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- Publication type: Book chapter
- Book: Dictionnaire du lyrique. Poésie, arts, médias
- Pages: 377 to 401
- Collection: Dictionaries and Summaries, n° 27
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xvie siècle, Renaissance
La Renaissance est souvent vue comme le moment d’émergence d’un sujet lyrique*, dans une lignée notamment pétrarquienne. Pourtant, si l’expression d’un moi singulier connaît à cette période une vogue remarquable, des correspondances humanistes aux Essais de Montaigne, elle n’a rien de spécifiquement lyrique. Plutôt que de marquer le passage de la voix collective au soliloque, d’une vocation politico-religieuse à un repli sur soi centré sur passions et émotions*, en même temps que de formes lyriques musicales au sonnet, la Renaissance est ce moment d’intense création lyrique où l’on cherche à faire renaître et réinventer tout cela à la fois et plus encore. Et tout s’y joue davantage entre les langues, antiques et modernes, entre les différents cercles et publics, peut-être surtout entre pratiques lyriques et performance sur la page, à la faveur de l’invention de ce nouveau médium, le livre* imprimé.
Du néolatin au vernaculaire :
d’Italie en France
La Renaissance est une époque d’effervescence à la fois poétique et théorique, nombre de poètes sont d’ailleurs aussi théoriciens, publiant traités poétiques et poèmes, de Pontano à Du Bellay, Peletier du Mans ou Minturno, quand ils ne sont pas en même temps philologues et poètes, commentant les poètes anciens, enseignant la poésie comme Landino, Politien ou encore Dorat. D’emblée, dès le Quattrocento, dans un monde littéraire qui s’organise autour de cours, de lieux d’enseignement, d’imprimerie et d’académies (la cour des Médicis et le Studio de Florence, l’atelier d’Alde Manuce à Venise, l’Académie pontanienne à Naples), théorie et pratique vont de pair, tout comme lecture des anciens, imitation et invention. La typologie des genres* poétiques, pour le maître qui l’enseigne, comme pour le poète, est d’abord liée en latin au choix du vers. Horace dans son art poétique (v. 73 et s.) associe sujet, mètre et genre : à l’hexamètre dactylique de chanter les hauts faits, au distique élégiaque la plainte, à l’iambe l’invective et aux strophes lyriques la célébration des dieux et héros, des victoires, des banquets et des amours. On retrouve des grammairiens aux théoriciens humanistes cette typologie qui s’enrichit de références hypertextuelles, Homère et Virgile pour l’épopée, pour la lyrique le canon des lyriques grecs et Horace, seul digne de ce titre chez les Latins, selon Quintilien dans la brève histoire littéraire qu’il esquisse au livre X de l’Institution oratoire (X, 1, 96). Nombre des théories sur le genre lyrique se trouvent donc dans les avant-textes et les commentaires des poètes lyriques anciens. Josse Bade associe, dans son commentaire des Carmina d’Horace de 1503, la variété des schémas métriques des odes et celle des thèmes qui y sont abordés, selon la poétique du decorum propre à la poétique horatienne. Comme Vadianus (dans son De poetica de 1518), il
378maintient également l’ode, par opposition à l’épopée ou à la tragédie, dans une dimension modeste par sa taille et son style (Galand, 2001). Mais c’est précisément là où Antiquité et Modernité, valeur modélisatrice des archétypes antiques et pluralité du palimpseste intertextuel enrichissent débats et pratiques.
Car un des enjeux importants de cette réflexion générique, aussi bien pour ces premiers commentateurs-enseignants que pour les poètes, est de savoir jusqu’à quel point ce cadre hérité de l’Antiquité vaut pour la poésie moderne, jusqu’à quel point intégrer à une pratique lyrique latine le modèle vernaculaire, notamment, pour les Italiens, de Pétrarque. Là se font les choix et d’interprétation et d’écriture, au-delà de la plus ou moins grande aptitude à rivaliser avec la virtuosité prosodique des grands lyriques antiques. Fonzio, élève de Ficin et Landino, qui consacre le livre iii de son De Poetice (composé vers 1492, dédié à Laurent de Médicis) à une théorie des genres, ajoute ainsi à la liste des lyriques anciens, Gallus, Catulle et Horace, Pétrarque et Dante (Leroux-Séris, 2018, 613-628). Mentionner Catulle et Gallus, c’est ouvrir à une plus grande liberté formelle, et par exemple au distique élégiaque, mais citer Dante et Pétrarque, c’est ici le faire pour leur œuvre lyrique et amoureuse en toscan et tendre donc à associer lyrique et sujet amoureux. Landino, le maître de Fonzio, professeur au Studio de Florence, qui commenta Virgile, Horace, mais aussi Dante et Pétrarque, opère plusieurs rapprochements, dans son commentaire de 1482, d’Horace avec Pétrarque, en analysant certaines métaphores, certaines pointes des poèmes. Or Landino est aussi l’auteur d’un recueil poétique latin, Xandra, dédié à une seule femme, mais aux inspirations diverses où se mêlent strophes sapphiques, hendécasyllabes phaléciens à la Catulle et poèmes en distiques élégiaques à un poème amoureux à Xandra « ad imitationem Petrarcae » (I, 7) qui est une sextine latine.
D’autres poètes affichent plus nettement leur filiation antique par le titre même donné à leur recueil ou la dominante formelle qu’il lui impose, ramenant le lyrique à l’ode. Le recueil de Philelphe intitulé Odae paraît en 1497 (de façon posthume), il y recourt, principalement, à des formes strophiques horatiennes. Il en est de même du recueil de Poemata de Crinito, élève de Politien, auteur d’une des premières histoires littéraires de la poésie latine, le De poetis latinis, œuvres publiées en 1505 puis largement diffusées par Bade en France. Ces deux recueils font alterner poèmes encomiastiques, poèmes amoureux et prières chrétiennes, la référence horatienne y est majoritaire même s’ils s’autorisent l’un et l’autre une certaine ouverture formelle (Charlet 2020). Certains poètes font le choix de recueils séparés, et pour l’inspiration et pour la forme, sans se limiter au titre d’odes. En 1497 avaient également paru de Marulle, poète grec exilé en Italie, Epigrammata et Hymni naturales, qui connaissent aussi plusieurs rééditions parisiennes. Si les Epigrammata sont en mètres phaléciens et en distiques élégiaques, les hymnes naturels, un des grands modèles des hymnes cosmologiques de Ronsard, sont composés majoritairement en mètres horatiens tout comme les Naeniae (1515).
En France, la diffusion de ces recueils italiens, de l’enseignement et des commentaires des poètes anciens s’accompagne de premiers essais d’écriture lyrique, plus scolaires et pédagogiques qu’inspirés. Et il faut attendre Jean Salmon Macrin pour trouver liberté et variété d’inspiration. Ses Carminum libri quatuor publiés en 1530 le font qualifier d’Horace français tant il montre de virtuosité et de fidélité aux strophes préférées d’Horace (notamment l’alcaïque), ce qui 379ne l’empêche pas d’accorder une place particulière à l’inspiration amoureuse mais aussi religieuse dans sa poésie. Il intitule d’ailleurs son recueil de 1537 Hymni pour marquer l’importance de l’inspiration religieuse, même si un lyrisme plus intime et familial le marque aussi (Galand, 2001) et encore davantage celui des Naeniae (1550) dédiées à la mort de sa femme (Galand, 2005), deux recueils caractérisés aussi par une plus grande ouverture formelle.
On peut parler des années 1530, en vernaculaire et en latin, comme d’un moment-clé de conversion lyrique, qui coïncide avec la montée des tensions religieuses. Marot avait publié, en français, en 1530, une épître-préface à sa traduction des Psaumes au roi François Ier où il prônait le modèle de David contre celui d’Horace, la fontaine de Grâce contre celle des muses*. Quelques années plus tard, Macrin revendique cette inspiration chrétienne dans ses Hymnes et Flaminio, après avoir publié en 1529 une série d’odes horatiennes aux divinités païennes, en 1550, dans la dédicace de ses Carmina de rebus divinis à Marguerite de France, la sœur d’Henri II, dit lui aussi renoncer à Horace pour David, de même qu’il renonce à la diversité strophique pour le dimètre iambique catalectique, mètre de l’hymne ambroisienne que reprend aussi Prudence.
« La lire aujourdui resuscitée »
Mais cette conversion de la muse lyrique est loin de caractériser l’ensemble des poètes néolatins ou français. Jean Second et Muret composent, outre des poèmes d’amour, dont les fameux Basia, qui inventent en mètres variés un nouveau genre amoureux, quelques odes dans la lignée de la poésie de circonstance horatienne. Et la production lyrique de Dorat est d’abord proche, en latin, des exigences et idéaux que développent, loin d’un repli sur l’intimité familiale ou d’une conversion des muses, ses jeunes élèves et adeptes de la Brigade en français : éclatante, triomphante, et principalement d’abord épidictique. Ronsard entre dans la carrière en 1550, en revendiquant hautement le double héritage des odes de Pindare et d’Horace pour se distinguer de la production antérieure qu’il refuse de qualifier de « lyrique », celle des chansons à succès de Marot, que les musiciens de la cour de François Ier mirent à l’envi en musique (Vignes, 2019), ou de Saint-Gelais, qui pour un Sebillet, en 1548, dans son Art poétique français, sont avec le « cantique » toute la poésie lyrique (II, 6). En réaction, Du Bellay oppose dans sa Deffence de 1549 (II, 4) à ces « chansons vulgaires », les « Odes, ou vers Lyriques », pour mieux ouvrir la voie à leur propre « ancienne renouvelée poësie » (préface de L’Olive 1550).
La collaboration de Marot, de musiciens comme Sermisy et d’imprimeurs comme Attaignant dont les recueils* à double page sont conçus pour pouvoir chanter les poèmes à quatre voix est pourtant exemplaire par la façon dont s’y conjuguent performance sur la page et performance vivante, pratique de cour et diffusion à un plus large public. Elle inspire Ronsard quand, en 1552, deux ans après la publication de ses quatre livres d’odes si hautainement introduits comme seule vraie poésie lyrique (« Mais quand tu m’appelleras le premier auteur Lirique François […] lors tu me rendras ce que tu me dois »), il ira chercher les mêmes musiciens pour mettre en musique les sonnets des Amours et quelques odes. Pour l’heure, place à la haute poésie lyrique principalement épidictique (« C’est le vrai but d’un poëte Liriq de celebrer jusques à l’extremité celui qu’il entreprend de louer »). Il reconnaît pourtant, dès la préface des odes de 1550, que Marot a ouvert la voie avec ses psaumes* (dont toutes les strophes 380sont conçues pour être chantables sur la même mélodie et dont les partitions accompagnent désormais la publication jusqu’au recueil complété par Bèze de 1562) à une transposition en français de la « mesure à la lyre* ». Aucune métrique spécifique, comme en latin, ne distingue en effet le vers lyrique français (les essais de vers mesurés sont encore balbutiants). Dès lors, la musicalité devient un critère, d’où la règle de l’alternance des rimes féminines et masculines et, surtout, la régularité strophique qui permet de chanter toutes les strophes sur un même air. D’où aussi la régularisation du sonnet, que Du Bellay met sur le même plan que l’ode pour sa musicalité dans la Deffence (II, 4 : « Sonne-moi ces beaux sonnets, non moins docte que plaisante invention italienne, conforme de nom à l’ode ») autant qu’il le distingue de la chanson* par son caractère docte et étranger.
