Carnet critique
- Publication type: Journal article
- Journal: Duras et Blanchot
2022 – 5. Écarts, affinités, communauté ? suivi de Archives plurielles de Duras - Authors: Crevier-Goulet (Sarah-Anaïs), Loignon (Sylvie)
- Pages: 201 to 211
- Journal: Journal of Modern Literature
- Series: Marguerite Duras, n° 7
Dictionnaire Marguerite Duras, Bernard Alazet, Christiane Blot-Labarrère (éd.), Paris, Éditions Honoré Champion, « Dictionnaires et références », 2020, 720 pages.
Faire le portrait de l’œuvre transmédiale aussi riche que complexe de Marguerite Duras, c’est ce que Bernard Alazet et Christiane Blot-Labarrère se sont donné pour tâche avec le Dictionnaire Marguerite Duras paru en 2020 aux éditions Honoré Champion (collection « Dictionnaires et références »). 720 pages, 302 notices, 42 contributeurs : il n’en fallait pas moins pour pouvoir restituer les multiples facettes de l’univers de celle qui fut l’une des plus grandes figures de la littérature française de la seconde moitié du xxe siècle. Le principal apport de l’ouvrage est de proposer, sous la forme abécédaire, une traversée de l’œuvre qui, tout en rendant compte de la part déjà consacrée qu’est l’écriture narrative, ne néglige pas ses aspects moins connus, à savoir les textes théâtraux, l’œuvre cinématographique et tout ce qui déborde du champ strictement littéraire (collaborations artistiques, entretiens, écriture journalistique, etc.).
Dans l’Avant-propos, les deux concepteurs du Dictionnaire présentent les lignes de force de leur projet éditorial. Il est impossible, affirment-ils d’entrée de jeu, de séparer chez Marguerite Duras œuvre et vie : aussi le Dictionnaire se devra-t-il de rendre compte de cette inséparabilité, en faisant apparaître les multiples retentissements du vécu, si ténus et transformés soient-ils, dans la création littéraire et artistique. Les classiques biographèmes durassiens – l’enfance en Indochine, la mère, le frère, la mendiante, etc. – et divers éléments ayant trait à la mémoire intime de l’auteure trouvent ainsi naturellement leur place à l’intérieur de ce livre-somme où se côtoient les souvenirs d’une vie et ce qu’ils ont fait naître dans l’œuvre suivant un mouvement constant d’aller-retour.
Concernant l’organisation de l’ouvrage, les directeurs du Dictionnaire ont opté pour une « triple répartition » des notices. Un premier groupe de notices concerne les œuvres de Marguerite Duras : chaque œuvre fait l’objet d’une entrée à l’intérieur de laquelle sont présentées, sous 202un même titre, les éventuelles réécritures – par exemple entre récit et théâtre (Des journées entières dans les arbres) –, mais aussi les “dérivés” transmédiaux lorsque par exemple un film a précédé ou suivi un livre, que l’on pense à Détruire dit-elle (un roman devenu un film) ou à Dialogue de Rome (un film devenu un fragment de texte dans Écrire). Ce groupe de notices comprend également des œuvres cinématographiques qui auront très tôt marqué l’écrivaine et qui sont commentées par elle dans ses textes (La Nuit du chasseur), des œuvres traduites par elle de l’anglais au français (Miracle en Alabama, pièce de William Gibson) ou encore des adaptations qu’elle a réalisées pour la scène d’œuvres écrites par d’autres auteurs (La Mouette de Tchekhov ; Les Papiers d’Aspern d’Henry James ; Home de David Storey).
Un deuxième groupe de notices vient répertorier « les grands thèmes de l’univers durassien, ses catégories esthétiques, philosophiques et stylistiques ». Les motifs clefs de l’œuvre sont ainsi consignés, depuis la notion trouble de « désir » jusqu’à la figure symbolique et allégorique de la « mouche », en passant par l’acte de « détruire » envisagé depuis le prisme de la folie, le concept de « voix narrative et point de vue » emprunté à la narratologie et le terme de « lumière » en rapport avec la mise en lumière et en images dans les films de Marguerite Duras, pour ne nommer que ceux-là. Chaque notice thématique étudie la présence et l’évolution de la notion dans la création durassienne pour en montrer son traitement singulier et le renouvellement proposé par l’auteure.
