Préface
- Type de publication : Article de collectif
- Collectif : Discours et représentations du handicap. Perspectives culturelles
- Auteur : Gély (Véronique)
- Pages : 7 à 9
- Collection : Rencontres, n° 424
- Série : Littérature générale et comparée, n° 34
Article de collectif : 1/27 Suivant
Préface
En France, les Disability Studies, les études interdisciplinaires sur le handicap, sont encore très peu présentes. C’est à deux jeunes chercheuses que l’on doit le colloque international dont ce volume est issu : Céline Roussel, qui prépare à Sorbonne Université une thèse de littérature comparée sur les autobiographies d’écrivains aveugles, et Soline Vennetier, dont le doctorat à l’EHESS porte sur l’histoire des sourds. Une redéfinition de l’humanisme est à l’horizon de leurs recherches et des travaux qu’elles ont ici rassemblés.
Car l’objet de ce volume n’est pas de collectionner ni les témoignages, ni les figures et images de personnes handicapées. Certes, on en trouve dans la littérature maints exemples. Elles sont parfois réduites à des stéréotypes, horrifiques ou comiques comme le bossu maléfique ou le boiteux diabolique. Parfois aussi les stéréotypes se renversent, le comique fait place à l’émotion, au pathétique. C’est Victor Hugo qui dans L’Homme qui rit met face à face Gwynplaine au visage mutilé et la belle et douce Déa aveugle ; c’est, dans le film Naïs que Marcel Pagnol avait tiré, en 1945, de la nouvelle de Zola Anaïs Micoulin, Fernandel jouant Toine qui récite le poème appris de sa grand-mère : « Les petits bossus sont de petits anges qui cachent leurs ailes sous leur pardessus ». Parfois encore, c’est à eux que la parole est donnée, pour démystifier les mythologies qui leur sont attachées : dans le récent roman de David Lodge Deaf Sentence le narrateur, sourd, évalue ce qui sépare son sort de celui de Beethoven. Car si Beethoven était bel et bien sourd, Byron bel et bien boiteux, sur leurs figures s’est cristallisé ce que l’on peut appeler une mythologie de la distinction, de la différence de l’artiste, handicapé du point de vue des hommes ordinaires, mais élu pour une autre grandeur. D’une culture et d’une civilisation à une autre, de Homère à Milton on voit revenir l’association entre la cécité et la poésie. C’est parce qu’elle est privée de la parole que Philomèle invente 8un moyen d’expression, le tissage, « voix de la navette ». Baudelaire donnait au poète-albatros des « ailes de géant » qui « l’empêchent de marcher », comme si le don du génie était compensé par une infirmité physique ou sociale, ou encore comme si l’infirmité sociale ou physique était la condition du génie.
Or le mot handicap, « hand in cap » (« la main dans le chapeau »), désigne justement la compensation d’un partage inégal, mais dans l’autre sens : parce qu’il fallait garantir une égalité de valeur entre ce qui était donné et ce qui était reçu, dans le cadre d’un troc de biens entre deux personnes, celui qui recevait un objet d’une valeur supérieure à celle de celui qu’il donnait devait mettre dans un chapeau une somme d’argent qui rétablissait l’équité. C’est le sens que le mot a gardé dans les compétitions sportives, le golf, la course, où le handicap est la différence entre le score de l’individu et le score moyen pris comme norme.
C’est justement l’idée même de norme des capacités humaines qui est mise en cause par et dans les Disability Studies. Une vieille histoire, l’un des mythes platoniciens les plus célèbres, mérite peut-être d’être repensée dans ce cadre. Le sophiste Protagoras, dans le dialogue de Platon qui porte son nom comme titre, raconte que, chargé par les dieux, à la création du monde, de distribuer les qualités et les dons physiques parmi les êtres vivants, Épiméthée s’acquitta de sa tâche avec le double souci de juste équilibre et de diversité harmonieuse : de l’animal le plus fort il fait le moins rapide, au plus petit animal il permet de voler dans les airs ; l’un reçoit des poils, l’autre une peau ; l’un devient carnivore et l’autre herbivore. Mais Épiméthée, l’imprévoyant, oublia dans sa distribution de garder quelques dons pour l’homme, qui demeura donc nu et démuni. Pour compenser, Prométhée lui donna le feu qui lui permit d’inventer la technique, et Zeus la pudeur et la justice qui lui permirent de vivre en société. Ici ce sont tous les êtres humains qui sont donnés pour handicapés par rapport aux autres animaux. Mais c’est leur handicap qui fait d’eux, justement, des êtres humains pleins et entiers : l’intelligence, la pudeur, la justice font d’eux ce que ne sont pas les autres animaux, des êtres capables de vivre et d’évoluer en société. Socrate blâmait Protagoras, car pour Socrate ce n’est pas l’humain, mais le divin qui doit être la mesure de toute chose. La pensée contemporaine, du moins les travaux 9qui sont ici réunis, proposent en revanche une philosophie humaniste au plein sens du mot.
Véronique Gély
Faculté des Lettres
de Sorbonne Université
- Thème CLIL : 4028 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes de littérature comparée
- ISBN : 978-2-406-08831-8
- EAN : 9782406088318
- ISSN : 2261-1851
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-08831-8.p.0007
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 04/11/2019
- Langue : Français