Counting what is free, a moral issue? An essay on equivalence
- Publication type: Journal article
- Journal: Entreprise & Société
2017 – 1, n° 1. varia - Author: Renault (Michel)
- Pages: 97 to 126
- Journal: Business & Society
Compter le gratuit,
un enjeu moral1 ?
Un essai sur l’équivalence
Michel Renault2
La question de la gratuité apparaît paradoxale tant chacune des propositions ou affirmations véhiculées à son égard suscite immédiatement une antithèse. Que l’on prenne en compte l’affirmation de M. Friedman selon laquelle « un repas gratuit, cela n’existe pas », on trouvera aussitôt des contre exemples invalidant cette proposition. Plus récemment l’utopie du « coût marginal nul » de Jeremy Rifkin [2014], amenant logiquement à la gratuité puisque selon les économistes le prix est égal au coût marginal, suscite le scepticisme tant la part des « biens » susceptibles de se plier à ce modèle semble faible et au final « marginale ». Un autre paradoxe apparaît central dans ce paysage de la gratuité : la gratuité n’ayant pas de prix il faudrait la mesurer et donc la « valoriser ». On peut en effet rappeler la fameuse citation de R. Kennedy selon laquelle « […]le PIB mesure tout, sauf ce qui fait que la vie vaut la peine d’être vécue3 », ou encore les propos de F. Perroux [1962, p. 131] pour lequel « Tout le prix de la vie vient des choses sans prix », la sphère du gratuit, du don, conférant sa dignité à l’homme. Ainsi, ce 98qui compte serait « gratuit » et ne compterait donc pas au regard de nos systèmes de mesure. Le PIB par exemple, c’est bien connu, ne prends pas en compte l’amitié, le sourire d’un enfant, la qualité de l’air, l’entraide entre voisins etc. Cependant de plus en plus la contestation du PIB (et plus généralement des indicateurs économiques monétarisés traditionnels) amène à vouloir « compter » la gratuité, évaluer l’utilité sociale, mesurer la valeur sociétale, comptabiliser le non quantifiable… qui sans cela ne compteraient pas. Le caractère paradoxal de telles propositions apparaît immédiatement. Un dossier récent de la revue française de gestion s’intitule ainsi « Gratuité et prix4 » ! Au-delà de ce caractère paradoxal on peut remarquer qu’une grande part des réflexions portant sur le « prix de la gratuité » se place sur un terrain technique : proposer des solutions, des dispositifs, des cadres comptables, des indicateurs, des baromètres etc. pour instrumenter la mesure. On retrouve cette prégnance de la quantification du gratuit aussi bien dans le champ environnemental (les services écosystémiques) que dans le champ de l’économie sociale et solidaire (l’utilité sociale) notamment dans un contexte d’isomorphisme institutionnel [Glémain et Renault 2014].
Ce que soulignent ces tentatives instrumentales c’est, comme l’évoque E. Hache [2011], qu’on ne sait pas calculer ce à quoi nous tenons. Cette ignorance tient largement à la volonté de rabattre la question de la valeur sur celle du prix, ce qui implique l’assimilation du gratuit, du don, à l’absence de prix. Le « gratuit », ou le prix nul, serait ainsi un faux prix5. n’intégrant pas les externalités dont il faudrait rendre compte pour avoir un « vrai » prix. Compter le gratuit invite donc, me semble-t-il, à déplacer la question de l’évaluation du champ de l’instrumentation technique vers le champ moral, entendu comme détermination conjointe de ce qui « vaut », de ce qui « compte » et de ce qui est « juste ». Ce déplacement est aussi à entendre comme un déplacement du champ du calcul vers le champ de l’expérience vécue comme le soulignait le philosophe John Dewey. La « prise en compte » du gratuit implique en effet de « prendre en compte » ceux (humains et non humains) qui sont affectés directement ou indirectement par des actions. Cela implique également de prendre conscience du rôle des affects, des sentiments, qui irriguent nos engagements vis-à-vis des autres au-delà du calcul et 99de la rationalité. Cet article aura ainsi pour objet d’éclairer les enjeux de nature morale qui résident en filigrane de la volonté de « compter le gratuit ». Après être revenu sur l’origine étymologique de la gratuité (1) et avoir mis en relation la gratuité et la question morale (2) je présenterai des exemples signifiants dans les champs de l’environnement (3), de la richesse sociale (4) et des « nouveaux indicateurs » de richesse (5). Je terminerai par une réflexion sur les modalités d’association des citoyens pour « dire ce qui compte » (6).
I. La grâce et le gratuit
Le gratuit est intrinsèquement lié à un don de Dieu, à une « grâce » accordée, la première étant le don de vie, la création [de Callataÿ 2010]. L’origine étymologique du mot viendrait ainsi du grec « Charis », terme porteur de sens multiples qui reflètent aussi une forme d’ambivalence. Ce terme traduit en effet, si on recense les sens présent dans la bible, à la fois : grâce, faveur, libéralité, gré, être obligé, digne de louanges. On peut également signaler que le terme est proche en grec de « joie ». La question de la justice n’est pas étrangère dès l’origine à la question du « gratuit », du « don », en effet dans les psaumes il est écrit que « La bonté et la fidélité se rencontrent, La justice et la paix s’embrassent » [psaume 85.10], le terme bonté étant un substitut de grâce (ou encore de don). Cependant, ici encore, la relation entre les termes est ambivalente. La justice et la grâce ne sont pas de la même nature. Ainsi, parlant de la foi d’Abraham, la Bible évoque le fait que la loi et la justice des hommes sont d’une nature différente6 de la grâce. La foi, la grâce, ne peuvent être mis sur le même plan qu’un travail qui mériterait salaire, la foi est un don et ne constitue donc pas un mérite. Toute peine mérite salaire, le salut est gratuit. Pour D. de Callataÿ [2010, p. 58] :
Si les actions morales présentent parfois un caractère pénible, c’est parce que les passions personnelles des acteurs s’opposent à leurs réalisations. Cette peine-là ne justifie aucune rétribution, mais seulement de la louange. 100Le bénéfice de ces actions morales peut donc être ressenti gratuitement par autrui sous la forme de grâces.
La difficulté du bien ne mérite pas salaire. Or, les préceptes économiques établissent une équivalence entre la douleur, la peine, l’effort, le sacrifice, et la valeur. La métaphore des castors et des daims chez A. Smith [1776] manifeste que la valeur de l’un ou de l’autre se règle sur la peine consentie pour les tuer. L’utilitarisme benthamien entérinera cette corrélation entre peine, sacrifice, et valeur. Il faut bien comprendre qu’alors toute forme de gratuité peut entrer dans le champ de l’évaluation et de la monétarisation : là où il y a un sacrifice, un coût d’opportunité, une alternative, une « contrepartie », il peut y avoir monétarisation. En ce sens, il n’est pas certain que la transformation potentielle vue par certains dans l’économie de la contribution, par exemple, ne soit pas affectée par ce mouvement7. Dans le champ de la grâce, de la foi, le sacrifice ou la peine n’ont pas d’équivalent direct, un don est aussi un acte de foi qui n’appelle pas la contrepartie. Cela est également lié au caractère incompréhensible de la grâce : tous les efforts déployés en vue d’assurer notre salut sont inutiles, vains et impossibles. La grâce ne peut être « justifiée ».
La question qui est alors posée est de savoir comment s’est opérée la transformation de la grâce, du don, de la gratuité, en une logique « comptable » et en calculs d’équivalences. Sans entrer dans des détails qui dépasseraient notre propos, on peut rappeler, qu’au-delà de l’approche spinoziste de l’éthique mettant en avant une « mathématique du salut », s’était développée dans l’Europe de la fin du moyen âge une « comptabilité du salut ». Dans un monde ravagé par les grandes épidémies, dont la peste noire, la peur de la solitude face à la mort a amené à l’idée que 101pour passer au mieux dans l’au-delà il faut en payer le prix. Les prêtres et les confréries apparaissent alors comme des médiateurs, et donc aussi des évaluateurs. La terminologie de « rachat » associée au purgatoire (une autre « innovation ») est significative, il s’agit bien d’acheter une « grâce », mais cet achat est marquée par une incertitude fondamentale qui a trait à l’inestimable [Staub 2013]. L’incertitude tient notamment au temps : comment estimer le temps passé au purgatoire avant de « gagner » le salut par exemple. On voit immédiatement l’impossibilité d’un calcul actuariel et l’absence de signification d’un taux d’actualisation cher aux économistes. L’Église apparaît comme un recours face à l’incertitude de l’au-delà : les indulgences par exemple peuvent représenter une forme de quantification rassurante face cette incertitude de l’inestimable. Les « bonnes œuvres » entrent également dans cette comptabilité du salut au crédit des individus. On voit donc se mettre en place autour de la grâce, du salut, un ensemble d’institutions de valorisation dont la finalité est de quantifier l’inestimable. Peut-être pourrait-on faire l’hypothèse que l’évolution de la comptabilité n’est pas étrangère à cette dynamique. P. Viveret [2012] rappelle que le terme « bénéfice » signifiait à l’origine « bienfait » et s’inscrivait dans cette logique de comptabilité du salut. Il s’agissait alors d’accumuler les bienfaits et d’en maximiser l’excédent par rapport aux « méfaits », aux pêchés. L’attribution de la comptabilité en partie double au moine Luca Paccioli [Crosby 2003, p. 207] apparaît comme un raccourci symptomatique des liens entre le quantitatif et l’inestimable. On perçoit alors la transformation majeure qui s’opère : on passe du refus de toute estimation, de toute corrélation entre la peine et la rétribution, à des modalités de quantification de plus en plus précises permettant un « jugement ». Le solde, selon son signe, apparaît dans cette comptabilité du salut comme un critère de justification du caractère vertueux de sa vie et de ses actions pour « gagner » le paradis.