Enfin, un troisième groupe de notices rassemble des noms propres : on retrouve à la fois des toponymes qui renvoient aux lieux que Duras a fréquentés ou qui apparaissent dans ses œuvres (exemples : Calcutta, S. Thala, Trouville), et des noms de personnalités, artistes, intellectuels ou intimes de Marguerite Duras, incluant les personnages emblématiques de sa fiction (Ernesto et Anne-Marie Stretter par exemple). Sont ainsi rapportées les nombreuses collaborations artistiques de l’écrivaine avec des metteurs en scène et des cinéastes (Jean-Louis Barrault, Claude Régy, Jérôme Beaujour, Michelle Porte, etc.) ; on croise également les acteurs et actrices fétiches de ses films ou de ses pièces ; enfin, plusieurs notices rendent compte de l’influence de certains écrivains sur la production durassienne – et réciproquement, l’influence que l’auteure a pu elle-même exercer sur eux –, depuis les maîtres (Racine) jusqu’aux 203écrivains-amis (Maurice Blanchot) en passant par ceux qui ont joué un rôle important au début de sa carrière (Raymond Queneau).
Chaque notice est suivie d’une brève bibliographie critique permettant d’approfondir la question abordée. Par ailleurs, un système de renvois a été créé pour pouvoir circuler à travers le Dictionnaire, multipliant les biais et les analyses ; le contenu de chaque entrée trouve ainsi d’autres résonances à travers le parcours proposé.
L’une des spécificités de cet ouvrage est de ne pas établir de hiérarchie dans la création durassienne. Abondante et multiforme, toute sa production y est réunie, et ce de manière non-chronologique, révélant le dialogue constant qu’il y a eu chez l’auteure entre écriture narrative, écriture théâtrale et écriture cinématographique, lesquelles se sont aussi enrichies des nombreux entretiens que Marguerite Duras a donnés tout au long de sa vie ainsi que de l’activité journalistique à laquelle l’écrivaine s’est régulièrement adonnée (voir la notice « Journalisme »). Ce Dictionnaire approfondit ainsi la dimension transmédiale et transgénérique de l’œuvre, prolongeant les approches les plus récentes dans les travaux critiques autour de Marguerite Duras.
Le Dictionnaire s’accompagne d’une bibliographie complète et détaillée, classée à la fois par genre et par ordre chronologique, faisant la preuve, d’un seul regard, de la prolificité de l’écrivaine et de la diversité de sa production.
S’il apparaît contraignant et limitatif au premier abord, l’ordre du Dictionnaire permet au contraire de multiplier sans limite les connexions les plus improbables (exemple : femme fatale/fenêtre/fleuve ; musique/mystique, ou encore sorcière/« La soupe aux poireaux »). Des constellations se tissent, en plus de celles permises par les renvois référencés, faisant émerger des liens, des parallèles ou parfois des paradoxes inattendus. Le Dictionnaire procède en quelque sorte par bifurcation, embranchement et confluence, imitant le mouvement même du processus créatif durassien fait d’échos, de reprises, de détours et de retours.
Cet ouvrage permet ainsi une approche singulière de l’œuvre de Marguerite Duras, offrant des axes de réflexion multiples tant aux spécialistes qu’aux lecteurs amateurs. Nous ne pouvons qu’être d’accord avec Bernard Alazet et Christiane Blot-Labarrère lorsqu’ils affirment dans leur Avant-propos que cet ouvrage ne se veut pas uniquement destiné aux happy-few ; en effet, par son architecture rhizomatique et 204sa multidimensionnalité, ce Dictionnaire donne une infinité d’entrées possibles dans l’univers de cette immense créatrice que fut Marguerite Duras.
Sarah-Anaïs Crevier-Goulet
Université Sorbonne Nouvelle – Paris 3
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Simona Crippa, Marguerite Duras, Saint-Denis, Presses Universitaires de Vincennes, « Libre cours », 2020, 197 pages.