Sont ainsi en place en 1549-1550 les atouts du lyrique que revendiquent les poètes entrant dans la carrière pour prendre la place de leurs prédécesseurs à la cour et dans la conquête du public de l’imprimé. D’où ces publications concertées de recueils poétiques soignés (le succès du sonnet est dû aussi à la façon dont il permet d’occuper la double page en pavés symétriques) et de textes publicitaires annonciateurs de rupture et de nouveauté. Alors que Marot avait diversifié sa production jusqu’à l’épître et l’épigramme, alors que Scève s’était d’abord spécialisé dans les durs épigrammes de Délie (1544), la nouvelle génération revendique les formes lyriques de l’ode et du sonnet comme son étendard à la cour et dans les ateliers d’imprimerie parisiens et lyonnais. Peletier, Du Bellay, Ronsard, Pontus de Tyard ou Magny publient sonnets amoureux et vers lyriques*. Ils souhaitent ainsi représenter toute la lyre, des sonnets amoureux à la grande lyrique épidictique et civique (les publications successives des odes de Ronsard s’ouvrent sur des odes au Roi, et sur de grands événements nationaux comme la Paix de 1550), mais cherchent aussi à associer performance musicale et performance sur la page. Tel est le but du supplément musical des Amours de 1552, autant que de la réflexion théorique d’un Pontus de Tyard dans ses deux Solitaires (1552-1555), dont le néoplatonisme donne un fondement théorique à l’association de la poésie lyrique et de la musique. Ronsard déploie à partir de là un programme de conquête et de diffusion éditoriale qui explore toutes les cordes de la lyre, des Amours aux Odes aux grands hymnes cosmologiques (1555-1556).
Tout change au tournant des années 1559-1560 avec la mort du roi et les guerres civiles en France, mais aussi, sur le plan théorique, avec la prise en compte de la Poétique d’Aristote. Rares sont les théoriciens à affronter aussi clairement le sujet que Minturno dans son De Poeta de 1559. Il consacre un livre entier à la poésie lyrique qu’il appelle « mélique »* pour mettre en avant sa dimension musicale et y aborde la question de l’incompatibilité entre expression à la première personne et mimesis. Pour lui, comme pour tous les grammairiens depuis Diomède, la poésie lyrique appartient au genre mixte, comme l’épopée, où le poète tour à tour parle et fait parler des personnages. Mais il va plus loin et affirme que, quand le poète lyrique tient son propre rôle, même alors, il imite. Les procédés d’apostrophe à une instance (vent, divinité, partie du corps de la dame) sont analysés comme autant de mises en œuvre de personae fictives. Quelques années après, dans son Arte poetica vernaculaire (1564), où le livre consacré à la poésie mélique se fonde sur Pétrarque et ses propres poèmes, il analyse la représentation par le je poète du je amant comme mimesis (Guerrero, 2000). Ces analyses éclairent toute la production lyrique antérieure, elles ne 381rencontrent pourtant guère d’échos chez les autres théoriciens. Robortello, dans son De Articifio dicendi de 1567, s’intéresse, à partir de l’exemple d’Horace, à la poétique combinatoire de figures de pensée et de style que permet le module strophique de l’ode (Dauvois, 2021) et Torelli dans son Trattato della Poesia lirica (1594)insiste sur la mimesis des passions.
L’heure de gloire de la grande lyrique de circonstance semble passée. Si Dorat, en tant que Poeta regius, après ses Triumphales odae (1558), compose encore des Péans pour célébrer les victoires de l’armée royale, avant de revenir à une poésie chrétienne en 1571, la voix de Du Bellay s’est tue après avoir rendu, dans Les Regrets, le sonnet au style pédestre. Ronsard, tout en continuant à composer quelques hymnes et des sonnets amoureux, est revenu, après ses discours engagés de 1562, à l’épopée et aux longs poèmes élégiaques ou satiriques. Cependant Baïf, avec l’appui de Claude Lejeune, reprend l’entreprise des vers mesurés à l’antique dans le cadre d’une « Académie de Poésie et Musique » conçue pour réintroduire l’harmonie* au sein du désordre. Il fait des émules, Passerat, Jodelle, Belleau, Rapin mais aussi Aubigné. Les psaumes en vers mesurés de Baïf et Aubigné mis en musique par Lejeune incarnent cette façon dont peut renaître la performance de la page à la voix, autant que la conversion lyrique à l’inspiration chrétienne (Vignes, 2005). La renaissance de la tragédie depuis les années 1550, des premières tragédies de Bèze puis Jodelle, à celles de Des Masures puis de Garnier dans les années 1570-1580, où les chœurs chantent psaumes ou odes, en offre une autre illustration, même si n’en sont pas toujours demeurées les partitions, dans une belle résurrection cette fois de la performance collective des chœurs lyriques antiques.
La lyrique néolatine semble devoir à sa proximité avec la langue de la lyrique ancienne une grande liberté, autant de forme que d’expression. Les formes strophiques de l’ode s’y mêlent à d’autres mètres de même qu’un lyrisme plus intime, plus familial s’y conjugue aux accents religieux de l’hymne et de la prière. Alors que la nécessité pour le poète français de marquer, faute d’héritage métrique, la différence lyrique, induit postures de distinction et recherche de toutes les manières possibles de « ressusciter la lyre » antique et sa performance notamment musicale. Pourtant c’est peut-être surtout en imposant de nouvelles formes à la poésie lyrique, sonnets, odes et hymnes – orchestrés par l’imprimé en ensembles complémentaires – que la Renaissance française marque l’histoire du lyrique.
► Dauvois N., Pour une autre Poétique, Horace renaissant, Genève, Droz, 2021. Galand P., « “Me tamen exprimo” : la singularité d’écrire dans la poésie latine française du xvie siècle. L’exemple des Naeniae (1550) de Macrin », Littérature,no 137, 2005, p. 12-27. Guerrero G.,Poétique et Poésie lyrique, Paris, Seuil, 2000. Vignes J., « Brève histoire du vers mesuré français au xvie siècle », Albineana, no 17, 2005, p. 15-43.
→ Moyen Âge ; Lurikos ; Lyra ; Ut pictura poesis (peinture)
Nathalie Dauvois
xviie siècle
Lorsque les critiques parlent aujourd’hui de « poésie lyrique » au xviie siècle, ils désignent généralement la production versifiée qui n’est ni épique ni dramatique, suivant en cela la triade* empruntée à la théorie de la fin du xviie siècle. Cela peut donc englober tout type de poème (sonnet, épigramme, élégie, ode, satire, stances, etc.). Ils refusent l’anachronisme qui consisterait selon eux à projeter sur le xviie siècle une représentation romantique, une 382conception du lyrisme qui se définirait comme la représentation du sujet écrivant, l’expression authentique de ses passions, un mouvement introspectif, ou encore l’exaltation de ses sentiments personnels. Un consensus général consiste ainsi à penser que parler de « lyrisme* », au sens moderne du terme, au sujet de la poésie de cette époque serait un abus de langage. L’usage critique, et scolaire par extension, du terme « lyrique » au sujet de la poésie du xviie siècle se fonde plutôt sur les émotions que provoqueraient les poèmes ou bien rend compte du travail stylistique qui susciterait ces émotions. La poésie amoureuse par exemple, d’inspiration pétrarquiste, est lyrique, non pas parce qu’elle peut être informée par l’expérience personnelle de l’auteur, mais parce que le poème partage des émotions*.
Les conditions intellectuelles, matérielles et esthétiques de production poétique ne favorisent pas au xviie siècle la manifestation d’un lyrisme tel qu’il a été défini à la fin du xviiie siècle et au xixe siècle. Poètes et poétesses ne semblent alors pas parler en leur nom. Leur subjectivité ne semble pas le principe de cohérence et d’ordonnancement de leurs poèmes. Avec l’influence grandissante de ce qu’on a appelé le tournant malherbien, ils sont davantage considérés comme des grammairiens, des techniciens de la langue, que comme des figures inspirées par leurs propres émotions ; une part importante de la production poétique s’inscrit au demeurant dans des contextes de service de plume. Il s’agit donc souvent d’une écriture commandée où la part personnelle du discours paraît drastiquement réduite ; par ailleurs, la poésie de circonstance (politique ou civile), très largement répandue, fait quant à elle endosser au sujet écrivant une voix collective ; et enfin, le poids des sources et des modèles dans l’écriture est tel, et le style et l’inventionsont si fortement régulés qu’il est difficile d’imaginer la poésie comme étant favorable à l’expression du sujet écrivant.
Dans les arts poétiques, les textes théoriques sur la poésie et les paratextes des recueils, il n’est jamais question de « lyrisme ». On considère l’érudition du poète, sa connaissance des règles formelles ou génériques, sa maîtrise de la langue et de ce que l’on comprend comme le bon usage. Le futur poète tel qu’il est décrit n’a pas à parler de lui. Le paradigme lexical de « lyrique », relativement courant, se caractérise quant à lui par un flottement définitionnel. À l’exception de quelques occurrences du substantif « lyrique » (Boileau, Traité du sublime, ch. 27et Réflexions… réfl. 2) pour désigner la poésie non dramatique, le mot apparaît sous sa forme adjectivale. Il se décline alors selon trois significations : il a d’abord le sens de « poésie accompagnée de musique », en référence à la poésie antique et renaissante ainsi qu’à une pratique minoritaire au xviie siècle – mais cette signification est sujette à interprétations puisque, pour Cotgrave [Dictionarie…, 1611], la poésie lyrique est destinée à être accompagnée d’une harpe tandis que le Dictionnaire de l’Academie (1694) parle de lyre* et que Furetière (Dictionnaire…, 1690) en réserve l’usage aux stances et aux odes* ; il peut, ensuite, avoir le sens de « poésie en général », c’est-à-dire la poésie qui n’est ni dramatique ni épique – héritage de l’emploi du terme pour désigner la poésie mélique antique mais aussi d’autres genres de poèmes (Andersson, 2011, 33) ; il désigne enfin un certain nombre de mètres : quand ils décrivent et analysent les vers de moins de neuf syllabes, Deimier (Académie…, 1610) ou Colletet (L’École des muses, 1664) par exemple parlent de « vers lyriques* » pour les distinguer des alexandrins et des vers « communs » 383(dix syllabes). Ces trois significations, quelque peu flottantes, ne se recoupent pas tout à fait mais confirment l’usage dominant que fait la critique de la « poésie lyrique » au xviie siècle : il s’agit de la poésie qui n’est ni dramatique ni épique et qui, effectivement accompagnée de musique ou non, exprime de manière fondamentalement codifiée des sentiments humains. En effet, chaque genre poétique se caractérise théoriquement par un niveau de style défini, par un type plus ou moins strict de construction métrique et par un répertoire des sujets qu’il peut prendre en charge – toutes choses égales par ailleurs, il est le lieu d’expression d’une nuance spécifique des passions et des sentiments. La poésie lyrique au xviie siècle s’apparente ainsi à la figuration d’une intériorité adaptée aux nécessités du genre poétique ou des circonstances de diffusion et d’énonciation du poème. Le moi est une fonction pré-définie dans le texte ; il ne s’identifie pas au sujet écrivant.
