissance sociale des utilisateurs |
Reconnaissance, estime de soi des chiffonniers |
6 - Durabilité et effets systémiques des projets |
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a - Objectif écologique et commercial de réduction de la production de la ressource |
a- Transformation du modèle économique de l’entreprise : réduction de la production de petites bouteilles, développement de filières courtes, etc. |
b - Pérennité des acquis sociaux – environnementaux – de gouvernance pour les plus vulnérables |
b- Pérennité des projets ; intégration dans une démarche stratégique plus globale de l’entreprise |
Les paragraphes suivants résument la situation des quatre projets de recyclage inclusif étudiés d’après les critères présentés dans le Tableau 1.
2.2.1. Des limites clairement définies
Les projets portent sur des définitions différentes de la ressource plastique, en particulier concernant sa provenance, mais celle-ci a des limites bien précises pour chaque projet : plastique récupéré dans les rues pour le projet indonésien, collecté sur une décharge puis sur un centre de tri pour le projet mexicain, issu de la collecte sélective à Buenos Aires et Mendoza pour le projet argentin, et issu de la collecte sélective dans une quarantaine de plus petites villes pour le projet brésilien.
153Les personnes concernées par les projets diffèrent également :
–en Indonésie, le projet visait d’abord les pemulung4 de la rue ; il a été recentré en 2013 sur les salariés de la Recycling Business Unit (RBU) de Tangerang, moins nombreux et non directement concernés par les enjeux de vulnérabilité mentionnés plus haut (il ne s’agit pas de chiffonniers).
–Au Mexique, le projet concerne les 400 pepenadores4 de la décharge de Mexicali, qui appartiennent à des groupes formalisés. Les chiffonniers de la rue ne sont pas concernés.
–En Argentine, le projet vise à la fois les cartoneros4 travaillant dans les centres de tri et ceux de la rue qui approvisionnent les centres.
–Au Brésil, il concerne principalement les catadores4 travaillant dans les centres de tri, et moins directement ceux de la rue.
2.2.2. Des cadres institutionnels externes plus ou moins aboutis
Les projets diffèrent nettement par leur ancrage dans des évolutions réglementaires : des lois sur la responsabilité partagée existent en Indonésie (depuis 2008) et au Brésil (depuis 2010) mais la première a encore peu d’effets structurels tandis que la seconde est déjà appliquée et contraignante. En Argentine, l’absence de loi au niveau national est en partie compensée par un engagement fort à Buenos Aires – ville du projet – autour de la loi Basura Cero (2008). Au Mexique, aucune loi nationale n’encadre la production de plastique.
Le rôle d’une entreprise comme Danone au sein de la chaîne de recyclage (en termes de partage plus ou moins équitable de la valeur créée, et de stabilité des partenariats) varie également selon les pays :
–en Indonésie, Danone a des relations stables avec la RBU et les pouvoirs publics mais s’est donné des leviers d’actions très limités en recentrant le projet sur quelques salariés de la RBU.
–Au Mexique, les relations avec l’entreprise propriétaire du centre de tri (PASA), les pouvoirs publics de Mexicali et les groupes de 154–chiffonniers sont fragiles et la chaîne de valeur du recyclage reste peu structurée ce qui fait peser des risques sur la durabilité du projet.
–En Argentine, la position de Danone vis-à-vis d’autres acteurs (groupements d’entreprises et réseaux d’influence comme Avina-IRR ou CEMPRE) et des pouvoirs publics est assez stable. L’entreprise souhaite « engager toute la marque » et sensibiliser le consommateur au recyclage, se donnant ainsi un rôle plus prononcé.
–Au Brésil, la position de Danone s’est renforcée en lien avec les organisations régionales comme le réseau de catadores et les pouvoirs publics, dans le cadre d’une gouvernance polycentrique où Danone et le projet sont en lien avec les pouvoirs publics au niveau national (loi), à celui des États (versement des subventions)et au niveau municipal (où la logistique des projets s’opère).
La reconnaissance minimale de droits d’organisation aux chiffonniers pourrait également permettre une meilleure reconnaissance publique. À cet égard, le projet indonésien n’a pas eu d’effets sur la reconnaissance du travail des pemulung. Dans le cas mexicain, les droits d’organisation sont revendiqués à travers des actions collectives, et le projet a amélioré en partie les capacités politiques des pepenadores [L’Huillier (2017), L’Huillier et Renouard (2018)] mais ces acquis restent fragiles et très locaux. Les projets argentin et brésilien s’inscrivent dans des contextes plus favorables avec des coopératives déjà très institutionnalisées malgré des différences entre les sites des projets.