Il existe également une relation intime entre cette comptabilité du salut et le terme anglo-saxon « accountability » (reddition pour une traduction française répandue) :
[…] dans les premières traductions en anglais de la Bible […], le terme accountability est employé et présenté comme un impératif s’imposant au croyant dans ce que l’apôtre Paul qualifie de justification. L’accountability renvoie alors à l’obligation faite à l’individu ou l’organisation de rendre compte à autrui du caractère raisonnable de ses actions [Joannides et Jaumier 2013, p. 2].
102Rendre des comptes, quantifier, évaluer, sont donc des moyens de (se) « justifier », des éléments de preuve. Cette transformation n’a pas été sans heurts et on pourrait y voir un parallèle contemporain avec les résistances à la monétarisation et à la quantification qui marque le « gratuit ». Comme le souligne F. M. Higmann [1992] pour certains le message de la Bible c’est le salut par la foi et non par les œuvres. L’accomplissement et l’accumulation d’actes vertueux n’est pas ce qui rend le croyant « acceptable » mais le sacrifice de Jésus qui est au sens propre inestimable et incommensurable. Une telle vision a amené à préconiser la suppression de la comptabilité du salut, à ne plus évaluer et quantifier les mérites face aux pêchés : « le salut est libre et gratuit » [Higman 1992, p. 21]. La question du gratuit est donc dès l’origine une question de nature morale, liée au bien et au mal, à ce qui compte. Les transformations et les débats qui s’opèrent entre le xive et le xvie siècle sont révélateurs de problématiques qui sous-tendent, aujourd’hui encore, la question du gratuit.
II. Rendre des comptes,
le gratuit et la question morale
De façon plus récente les questions de la quantification, de l’évaluation et de la reddition (accountability) ont été rabattues sur des problématiques gestionnaires, évacuant la question morale comme la « science économique » a pu le faire. Cela correspond à ce que M. Huehn [2008] a pu appeler une « économisation » de la gestion. Cependant cette mise à l’écart de la question morale du fait de la prégnance des dispositifs et des instruments n’est qu’apparente ou circonscrite et revient souvent chez les acteurs, par exemple dans le champ de l’économie sociale et solidaire pour lequel la question des « valeurs » a toujours été centrale. La question morale n’est pas non plus absente des méthodes, des métriques, des procédures, par lesquelles on met en nombre le gratuit, l’inestimable. Comme le soulignent V. Joannides et S. Jaumier [2013], les vides, les creux, les approximations, les apories… qui marquent ce régime de reddition généralisé – et le parallèle avec la comptabilité du 103salut est à cet égard frappant – tout comme les résistances qu’un tel régime suscite, remettent en scène la question morale. Il faudrait alors savoir pourquoi la référence à la morale n’est jamais revendiquée.
Le poids des logiques comptables et gestionnaires oblige les acteurs à être en permanence comptables de leurs actes et de leurs activités pour être capable de les justifier et d’en obtenir des contreparties : un salaire, une promotion, une subvention etc. La reddition apparaît ainsi comme : « une relation de demande et d’administration de la preuve d’un engagement pour des valeurs » [Joannides et Jaumier 2013]. Cependant la colonisation des esprits par l’économique a rabattu la question des valeurs sur celle de la valeur, entendue au sens de seule valeur économique. La seule narration du monde admise devient comptable et monétaire, objectivant la marchandisation de « ce qui compte », y compris pour des entreprises, organisations, associations… qui ont pour objet affirmé de résister à cette marchandisation et/ou d’en atténuer les impacts jugés délétères8. Comme le rappelle le « Vocabulaire technique et critique de la philosophie » d’A. Lalande [1926 (1991)], le premier usage technique du terme « valeur » en dehors des mathématiques a été le fait de l’économie politique où il s’est substitué assez largement à l’expression de « Bien ». La prégnance de l’économique sur l’ensemble de la vie sociale fait aussi écho à la prédominance d’une philosophie spécifique de la valeur sur la période contemporaine comme le rappelle Louis Dumont [1983, p. 257]. La quantification apparaît ainsi comme une figure de l’individualisme et donc de l’homogénéisation. Le passage des valeurs à la valeur est un signe de cette homogénéisation ; rangées sous la bannière de la quantité (monétaire essentiellement) les qualités deviennent homogènes, substituables, et on peut en rendre compte « objectivement ». Une conséquence de cela est la disparition de toute référence à la notion de « jugement ». Comme le rappelle le « Vocabulaire technique et critique de la philosophie » le jugement de valeur ne peut pas porter sur le sens économique du terme valeur alors qu’il est intrinsèque à d’autre sens du terme comme celui de « Bien ». Pour le dire autrement, le fait de rabattre les valeurs sur la valeur, le jugement sur la reddition, tend à évacuer la question morale et avec elle l’incertitude liée au jugement, à la délibération, au dialogue. L’immédiateté est aussi à prendre en compte 104car « la » valeur est toujours ramenée au présent, alors que le délibéré est aussi le temps de la suspension du jugement, sa remise à plus tard ; c’est donc aussi la temporalité qui se trouve mise de côté par la quantification comme elle l’a été par la science économique [Béraud et Cormerais 2006]. La question du sens, et celle corrélative de la finalité, se trouvent aussi largement négligées : la comptabilité du salut renvoyait intrinsèquement aux finalités de la vie, le salut par la comptabilité (pour reprendre le jeu de mots de P. Viveret) ne se pose plus cette question.
La question du « jugement de valeur » renvoie également à une modalité de narration particulière. Si rendre compte renvoie à un jugement, il faut faire le récit, la narration, des actions sur lequel le jugement doit porter. Nous sommes alors aussi dans le champ de la rhétorique, de la persuasion, où il s’agit de convaincre l’autre du bien-fondé, ou du caractère approprié, d’une action. La preuve est donc d’ordre littéraire et peut tenir au caractère plausible du récit, à son intelligibilité, à la pertinence des arguments… Cependant depuis Adam Smith la rhétorique est dévaluée et le langage aussi. Quand il discutait de l’échange, Smith opposait la rhétorique (le « langage des places de marché »), qui cherche la persuasion, et la philosophie qui cherche la vérité, distinction reprise d’Aristote. Pour Smith seule la science (économique) peut parvenir à identifier les « vrais » prix, les places de marché ne reflétant bien souvent que de « faux » prix liés à l’habileté rhétorique inégale des protagonistes. L’homogénéisation et l’égalitarisme intrinsèques à l’individualisme sont bien à l’œuvre : il faut faire passer les qualités sous la toise des quantités pour atteindre la « vérité », pour connaître la vraie « valeur ». Dire ce qui compte est rabattu sur rendre compte. V. Joannides et S. Jaumier [2013, p. 4] résument parfaitement cette transformation majeure :
En ramenant les valeurs à la valeur, la reddition de comptes repose sur la mesure […]. En ce sens, la justification ne porte plus sur la conformité à des valeurs mais sur l’engagement à créer de la valeur de laquelle tout considérant d’ordre moral se trouve de fait exclu. Et ce, alors même que la reddition de comptes devait ontologiquement participer de la construction morale de l’individu. Désincarnée, la reddition de comptes n’a alors plus lieu d’être, voire elle remplit une mission contradictoire avec son objet.
Louis Dumont [1983, p. 267] faisait un constat de même nature quand il évoquait l’extériorisation de la morale la réservant à la conscience individuelle.
105Ces considérations générales peuvent être illustrées de façon plus ponctuelles par quelques exemples symptomatiques à la fois de l’extension du domaine de la quantification et de la mise à l’écart (au moins explicitement) de la question morale. Un premier champ symptomatique est celui de la « nature ».