Cependant, en marge de cette poésie lyrique sans lyrisme, pour ainsi dire, on rencontre aussi une poésie dans laquelle certains poètes semblent avoir pu nourrir leur inspiration de leur expérience personnelle et lui faire une place centrale dans leurs vers, laissant entrevoir des surgissements lyriques au sens moderne du terme. Quelques témoignages de lecture, propositions théoriques et pratiques d’écriture autorisent une telle hypothèse. Le procès de Théophile de Viau (1623-1625) par exemple se fonde sur une lecture autobiographique à charge et largement biaisée de certains de ses poèmes (DeJean, 1981) : il est ainsi accusé de mener une existence de libertin, dans la luxure dont ses poèmes font un modèle de vie. En 1707, Houdar de la Motte déclare que, dans l’ode, « c’est le poëte qui […] parle » : (« Discours sur la Poésie en général… », 2e éd. 1709, 39). Quand Malherbe déplore la mort de son fils (« Que mon fils ait perdu sa depouille mortelle »), c’est bien la douleur paternelle du poète qui est au cœur du sonnet ; et lorsque Damon dit son écœurement face au monde des lettres dans la satire I de Boileau, le sujet éthique est fortement personnalisé et reconnaissable. Il n’est donc pas illégitime de se demander si l’on ne peut pas observer dans certains textes l’émergence d’une parole personnelle, qui mobilise des éléments autobiographiques ou s’apparente à l’expression de passions personnelles saisies dans une langue et selon des codes poétiques fixés. On en trouve des exemples dans certains poèmes ou recueils inspirés du modèle pétrarquiste. Le poète semble s’engager dans un cheminement autofictionnel ou une forme d’introspection personnelle soutenus par certains marqueurs stylistiques (antithèses, choix du sonnet, etc.) de l’écriture pétrarquiste : c’est notamment le cas de Philippe Desportes au tournant des xvie et xviie siècles, mais aussi de Tristan l’Hermite, de Claude Malleville ou de Vincent Voiture quand ils reprennent le motif de la Belle matineuse. D’autres exemples sont plus frappants encore, quand la poésie semble devenir le support d’une écriture qui paraît relever du journal ou de la chronique personnelle : Pierre Motin, de Bourges, tient une sorte de registre poétique de sa jeunesse à la toute fin du xvie siècle et jusqu’au début du xviie siècle (BnF ms. f.f. 2382) ; Jean Pussot, de Reims, s’approprie dans son Journalier en 1623 le « Chant du desesperé » de Du Bellay pour composer des vers de méditation sur sa propre mort qu’il sent venir (Peureux, 2021, 36-41) ; un auteur anonyme compose durant le siège de Maastricht (cir. 1633) un recueil de poèmes centrés sur ses amours et sur les épisodes de la guerre à laquelle il prend part (Peureux, 2021, 77-84). Chacun de ces poètes semble faire un usage lyrique 384de la poésie, au sens où celle-ci lui sert à consigner et mettre en forme ses expériences personnelles, à saisir un événement plus qu’à se livrer à une véritable introspection. Il est possible cependant que cette interprétation lyrique des poèmes soit biaisée et favorisée par leur lecture dans des manuscrits. Le support manuscrit nous incite-t-il à faire une telle lecture de cette poésie, ou bien a-t-il en effet été l’espace d’enregistrement d’un discours poétique à vocation vraiment personnelle ? Il est difficile de trancher. On voit combien une telle lecture relève d’un choix interprétatif qu’il faut construire minutieusement, puisqu’il s’agit d’affirmer qu’une forme d’intensité lyrique se dégage de certains poèmes, l’éthos* lyrique se composant d’une présence moins forte du sujet lyrique* et plus forte du sujet auctorial lui-même. Cette seule question suggère qu’il serait imprudent de renoncer absolument à l’hypothèse de l’apparition, ponctuelle, et dans certaines circonstances, d’un lyrisme personnel au xviie siècle – alors même que depuis le siècle précédent, on envisage la singularisation du style (Lecointe, 1991) et que Ronsard prétendait « prendr[e] stile a part, sens a part, euvre a part ».
La poésie lyrique traverse le temps et passe bien par le xviie siècle. L’adjectif « lyrique » n’y est pas rare à cette époque, mais aucune de ses significations ne s’impose, et il ne désigne jamais une poésie qui serait personnelle ou exprimerait les émotions du sujet écrivant. Pourtant, il existe une forme de polyphonie lyrique, où se mêlent la voix auctoriale et l’éthos codifié par le genre de poésie. Cette polyphonie laisse entrevoir des cas de lyrisme personnel dont l’analyse demeure délicate, qui semble impossible sans une contextualisation fine, et qui ne permet pas d’envisager de se hasarder à produire une théorie du lyrisme en tant que tel au xviie siècle.
► Andersson B., L’Invention lyrique. Visages d’auteur, figures du poète et voix lyrique chez Ronsard, Paris, Champion (« Bibliothèque de la Renaissance »), 2011. Dejean J., « Une autobiographie en procès : l’affaire Théophile de Viau », Poétique, no 11, 1981, p. 431-448. Peureux G., De Main en main. Poèmes, poètes et lecteurs au xviie siècle, Paris, Hermann, 2021.
→ Lyrisme ; Prose ; Vers lyrique / vers narratif
Guillaume Peureux
xviiie siècle
Pour les spécialistes de poésie lyrique, le siècle des Lumières se révèle bien plus marquant par ses esthétiques et ses poétiques que par ses pratiques elles-mêmes, aujourd’hui délaissées par une bonne partie du public et de l’édition (voir le collectif Un Siècle sans poésie ?). Des poètes comme Jacques Delille ou André Chénier sont certes cités, bien connus de la critique, mais ils participent plus rarement au canon scolaire. On leur préférera généralement Montesquieu, Diderot, Voltaire, Laclos ou Rousseau ; et avec eux le conte, la lettre, le discours ou le roman. Cette apparente absence du corpus lyrique du xviiie siècle dans la scolarité, voire dans les premiers degrés de l’enseignement supérieur, ne devrait pourtant pas occulter les débats constants, les polémiques intenses, les mouvements théoriques conséquents qui ont eu lieu pendant ce siècle, faisant passer la notion de « lyrique » d’un genre classique de la poésie à une expressivité ardente et enthousiaste, qui préfigure ce que le mot « lyrisme* » indiquera dès 1830. Des années 1740 à 1760, l’abbé Batteux incarne tout particulièrement ce basculement, dans la mesure où il prône tout d’abord les valeurs classiques du « modèle » pictural, du « prototype » et de l’« imitation » des sentiments, puis une expression vive, chantée, inspirée, enthousiaste, marquée par la musique. Il 385serait par conséquent regrettable de voir ce siècle comme moins pertinent pour les formes lyriques, tant il a été déterminant pour les concevoir théoriquement.
Avant ou après Batteux, de nombreux débats ont ponctué le siècle (voir Nathalie Kremer, Préliminaires à la théorie esthétique du xviiie siècle, Paris, Kimé, 2008), notamment par les rebondissements de la Querelle des Anciens et des Modernes dans les années 1710. Faut-il traduire Homère et la poésie antique dans une prose scrupuleuse qui adhère au sens du texte (c’est la position d’Anne Dacier) au lieu de les adapter en vers français, dans le goût du temps, en supprimant les longueurs ou les redites (comme l’indique Houdar de La Motte) ? Entre ces deux traducteurs se pose déjà la question de la composante fondamentale de la poésie : se tient-elle dans ce qu’elle représente (le modèle de la peinture) ou dans ce qu’elle chante (le modèle de la musique) ? Dans de telles positions, le lyrique, encore peu invoqué au début du siècle, pourrait tendre aussi bien du côté de la représentation des sentiments (pour le distinguer de l’épopée) que vers celui du chant expressif, sublime d’un être affecté et inspiré. Pourtant, que ce soit l’un ou l’autre de ces aspects, cette conception ôte la primauté au genre poétique lui-même pour valoriser son pouvoir d’imitation ou son expressivité musicale, qui deviennent les composantes du lyrique. La querelle sur Homère interroge avant tout la possibilité de traduire la poésie, d’en restituer les effets les plus importants, en passant d’une langue propice à l’assemblage par pieds (avec des syllabes longues et brèves) à une langue isosyllabique tel que le français, perçue comme étant moins favorable pour la poésie. La langue française peut-elle chanter aussi bien les vers d’Homère que la langue grecque ? Est-elle une langue poétique suffisamment puissante ? (Gilles Philippe, « Un ramage subtil et faible », Le Français, dernière des langues. Histoire d’un procès littéraire, Paris, Presses Universitaires de France, 2010, 21-58.) Pour Anne Dacier, dépoétiser la traduction devient une nécessité, alors que pour Houdar de La Motte les vers français devraient la repoétiser. Si Fénélon parvient à trouver un moyen terme entre ces deux positions, ce sont avant tout les Réflexions critiques sur la poésie et sur la peinture (1719) de l’abbé Dubos qui marquent un tournant théorique décisif vers la sensibilité et le plaisir.