2.2.3. Un empowerment politique en cours
Les trois critères d’Ostrom portant sur la surveillance, les sanctions et les mécanismes de résolution des conflits peuvent être lus comme des leviers d’empowerment politique des groupes de chiffonniers puisqu’ils facilitent l’organisation collective des coopératives ou syndicats.
–En Indonésie, le projet ne concerne plus directement les pemulung.
–Au Mexique, la surveillance et les mécanismes de règlement des conflits et de sanction sont assurés à la fois par les groupes de pepenadores et par l’entreprise propriétaire du centre de tri (PASA). Ce double critère manifeste les limites d’une organisation où les dépendances hiérarchiques sont fortes.
155–Au Brésil et en Argentine, c’est par les membres des coopératives et leurs comités d’administration que ces mécanismes sont mis en place. Ils portent principalement sur les travailleurs du centre de tri et peu sur les chiffonniers des rues.
Quant à la participation des chiffonniers aux décisions qui les concernent :
–Elle est quasi nulle en Indonésie où les pemulung ne participent pas aux décisions de la RBU, et le secteur ne compte pas de syndicat.
–Au Mexique, les pepenadores peuvent participer au processus de décision mais l’influence forte des leaders syndicaux conduit à privilégier les relations de type patron-client. Le projet a toutefois contribué à accroitre l’autonomie des pepenadores.
–En Argentine et au Brésil, les coopératives visitées fonctionnent de façon démocratique, horizontale et transparente, chacun ayant les mêmes avantages et droits. Les modèles choisis différent cependant selon les sites.
Un critère sur lequel il apparait important de compléter l’approche d’Ostrom est la possibilité de favoriser une critique interne des traditions afin de les faire évoluer lorsque celles-ci maintiennent des rapports de force trop inégaux. C’est le cas pour les projets étudiés, où la présence d’une culture coopérative est un élément central permettant la réussite des projets face à des formes d’organisations plus verticales.
–En Indonésie, la culture coopérative est absente des représentations collectives, ce qui explique la très faible propension des pemulung à s’engager dans les groupes coopératifs initialement envisagés (KSP).
–Au Mexique, la culture coopérative existe dans les zones rurales mais peu dans les décharges, qui sont plutôt organisées par des organisations syndicales très verticales. Une évolution vers plus de transparence et de démocratie est possible mais limitée par ces coutumes ancrées.
–En Argentine et au Brésil, le choix retenu par les projets de soutenir des coopératives est en concordance avec les conditions locales. Les apports respectifs de la politique municipale et du soutien de certaines associations à Buenos Aires ; de la loi nationale et du 156–réseau de catadores au Brésil, permettent la stabilisation de ces coopératives et une meilleure formalisation du travail.
2.2.4. Un empowerment socioéconomique
très lié aux acquis et luttes sociopolitiques
Les projets ont des effets variables sur l’empowerment socioéconomique des chiffonniers, à travers l’amélioration de leurs ressources et conditions de travail et de vie.
–En Indonésie, le projet concerne essentiellement les salariés de la RBU et n’a a priori pas de retombées économiques sur les pemulung.
–Au Mexique, le revenu des pepenadores ne s’est pas amélioré avec le projet mais était déjà comparativement élevé sur le site du projet par rapport à d’autres décharges comparables. La mise en place de groupes d’épargne a pu commencer à améliorer la gestion de l’argent sur le long terme, tandis que l’accès aux soins et les conditions de sécurité au travail se sont améliorés. La pénibilité du travail demeure.
–En Argentine, la mise en place des contrats entre les coopératives et la municipalité a grandement contribué à l’empowerment socioéconomique en créant des emplois dans de meilleures conditions pour les cartoneros. Au moment de la visite terrain en 2016, ceux-ci traversaient toutefois des difficultés liées à l’hyperinflation et menaient une lutte sociale pour obtenir l’alignement de leurs salaires avec cette inflation.
–Au Brésil, le projet Novo Ciclo contribue à l’empowerment socioéconomique à travers la stabilisation des prix, la formation, et l’aide des techniciens sociaux. De plus en plus de coopératives ont accès à l’INSS (caisse de prévoyance).
2.3. Un empowerment socioculturel fragile
2.3.1. La dimension socioculturelle de l’empowerment
–La reconnaissance et l’estime de soi des chiffonniers sont un défi particulièrement fort en Indonésie où la peur de la « fermeture » de l’autre est un trait culturel [Renouard et Djoehana Wiradikarta (2015)] ; il demeure des formes d’invisibilité sociale locale des pemulung.
157–Au Mexique, le projet permet un début de reconnaissance des pepenadores, dans la ville de Mexicali, en mettant en avant leur utilité environnementale et en valorisant les déchets comme des ressources. Ces avancées restent toutefois timides.