III. Compter la nature
La question de la « nature » apparaît profondément liée à la question du « gratuit » et revenir sur cette question est riche d’enseignement pour l’aborder. On peut prendre comme point de départ la vision de Jean Baptiste Say, un des fondateurs de l’économie politique. Dans le « Catéchisme d’économie politique » [1815, p. 30] il écrit ainsi, parlant des « instruments naturels de l’industrie » : « Ce sont les instruments que la nature a fournis gratuitement à l’homme, et dont il se sert pour créer des produits utiles ». La terre cultivable, par exemple, fait partie de ces biens « donnés » gratuitement. La nature apparaît comme un magasin où l’on se sert gratuitement, et ce sont des capitaux qui vont « valoriser » ces biens en les transformant ou en les rendant disponibles pour d’autres. Say n’évoque la nature que par l’intermédiaire des « services » qu’elle rend à l’industrie [Ibid.]. La caractéristique des biens naturels (les « fonds ») est qu’ils ne sont pas épuisés par la consommation, le « magasin de la nature » serait donc virtuellement inépuisable. La nature est supposée disposer de « moyens de production » si puissants qu’elle « semble s’être peu inquiétée des destructions ». Abondance et gratuité sont donc liées et on reconnaît en filigrane la rationalisation économique de la gratuité de la nature : si un bien est abondant son utilité marginale est nulle et il ne peut avoir de « valeur ». En tant que tel il n’est pas désiré pour lui-même mais éventuellement pour les services (gratuits) qu’il peut rendre à l’industrie. Le problème – récurrent au xviiie siècle et discuté par les économistes (ou plus exactement les philosophes) de l’époque – de l’eau et des diamants – est donc résolu par le raisonnement marginaliste. Pour le dire autrement, la valeur est liée aux grandeurs marginales : la gratuité est liée soit à une utilité marginale nulle soit à un coût marginal nul. 106On pourrait facilement faire un parallèle avec les thèses développées par J. Rifkin [2014]. Ce qui est frappant dans ces visions, certes limitées mais significatives, c’est l’absence de considérations morales, de référence au « bien, au vrai, au beau » évoqué par louis Dumont.
Un autre texte significatif mériterait d’être plus largement analysé : la tragédie des communs de G. Hardin, l’un des articles les plus cités par les économistes. Dans le « catéchisme » J.B. Say évoque des « instruments naturels » qui n’ont pas été appropriés et dont les services rendus demeurent à la disposition de tous, ce que l’on appellerait aujourd’hui des « communs ». G. Hardin [1968] traite précisément de ces communs pour arguer que l’absence d’appropriation conduit fatalement à une tragédie : l’épuisement des communs. Ces derniers seraient sujets à deux formes d’usage : comme « panier à provision » (on se sert gratuitement) ou comme « fosse d’aisance » (on rejette gratuitement ses déchets dans la nature). On reconnaît toute la thématique des « effets externes » qui ne sont pas « pris en compte » par le marché. L’absence de valorisation – qui va de pair, comme chez Say, avec une absence d’appropriation – masque ces effets et empêcherait donc toute possibilité d’éviter les tragédies – l’épuisement des ressources naturelles – tout cela amenant au « jour du jugement », à « la ruine de tous », je cite. Dans l’article Hardin évoque clairement la question de la mesure. Selon lui un des obstacles à la mise au point de solutions à la tragédie des communs est que « Les incommensurables ne peuvent pas être comparés ». Dans le champ de l’économie naturelle une solution existe pour « évaluer » et « comparer » : la sélection naturelle. Dans le champ humain et social l’objectif serait donc de trouver un équivalent, « de mettre au point une théorie acceptable de pondération » [Ibid.].
Les économistes se sont donc attaqués à la question des « communs » en proposant des solutions techniques à la question des externalités, qu’elles soient positives ou négatives. La question se résume au fait de savoir comment traduire en « prix » les externalités, comment les quantifier, par exemple donner un prix à la tonne de carbone, évaluer le coût des déchets, quantifier la biodiversité etc. Parallèlement il s’agit de trouver et de mettre en place des dispositifs rendant possible cette mesure. Sur le plan scientifique il pourra s’agir de méthodologies comme l’évaluation contingente, sur le plan institutionnel il pourra s’agir de mettre en place des « marchés », comme les systèmes d’échange de quotas carbone, sans parler des mécanismes usuels déjà évoqués par Hardin de taxes/subventions. 107On pourrait ainsi évaluer techniquement ce qui n’a pas de prix, ce qui est gratuit. Cependant nous faisons face là aussi à une ambivalence : d’un côté l’économie voudrait évacuer la question morale en la rabattant sur des questions « techniques » mais en même temps cette question est difficilement évitable [Hache 2011]. Par exemple à partir du moment où les calculs intègrent le temps, la question du taux d’actualisation devient une question centrale. Or, il s’agit ici largement d’un choix puisqu’un taux d’actualisation n’a rien d’une constante physique, il est dans une large mesure arbitraire. Très souvent, les économistes utilisent le taux d’intérêt de marché mais, si on creuse un peu, les justifications d’un tel choix répondent plus à des considérations idéologiques qu’à des fondements scientifiques certains. Rabattre la question du choix, et la délibération, sur le calcul, les comptes, sont souvent des moyens de rationaliser – en l’homogénéisant – l’incertitude radicale liée au temps [Pommier 2010, p. 267]. Discutant du rapport Stern qui avait conduit à évaluer monétairement les enjeux du changement climatique, E. Hache montre que le choix du taux d’actualisation est un choix moral [Hache 2011, p. 106]. Le choix d’un taux d’actualisation faible (qui impute donc plus les conséquences des choix au présent qu’au futur) contrairement aux modèles économiques usuels qui font un choix inverse (jouir dans le présent et reporter le prix à payer dans le futur) en est une illustration. Selon E. Hache [Ibid. p. 107] :
La position morale de l’équipe du rapport Stern s’est traduite par un taux d’actualisation faible en raison du choix d’une adaptation préventive, plutôt que celui de laisser aux générations futures le coût de s’adapter – s’ils le peuvent.
La quantification n’est donc pas étrangère à des choix de nature morale. Cela est d’autant plus vrai lorsqu’il s’agit d’appréhender des effets de long terme largement incommensurables à l’échelle humaine comme pour les déchets nucléaires à longue durée de vie (des millénaires). L’espoir que le calcul permettrait de résoudre de telles questions est largement illusoire, un taux d’actualisation perdant toute signification.
L’exemple de la « valorisation » de la nature nous offre également une autre perspective intéressante sur les processus à l’œuvre. En effet une méthode traditionnelle utilisée pour compter le gratuit dans ce champ par les économistes est la méthode d’évaluation contingente9. 108Pour la résumer simplement il s’agit d’estimer les propensions ou des consentements « à payer » ou « à recevoir » des individus pour des biens et services environnementaux. On pourra par exemple demander à un échantillon « représentatif » ce qu’il serait prêt à payer pour préserver tel espèce ou tel espace naturel, ou ce qu’il serait prêt à recevoir pour compenser la perte d’une espèce ou d’un espace naturel. En identifiant ces propensions/consentements on pourrait ainsi « donner un prix » à ce qui n’en a pas. Comme le souligne J. Milanési [2010] l’hypothèse sous-jacente à ces méthodologies est que « La nature disparaît parce qu’elle n’a pas de valeur économique ». Ce faisant on s’interroge au final relativement peu sur la signification du chiffre et les enjeux qu’il véhicule, notamment les enjeux moraux. Les humains et les sociétés humaines entretiennent en effet avec l’environnement – mais cela est vrai dans d’autres champs de l’existence – des relations qui ne sont pas uniquement utilitaires mais également de nature morale. Les engagements moraux de individus, en créant des hiérarchies, mettent en cause
[…] les possibilités de substitution sur lesquelles reposent, par hypothèse, ces méthodes d’évaluation, ils remettent donc potentiellement en question leur pertinence et leur robustesse scientifique. [Milanési 2010, p. 2].
En effet, en demandant à des individus de fournir une évaluation monétaire de leur consentement à payer/recevoir, on présuppose la substituabilité entre une somme monétaire et une espèce végétale ou animale par exemple. Une telle hypothèse est évidemment discutable et ne peut s’interpréter que dans un monde où toutes les qualités auraient été rabattues sur un dénominateur commun et homogénéisées.