Influencé par la lecture de Locke, l’abbé Dubos relativise le modèle unique, souverain et universel du beau en poésie. Il introduit divers horizons dans le débat français : l’expérience sensible individuelle (du poète comme du lecteur), la dépendance au « milieu » (annonçant les variations par le « climat » chez Montesquieu), l’affranchissement des règles normatives en faveur de la surprise et des formes adaptées aux nouvelles époques. Ainsi, bien qu’il concède la supériorité de la langue latine pour former des images et des sons, il indique également ceci : « l’impression que les expressions d’une langue étrangere font sur nous, est bien plus foible que l’impression que font sur nous les expressions de notre langue naturelle. » (Réflexions critiques…, I, 346) Plus que le respect des modèles et des règles, les impressions « sur une oreille françoise » l’emportent. C’est pourquoi le beau, dépendant de la langue, se transforme d’une contrée à l’autre, et crée une variété de plaisirs et de normes relatives au temps tout comme au milieu. Outre la considération précoce du contexte, l’abbé Dubos esquisse les motivations diverses qui conduisent les lecteurs à se passionner pour des ouvrages poétiques.
Les propos de Dubos sur la rime participent également à un changement des valeurs : l’art formel du poème cède progressivement sa place à son ampleur 386lyrique. Ainsi, l’abbé préfère nettement le rythme et l’harmonie à la rime, car celle-ci « estropie souvent le sens du discours & l’énerve presque toujours » (Réflexions critiques…, I, 339). En outre, il ajoute combien la sensibilité du lecteur ou de l’auditeur n’est que peu touchée par ce qui commence à apparaître comme un artifice, car « c’est plutôt par reflexion que par sentiment qu’on en connoît le mérite, tant le mérite qu’elle fait à l’oreille est un plaisir mince. » (Réflexions critiques…, I, 341) L’impact sensible, plaisant et émouvant, caractéristique d’une forme lyrique, prend le dessus sur les rimes ou la versification en poésie. Associée à la prose de Mme Dacier, l’organisation du sens devient prédominante sur le respect des normes formelles, et le raffinement poétique se développe davantage par sa teneur sublime. L’abbé Dubos préfigure en outre la querelle sur la rime de 1730, lorsque La Motte publie son Discours sur la tragédie. Le principe de la poésie comme art des vers tend ainsi à se défaire progressivement au long du siècle.
De la représentation des sentiments
à leur expression sublime
Dans Les Beaux-Arts réduits à un même principe (1746), Charles Batteux rassemble les genres, y compris la poésie lyrique, sous un dénominateur commun : l’imitation. Son approche préfigure la volonté de parvenir à une triade des genres (Genette, 1979), en plaçant la poésie lyrique sous l’imitation des sentiments : « Tant que l’action marche dans le Drame ou dans l’Épopée, la Poésie est épique ou dramatique ; dès qu’elle s’arrête, et qu’elle ne peint que la seule situation de l’âme, le pur sentiment qu’elle éprouve, elle est de soi lyrique » (Les Beaux-Arts…, 265). D’après lui, le poète « dépeint » les sentiments, avec une teneur plus ou moins feinte, sans forcément ressentir ce qu’il écrit, car il bâtit des « modèles », des « prototypes » sentimentaux.
De manière surprenante, sept ans plus tard, dans son Cours de belles-lettres de 1753, Charles Batteux adopte le modèle musical dès le deuxième chapitre de son traité. Cette substitution fait suite aux critiques adressées par son traducteur allemand, Johann Adolf Schlegel, le père des frères Schlegel. Alors, il concède : « la Musique étant une expression des sentimens du cœur par les sons inarticulés, la poésie musicale ou lyrique sera l’expression des sentimens par les sons articulés, ou, ce qui est la meme chose, par les mots. » Un tel changement de paradigme pourrait paraître anodin, si Batteux n’était pas un des plus grands théoriciens du lyrique de ce siècle, et s’il n’accompagnait pas le passage des « belles-lettres » à la « littérature », du « modèle » du personnage à l’« enthousiasme » du poète, de l’« imitation » au « sublime ». En 1746, l’abbé se réfère encore au degré de généralité des sentiments. Qu’ils soient « feints » ou « fictionnels », ils doivent être « vraisemblables » afin de devenir touchants. L’effet l’emporte sur l’authenticité. Plus qu’une mise en valeur de l’auteur ou de son intériorité, la poésie lyrique, selon Batteux, vise la représentation d’une « situation » des sentiments, de ses possibles. Il dépeint ses détracteurs par le propos de son traducteur : « Quoi ! s’écrie-t’on d’abord ; les Cantiques des Prophètes, les Pseaumes de David, les Odes de Pindare & d’Horace ne seront point de vrais Poëmes ? Ce sont les plus parfaits. Remontez à l’origine. La Poësie n’est-elle pas un Chant, qu’inspire la joie, l’admiration, la reconnoissance ? N’est-ce pas un cri du cœur, un élan, où la Nature fait tout, & l’Art, rien ? Je n’y vois point de tableau, de peinture. Tout y est feu, sentiment, yvresse. […] » (Ch. Batteux, Les Beaux-Arts réduits à un même principe, 235 sq.). En 1751, son traducteur allemand Johann Adolf Schlegel avait annoté le traité de Batteux, tout particulièrement le chapitre consacré à la poésie lyrique. 387Dans ses commentaires, il annonce déjà des positions romantiques, notamment l’ascendant de la musique sur la peinture. Charles Batteux répond à son traducteur plus précisément dans son édition de 1764 des Beaux-Arts réduits à un même principe, en confirmant sa première perspective, alors qu’il l’avait largement nuancée onze ans auparavant. L’opposition entre la représentation des sentiments et l’expression de soi par le « chant » ou le « cri » devient manifeste. Le renoncement progressif au paradigme pictural réduit la possibilité du lecteur d’imaginer et de ressentir les sentiments dans une situation feinte par le poète. De ce changement de paradigme découle une réception plus fusionnelle et passive du lecteur en poésie. L’expression du poète supplante la représentation, tout comme le « sublime » remplace le « modèle ». Le ton de la voix, les gestes ou le choix des paroles, guidés par l’énergie des passions, écartent la poésie lyrique de la « lumière » de la géométrie pour la « chaleur » de la musique, sa présence et non sa représentation. Cette « énergie » donne sa « vivacité » au lyrique qui relève de l’enthousiasme*. L’ode devient alors son modèle par excellence.
À partir de 1760, les débats sur l’ode* recouvrent fréquemment ceux sur la poésie lyrique, et cette dernière devient une évidence, notamment en opposition à la poésie épique ou à la poésie dramatique. Elle devient la forme par laquelle les horizons romantiques du lyrisme* apparaissent le plus clairement. Dans l’Encyclopédie de Diderot et D’Alembert, Louis de Jaucourt reprend presque mot pour mot la réflexion de Batteux sur la « poésie lyrique » tirée de ses Cours de Belles-Lettres. Il rédige la notice consacrée à l’ode – en ajoutant simplement la parenthèse (poésie lyriq.) dès l’entrée. Jaucourt indique combien le terme « lyrique » s’associe au « sublime* », et non plus simplement au beau ; à l’enthousiasme*, mais également à un désordre par rapport à la poésie : « Comme l’ode est une poésie faite pour exprimer les sentimens les plus passionnés, elle admet l’enthousiasme, le sublime lyrique, la hardiesse des débuts, les écarts, les digressions, enfin le desordre poétique. » (Vol. XI, 1765, 344b) Le poète est celui qui sait donner artificiellement une telle âme « échauffée » par les objets, car le trait sublime doit éclairer voire brûler (p. 345a) qui l’entend ou le lit. La « vivacité des sentimens », l’« éclat des images » ou la « hardiesse » de l’auteur produisent ce savoureux « désordre lyrique », qui peut être un effet de l’art depuis Boileau. Le genre de la « poésie lyrique » se manifeste alors comme une évidence, contrairement au début du siècle, et Jaucourt n’hésite pas à en tracer l’histoire depuis l’Antiquité grecque. D’Alembert adopte une perspective semblable en soulignant combien l’ode est remplie d’écueils : « On y veut de l’inspiration, et l’inspiration de commande est bien froide ; on y veut de l’élévation, et l’enflure est à côté du sublime ; on y veut de l’enthousiasme, et en même-temps de la raison » (Réflexions sur l’ode, 120). Ainsi, cette conjonction entre l’ode et le lyrique amène les premiers paradoxes et préfigure les polémiques des années 1840 face au lyrisme de Lamartine et des romantiques. Comment écrire lyriquement sans excès emphatique ; ou sans platitudes ? D’Alembert écarte alors l’ode des formes les plus plaisantes pour lui préférer l’épître, car « l’ode a un air de prétention, et tout ce qui s’annonce avec cet air-là effarouche notre siècle » (p. 126). L’antilyrisme se met déjà en place face à un échauffement de la parole qui apparaît comme potentiellement sublime, mais aussi souvent prétentieux, voire ridicule.
Nous assistons avant l’établissement de la triade romantique à la nécessité d’accroître les fonctions « lyriques », par le mode ou le discours, par-delà les normes versifiées et rimées de la « poésie ». Si le 388récit a pu passer par la « prose », et délaisser ainsi le genre de la « poésie épique » au profit du « roman » ou du « conte », si le « drame » a pu également écarter les vers, la forme « lyrique » continue de porter la rime, la versification de la poésie vers les dimensions du sublime, du rythme ou de l’expressivité ; ceci, en raison du chant et de la lyre. Car le chant, constitutif du lyrique, se donne à lire par une mise en forme enthousiaste de ces éléments, qui ne devrait plus être séparée de l’expression de la sensibilité ou des sentiments. En somme, ce siècle s’achève par la transformation de la poésie en une expression plus lyrique, qui complète et complexifie l’usage de la versification. Il n’est dès lors pas étonnant que « lyrique » devienne par la suite le synonyme implicite de la « poésie », tant il transforme le genre en une nouvelle visée esthétique et littéraire. C’est pourquoi, dès le xixe siècle, le lyrique peut passer par le poème en prose*, la prose* poétique, le verset* ou le vers libre*, sans même être rattaché à la versification. La définition même de la poésie s’est déjà transformée par son biais. Sans doute aurions-nous pu voir apparaître, plus largement, une catégorie de « prose lyrique », détachée des poésies normées par la versification, à l’instar du conte ou du roman face à la poésie épique. Encore aurait-il fallu que la versification ne reste guère la valeur esthétique dominante de la poésie à la fin du xviiie siècle, progressivement absorbée par les déterminations lyriques certes, mais encore largement diffusée par l’éducation, les habitudes et les rites mondains. La vogue de la poésie versifiée associée au lyrique, notamment pour un grand nombre d’amateurs, implique régulièrement le besoin de rabaisser les prétentions des auteurs qui ne seraient pas des génies. D’Alembert l’indique en une formule : « Jamais la poésie n’a été si rare à force d’être si commune[…] » (D’Alembert, Suite des réflexions sur la poësie, et sur l’ode en particulier, 1762). Cette poésie « si rare » sera dès lors adossée au sublime et à ce qui deviendra, sous le signe du génie, un somptueux « désordre lyrique ».