L’élégante collection « Libre cours » des Presses Universitaires de Vincennes propose à un critique, généralement universitaire, de livrer sa lecture personnelle de l’œuvre d’un auteur aimé, à l’image du Beckett de Bruno Clément ou du Simone de Beauvoir de Pierre-Louis Fort. Accessible à un large public en ce que chaque ouvrage présente l’ensemble de la production d’un auteur, ses thématiques spécifiques, son art poétique, la collection entend également s’adresser aux spécialistes de l’œuvre, grâce à un regard neuf posé sur celle-ci. Simona Crippa propose ainsi de revisiter l’œuvre entière de Marguerite Duras à l’aune de la mythologie et de la mytho-poétique. S’appuyant sur la lecture de nombreux penseurs et anthropologues (Lévi-Strauss, Gusdorf, Détienne, Eliade notamment), elle analyse non seulement la présence du mythe dans l’œuvre de Duras, mais la façon dont l’écrivaine se place en « mythologue ». Car si le mythe est évidemment omniprésent dans la production durassienne comme dans ce qui l’entoure (entretiens, articles, etc.), peu d’articles et d’études s’y sont attardés jusqu’ici et lorsque la critique se penche sur cette question cruciale, elle a plutôt tendance à investir le champ biographique, 205soulignant comment Duras construit le réel comme un mythe, suivant en cela le propre aveu de l’écrivaine. « Pythie » ou « Sphinx », l’écrivaine apparaît traversée par l’énigme des voix du monde ; elle restitue une parole oraculaire qui donne à voir le monde et les événements comme une révélation, ce que résume cette belle formule de Crippa : « Langue oraculaire, voix oraculaire, le dire de Duras renouvelle mythologiquement l’esthétique de la modernité. » (p. 73).
L’ouvrage de Simona Crippa pose donc une question fondamentale à l’œuvre durassienne et à travers elle à la littérature du xxe siècle tout entière marquée par le mythe d’Orphée dont parle Blanchot pour évoquer la création moderne. Duras a ainsi « eu la force de redonner à la littérature sa dimension originelle, cette puissance qui faisait du chant de l’aède la voix qui disait le monde » (p. 8). Crippa adopte une progression chronologique depuis « L’enfance de l’écriture » (chapitre 1) jusqu’aux dernières œuvres (« L’écriture de la vie ou la chambre d’écho de Fama », chapitre 7). Elle mêle analyses d’œuvres charnières (passant plus rapidement sur les œuvres moins essentielles), liens à la biographie de l’auteure et réflexions sur sa poétique et sur la figure d’écrivain que l’œuvre construit. Ainsi est mis en évidence un faisceau de questionnements poïétiques et thématiques reliant les œuvres entre elles : la figure de l’écrivain et ses fonctions, la question du personnage, le rapport de Duras au behaviorisme et au Nouveau Roman, la polyphonie, l’hubris et la tragédie, l’engagement politique, Dieu, la folie, la création et, bien sûr, avant tout, surtout, l’écriture. Crippa rappelle judicieusement les propos de Max Müller : la mythologie n’est que « la maladie du langage » (p. 33).
Le chapitre 1 (« L’enfance de l’écriture ») revient sur la construction mythique élaborée par Duras à partir de son enfance. Sondant ce temps du passé pour en faire un temps immémorial, l’écrivaine « reconstrui[t] sa mémoire en donnant libre cours à l’imagination » (p. 18-19) dès le premier roman publié Les Impudents (1943) : du couple de frères à l’origine de « la dimension incestueuse qu’Antigone-Marguerite tissera dans ses écrits » (p. 15) à la « Déesse-Mère à la fois nourricière, protectrice et guérisseuse, mais également redoutable destructrice » (p. 23). Mythe de l’origine, le mythe familial ne cesse de se réécrire tout au long de l’œuvre et offre au lecteur des personnages dignes des tragédies antiques aux prises avec une hubris et une sauvagerie primitive faite de pulsions 206de vie et de pulsions de mort. Avec Un barrage contre le Pacifique, Duras quitte les rives du roman familial pour « prend[re] le large » (p. 26). Elle prend la voie d’une épopée « qui joue davantage avec les frontières équivoques entre l’Histoire, l’histoire personnelle et la mythologie. » (p. 26) et, partant, fait résonner les voix en se saisissant du monde à partir d’une expérience intime. Duras fabrique des mythes et en réactualise la signification dans un processus de réécriture qui traverse l’ensemble de sa production. C’est là, comme le souligne Crippa, « un processus typique qu’emprunte le mytho-poète pour renouveler les figures de la mythologie » (p. 32).