Un autre fait est également révélateur : J. Weber [2013] souligne qu’il y a une asymétrie entre propension à payer et consentement à recevoir. Pour le dire autrement, on n’obtient pas la même valeur si on demande « combien êtes-vous prêt à payer pour » (préserver une espèce par exemple) ou si on demande « combien êtes-vous prêts à recevoir » (pour compenser la perte d’une espèce). Une des explications de cette asymétrie reposerait sur le fait que le « consentement à recevoir » mettrait en cause le sentiment de propriété que l’individu ressentirait à l’égard du 109bien pour la disparition duquel on veut le payer [Weber 2013, p. 234]. Le problème d’asymétrie « offre/demande » sur ces marchés fictifs bâtis par les économistes serait donc un problème technique, même s’il remet fortement en cause la pertinence de ce type d’analyses. Un autre point est significatif : l’existence de consentement à payer/recevoir nuls. Un peu comme les votes blancs ceux-ci ne « comptent pas » et sont interprétés comme des « biais », ils sont ici encore traités comme de simples problèmes de technique statistique. Comme le dit très bien J. Weber [2013, p. 235] : « […]il n’est pas envisagé, à ma connaissance, que l’enquêté puisse refuser le principe même de la mise en prix de la nature ». Or un tel refus est parfaitement envisageable et pourrait même être dominant si le caractère hypothétique et virtuel de l’enquête n’était pas présenté comme tel aux « enquêtés ». Un tel refus est encore plus envisageable si l’on considère que le positionnement moral des individus vis-à-vis de la nature – par exemple des considérations selon lesquelles les espèces vivantes auraient un droit intrinsèque à l’existence indépendamment de toute considération utilitaire à leur égard – devrait logiquement conduire à refuser l’expression de consentement à payer/recevoir. De plus, dans de nombreux cas d’enquête sur les consentements à payer/recevoir, la substitution monnaie/vivant est masquée et médiatisée. On ne demande pas aux individus combien ils seraient prêts à recevoir pour compenser la disparition des baleines, par exemple, mais on passe par des médiateurs comme des dons à des associations, des taxes, des variations du prix de l’électricité…qui font que l’équivalence entre des baleines et des euros n’est pas perçue directement. Cependant les réponses seront bien interprétées comme telles : elles confèrent un prix à la nature et s’inscrivent dans une perspective de substituabilité générale. Ces perspectives sont individualistes et nient toute forme de collectif ou de préférences collectives, liées par exemple à des communautés sociales ancrées dans un territoire. La perception de la nature, et des entités qui l’habitent, est pourtant aussi (et peut être surtout) affaire collective ; affaire de culture commune, de représentations et de valeurs communes [Weber 2013]. Cela sans parler du point de vue des entités non humaines qui n’ont pas leur mot à dire, dont le point de vue n’est pas pris en compte. Or, le biais visant à n’appréhender la nature que par l’intermédiaire des « services » qu’elle nous rend est significatif : « Le glissement sémantique, qui fait de la nature un agent économique, n’est pas anodin. Il entérine la séparation nature-culture110[…] » [Weber 2013, p. 237]. La primauté de la vision économique tend à marginaliser les autres conceptions fondées notamment sur des systèmes de valeurs liés à des communautés particulières comme le soulignent les anthropologues. On pourrait sans doute en déduire que la volonté forcenée de « mettre en nombre » n’est pas étrangère à cette perte de sens, de valeur au sens propre du terme, qui n’est pas réservée qu’à la relation avec la nature.
Toujours dans le champ de la nature la question de la « compensation » des effets externes négatifs apparaît également comme un enjeu important. La diminution de la biodiversité du fait des activités humaines a peu à peu amené à définir un principe de « compensation » entériné par diverses législations nationales ou internationales. Pour le dire simplement il s’agit pour tout projet ayant un impact sur l’environnement (la construction d’un aéroport par exemple) d’en évaluer les impacts et de proposer des mesures « compensatoires » pour préserver la biodiversité. On voit immédiatement que nous sommes dans le champ de l’équivalence d’une part – puisqu’il faut une équivalence entre ce qu’on détruit et la compensation proposée – et de la substituabilité d’autre part – puisqu’on suppose que ce qui est proposé pour compenser est substituable à ce qu’on a détruit. L’extrait suivant, issu d’un document de la Caisse des Dépôts et Consignations10 me semble illustratif, en effet la compensation :
[…] suppose une capacité à estimer les impacts d’un projet aux moyens d’indicateurs de biodiversité, afin de les compenser ailleurs, par des opérations de création, restauration, réhabilitation ou préservation apportant un gain quantitatif (au moins) équivalent pour la biodiversité[CDC Biodiversité 2014, p. 7].
On retrouve bien les questions de compensation et d’équivalence mais il faut souligner aussi l’ailleurs. En effet l’équivalence est une équivalence technique fondée sur des indicateurs11, le lieu, en tant qu’espace habité par des entités humaines et non humaines, ne « compte pas ». Mais qui a décidé du fait même qu’il pouvait y avoir compensation et équivalence ? 111D’autre part, même si la CDC – par exemple – en France s’en défend, on voit rapidement arriver, puisqu’on s’interroge sur l’équivalence, une logique monétaire. La « compensation par l’offre », encore peu répandue, autorise en effet la substitution de l’achat de crédits à l’obligation de compensation physique « […]selon les mécanismes en vigueur d’estimation de l’équivalence écologique » [CDC 2014, p. 8]. Le parallèle avec la comptabilité du salut est frappant : on commence par réduire le péché à des actions, on les évalue quantitativement par des échelles de mesure et on met en place des « bienfaits » pour compenser les « méfaits » suivant les critères d’équivalence établis et on finit par se dédouaner monétairement en achetant des indulgences…
Un second domaine apparaît également particulièrement signifiant des enjeux liés à l’articulation entre gratuité et quantification : celui de la « richesse sociale » qui renvoie à une autre forme de « commun ».
IV. La richesse sociale est-elle gratuite ?
La nature ambivalente de la « comptabilité du gratuit » apparaît également dans la recherche de nouveaux indicateurs permettant de révéler « ce qui n’est pas compté » et qui « finit par ne plus compter, par être oublié, nié, étouffé » [Méda 2009]. Ce qui est paradoxal ici est que ceux qui mènent une lutte contre le caractère réducteur de certaines formes de quantification, notamment par l’intermédiaire de son fétiche emblématique le PIB (Produit Intérieur Brut) se font parfois les avocats d’autres formes de quantifications susceptibles d’être plus vertueuses en dévoilant (par le chiffre) ce que cacherait le PIB. La question de la création de richesse (ou d’utilité) sociale apparaît alors comme essentielle et il s’agirait d’en dévoiler la nature et l’ampleur par le chiffre. Cependant, comme l’a montré A. Desrosières [2008], quantifier c’est « convenir » puis « mesurer », et dans ces deux moments c’est celui du « convenir », l’établissement de conventions comptables, qui apparaît essentiel. Ce qui est ainsi reproché aux conventions comptables usuelles serait de négliger certaines activités socialement utiles, certaines richesses, et cela notamment pour des raisons d’ordre politique. Par exemple dans un 112article intitulé « Femmes et richesse : au-delà du PIB » [2010] Florence Jany-Catrice et Dominique Méda mettent en avant que l’indicateur phare de nos économies (et donc de nos politiques publiques), le PIB néglige certaines activités productrices d’utilité et de richesse sociale du fait de conventions comptables privilégiant depuis l’origine le comptage des activités rémunérées exercées par les hommes au détriment d’activités non rémunérées, gratuites, exercées par les femmes. Ces « richesses » seraient exclues de la richesse nationale [Jany-Catrice et Méda 2010, p. 147-148]. Les activités domestiques, de soin, productrices de richesse et d’utilité sociale, gratuites, ne seraient donc pas comptées et de ce fait ne compteraient pas. Dit autrement : le social disparaîtrait parce qu’il ne serait pas compté comme ce serait le cas pour la nature. Cette préoccupation d’évaluation du travail domestique semble largement partagée puisque la commission Stiglitz-Sen-Fitoussi, dans son rapport recommandait une meilleure appréhension des services domestiques rendus par les systèmes de compte nationaux. Pour les auteures de l’article il s’agit de quantifier mais pas de monétariser, la finalité serait de développer :
[…] des indicateurs de richesse complémentaires et alternatifs au PIB. Ces derniers devraient permettre de prendre en compte de la manière la plus précise possible les inégalités d’accès des femmes et des hommes aux revenus, biens, droits, activités et patrimoines, et plus généralement à l’ensemble des ressources matérielles et immatérielles
[Jany-Catrice et Méda 2010, p. 148]. On sent immédiatement que la question de la justice est centrale ici : les conventions comptables entérineraient une forme d’inégalité et d’injustice dans la façon dont les hommes et les femmes sont traitées, notamment dans les modalités de comptabilisation des richesses qu’ils génèrent. Rendre des comptes permettrait donc dans un premier temps de repérer et d’identifier les richesses générées par les femmes, notamment par le travail domestique « gratuit », pour, dans un second temps, leur rendre justice de cette contribution au bien-être collectif, évaluer le « juste prix » de cette contribution et éventuellement pouvoir en matérialiser une contrepartie. L’ambivalence vient du fait que dans la définition du PIB sont prises en compte certaines activités pouvant faire potentiellement l’objet d’un échange marchand, certains services que l’on se rend à soi-même, c’est le 113cas par exemple de l’auto-consommation (production de légumes pour soi, occupation à titre gratuit du logement qu’on possède), alors que d’autres services que l’on se rend à soi-même et qui peuvent également faire l’objet d’une échange marchand (faire le ménage, la vaisselle…) ne le sont pas.