► Delon M., Malandain P., Littérature française du xviiie siècle, Paris, PUF, 1996. Fischer C., Wehinger B. (dir.), Un siècle sans poésie ? Le lyrisme des Lumières entre sociabilité, galanterie et savoir, Paris, H. Champion, 2016. Fragonard M.-M., Nédelec Cl., Histoire de la poésie : xvie-xviiie siècle, Paris, PUF, 2010. Guerrero G., Poétique et poésie lyrique. Essai sur la formation d’un genre, Paris : Seuil (« Poétique »), 2000.
→ Genre, mode ; Harmonie ; Ode (forme) ; Ode, odelette (histoire) ; Sublime
Antonio Rodriguez
xixe siècle
(voix lyrique, voix électorale)
Étymologiquement lié au chant*, le lyrisme (terme qui apparaît vers 1830) unifie tout ce qu’il désigne par la représentation implicite d’un Moi chantant. C’est, pour une large part, dans la manifestation d’une voix subjectivement assumée que s’offre l’idée du lyrisme au xixe siècle. Elle suppose un accent porté sur le Moi, une dignité, une valorisation du sujet qui constitue sans doute le fait le plus propre à marquer un changement d’époque et à identifier durablement le nouveau siècle.
La voix intime du Rousseau des Confessions, celle de Chateaubriand dans René, ou la prose de Senancour, plus tard (par sa publication) la poésie d’André Chénier dessinent, entre autres, les contours d’un champ sonore dans lequel trouveront à se déployer des formes d’expression inédites. Expressions dont il est difficile de saisir l’unité, mais qui toutes se reconnaissent à ce qu’elles fondent leur pouvoir sur la totalité d’un sujet-monde.
389On a trop souvent réduit le lyrisme* romantique à l’épanchement d’une subjectivité complaisante à elle-même. C’est oublier que, selon une conception plus chère, il est vrai, au romantisme allemand qu’au romantisme français, le Moi est un miroir du monde, qu’il entretient avec l’univers et notamment avec la nature une relation privilégiée, et que cette connivence l’autorise à parler au nom du Tout à travers son expérience propre (voir Paysage*).
L’idée d’un lien qui rendrait le poète mieux apte à écouter le monde vient de Platon. Mais elle est réactivée, à travers le premier xixe siècle, par la redécouverte de Dante, auquel Victor Hugo consacre un poème dans ses Voix intérieures : « Après une lecture de Dante » inspirera Franz Liszt, auteur en outre d’une Dante-Symphonie… Alphonse de Lamartine évoque également Dante dans ses Recueillements poétiques : « […] le Dante semble le poète de [notre époque]. » (Recueillements poétiques : épitres et poésies diverses, Paris, Hachette, 1888, 358.) Dante offre au poète de la génération de 1820 un vaste imaginaire, propre à rendre en grand (en grandiose même) l’écho de sa vie singulière :
Quand le poète peint l’enfer, il peint sa vie :
Sa vie, ombre qui fuit de spectres poursuivie ;
Forêt mystérieuse où ses pas effrayés
S’égarent à tâtons hors des chemins frayés…
C’est d’abord cette fantasmagorie subjective que retient Hugo (ici, dans « Après une lecture de Dante »). Mais à travers la « forêt mystérieuse » peinte par L’Enfer, se font entendre des voix venues d’ailleurs, les « formidables voix » dont La Fin de Satan répercute l’écho lointain, par exemple. En somme, faire œuvre de poésie, c’est avant tout entendre des voix, recueillir la nostalgie qu’elles éveillent et les obscures mais grandioses promesses qu’elles nourrissent. Et ni « La Voix » de Baudelaire, ni « Le Démon de l’analogie » chez Mallarmé, ni plus tard encore la voix entendue par le narrateur de Nadja, chez André Breton, ne rompront vraiment avec cette définition. Mais ces « confuses paroles » (Baudelaire, « Correspondances », Les Fleurs du Mal), il importe de les relayer, de les éclairer et, comme le dit Paul Zumthor à propos de Dante précisément, d’ainsi « restaurer dans le monde la clarté d’un sens qu’a perturbé le mal. » (Zumthor, 1984, 107.)
La poésie de la première moitié du xixe siècle se présente comme un laboratoire acoustique de la solitude, où une parole traduit une rumeur – de préférence celle de la nature. « Je suis l’homme des solitudes », dit Hugo (« Dans le cimetière de *** », Les Rayons et les ombres). Loin des foules, le poète habitera « bois », « retraites », « abris » ou « grottes discrètes ». C’est dans ces parages que, tel Jean-Baptiste, il ira faire sonner sa voix, ou du moins qu’il aimera à dresser la scène de son inspiration. Voix solitaire, voix de la solitude dans le monde : ainsi Vigny peint-il un voyageur-poète après la destruction de Paris, « levant seul [sa] voix dans le désert sans bruit. » (« Paris, Élévation », Poésies.) Contemporains de la transformation sans précédent d’un paysage sonore où la clameur des foules commence à se mêler au vacarme de l’industrie, les poètes comprennent le parti symbolique à tirer de l’isolement : à condition de se placer à l’écart de la mêlée, leur voix saura mieux écouter le monde et mieux en traduire le bruit. « Va t’épanouir, fleur sacrée, / Sous les larges cieux du désert ! », conseille Hugo au poète (« Fonction du poète », Les Rayons et les ombres).
Encore faut-il que cette traduction ne se perde pas tout à fait dans les sables de la solitude ; qu’à son tour, elle reste audible 390par ceux auxquels elle s’adresse. S’en aller, certes, mais pas trop avant dans le désert : la parole devra rester à portée d’oreille. Il est bien sûr aisé de dénoncer la posture de ces déclarations d’isolement destinées, comme les autres, à entrer dans la circulation des échanges mondains. Nul n’est dupe de ce marivaudage avec le public, et le poète moins que personne. D’autant qu’il ne perd jamais de vue la dimension politique de son érémitisme affiché. Dans « Fonction du poète », la harangue de Hugo invite d’abord à rompre avec « les partis, chaos sans rayons », et avec « ces hommes / Qui vivent dans une rumeur ! » Le poète aurait-il l’intention de fonder, lui, un autre parti ? De susciter une autre rumeur ? Lorsque la Revue européenne, en 1830, sollicite une contribution auprès de Lamartine, la requête lui parvient, dit ce dernier, « au fond de [sa] solitude ». Dans sa réponse, toutefois, il adoucira l’austère vision d’un homme retiré de tout : « il n’y a plus de solitude pour un esprit sympathique et pensant, dans les temps laborieux où nous vivons » ; car, ajoute-t-il,
la pensée générale, la pensée politique, la pensée sociale domine et oppresse chaque pensée individuelle ; nous voulons la déposer en vain ; elle est autour de nous, en nous, partout ; l’air que nous respirons nous l’apporte, l’écho du monde entier nous la renvoie. En vain nous nous réfugions dans le silence des vallées, dans les sentiers les plus perdus de nos forêts…(Sur la politique rationnelle, Paris, Librairie de Charles Gosselin, 1831, 5)
Réflexion nouvelle chez celui qui, dix ans plus tôt, avait inauguré les Méditations poétiques en chantant les émois de l’isolement (« L’isolement », Méditations poétiques). Il est vrai que ce premier recueil donnait libre cours à une « pensée individuelle », dans un paysage de vallons, de sentiers et de forêts. Le succès public avait couronné cette profession de solitude et du même coup, l’invention d’un « poésie-paysage ». Mais en 1830, la nature paraît ne plus jouer son rôle consolateur. La voix qui parlait aux humains dans « le silence des vallées » est recouverte par « l’écho du monde entier ». L’époque se présente alors au poète sous la forme d’un dilemme : soit il se retire loin des foules pour prêter attention aux paroles de la nature ; soit il « [descend] dans l’arène de l’humanité » (Sur la politique rationnelle, op. cit., 7). D’un côté, il s’expose à l’oubli, de l’autre, au risque de devenir inaudible. Mais puisque la première solution est vaine (« En vain nous nous réfugions dans le silence… »), Lamartine opte pour l’« arène » – mot choisi à dessein puisqu’il désigne aussi un lieu de discussions publiques. Malgré un premier échec à la députation, l’auteur des Méditations poétiques décide d’entrer en politique.Ce tournant personnel déplace le lieu et le sens de sa voix : c’est dans les assemblées, à partir de 1834, que dûment élu cette fois, il la fera retentir.
Pour autant, l’expérience lyrique ne sera pas oubliée. Et d’abord en ceci, que l’orateur reste alors à l’écoute, tout autant que jadis. Certes, l’arène parlementaire offre à son ouïe un espace trop étroit et trop immédiat. Il lui faut des horizons de référence plus vastes, où le chant fasse vibrer la mémoire de voix oubliées. Celles des orateurs antiques, de Cicéron, par exemple, auquel il consacre, dans ses Vies de quelques hommes illustres, un chapitre enflammé (« Ce n’est pas le nom d’un orateur, c’est le nom de l’éloquence. ») ; celles des orateurs de la Restauration, aussi, qu’il invoque au seuil de l’une de ses premières interventions à la tribune,
cette tribune toute pleine encore […] du souvenir et des accents de nos grands hommes politiques : leur voix éteinte y retentit encore à mon esprit, et la mémoire éloquente des de Serres, des Foy, des Lainé, cette mémoire, plus vivante sur ce théâtre de leurs luttes, est bien propre 391à inspirer une religieuse terreur à ceux que la voix du pays appelle à parler à leur place… (La France parlementaire (1834-1851) : œuvres oratoires et écrits politiques, par Alphonse de Lamartine, volume 1, Paris, Librairie internationale, p. xliii.)
Cette allusion aux modèles prestigieux situe le chant dans un cadre grandiose. Ce n’est pas que les noms cités soient tous de nature à en imposer beaucoup ; mais ils rappellent implicitement que dans la voix des poètes résonne une multitude de « voix intérieures », comme dit Hugo, et qu’à ce titre, nul n’est mieux placé qu’eux pour exercer la sorte de vicariance qui consiste à parler à la placed’autrui. Cette délégation trouve sa pleine expression dans le mandat électoral. Et si Lamartine, dès ses premiers discours à la Chambre, est habité par une très haute idée de sa mission (« une terreur religieuse… »), c’est qu’il parle au nom du « sentiment national » ou du « sentiment public », autrement dit d’une multitude émotionnelle que seul peut appréhender un certain degré de lyrisme. Dans cette vision idéale de la représentation politique, l’élan de la voix oratoire sera exactement accordé à l’enthousiasme* des commettants, et comme porté par leur adhésion. Louis Ulbach, ami de Lamartine et préfacier de ses œuvres politiques, évoque cette osmose entre l’orateur et le peuple de 1848 :
– Que voulez-vous ? disent aujourd’hui bien des gens pour expliquer leur adhésion rapide au mouvement de 1848, j’étais jeune encore, je me rappelais les douces émotions des Méditations et de Jocelyn, j’adorais Lamartine. Il était poète jusque sur les marches de l’Hôtel de ville, et je battais des mains à la poésie, quand on croyait que j’acclamais la République. (Louis Ulbach,« Lamartine et son temps », La France parlementaire…, op. cit., p. x.)