–En Argentine et au Brésil, sur une durée beaucoup plus longue (plus de 10 ans), a pu s’observer un changement graduel de mentalité des populations. Cette évolution est en lien avec le tri à la source et l’existence de lois dans les deux pays. En Argentine, elle s’explique également par la formalisation du travail de cartoneros des coopératives (illustrée par exemple par le port d’un uniforme) et l’appui de personnalités comme le Pape François. Au Brésil, le réseau national et la communication positive autour du travail du catador ont été pour beaucoup dans ce changement de mentalité.
2.3.2. Des défis persistants pour lier ces projets locaux
à des changements systémiques
Ces réalisations ciblées restent limitées et n’ont pas encore d’effets sur des transformations des pratiques commerciales de Danone. Dans les quatre pays étudiés, les stratégies des filiales reposent sur un objectif de croissance des ventes de l’eau en bouteille et donc sur une hypothèse d’augmentation des quantités de plastique produites.
Un début de réflexion peut s’observer en Argentine avec l’idée d’engager toute la marque. Toutefois l’eau d’Évian continue à y être exportée alors que celle de la marque Villavicencio, filiale argentine de Danone, a les mêmes propriétés. Au Mexique, où l’eau du robinet n’est pas potable, la stratégie privilégiant les petits formats (bouteilles plutôt que bonbonnes) pose question. Ce choix est présenté comme socialement utile, l’eau en bouteille étant en concurrence directe avec le Coca Cola dans ce pays au taux d’obésité le plus élevé du monde. Néanmoins, d’autres modèles stratégiques, reposant par exemple sur des plus grands formats ou sur du réutilisable (gourdes à remplir), pourraient être étudiés en concertation avec d’autres acteurs, pour une transformation plus durable.
158Conclusion
Notre étude a mis en évidence l’intérêt du recours à la notion d’empowerment – dans sa triple dimension économique, socioculturelle et politique - pour compléter l’analyse, inspirée du cadre d’Elinor Ostrom, de projets relatifs à la gestion de ressources ambivalentes et multi-territorialisées comme les déchets plastiques, et de l’évolution des responsabilités partagées des États, des collectivités territoriales et des acteurs privés. Notre recherche fait apparaitre l’importance d’une régulation nationale appropriée sans laquelle les principes de gestion coopérative sont inopérants ou extrêmement réduits ; elle montre aussi le processus d’apprentissage, dans une multinationale, relatif à la compréhension des conditions socio-culturelles et politiques de l’empowerment des acteurs situés au bout de la chaine du recyclage. Néanmoins le caractère très partiel, et précaire, des réalisations obtenues par un grand groupe particulièrement engagé5, et les tensions auxquelles il est toujours confronté démontrent les limites de l’engagement volontaire des entreprises et le nécessaire rôle des pouvoirs publics à différentes échelles, ainsi que celui des consommateurs et des organisations de la société civile, pour aiguillonner les décideurs en vue d’une transformation radicale des modèles économiques. Le renforcement des capacités politiques des acteurs (en particulier des plus vulnérables) apparait la condition d’un développement économique soutenable.
159Bibliographie
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Dardot P., Laval C. (2015), Commun : essai sur la révolution au xxie siècle. Paris, La Découverte.
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1 Je remercie Cécile Renouard pour ses contributions au cadre théorique, Hervé Bourdais et Raphaële de la Martinière pour m’avoir partagé les résultats de l’évaluation du projet Pemulung, et Danone pour l’accès aux terrains
2 Cette conception se présente comme alternative à une vision avant tout économique de l’empowerment, favorisant l’accès des populations pauvres à un certain nombre de biens et services, particulièrement séduisante pour des entreprises multinationales (notamment à travers les initiatives au bas de la pyramide).
3 Ce type de gouvernance est caractérisée par Ostrom comme polycentrique.
4 Pemulung, pepenadores, cartoneros et catadores signifient respectivement « chiffonniers » en indonésien, mexicain, argentin et brésilien.
5 Danone promeut un « double projet » économique et social, tient des engagements publics ambitieux comme la neutralité carbone en 2050, plusieurs de ses filiales sont certifiées B Corp.
- CLIL theme: 3312 -- SCIENCES ÉCONOMIQUES -- Économie publique, économie du travail et inégalités
- ISBN: 978-2-406-10785-9
- EAN: 9782406107859
- ISSN: 2554-9626
- DOI: 10.15122/isbn.978-2-406-10785-9.p.0143
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 10-26-2020
- Periodicity: Biannual
- Language: French
- Keyword: Commons, empowerment, capacity approach, CSR, ragpickers, recycling, plastics