La question soulevée est parfaitement légitime et renvoie aux conditions de production des conventions comptables et ce n’est pas ce fait qui me semble ambivalent. En effet que faire avec cet oubli ? La réponse des auteures est claire : changer de conventions et changer d’indicateurs pour mieux évaluer la contribution des services domestiques à la richesse de la nation. Car s’il faut évaluer il ne faut pas monétariser, en ce sens les justifications à cette volonté de ne pas monétariser sont significatives d’une posture morale, même si elle n’est pas affirmée comme telle. En effet, la monétarisation présenterait deux inconvénients : un retour de la théorie des deux rôles amenant une possible revendication d’un « salaire maternel », et une possible extension de la logique marchande à la sphère domestique à des activités jusque-là protégées [Ibid., p. 158]. Une telle logique est très ambivalente : d’un côté le PIB se voit accusé de ne pas « prendre en compte » les activités domestiques, et par là même de les traiter de façon « injuste », mais en même temps l’évaluation monétaire des activités domestiques (la seule chose que pourrait éventuellement faire le PIB et/ou des comptes satellites) serait néfaste car amenant à la marchandisation de ce qui ne l’était pas. Le refus d’une posture explicitement morale ne serait-elle pas à l’origine d’une telle ambivalence ?
Rendre commensurable fait en effet inexorablement entrer dans une logique de don-contre don, et donc de calcul des équivalences et des contreparties, dont nous avions vu qu’il était par nature initialement exclu du champ de la « grâce », du gratuit. L’évocation du « salaire maternel » est emblématique de cette logique puisque si on considère que le travail domestique est producteur de richesse sociale alors il faut lui offrir une contrepartie, un salaire par exemple. Les auteures soulignent les limites d’un tel exercice en pointant la menace productiviste qui guette cette modalité de comptabilisation du gratuit. En faisant entrer les services domestiques dans le champ monétaire on les ferait aussi entrer dans le champ de la « performance totale » [Jany-Catrice 2012] et rendre des comptes serait alors un vecteur de soumission au régime de performance. D’autre part, cette mise en nombre ne ferait que repousser la frontière : 114en effet dans cette formalisation de la richesse ou de l’utilité créée on se focalise sur des dimensions matérielles. Faire la vaisselle, laver un sol, changer un bébé… sont des activités matérielles. Mais alors que faire des aspects affectifs, relationnels… qui sont mobilisés dans le cadre de ces activités ? Après tout beaucoup d’études semblent nous dire que prendre soin des enfants en leur « donnant » de l’amour (et pas seulement en leur faisant leur toilette ou en les changeant) contribue à faire des individus plus équilibrés, plus heureux, réussissant mieux dans leurs études et dans la vie…et donc plus « productifs », ayant de meilleurs salaires etc. Si on pousse cette logique ne faudrait-il pas là aussi « compter » l’« investissement » affectif ? La monétarisation du « care » pourrait permettre ainsi de « valoriser » ces activités. L’appareillage technique de l’économie expérimentale ou de la neuro-économie utilisé dans le champ de l’« économie du bonheur » [Layard 2007] peut potentiellement repousser très loin cette frontière évaluative du « gratuit ».
V. De nouveaux indicateurs ?
Alors comment faire pour compter sans entrer dans le jeu de la monétarisation ? Une solution souvent évoquée serait de pouvoir générer de « nouveaux indicateurs de richesse » qui auraient pour vertu de se situer dans le champ socio-économique plutôt que dans le seul champ économique [Jany-Catrice et Méda 2010, p. 161]. Il s’agirait notamment de modifier la nature du « jugement de progrès » en n’assimilant pas uniquement celui-ci à la « croissance économique » et/ou à l’accumulation de biens matériels. Parallèlement il s’agirait de raisonner en termes de « patrimoines » et non en termes de flux, ce qui autoriserait à « prendre en compte » ce que nous perdons à nous enrichir. Une multitude d’indicateurs alternatifs a ainsi pu être élaborée mettant en évidence des dimensions importantes de la vie sociale, des « richesses » sociales, peu ou mal prise en compte par le PIB. On peut penser aux indicateurs de santé sociale, à l’indice de progrès véritable, à l’indice de développement humain… Mais après tout ce ne sont là que des solutions de nature technique tendant elles aussi à faire oublier les processus de leur élaboration et les 115conventions qui y ont présidé. F. Jany-Catrice et D. Méda évoquent une autre perspective : « […]des projets partent du postulat qu’il échoit en partie aux citoyens, selon des modalités à définir, d’établir les contours des richesses sociales ou environnementales qu’ils cherchent à préserver » [Ibid.]. Cependant, malgré un appel à une démocratie délibérative autour de la question des indicateurs on en reste largement à une approche somme toute très traditionnelle de la nature des indicateurs à mobiliser. La démocratie délibérative n’est appelée que pour débattre de ce qu’il faut prendre en compte : ce qui compte et ceux qui comptent et comment faire pour le mesurer. Aucune trace d’interrogation morale (par exemple notamment sur le choix possible du refus de compter) explicite ici, sauf de façon subsidiaire à travers la question des inégalités. On peut donc se demander si une telle posture rompt véritablement avec l’économisme tant décrié. En effet ce n’est pas tant la monétarisation qui est en cause que l’équivalence, et au-delà, la justice et l’enjeu moral. Générer de nouveaux indicateurs ne changerait pas ainsi la nature du problème : nous aurions des formes non monétaires d’équivalence mais équivalence tout de même. Cela ne changerait pas non plus la nature du régime de performance, cela aurait seulement pour vertu de déplacer les critères de jugement12. La solution ne serait donc pas à chercher dans de nouveaux indicateurs ou de nouvelles façons de les produire mais sur un plan institutionnel ou juridique traduisant les enjeux moraux.
Ces considérations me semblent renforcées par le caractère presqu’incantatoire de l’appel à la démocratie délibérative ou participative dans le cadre des démarches liées aux « nouveaux indicateurs ». Celle-ci apparaît souvent absorbée par les processus mis en œuvre ; on évoque ainsi les conférences de citoyens, les assemblées délibératives, les focus group… Mais cela s’inscrit plus dans une forme d’impératif participatif que dans une transformation radicale des modalités décisionnelles en matière de « jugement de valeur ». Sur quoi le « citoyen » a-t-il réellement à se prononcer : à ma connaissance jamais véritablement sur 116la question de savoir s’il faut des indicateurs, des chiffres, des nombres, comme si cela allait de soi ; il en faut simplement d’« autres ». On présuppose qu’en ayant d’autres indicateurs, d’autres métriques, d’autres procédures de mesure… on résoudrait les problèmes, notamment – pour ce qui nous occupe – le fait que le « gratuit » ne compterait pas parce qu’il n’est pas compté. Ici encore il n’est au final nullement fait état explicitement d’une question morale, alors même que les questions du bien, du juste, du beau, ne cessent de revenir dans les débats. Il y a là une part maudite qui mérite d’être pensée.
VI. Nommer et dire ce qui compte,
la place de la participation
Cette part maudite me semble renvoyer à une autre question, celle de l’anonymat. Une telle question a pu être discutée dans le cadre du don de gamètes [Huguette 2011] où ce dont on doit rendre compte tend à devenir le « nom » du donneur et pas seulement ce qui a été donné. Dans le champ des « nouveaux indicateurs » la question des noms me semble également révélatrice d’enjeux moraux fondamentaux. Cela renvoie notamment à l’écart qu’il peut y avoir entre le fait de donner un nom et le fait de mettre en nombre. Pour répondre à l’enjeu de « compter ce qui ne compte pas », il faut être capable de nommer ce qui compte, ou encore de dire ce qui compte. Ainsi, si on en revient à la question des liens entre quantification et démocratie délibérative évoquée il s’agit d’établir un lien entre ce que les citoyens disent à propos de ce qui compte et la mise en nombre de ce qui compte [Béraud et Cormerais, 2003]. Or, ce qu’on observe dans un certain nombre de cas est une transformation de ce qui compte à travers le processus de mise en nombre. Par exemple le processus pour arriver à de nouveaux indicateurs de richesse dans les Pays de la Loire avait pour objectif affiché de « […]de recueillir l’expression des différents types d’acteurs locaux sur “ce qui compte vraiment” en terre ligérienne […]13 ». Il s’agissait ainsi dans un premier temps d’organiser des débats 117« citoyens » pour définir ce qui compte, les « richesses » du territoire. Les participants à ces débats devaient répondre à 6 questions, par exemple : quelles sont les richesses que nous avions et que nous n’avons plus aujourd’hui en Pays de la Loire, quelles sont les richesses que nous avons aujourd’hui et que nous n’avions pas auparavant en PdL etc. Des verbatim et des synthèses ont été élaborées pour recueillir ce qui a été dit puis la démarche a conduit à pouvoir proposer des indicateurs capables de matérialiser ces « richesses ». Trois grandes dimensions (ou « axes ») ont été identifiées : qualité et conditions de vie, qualité des relations humaines, autonomie, engagement des ligériens. À chaque dimension correspondent un certain nombre de « richesses », par exemple : Environnement, nature, biodiversité ; Travail ; Qualité de vie et rythmes de vie ; Santé ; Cultures, art et sports, pour la première dimension14. À chaque richesse un indicateur a été associé, par exemple pour la richesse « Environnement, nature, biodiversité » ont été associés : Part des énergies renouvelables dans la consommation finale brute d’énergie, Consommation d’énergie par habitant et intensité énergétique de la production ; Production de déchets par personne/par type d’émetteur ; Part du temps libre des Ligériens consacré à la nature. La majorité sont des indicateurs existant déjà, quelques-uns ont été suggérés comme la « Part du temps libre des Ligériens consacré à la nature ». Si on regarde le rapport de synthèse portant sur les réunions des différents groupes (leurs verbatim) on apprend ainsi que 5000 mots ont été utilisés et que suite à une analyse quantitative en termes de fréquence 1500 « mots clés » ont été identifiés amenant à identifier 48 « richesses ». Il y a eu également des analyses portant sur les mots les plus fréquents et les mots les plus partagés (entre les différents groupes)15. Sans entrer dans les détails méthodologiques, ce qui est frappant est le processus de réduction à l’œuvre en effet on passe de 7000 contributions à 27 indicateurs quantitatifs sans que jamais n’ait été évoqué dans le rapport de synthèse la question des représentations portées par les mots (seules sont évoquées la représentation que l’on se fait de telle chose ou les représentations des uns vis à vis des autres). Or, le sens des mots, essentiel ici, ne peut être détaché des représentations 118dont ils sont porteurs et de l’expérience vécue auquel ils sont liés, notamment du champ des affects, des sentiments, des émotions. Une telle critique peut être également partiellement adressée à la méthodologie portée par le Conseil de l’Europe et qui a pu être adaptée sur différents territoires notamment en Bretagne16. Or, beaucoup des « richesses » évoquées ont trait au champ du « gratuit », au champ de l’expérience quotidienne, du vécu, même si le projet est explicitement porté par l’idée qu’une collectivité publique les intégrera à sa politique. La nature d’un tel projet (et d’autres) est donc de transformer un univers de qualités sensibles, vécues et expériencées (pour reprendre les termes de J. Dewey [2011]), et traduit par des « mots », pour en tirer une métrologie sous forme d’indicateurs.