Ou pour le dire d’une formule lapidaire empruntée cette fois à Charles de Rémusat : « Sa rêveuse imagination s’adresse aux imaginations rêveuses. » (Passé et présent : Mélanges, Paris, Landrago, 1847, 235.) Que de telles résonances entretiennent bien des malentendus, c’est sans doute ce qui expliquera, plus tard, la faillite d’une voix politique si prometteuse. Mais sous la Monarchie de Juillet, elle impose à la tribune l’idée d’une parole vive, apte à traduire directement l’émotion populaire. « Mettant en scène sa propre voix » (Dupart, 2007, 11) dans l’improvisation, l’orateur mime le surgissement conjoint d’une pensée articulée et d’un sentiment diffus. Il rejoue la transe du poète transporté par l’inspiration divine. Son éloquence peut n’être qu’« une suite de phrases vagues et harmonieuses en termes dignes et coulants, cela même était quelque chose », comme le souligne encore Rémusat. (Mémoires de ma vie, 1960, tome III, 62.) Ce quelque chose tient en effet à une opération théâtrale, en quoi consiste le lyrisme politique de ce premier xixe siècle : la disparition du sujet parlant au profit d’entités abstraites qui, en retour, lui assurent toute sa légitimité. Selon une logique paradoxale qu’épouseront à l’avenir tous les populismes, le tribun porte la voix du peuple qui en retour lui donne sa caution. Lamartine est parfaitement conscient de l’opération. Il la décrit avec une remarquable précision lors du banquet offert par la ville de Mâcon, le 4 juin 1843 :
[…] si ces démonstrations n’avaient que moi pour objet, l’impression en serait aussi bornée et aussi fugitive que moi-même ; […] au lieu qu’en disparaissant moi-même comme je le dois, en ne voyant là qu’un acte politique, vous élevez, pour ainsi dire, le nom d’un simple citoyen à la hauteur d’un principe ! (La France parlementaire…, volume 3, op. cit., 371. Cité par Dominique Dupart, loc. cit.)
Les approbations de la foule à un tel raisonnement témoignent de l’empathie* qu’il suscite. Cet effacement du sujet 392suppose une transcendance où le discours s’accomplit, où il atteint une portée universelle, c’est-à-dire indiscutable.
Mais Lamartine n’est pas le seul à appuyer son éloquence publique sur une transcendance qui dépasse et sa personne et son auditoire. Hugo, en 1837, dans Les Voix intérieures, notait combien son siècle était grandiose en ce que le bruit du travail humain s’y mêlait au bruit divin de la création. Le poète serait-il encore, comme Dante, celui qui écrit sous la dictée du Verbe divin ? « Une chose, ô Jésus, en secret m’épouvante, / C’est l’écho de ta voix qui va s’affaiblissant. » (« Ce siècle est grand et fort… », Les Voix intérieures.) Désormais, dit Hugo dans la préface de son livre, le poète écoutera plutôt « la musique que tout homme a en soi » et qui coule de deux sources terrestres : la nature et l’histoire. Quelque chose en nous répond au proche bruissement du monde ; c’est cette réponse que traduit le poème ; c’est dans cette proximité que se situe le lyrisme.
Le poète acquiert ainsi une stature nouvelle. De préposé à l’enregistrement des échos, il devient celui qui élève « les événements politiques à la dignité d’événements historiques ». Si une continuité vocale lie au poème les événements du monde, le poète a pour mission de convertir en parole la rumeur événementielle qui résonne en lui. Michelet, le Michelet de l’Histoire de la Révolution française,est ici, autant qu’Hugo, exemplaire.
L’éloquence politique ne découle donc pas d’une situation historique, moins encore d’une « personnalité », mais bien d’une conception du lyrisme, fondée sur trois principes.
Dans cette conception, tout d’abord, la poésie ne se sépare pas de l’éloquence. Elle relève, elle aussi, de l’art de persuader. Les quelque cent pages que Lamartine consacre à Cicéron dans ses Vies de quelques hommes illustres célèbrent cette alliance : « [Cicéron] ne fut si souverain orateur que parce qu’il était poète. La poésie est l’arsenal de l’orateur […] partout où [les] orateurs sont sublimes, ils sont poètes. » (« Cicéron », Vies de quelques hommes illustres, Paris, chez l’Auteur, 1863, 48.) La modernité post-surréaliste, en isolant la poésie de toute autre pratique linguistique, nous a rendu à peu près inaudibles de telles propositions. Elles sont partagées par les poètes, les orateurs et les hommes politiques de 1830.
Cette force persuasive, toutefois, n’émane pas d’une rhétorique, sauf à comprendre le mot sous l’éclairage que lui donne de nos jours l’expression rhétorique spéculative chez Pascal Quignard. Elle tient à une transe dont l’effet immédiat sur l’auditeur s’apparente à la sidération, voire à la fascination (ce sont précisément les registres dont se réclame la rhétorique spéculative). Mais pour accéder à de tels états, les protagonistes du jeu oratoire doivent en passer par une croyance que consolident de fréquentes incantations et selon laquelle, au-delà de l’orateur présent, au-delà des auditeurs actuels se tient un peuple référentiel et abstrait, véritable destinataire du discours. Cet au-delà identifie la politique ainsi conçue à des modèles religieux, et l’art oratoire qui l’anime, à celui du sermon autant qu’à celui du poème. Paul Bénichou a montré la place que tient, dans cette conception, le modèle sacerdotal.
Pour autant, la transcendance dont il s’agit là n’a plus rien de divin. Elle concerne des représentations collectives qui perdureront bien au-delà du romantisme, et qui conserveront toute leur charge émotionnelle : l’Histoire, la Nation, la Démocratie (Voir notamment le discours « Sur les fonds secrets », dans La France parlementaire, 1834-1851 : œuvres oratoires et écrits politiques, Volume 1, op. cit., 356.), entre autres. Ce qu’on a nommé le lyrisme démocratique (D. Dupart) 393correspond à ce moment de la vie politique en France où l’éloquence poétique s’empare de certains concepts pour les doter d’une puissance épique, leur donner un chant, un vibrato qui ne cessera plus de les accompagner.
Moment fondateur où, grâce à des poètes, se fixent quelques repères du récit national. Mais une telle effervescence ne survivra pas au décret du 5 mars 1848 instaurant le suffrage universel. Lamartine, qui avait appelé de ses vœux cette forme de souveraineté (« le suffrage universel est l’humanité […] le suffrage universel est un principe impassible […] » ; La France parlementaire…, volume 6, op. cit., 549), Lamartine en fut la première victime. C’est sans doute qu’il avait usé en sa faveur de moyens qui la contredisaient : ceux qu’il tenait des orateurs antiques, de la prose du xviiie siècle et de son imaginaire poétique. Il avait suscité les suffrages du peuple, sans voir qu’en passant au singulier, le mot changerait de sens. Dès lors, la froideur du vote se substituera à la chaleur des adhésions lyriques. La voix elle-même, comme l’avait prédit Delphine de Girardin dès 1843, se réduira à un bulletin.
Ce tournant, qui correspond peu ou prou au milieu du siècle, est aussi celui qui marque le retrait des poètes loin de l’« arène » politique. Baudelaire écrit que le 2 décembre l’a « physiquement dépolitiqué ». « Si j’avais voté, ajoute-t-il, je n’aurais pu voter que pour moi. » (Lettre du 5 mars 1852.) Et quelques années plus tard, Lamartine encore : « Quant à la politique, je m’en fiche. […] Je pense à moi et à ceux qui vivent de moi. » (Lettre du 26 mars 1863.) Replis significatifs qui marquent, sous le Second Empire, une relégation du moi-poète. Le lyrisme des Petits poèmes en prose de Baudelaire (1869), s’il garde encore les traces d’une expérience individuelle, est dominé par la diffraction d’un sujet que déchirent les stridences d’un paysage résolument urbain, foyer d’un lyrisme impersonnel. Loin des lieux où circule la parole public, le poète revêt l’habit d’un flâneur destiné à chanter la foule anonyme, à se faire le porte-voix de ses représentants les plus déshérités. Sa solitude n’est plus enveloppée par la bienveillance convenue d’un paysage agreste, mais par le spectacle terrifié des grandes villes. Dépouillée de tout héroïsme, elle se glisse dans le magma indifférencié des métropoles.
Selon le mot trop fameux de Rimbaud, je devient « un autre », et cette dépersonnalisation donne lieu à un lyrisme de l’écart, de la distance ironique souvent porté, comme dans Une Saison en enfer, à l’autodérision. La rupture avec le Moi romantique se marque ainsi par l’irruption d’un imaginaire que ne cautionne plus l’expérience commune. « Le Bateau ivre » reste certes empreint d’un onirisme apparenté à Nerval (« J’ai rêvé la nuit verte aux neiges éblouies », v. 37) ; mais c’est précisément un « bateau ivre » qui rêve, et un tel déplacement perturbe les identifications jadis naturelles. Face au lecteur, les images, la représentation du monde, la langue elle-même chez Mallarmé, dressent des obstacles qui obligeront à repenser de fond en comble le relation aux œuvres. Ces décisions ne seront pas sans conséquences sur la configuration des publics, et en retour, sur le statut de la poésie qui ne saurait désormais se dire « lyrique » sans mêler au qualificatif le sens plus ou moins ténu d’une critique.
► Bénichou P., Le Sacre de l’écrivain. Essai sur l’avènement d’un pouvoir spirituel laïque dans la France moderne, Paris, Librairie José Corti, 1985. Dupart D., Le Lyrisme démocratique ou la naissance de l’éloquence romantique chez Lamartine (1834-1849),Paris, Honoré Champion, 2012. Dupart D., « Suffrage universel, suffrage lyrique 394chez Lamartine, 1834-1848 », Romantisme, no 135, Armand Colin, 2007/1.