Le chapitre 2 (« la traversée de l’écriture ») montre l’ouverture d’une nouvelle ère dans la production durassienne à partir de 1952. Crippa étudie les œuvres parues jusqu’à Moderato cantabile pour en souligner les principales caractéristiques et innovations. S’attachant d’abord à l’analyse du Marin de Gibraltar, cette « épopée maritime » (p. 37), où l’oralité apparaît primordiale. De fait, le roman est « le premier texte où Duras met en place une esthétique de la rumeur qui se prolongera jusqu’à ses derniers récits. Savoir “par ouï-dire” ou “faire courir le bruit”, voici comment assembler les messages et les discours sur le marin. » (p. 40). La Rumeur participe à la fois d’un « prolongement de la voix des dieux » (p. 40) et d’un « fonds commun de récits » (p. 40). Duras propose ainsi avec Le Marin de Gibraltar un « véritable laboratoire esthétique : amplitude de l’espace dialogique, désagrégation de la voix narrative, récit construit par ouï-dire, mise en cause de la véracité de l’histoire racontée, mode opératoire de l’œuvre ouverte et réflexive » (p. 43). Dans Les Petits Chevaux de Tarquinia, œuvre construite sur un « trou archéologique » (p. 44), est rejouée la triade d’Eros, Himéros et Aphrodite, et suggère l’importance de la triangulation amoureuse dans l’œuvre durassienne. Avec Le Square, c’est un peu la tragédie d’Antigone qui se joue, la bonne étant « comme la fille d’Œdipe […] habitée par le désir pur » (p. 49). Avec Moderato cantabile, Crippa souligne le rôle de la musique, si importante pour l’auteure : celle-ci fait de la musique « un paradigme qui inscrit son écriture dans le chant comme son aïeul Orphée » (p. 50). Crippa met également en évidence la construction paradoxale du dialogue sur le silence et l’invention, qui fait de nouveau signe vers la rumeur : elle « rend caduque le partage du vrai et du faux, elle a une puissance extraordinaire et fonctionne tel un rituel, rappelle Detienne ».
207Le chapitre suivant (« chapitre 3 : l’écho de l’écriture ») s’intéresse au « cycle indien », qui « dispose d’une puissance propre à créer ses propres mythes, renvoyant ainsi aux grands cycles héroïques qui ont inspiré nombre d’œuvres littéraires : le cycle thébain, le cycle des Atrides, le cycle de Thésée. » (p. 59). La réécriture est ici prépondérante et fait entrer l’écriture durassienne dans la palingénésie. Ce faisant, ce « cycle » interroge, dans le sillage des Nouveaux Romanciers, le personnage de roman (c’est le cas notamment de Lol V. Stein) et revisite l’espace et le temps romanesques pour lui conférer une tout autre dimension. Lol apparaît alors dans sa renaissance après les dix années écoulées depuis le bal de T. Beach comme « promesse de la béance du monde et de l’advenir de la littérature » (p. 66). Le Ravissement de Lol V. Stein impose l’invention comme modalité narrative, fait résonner les voix qui peu à peu reconstituent le récit : « Frénésie des voix et surdétermination de la conscience narrative, le roman semble être écrit par une force créatrice collective. » (p. 73). Il y a quelque chose d’une cosmogonie dans le cycle indien, ce qu’indique le traitement de l’espace notamment dans Le Vice-consul, et la réflexivité des œuvres participe de cette création plurielle.