Ce fait lui-même mérite qu’on s’y arrête un instant car ses implications sont majeures. En effet rien n’oblige à quantifier. Discutant de la place croissante de la quantification dans le monde occidental A.W. Crosby rappelle que « […]les anciens définissaient la mesure quantitative beaucoup plus étroitement que nous, et la rejetaient souvent en faveur d’autres techniques plus largement applicables » [2003, p. 24]. Il rappelle ainsi qu’Aristote affirmait que le mathématicien ne mesure les dimensions d’une chose qu’en « faisant abstraction de tous les caractères sensibles, tels que la pesanteur et la légèreté, la dureté et son contraire, ainsi que la chaleur et le froid, et tous les autres couples contraires d’ordre sensible ». Certes ces éléments expériencés peuvent être quantifiés mais « […]la pesanteur, la dureté ne nous apparaissent pas comme des quantités d’entités discrètes. Ce ne sont pas des collections mais des conditions, et, qui plus est, des conditions souvent fluctuantes » [Ibid.]. Par exemple dans le projet « Pays de la Loire », la richesse « liberté autonomie » est matérialisée par deux indicateurs : la part de la population située en dessous du seuil de pauvreté, par classe d’âge et la Part des jeunes de moins de 30 ans en situation professionnelle ayant le sentiment d’avoir choisi leur orientation. On voit la réduction singulière de sens à l’œuvre par rapport à des termes comme « liberté » ou « autonomie » qui fait écho aux propos d’A.W. Crosby. Face à l’importance affirmée des « qualités », ce qui ressort des paroles des participants est essentiellement de cet ordre, on se place un peu dans une situation comparable à celle du xive siècle où l’on commença à s’intéresser à la quantification de qualités 119fugaces comme le mouvement, la chaleur, la lumière etc. Pour Crosby, les « savants » de l’époque « […]parlèrent de la quantification comme d’une certitude, d’une vertu et d’une grâce » [Ibid. p. 25]. Pour le dire autrement le primat de la quantification amène logiquement à faire entrer dans son champ à la fois la morale et le gratuit… Le caractère au final subsidiaire donné aux mots dans l’analyse en est une illustration.
La question de la mesure de l’utilité sociale amène des réflexions similaires articulées souvent à la nécessité d’évaluations « pluralistes » impliquant une participation. Même si elle n’y est pas cantonnée, l’utilité sociale est particulièrement évoquée dans le champ de l’économie sociale et solidaire. Les acteurs de ce secteur économique n’ont de cesse de mettre en avant cette notion quand il s’agit de différencier leurs finalités de celles des entreprises « capitalistes traditionnelles ». Dans le premier cas la finalité première est la production d’utilité sociale, dans le second, le profit serait la seule finalité comme le rappelait Milton Friedman. Cependant, au-delà de ce fait, les entreprises de l’ESS sont sans cesse confrontées à une demande de « justification » et de « reddition » de cette production d’utilité sociale, notamment de la part de collectivités publiques qui peuvent leur accorder des contrats ou des subventions [Glémain et Renault 2014]. Il s’agit d’apporter la « preuve » d’une contribution spécifique à la société. La difficulté tient, d’une part, au caractère polysémique de la définition de l’utilité sociale, puisque par exemple un guide récent sur l’évaluation de l’utilité sociale [Branger et al. 2014] met en relation cette notion avec celles d’externalité positive, d’intérêt général, d’impact social et environnemental et de contribution au bien commun17 ; et d’autre part à sa quantification, puisque nous sommes bien dans le champ du « gratuit », les effets ou les impacts n’étant pas repérés par des prix. Le positionnement par rapport aux évaluations monétaires est d’ailleurs ambigu puisque ce guide évoque dès l’introduction le fait qu’il s’agit de faire du processus d’évaluation de l’utilité sociale « une démarche vertueuse » [Branger et al. 2014, p. 4] ce qui nécessite de « comprendre d’abord qui l’évalue et comment elle est évaluée ». On voit donc que la question morale (la vertu) est évoquée d’emblée en relation notamment avec les questions du « qui » évalue et du « comment » on évalue. Cela implique une distinction entre ceux qui 120seraient habilités à une telle évaluation et les autres, qui ne le seraient pas, et entre les « bons » processus d’évaluation et les « mauvais ». L’enjeu est peut être technique et scientifique mais il n’est pas certain que c’est sur ce plan que se situe le cœur de l’argumentation. En effet un jugement, amenant un positionnement clair, est posé d’emblée [Ibid. p. 6-7]. La prégnance de la mesure de l’évaluation sociale est référée au contexte de soumission de l’État vis-à-vis d’un régime de performance incarné par l’évaluation des politiques publiques et le développement des Evidence Based Policies qui nécessitent d’isoler des causalités relativement directes entre des politiques et des impacts à fin d’évaluation. Les politiques ont ainsi tendance à devenir très ciblées pour passer sous la toise des méthodologies évaluatives. Cela « Comme si la construction collective, complexe, de l’intérêt général pouvait se satisfaire d’une succession de petits actes identifiables, et devait passer sous la toise de ce qui est mesurable ». Du côté de la vertu il y aurait les tenants d’une approche « pluraliste » mettant l’accent sur des causalités complexes et une constante interaction entre les moyens et les fins. Dans ce cadre l’évaluation ne pourrait être déployée« […] que dans un processus exigeant, qui mêle apports de connaissances scientifiques, hybridation des sciences sociales, et mise en débat pluraliste. L’idée est de pouvoir débattre du contenu et des méthodes des évaluations avec l’ensemble des acteurs, société civile organisée comprise » [Ibid.].
Cependant, il est frappant de constater la relative faiblesse de l’interrogation sur le « pourquoi » il serait nécessaire de mesurer l’utilité sociale, le guide se concentrant largement sur le « comment ». Les propos de C. Bouchart, une élue locale de Lille, apportent trois justifications sommaires au besoin de mesurer l’utilité sociale : 1) cela figure dans la loi sur l’ESS de juillet 2014, 2) pour justifier de financements publics il est nécessaire de « prouver » la production d’utilité sociale, de l’objectiver et 3) il faut prêter attention à l’impact territorial de cette utilité sociale (ainsi qu’à celui des processus de participation qui lui sont liées). Mais l’essentiel du guide se focalise sur le « comment » en terme instrumental que ce soit de façon interne pour les organisations afin de s’interroger sur elles-mêmes, sur leurs pratiques, leur finalités, leurs stratégies, ou de façon externe vis-à-vis de leurs parties prenantes, du territoire, des collectivités publiques… Le guide donne ainsi l’exemple de la définition du « juste prix » dans le cadre d’une AMAP (Association pour le Maintien d’une Agriculture Paysanne). L’utilité sociale produite est référée essentiellement dans ce 121cas à deux éléments : côté consommateur, l’accès à une nourriture de qualité et de proximité, et, côté producteur, la solidarité financière à travers un engagement d’achat et un niveau de rémunération « juste ». On peut noter que le premier aspect n’entre pas dans la mesure présentée, seul un « outil » de calcul des coûts de production en fonction de la composition du panier est évoqué, permettant aux consommateurs de se faire une idée du « prix juste » afin ensuite d’en débattre dans une « assemblée générale d’AMAP ». L’évaluation est donc intrinsèquement reliée à une question morale, celle du « juste prix » ce qui fait écho aux propos d’E. Hache affirmant que « la question du juste prix articule la morale aux questions de quantification et d’évaluation » [2011, p. 111]. Cela est particulièrement significatif dans le cas des AMAP, puisque l’évaluation se fonde à la fois sur des grandeurs économiques usuelles (un coût de production, donc des prix) et sur des éléments moins objectifs qui ne peuvent faire l’objet que d’un « débat » qui porte notamment sur la nature et l’identification des contreparties à l’acte d’achat responsable.