→ Harmonie ; Lyrisme ; Poème en prose ; Recueil ; Sublime
Christian Doumet
xxe siècle
Tout au long de ce siècle, le terme « lyrique » subit les grâces d’une synonymie presque parfaite avec la « poésie » – car la poésie devient foncièrement, voire pléonastiquement, lyrique – et les disgrâces de dépendre du « lyrisme » romantique, assimilé à un épanchement personnel sans distance et sans art. À l’instar des xvie et xixe siècles, cette période est particulièrement valorisée en poésie, quitte à écarter des siècles qui l’inscrivaient dans une autre sociabilité ou dans la rhétorique classique. Car l’exclusion progressive du narratif ou du didactique favorise de fait le lyrique comme la forme poétique la plus « pure », généralement à l’écart des autres discours ou de la communication.
Dès le début du siècle, l’analogie métaphorique et le rythme de Mallarmé sous-tendent les composantes du genre, tout comme une certaine dépersonnalisation (H. Friedrich, 1956), voire une impersonnalité* (Paul Valéry). Des réactions en série émergent face à la fusion implicite du lyrique et de la poésie, notamment dans les avant-gardes*, qui inscrivent leur esthétique dans un rejet constant du romantisme (C. Millet, 2008, 2010, 2012). Ce rejet passe également par celui du « lyrisme* » en tant qu’éthos, c’est-à-dire en tant qu’attitude sublime, démesurée et naïve pour s’exprimer, et il ne cesse de hanter la moindre réflexion sur la poésie. Le xxe siècle pourrait ainsi paraître un moment peu favorable pour le lyrique, alors que cette notion se trouve paradoxalement au centre des débats et des valeurs à discuter. Car le terme devient fondamentalement ambivalent ; placé au zénith ou au nadir de la poésie. Désigne-t-il un romantisme tardif et scolaire ? Il est aussitôt décrié comme un « cancer » en littérature (F. Ponge). Pourtant, il se donne aussi comme « le développement d’une exclamation » (P. Valéry), qui viserait un horizon absolu, inatteignable pour suggérer l’indicible, bien loin des oppressions des sociétés totalitaires ou techno-scientifiques (voir Science-fiction*).
Le lyrique à l’écart de
la communication de masse
En Occident, le terme s’allie à une vision de la démocratie ou de la résistance* par la langue, qui lui donne une teneur favorable face au grand récit national, à la poésie idéologique ou encore à la rationalité technique, instrumentale, dont l’argumentation se retourne chroniquement contre la raison (T. Adorno, M. Horkheimer, 1944). La poésie lyrique est ainsi célébrée par de nombreux penseurs (Bergson, Heidegger, Deleuze, Derrida, Badiou, Rancière), voire par eux pratiquée (Valéry, Arendt, Bonnefoy, Deguy). Depuis Mallarmé, elle est devenue le lieu d’une investigation par excellence, l’acte par lequel une civilisation se reconnaît et se libère dans son système réflexif. Une telle perspective est appuyée par les théories de « l’étrangeté » des formalistes, de l’« inconscient » des surréalistes ou des « écarts » du structuralisme. Cet écart est-il pour autant « lyrique » ? La réponse reste souvent d’abord négative, renvoyant à l’illusion du poète aspirant au sublime ; puis, affirmative dès que le poète devient critique de son geste. « Lyrique » devient l’emblème d’un paradoxe moderne qui rejette tout lyrisme personnel pour valoriser un mode d’écriture échappant à la communication courante et transparente (la prose de narration ou d’argumentation prise dans « l’universel reportage » chez Mallarmé). Le poète se situe hors du commerce 395commun, de l’échange étendu, tout en désignant le propre de la communauté*, alors refondée. De nombreuses œuvres touchant aux affirmations francophone, féminine, migrante, raciale ou sexuelle ont pu s’appuyer sur ce genre (comme la Négritude* ou la Beat Generation).
Le xxe siècle représente en outre de nouvelles formes de diffusion pour la poésie, notamment par les réseaux de l’éducation et de l’édition (pensons aux formats de poche qui se sont multipliés). Aujourd’hui encore, le livre de littérature le plus vendu lors des rentrées en France, toutes catégories confondues, est Les Fleurs du Mal de Charles Baudelaire. Alors que la poésie détient un rôle marginal pour les ventes du livre contemporain au sein du système industriel (0,3 %), elle reste particulièrement importante dans l’éducation, de l’école maternelle à l’Université (voir Enseignement*). À la fin du xxe siècle, un quart des thèses académiques en Lettres modernes se concentraient sur la poésie (D. Alexandre et al., 2004). Par la démocratisation des études, ce siècle a également impliqué un accès plus important à la lecture, non sans malentendus : car, du côté de la création, la poésie se chargeait davantage de l’incommunicable, voire de l’illisible, alors que beaucoup espéraient, du côté de la réception, pouvoir l’assimiler dans une compréhension plus facile (Mathieu Depeursinge, 2019). Cette « démocratisation » (terme utilisé par les politiques culturelles dès les années 1960) a contribué à accentuer l’imaginaire d’une poésie menée « par tous » (O. Belin, 2022), aussi bien par les amateurs* que par les poètes édités, de plus en plus nombreux. L’essor de la micro-édition, décentralisée depuis les années 1980, a accompagné un tel imaginaire, allant, selon certains, vers une surproduction chronique des publications lyriques.
Le xxe siècle se montre également riche en théories, notamment par l’essor des sciences humaines à l’Université. Après un début de siècle dominé par les questions historiques et sociologiques de la littérature nationale (Brunetière, Lanson), de nouvelles approches se sont développées : phénoménologie, psychanalyse, structuralisme, anthropologie, énonciation, pragmatique, médiologie, qui traitent forcément de la poésie lyrique. Toutes tendent à sortir la notion de la triade romantique et essentialiste lyrique, épique, dramatique, de la dialectique hégélienne. L’histoire méticuleuse des théories du lyrique a été échafaudée plutôt vers le dernier quart du siècle, avec les travaux de Gérard Genette (1979), Claude Calame (1998) et Gustavo Guerrero (2000). Après Gaston Bachelard, de nombreux critiques littéraires parmi les plus renommés ont accordé une place déterminante à la poésie, tels Marcel Raymond, Jean Starobinski, Jean-Pierre Richard, Paul Zumthor, mais aussi Gérard Genette, sans parler des linguistes (il suffit de lire les notes d’Émile Benveniste sur Baudelaire ainsi que les travaux d’Henri Meschonnic) ou des philosophes (Jacques Rancière, Alain Badiou). L’Université a joué un rôle majeur dans de tels débats, y compris parce que plusieurs de ses professeurs étaient directement impliqués dans la création poétique, souvent en tant que poètes. Depuis le xixe siècle, le poète s’est en effet doublé d’un critique, et l’institution académique a accueilli Paul Valéry ou Yves Bonnefoy au Collège de France ou, de manière plus courante encore, dans les formations universitaires et à l’École Normale Supérieure : Michel Deguy, Marie-Claire Bancquart, Jean-Michel Maulpoix, Jean-Marie Gleize, pour ne prendre que quelques noms. Le conflit poétique des années 1990 sur le « nouveau lyrisme » et le « littéralisme » s’est par exemple intensifié par des débats dans les universités. L’histoire du lyrique s’est ancrée ainsi plus fortement dans les formats académiques : congrès, 396soutenances, essais, revues, qui ont participé directement à de telles réflexions. Il n’est pas anodin que, vers la fin du siècle, le « lyrisme » soit dès lors devenu « critique », forcément critique (voir Lyrisme critique*), avec des poètes étroitement liés à la vie universitaire ou ayant réalisé des thèses.
Enfin, par-delà les débats esthétiques ou institutionnels, la matérialité du texte et les médias mobilisés traversent l’ensemble du siècle, de manière non moins paradoxale. La grande domination du livre imprimé, qui induit une lecture silencieuse du lyrique, se trouve sans cesse remise en question par le rêve ou la pratique de nouveaux supports. Il a été pourtant difficile de contester le pouvoir du livre : les formats « poche », largement diffusés pour l’éducation, entraient en complément aux livres d’artiste*, les plus chers du marché, qui ont suscité l’intérêt des collectionneurs et des bibliothèques publiques. Les questions de la mise en page*, de la typographie* ou de la ponctuation* ont été déterminantes au moment où les formes poétiques adoptaient les modèles du vers libre* ou du blanc sur la page. La latitude accordée à la forme poétique a accru son impact expressif, et a montré une singularité des voix par les choix créatifs, aussitôt rendus visibles, comme chez Pierre Reverdy ou André du Bouchet. Loin de la diffusion massive et des grands succès de librairie du xixe siècle (voir Lyrisme de masse*), le livre de poésie lyrique s’est davantage fondé sur le modèle de la collection, de la rareté et de l’ouvrage précieux, réservés à un tirage et à un public restreints, du moins à la première publication, avant la forte reconnaissance institutionnelle. Le livre est resté ainsi le support lyrique par excellence dans la reconnaissance poétique, même si les avant-gardes n’ont cessé de le contester et d’explorer les possibles avec d’autres techniques : sonores, visuelles, multimédias et numériques. Il faut donc doubler l’histoire du lyrique pendant ce siècle par l’investissement poétique des médias.
Cinq orientations principales
S’il est impossible de synthétiser un siècle aussi riche pour le lyrique en une courte notice, cinq tensions permettraient peut-être d’en esquisser les contours.
Avec le lyrique au xxe siècle, l’expressivité l’emporte sur le respect des conventions formelles, ou plutôt elle transforme celles-ci en des composantes fondamentalement expressives. Qu’elle soit consciente, à moitié ou entièrement inconsciente, qu’elle soit à proximité ou à distance de soi, l’expression exalte la liberté rythmique de la forme, qui se manifeste par l’essor du vers libre ou du poème en prose, puis par le blanc. La définition même de la poésie (lyrique) tient alors à cette disposition singulière et blanche sur la page, à l’encontre des proses narratives. Le surréalisme articule ainsi une telle dépossession de soi et du dire, et impose le vers libre pour mieux exprimer les contours des forces inconscientes, non sans le risque d’une « misologie » (reprochée par Jean Paulhan) et d’une perte de la primauté du langage sur ce qui est à dire.