C’est à un autre pan de la création durassienne que s’attache le chapitre 4 (« L’écran de l’écriture ») : le cinéma, en ce que l’oralité y est essentielle : « Le film construit en effet un univers imaginaire parlant qui reflète le monde, il se présente même comme un grand réceptacle de symboles, vices, vertus, inquiétudes et interrogations de l’humanité. » (p. 81). De fait, le cinéma de Marguerite Duras « fait apparaître, se reconstituant sans cesse, la manifestation d’un état primitif cosmogonique vers lequel tout converge : la “nuit” du cinéma sera faite d’amnésies et d’anamnèses, d’incantations et de voix oraculaires qui interrogeront les frontières de l’image. » (p. 82). Des êtres mythiques que sont les pulsions de vie et de mort d’Hiroshima mon amour à la destruction du livre et du savoir dans Détruire dit-elle, de la parole oraculaire et incantatoire d’Alissa à la polyphonie d’India Song, du Camion à L’Homme atlantique, Duras donne à voir « le parcours orphique de ses œuvres qu’elle mène près du gouffre, vers le royaume d’Hadès » (p. 103), jusqu’à une mort de l’image dans Le Navire Night et L’Homme atlantique et dans le même temps jusqu’à un éternel retour grâce aux voix qui réactivent le mythe comme c’est le cas par exemple dans Césarée. Duras « a soufflé l’apocalypse sur le cinéma. Mais en faisant appel à la mémoire et à l’anamnèse, comme à 208l’incantation poétique qu’elle a inscrite sur l’image en se focalisant sur la polyphonie et la résonance de sa voix, elle a conduit le spectateur vers un état primitif de l’écoute, vers l’essence du mythe. » (p. 117).
Le chapitre suivant (« chapitre 5 : le théâtre de l’écriture ») analyse la façon dont Duras « décloisonne les frontières génériques » au théâtre (p. 121). Telle Pénélope, Duras tisse et retisse la toile de ses textes qu’elle remanie sans cesse, à l’image des variations successives dans Les Viaducs de la Seine-et-Oise, L’Amante anglaise, Le Théâtre de l’Amante anglaise. C’est un théâtre marqué par la désincarnation des personnages, l’importance de la voix ou encore le rôle accordé au spectateur, éléments caractéristiques du théâtre moderne. Ce faisant, le théâtre de Marguerite Duras propose aussi une réflexion sur la théâtralité et son absence « offerte[s] en spectacle comme un mythe » (p. 126). Elle consigne le théâtre « à la mémoire mythique pour le recréer » dans un mouvement infini.
C’est encore un autre type d’écriture qui est interrogée à l’aune de la mytho-poétique dans le chapitre 6 (« Le mythe de l’éternel retour ») : les articles et entretiens publiés dans les années Quatre-vingt, l’outside pour reprendre le mot de Duras. Ainsi, comme le note Crippa : « [l]e recours au fragment restitue cette dimension ouverte et circulaire de la discontinuité essentielle de la pensée ; l’auteure dépasse ainsi la fixité et teste les limites du langage et du réel en ramenant à nouveau le lecteur au mythe de l’éternel retour. » (p. 134). Écriture fragmentaire qui embrasse le réel comme une apocalypse : « Écrire en fragments signifie prendre en compte le désastre, car sur le fond de cette juxtaposition d’événements s’ouvre un espace de fin des temps » (p. 141). Duras rend compte de la violence du monde et de la Nature ; elle « donne à lire les nouveaux éléments du Chaos contemporain » (p. 141). Du réel demeure une poétique de l’égarement qui va de pair avec une « “mémorabilité” multiple et allégorique » (p. 142). La vie et la fiction s’entremêlent, pour dévoiler une « mythographie […] de l’écrit » (p. 151) et vont jusqu’à définir la figure de l’écrivain – ainsi assiste-t-on aussi à la « construction de soi-même comme un mythe » (p. 149).
Enfin, le dernier chapitre (« L’écriture de la vie ou la chambre d’écho de Fama ») se penche sur la dernière période de l’œuvre durassienne, caractérisée par des récits où Duras « met en scène la figure de l’écrivain à côté de celle du narrateur » (p. 156), soulignant « l’entente entre l’aède et cette Fama qui est censée transmettre les ouï-dire » (p. 157). 209Les récits entrecroisent la voix du poète et celle de la rumeur et font de l’écrivain un « passeur de rumeurs mémorables » (p. 157). Transgressant les frontières génériques – notamment celles de l’autobiographie et de l’autofiction – Duras veut « mettre en forme un espace énigmatique qui vient des profondeurs des temps » (p. 159) et « dégager de l’oubli une parole qui relève de l’union du moi et du cosmos » (p. 159). Poétique du déplacement, l’écriture fait passer du réel au fictionnel. La période voit ici l’arrivée de la Muse Yann : « cette figure tutélaire et mythique qui entretient un rapport dialectique et révélateur avec la réalité, il est la projection de l’anima du poète et incarne le motif du dédoublement et de l’ambiguïté dans une logique de confrontation du Même et de l’Autre » (p. 171). Cette confrontation du Même et de l’Autre traverse l’ensemble des récits à l’image d’Emily L. ou de La Pluie d’été, puisque l’écrivaine demeure « une chambre d’écho où résonnent toutes ses voix » (p. 173), où se tissent mémoire individuelle et mémoire collective.