Conclusion
Ajouter des points de vue et des contreparties
En ce sens, ce que l’on aurait à quantifier ce ne serait pas seulement des nombres, des quantités, des coûts, mais « des passions, des attachements (à tel objet, à telle sensation, à telle idée) » [Hache 2011, p. 112]. Comme le met en évidence E. Hache il s’agit notamment de « prendre en compte » des scrupules moraux dans un calcul économique quand on statue sur un juste prix en rémunération de ce qu’offre un producteur. Cette prise en compte ne remplace pas ces scrupules, ne les élimine pas (comme on pourrait éliminer ses pêchés par l’achat d’indulgence) mais leur « fait une place en ajoutant un niveau de complexité à ces calculs, à savoir l’obligation de bien traiter les protagonistes concernés par tel ou tel échange » [Ibid. p. 113 je souligne]. Les assemblées générales sont un moment clé de l’expression des « scrupules » et de débats autour des contreparties et de leur caractère « juste ». Le calcul ne serait donc pas le point focal du processus d’évaluation de l’utilité sociale et de sa mise en nombre, il 122n’en représenterait qu’un point de vue parmi d’autres, la complexité étant « prise en compte » en ajoutant des points de vue et en les mettant en dialogue, en perspectives dirait G.H. Mead [Renault 2009]. Ce faisant il s’agit aussi d’ajouter des contreparties comme on ajoute des points de vue : la contrepartie de l’achat d’un panier de légumes n’est pas seulement un nombre de salades ou de pommes, c’est aussi de la santé, du lien social, de l’apprentissage, de la proximité…et cette liste n’est aucunement close, elle s’allongera à mesure que de nouveaux protagonistes, de nouveaux points de vue, de nouvelles perspectives s’ajouteront. L’incommensurable réside aussi dans le dénombrement impossible des contreparties rendant illusoire toute forme d’équivalence.
Il me semble qu’adopter cette perspective rend intelligible la relation entre quantification et participation, tout indicateur n’ayant de sens « que s’il débouche sur une réflexion critique et dialogique avec toutes les parties prenantes » [Caillé et Weber 2015]. Cependant cela laisse ouverte la question relative au nombre a priori infini des protagonistes et des perspectives que l’on pourrait prendre en compte. La seule façon de résoudre – partiellement – cette question est d’en appeler à un « auditoire universel » : « Un auditoire réunissant toutes les parties concernées, informées par des experts de tous les éléments du dossier. Un peu comme une cour d’assise idéale »[Ibid.]. Cela fait écho au « spectateur impartial » évoqué notamment dans la tradition pragmatique par J. Dewey et G.H. Mead mais également par Gabriel Tarde18 qui en appelait à un « spectateur impartial » pour juger de la justesse du prix en fonction de l’avantage des personnes concernées, considération déjà évoquée à propos des AMAP. Plus concrètement quantification et participation ne peuvent être articulées, me semble-t-il, que par l’intermédiaire d’institutions de valorisation rendant concret ce spectateur impartial ou cet auditoire universel. Cela invite à repenser de façon plus approfondie l’institutionnalisation de la démocratie délibérative ou participative et son articulation avec la « formation des valeurs » [Dewey 2011]. Il me semble ainsi qu’on se trompe de cible en commençant par imaginer des métriques, des indicateurs, pour « compter le gratuit », sans avoir au préalable mis en avant la question morale et par la même sans avoir mis 123l’accent sur les procédures et institutions par l’intermédiaire desquelles on peut s’accorder sur « ce qui compte », sur le vrai, le bien le beau. L’enjeu ici me semble-t-il est de penser les modalités de régulation des activités générant des externalités [Béraud et Cormerais 2011] et de les articuler avec des institutions de valorisation autorisant de véritables jugements de valeur reconnaissant l’enjeu moral de façon explicite. En effet « Oser se mêler des questions d’évaluations économiques signifie alors nous confronter à la délicate question de l’articulation entre les questions de quantification et les préoccupations morales » [Hache 2012, p. 102]. En tant que projet politique19, la gratuité serait par nature « morale » et s’opposerait à l’immoralisme de l’économisme. Compter autrement, mais aussi et peut être surtout faire le choix de ne pas quantifier, apparaît ainsi comme un enjeu fondamental qui implique des processus démocratiques de délibération pour définir ce à quoi nous tenons et sur les modalités de les compter/conter. Cela implique de prêter attention aux modalités de narration que l’on adopte et à cet égard le tropisme tendant à partir des paroles ou des conversations pour en arriver à des indicateurs ou des métriques mérite d’être interrogé.
124Références
Béraud P., Cormerais F., [2003], « PEKEA : une économie politique de la valeur sociétale ? », Cosmopolitiques, 5, p. 39-50.
Béraud P., Cormerais F., [2006], « Rareté sociétale et innovation sociétale. Pour une économie politique de la durée », revista EPISTEME, nº triplo : 15-16-17. L’article est issu d’un colloque, on peut trouver le texte ici : fr.pekea-fr.org/Rennes/T-Beraud-Cormerais.doc.
Beraud P. et Cormerais F., [2011], « Économie de la contribution et innovation sociétale », Innovations, 2011/1 no 34, p. 163-183.
Branger V. et al., [2014], Évaluer l’utilité sociale de l’Économie Sociale et Solidaire, Alter’guide, Lille, Clersé. Lien : http://clerse.univ-lille1.fr/IMG/pdf/AlterGuide-2014.pdf.
Caillé A. et Weber J., [2015], « Un indicateur de la création de valeur sociale – Objectiver et subjectiver la valeur sociale et la RSE », Revue du Mauss permanente, Janvier, http://www.journaldumauss.net/?Un-indicateur-de-la-creation-de-1208.
CDC Biodiversité [2014], « La compensation écologique », Biodiv’2050, no 3, mai 2014 : http://www.mission-economie-biodiversite.com/wp-content/uploads/2014/05/BIODIV-2050-N3-FR-BD.pdf.
Crosby A.W., [2003], La mesure de la réalité, Paris, Allia, trad. Française de The measure of reality-Quantification and western society 1250-1600, Cambridge, Cambridge University Press, 1997.
De Callataÿ D., [2010], « Gratuité et grâce », Revue du MAUSS, 2010/1 – no 35, p. 53-61.
Desrosières A., [2008], L’argument statistique. Tome 1 : Pour une sociologie historique de la quantification. Tome 2 : Gouverner par les nombres. Paris, Éditions Mines Paris Tech.
Dewey J., [2003], Le public et ses problèmes (1927), Pau, Publications de l’Université de Pau, Farrago/Édittions Léo Scheer.
Dewey J., [2011], La formation des valeurs (1939), Paris, La Découverte.
Douplitzky K., [2008], « Le prix du gratuit », Médium, 2008/3 – No 16-17, p. 317-329.
Dumont L., [1983], Essais sur l’individualisme – Une perspective anthropologique sue l’idéologie moderne, Paris, Seuil (Points).
Glémain P. et Renault M., [2014], « Les dispositifs de mise en nombre : l’ESS aux prises avec les processus de quantification ! », XIVème rencontre du RIUESS « L’ESS en coopération », Lille 21-23 mai.
125Hache E. [2011], Ce à quoi nous tenons. Pour une écologie pragmatique, Paris, La découverte.
Hardin G., [1968], The tragedy of the commons, Science, 13 December, Vol. 162 no 3859, p. 1243-1248, trad. fr : http://lanredec.free.fr/polis/art_tragedy_of_the_commons_tr.html.
Higman F.M., [1992], La Diffusion de la Réforme en France : 1520-1565, Genève, Labor et Fides.
Huehn M. P., [2008], « Unenlightened Economism : The Antecedents of Bad Corporate Governance and Ethical Decline », Journal of Business Ethics, Vol. 81, No. 4, p. 823-835.
Huguette J., [2011], « Un enfant, à quel prix ? Interrogations sur le don dans l’aide médicale à la procréation », Empan, 2011/2 no 82, p. 34-40.
Jany-Catrice F. et Méda D., [2011], « Femmes et richesse : au-delà du PIB », Travail, genre et sociétés, 2011/2 no 26, p. 147-171.
Jany-Catrice F., [2012], La performance totale. Nouvel esprit du capitalisme ?, Villeneuve-d’Asq, Presses Universitaires du Septentrion.
Joannides V. et Jaumier S., [2013], « Résister à l’emprise de la gestion : ce que l’armée du salut nous apprend », La nouvelle revue du travail, 3/2013, http://nrt.revues.org/1244.
Lalande A., [1991], Vocabulaire technique et critique de la philosophie, (1re édition1926), Paris, PUF (Quadrige).
Lasida E., [2011], Le goût de l’autre-La crise une chance pour réinventer le lien, Paris, Albin Michel.
Layard R., [2007], Le prix du Bonheur, Paris, A. Colin, (Trad. Française de Happiness, lessons from a new science, Londres, Allen Lane Penguin books, 2005).
Méda D., [1999], Qu’est-ce que la richesse ?, Paris, “Alto”, Aubier ; réédition Champs-Flammarion, 2000.
Milanesi J., [2010], « Éthique et évaluation monétaire de l’environnement : la nature est-elle soluble dans l’utilité ? », VertigO – la revue électronique en sciences de l’environnement, Volume 10 numéro 2, http://vertigo.revues.org/10050
Perret B., [2003], « Inventer la gratuité », Revue du MAUSS, 2003/1 no 21, p. 288-295.
Perroux, F., [1962], Le capitalisme, Paris, PUF, « Que sais-je ? »
Pommier G., [2010], « Chasse à l’infini », Revue du MAUSS, 2010/1 no 35, p. 263-271.
Renault M., [2009], « Perspectivisme, moralité et communication. Une approche transactionnelle de la Responsabilité sociale des entreprises », Revue Française de Socio-économie, Vol. 2, No 4, p. 15-37.
Renault M., [2011], « Élaborer ensemble des outils pour construire une société 126plus conviviale. D’une expérience de terrain à une réflexion théorique », p. 167-187, dans Caillé A., Humbert M., Latouche S., Viveret P., 2011, De la convivialité. Dialogues sur la société conviviale à venir, Paris, La Découverte.
Renault M., [2012], « Dire ce à quoi nous tenons et en prendre soin. John Dewey, La formation des valeurs », Paris, La Découverte, coll. « Les empêcheurs de penser en rond », 2011, 238 p., note critique, Revue Française de Socio-Économie, 2012/1 no 9, p. 247-253.
Rifkin J., [2014], La nouvelle société du coût marginal zéro, Paris, Les liens qui libèrent.
Say J.B., [1815], Catéchisme d’économie politique, Paris, Guillaumin, édition électronique : http://classiques.uqac.ca/classiques/say_jean_baptiste/catechisme_eco_pol/say_catechisme.pdf.
Serres M., [1990], Le système de Leibniz et ses modèles mathématiques, 3e éd., Paris, PUF.
Staub M., [2013], La république des fondateurs. Participation, communauté et charité à la fin du Moyen Age et à l’époque moderne, Berlin, Münter, Wien, Zurich, London, LIT.
Tarde G., [1902], Psychologie économique, T. 2, Paris, Alcan, gallica.bnf.fr.
Viveret P., [2003], Reconsidérer la richesse, Paris, Éditions de l’Aube.
Viveret P., [2012], entretien pour M3, Société urbaine et action publique, No 3, Automne 2 « Pour penser les mutations » http://www.millenaire3.com/uploads/tx_revuem3/M3_3.pdf.
Weber J., [2013], « L’évaluation contingente : les valeurs ont-elles un prix ? », in Meriem Bouamrane et al., Rendre possible, Éditions Quæ « Indisciplines », p. 231-240.
1 Cet article est une version révisée et raccourcie d’un article présenté au colloque ISEG-ISERAM 2015 : Les business models de la gratuité Marx l’a pensé, GAFA l’a fait, Paris, Maison de l’Europe, 9 avril 2015. Je tiens à remercier Philippe Béraud pour son soutien et son amitié constante, Elena Lasida pour ses remarques constructives, Alain Caillé pour une discussion enrichissante, ainsi que les organisateurs du colloque notamment Faouzi Bensebaa.
2 PEKEA (Political and Ethical Knowledge on Economic Activities), FAIR (Forum pour d’Autres Indicateurs de Richesses).
3 Discours à l’université du Kansas, 1968.
4 Revue française de gestion 2013/1, no 230.
5 Sur la question de la « fausse gratuité » voir : Douplitzky [2008].
6 Romains 4.4.
7 Ce point est ambigu, en effet l’absence de contrepartie pourrait délimiter le champ de l’économie de la contribution, par rapport aux modalités de l’économie marchande : « L’économie de la contribution désigne[…]un ensemble de pratiques spécifiques qui renvoient aux participations de contributeurs librement investis dans l’activité et qui acceptent de coopérer et de diffuser leurs connaissances sans attendre de contrepartie sous la forme d’un équivalent monétaire » [Béraud et Cormerais 2011, p. 164]. Notons simplement que le fait de ne pas attendre de contreparties monétaires n’implique pas l’absence de toute contrepartie et qu’elles ne pourraient pas être « monétarisées » une fois identifiées. Il me semble à cet égard que la question de la quantification renvoie au moins à deux problèmes : celui de l’absence de toute contrepartie, ce qui est discuté ici, et du caractère indénombrable des contreparties qui tient à l’inclusion de protagonistes et de points de vues multiples sur ce que sont ces contreparties, j’y viendrai ultérieurement.
8 On peut rappeler que les formes initiales et embryonnaires de comptabilité aux xiiie et xive siècles adoptaient une forme narrative, ce n’est que progressivement que la forme quantitative l’a emporté [voir Crosby 2003, p. 202-203].
9 Ce terme même est signifiant : contingent signifie par nature « instable », lié au moment et aux circonstances. Une telle forme d’évaluation est donc fondamentalement liée à une forme d’instantanéité circonstancielle qui pourtant n’est jamais évoquée par ceux qui utilisent ces méthodes, notamment dans le cas de choix publics qui engagent pourtant des communautés dans des choix à long terme et largement irréversibles.
10 Ou plus exactement de l’une de ses filiales : CDC Biodiversité http://www.cdc-biodiversite.fr/, le document cité peut être trouvé ici : http://www.mission-economie-biodiversite.com/wp-content/uploads/2014/05/BIODIV-2050-N3-FR-BD.pdf.
11 On peut d’ailleurs souligner la multiplicité de ces indicateurs et méthodes d’évaluation, le texte de la CDC évoque le fait qu’en Allemagne par exemple pas moins de 42 méthodes sont disponibles.
12 Dans une perspective Leibnizienne et économiciste on substituerait des « incréments » d’égalité à des incréments monétaires ou matériels. Leibniz était en effet porteur d’un projet de mathématisation du monde. Chez lui le bonheur et le plaisir sont définis comme des incréments perpétuels. La question du progrès est donc reliée à celle de la génération perpétuelle d’incréments [Voir : Serres 1990, p. 239]. La colonisation des esprits par la mystique de la croissance est donc largement corrélative à la mathématisation du monde et à sa quantification.
13 Source : http://www.boiteaoutils-richessespdl.fr/uploads/uploads/docs/ModedemploidebatsV8.pdf.
14 Source : http://www.boiteaoutils-richessespdl.fr/uploads/images/RichessesPDL%206%20pages.pdf.
15 Source : http://www.boiteaoutils-richessespdl.fr/uploads/uploads/docs/analyse%20richessesPDL%20sept%202011.pdf.
16 Projet ISBET (Indicateurs sociétaux de bien-être territorialisés), voir : http://www.pekea-fr.org/isbet.html.
17 Voir Perret [2003]
18 Tarde [1902, p. 40] écrivait : « […]le prix est regardé comme juste par un spectateur impartial lorsqu’à ses yeux les deux parties contractantes trouvent dans l’affaire, en échange d’un service égal ou d’une peine égale, un égal avantage[…] ».
19 Voir par exemple l’article de Rue 89 « La gratuité, c’est ce qui a le plus d’importance dans nos vies » : http://rue89.nouvelobs.com/2012/10/27/contre-courant-vers-une-extension-des-zones-de-gratuite-236543 ou encore les positions défendues par Paul Ariès (voir par exemple : « La révolution par la gratuité », Contretemps http://www.contretemps.eu, entretien avec Paul Ariès) ou Jean-Louis Sagot-Duvauroux.
- CLIL theme: 3312 -- SCIENCES ÉCONOMIQUES -- Économie publique, économie du travail et inégalités
- ISBN: 978-2-406-06842-6
- EAN: 9782406068426
- ISSN: 2554-9626
- DOI: 10.15122/isbn.978-2-406-06842-6.p.0097
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 03-10-2017
- Periodicity: Biannual
- Language: French
- Keyword: Free, evaluation, indicators, morals, social utility, wealth