Duras a « réinventé l’antique rôle de Fama » (p. 190), nous dit Simona Crippa. Tel un mythologue « saisi des choses, des êtres et de soi » (Gusdorf cité p. 182), l’écrivaine ne cesse d’écrire depuis la sauvagerie primitive. Elle tisse mémoire individuelle et mémoire collective pour faire résonner cette parole ni vraie ni fausse, qu’est le muthos. Elle initie ce mouvement de création infini qui fait face au chaos du monde. L’essai de Simona Crippa se lit d’une seule traite, tant les analyses paraissent claires et pertinentes, tant les bonheurs d’écriture jalonnent l’étude, comme cette traversée de la nuit qui définit, selon la critique, l’éternel retour dont l’écriture de Marguerite Duras suit la courbe : « Vivre et revivre, c’est passer par l’épreuve de ce désir qui vient de la nuit. » (p. 186).
Sylvie Loignon
Université de Caen Normandie
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Dominique Rabaté, « Chapitre vii : Marguerite Duras et les paradoxes du romanesque » (p. 103-110), Petite physique du roman, Paris, José Corti, « les essais », 2019.
L’essai de Dominique Rabaté rassemble une série d’études sur des auteurs majeurs des xxe et xxie siècles. Il consacre ainsi un chapitre de cet essai à l’œuvre de Marguerite Duras. Rabaté s’attache ici à la façon dont les stéréotypes qui fondent le romanesque sont travaillés dans l’œuvre durassienne, comme, plus largement, dans l’œuvre des nouveaux romanciers ou de ceux qui y ont été apparentés. Rabaté s’inscrit dans la lignée des travaux de Mireille Calle-Gruber ou de Bernard Alazet sur cette question du romanesque durassien, et du volume collectif de Gilles Declercq et Michel Murat sur la notion même de romanesque. S’inspirant en particulier des analyses de Bernard Pingaud sur « l’expérience romanesque », Rabaté rappelle combien l’œuvre se bâtit contre « les poncifs ou les clichés du romanesque », mais aussi avec eux. L’œuvre de Marguerite Duras ferait alors sienne la formule d’Alain : « l’invraisemblable rencontre du désir et de l’événement ». Rabaté distingue un mouvement d’« inflation des signes ». Déployant une « magnification romanesque », Duras opère cependant « une sorte de retournement du romanesque sur lui-même », en maintenant le fantasme pour tel. Dès lors la narration ne peut qu’être déceptive autour d’un événement suspendu : « L’événement est, à la fois, ce qui a eu lieu (le bal pour Lol, la folie du vice-consul) et ce qui, n’étant pas tout à fait advenu, ne cesse de revenir nous hanter, à la manière d’un infra-événement ». L’œuvre durassienne est ainsi traversée d’un « désir d’événement » entant/hantant le vide et qui envoûte le lecteur. Jamais actualisé, toujours déporté, le désir d’événement métamorphose le réel en éventuel. Est mis au jour un dispositif particulier aux fictions de Duras : « celui qui raconte, qui écrit (les deux verbes se confondant) imagine un autre, un tiers qui devienne témoin de celle qui n’aura pris consistance que par ce regard, comme doublement médiatisée ». Rabaté ajoute : « La puissance de fascination de l’objet du regard comme de la 211narration lui vient précisément de n’être rien […] ». En définitive, ce rien magnifie et déporte le romanesque comme il fonde la fascination exercée sur le lecteur. Il s’agit là d’une analyse stimulante qui participe au renouveau du questionnement de cette notion « ambiguë et flottante, mobile et ambivalente » qu’est le romanesque.
Sylvie Loignon
Université de Caen Normandie
- CLIL theme: 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN: 978-2-406-13017-8
- EAN: 9782406130178
- ISSN: 0035-2136
- DOI: 10.48611/isbn.978-2-406-13017-8.p.0201
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 05-25-2022
- Periodicity: Monthly
- Language: French