Commençant par une expansion coloniale et impériale sans précédent, le xxe siècle occidental prend des échelles mondiales : les arts et les lettres y participent, tout en étant le réceptacle de mouvements contestataires, révolutionnaires ou engagés, qui affrontent les formes multiples de domination. Les affirmations francophones y prennent d’emblée un essor, notamment dans les pays occidentaux (Belgique, Canada, Suisse), et seront consolidées après la Deuxième Guerre mondiale par la décolonisation. Le « canon » littéraire national et universel (revendiqué par la France métropolitaine) 397se trouve sans cesse remis en cause par des différenciations et des particularismes régionaux ou nationaux, allant vers le « pluriversel » (E. Dussel). Chaque aire francophone* revendique ainsi sa singularité par rapport à l’universalisme parisien, qui se manifeste par la poésie lyrique. De la même manière, l’écriture lyrique célèbre ou déplore la grandeur et les défaites des revendications ouvrières, résistantes* ou autonomistes, par une langue qui serait le propre d’une communauté* à défendre face à l’homogénéité d’une domination. À la fin du siècle, ce discours trouve de nombreux appuis dans la sociologie de Pierre Bourdieu, en se centrant sur les rapports de domination, tel le « centre/périphérie » (développé par Pascale Casanova 1999), mais également d’autres formes dans les lettres : hommes/femmes ; hétérosexualité / autres sexualités ; national/migrant, blanc / autres « ethnies » ou « races ».
L’ensemble du siècle atténue le rôle du poète, par un certain minimalisme après la Seconde Guerre mondiale, même si sa puissance était déjà teintée d’ironie et d’un mode mineur dans les avant-gardes historiques. Le poète ne peut plus prendre la voix de façon prophétique pour éclairer le peuple, surtout après Auschwitz (T. Adorno, 1958). Loin du « lyrisme » politique des romantiques, il doit tendre de facto à réduire son importance sociale, à douter de son impact, à se minorer par rapport à l’emphase universaliste du xixe siècle. Nul ne porte plus en personne le plain-chant, alors que les poètes livrent plutôt une petite musique marquée par la défiance, pour rendre l’inaudible ; et qui reste bien souvent peu entendu, il est vrai. Si Claudel, Valéry, Perse offrent encore les vues d’une ampleur poétique, les avant-gardes écartent toute emphase, comme une faute esthétique, non sans rêver à leur impact international, en suivant la logique du marché de l’art. Souvent, les sources affectives peuvent être distanciées, passer par des primitivismes* (le corps, la danse, les traditions orales, folkloriques, océaniennes ou africaines) ou par l’inconscient, qui ouvre la connaissance d’un inconnu, selon l’injonction d’Arthur Rimbaud. Après 1945, le lyrisme semble dérisoire, et les minimalismes s’imposent : de la poésie de « l’inactuel » chez Philippe Jaccottet aux pages blanchies chez Du Bouchet ou Philippe Denis, ainsi que pour de nombreuses avant-gardes (voir Di Manno, Garron, 2017). L’élémentaire sert de moyen pour se décentrer du dire personnel, tout en essayant des formes lyriques à distance, non sans chercher parfois un « objectivisme lyrique » (comme chez Franck Venaille) ; avant que les minimalismes nombreux se succèdent (J. Baetens, 2014).
Si, dès le début du siècle, Guillaume Apollinaire a songé à des formes lyriques renouvelées par le phonographe et le cinéma (voir Technologies*), de nombreux poètes issus des avant-gardes ont mis également en place les fondements d’une « proféraction » poétique (selon la formule de C. De Simone, 2018), qui peut être lyrique (Ghérasim Luca) ou non lyrique (Bernard Heidsieck). À la suite du futurisme, Dada a engagé une telle transmédialité, de la scène zurichoise aux objets multiples de la création, guidée par des explorations sur les machines (I. Krzywkowski, 2010). Cette stratégie générale dans les arts se déploie avec le surréalisme, lorsque les formes lyriques touchent l’ensemble des productions, y compris la scénographie des expositions ou le cinéma (avec Germaine Dulac par exemple). À partir de son enregistrement radiophonique « Pour en finir avec le jugement de dieu », Artaud souligne la nécessité de sortir la poésie du livre, même si celui-ci reste pour lui un instrument indispensable (il suffit de songer à ce même Artaud travaillant en parallèle pour ses œuvres complètes chez Gallimard). La performance, avec 398le médium du corps ou de la voix, mis en évidence par Paul Zumthor (1983) ou plus récemment par Gaëlle Théval (2015, 2018), invite à repenser les liens à la poésie lyrique, pour que le recueil* et la lecture silencieuse ne restent plus l’accomplissement de l’acte poétique. Les années 1960 voient ainsi l’essor des festivals de musique et d’une diffusion de la poésie par des événements* publics. Ce mouvement dans les années 1980 favorise la création du slam* ou des festivals de poésie, p. ex. celui de Trois-Rivières au Canada.
Dans ces champs de force, de conflits parfois, les débats sur un « nouveau lyrisme » dans les années 1980 (Ph. Delaveau 1988), puis un « lyrisme critique » à la fin des années 1990, font face aux formalismes hérités des avant-gardes (littéralisme, objectivisme), non sans marquer une scission profonde en poésie. Si le mot « lyrique » implique des valeurs différentes d’un groupe à l’autre, d’une revue ou d’une collection à l’autre, le consensus s’est créé autour d’une dénonciation du lyrisme personnel et emphatique. Ce « lyrisme », toujours attribué à un autre, tout comme le « monologisme » de Bakhtine, devient un reproche pour des démarches esthétiques insuffisamment pensées ou critiques. Les débats montrent surtout la grande porosité dans les réseaux entre les débats littéraires (par le biais des revues et des maisons d’édition), les positions académiques, critiques et les formes de reconnaissance institutionnelle. Ils soulignent combien la fin des avant-gardes n’était pas encore entérinée au début des années 1980 et combien le « retour du sujet » (autobiographique dans le roman) n’était guère une évidence en poésie.
► Aubert N., Wanlin N., Histoire de la poésie : xixe-xxe siècles, Paris, PUF, 2014. Berthier P., Jarrety M., Histoire de la France littéraire : modernités xixe-xxe siècles, Paris, PUF, 2006. Michel L., Rumeau D. (dir.), Les Poésies de langue française et l’histoire au xxe siècle, Rennes, PUR (« Plurial »), 2014.
→ Avant-gardes ; Impersonnel ; Lyrisme critique ; Technologies
Antonio Rodriguez
xxie siècle
Aujourd’hui, la poésie est partout – sur les murs, dans les oreilles, sous les chapiteaux, dans les journaux, sur YouTube, à la radio, dans l’espace public, dans les prisons, voire au JT de 20h. Si elle ne ressemble plus guère à la poésie telle qu’on l’a lue et pratiquée à l’époque dite « moderne » (de Baudelaire aux dernières décennies du xxe siècle, où une certaine avant-garde* avait déclaré la poésie « inadmissible », pour reprendre le slogan péremptoire de Denis Roche), cette poésie contemporaine est décidément lyrique, au sens très général du terme.
La poésie au xxie siècle renoue d’abord avec l’idée de l’expressionde soi, quand bien même le « soi » est souvent une entité collective : on parle au nom d’un groupe, d’une génération, d’une communauté*. Elle est aussi une parole qui déborde le champ traditionnel de l’imprimé et du livre*, pour s’ouvrir radicalement à l’oralité et l’image, au point d’y perdre parfois son caractère proprement littéraire : la poésie s’intègre à des pratiques hybrides, nommées parfois « néo-littéraires » (Nachtergael), qui mélangent chant, performance et installation tout en brouillant les frontières entre supports et médias, analogiques aussi bien que numériques (à quoi il convient sans doute d’ajouter aussi une tendance à la fusion des langues : langue littéraire et langues parlées, mais aussi français et autres langues). Enfin, cette poésie a un sens très aigu du dialogue* et du partage : elle s’adresse directement à un public, souvent coprésent à la matérialisation du 399texte et diversement invité à participer à la prise de parole, la dimension publique de la poésie ayant aussi un aspect collaboratif. Ainsi, la poésie contemporaine donne une nouvelle forme et une nouvelle signification à la célèbre maxime du comte de Lautréamont : « la poésie doit être faite par tous » (Belin, 2022 ; voir Amateur*).
Ce retour du lyrique dans une poésie qui se veut radicalement contemporaine, en rupture avec les formes et usages conventionnels transmis par l’école, ne va pas sans étonnement, après les attaques « littéralistes » très dures lancées contre le mouvement « néo-lyrique » des années 1980, jugé vieillot quant à ses formes mais surtout quant à la posture d’auteur (isolé, singulier, romantique) qu’elle impliquait. Aujourd’hui, le clivage entre courants néo-lyrique et littéraliste s’est largement estompé, non au profit de l’un ou l’autre de ces deux camps qui avaient dominé les débats à la fin du xxe siècle, mais au bénéfice de nouvelles formes de poésie qui combinent bien des éléments de l’avant-garde et de la recherche formelle et thématique, d’une part, et des enjeux et pratiques essentiels de la tradition lyrique, d’autre part.
Au xxie siècle, la poésie peut en effet paraître triomphante. Toutefois, son ubiquité ne va pas sans inquiétudes. La poésie contemporaine est aussi une poésie qui doute. De son impact d’abord : la multiplication des événements* ne signifie pas forcément un accroissement de la poésie même dans les pratiques culturelles – ou pour le dire de manière plus prosaïque : l’offre poétique est vaste et variée, mais les effets, certes difficilement calculables, semblent rester plutôt éphémères et superficiels. De sa langue ensuite : de plus en plus de voix s’élèvent pour diagnostiquer les faiblesses structurales du français à l’ère de la mondialisation, c’est-à-dire du tout-anglais : pauvreté du vocabulaire, dissociation du français littéraire et du français parlé, mais aussi, plus radicalement encore, lourdeur syntaxique d’une langue peu appropriée aux exigences d’une communication plus directe, moins rigidement codifiée, toujours en comparaison avec l’anglais, plus précisément avec l’américain (Bouquet 2021). Enfin de sa définition : la poésie est devenue un objet indéfinissable, qui à force de se trouver partout, finit par ne plus être nulle part – la poésie est toujours là, certes, mais seulement sur le mode d’un « je-ne-sais-quoi » (Cohen et Reverseau, 2017). Ces doutes quasi existentiels constituent la toile de fond de bien des recherches et innovations récentes. Les enjeux de la poésie cessent d’être seulement littéraires pour inclure aussi une dimension sociale et politique très forte. De plus, le rapport à la langue se pense désormais au pluriel, le français n’étant plus le choix automatique des poètes (c’est d’ailleurs dans la même perspective qu’il convient d’analyser l’ouverture de la parole à des formes non linguistiques, visuelles ou sonores par exemple). Enfin, la poésie se voit constamment obligée de s’interroger sur ses propres formes et usages, quitte à se définir par opposition aux idées de la poésie et du lyrisme qui circulent toujours dans la société. Cela dit, cette opposition aux conventions peut impliquer aussi un retour à des formes qu’on croyait disparues, comme on le voit par exemple dans le retour de la rime, stéréotype formel qu’on croyait exsangue, dans la poésie slam. Il n’est pas inutile de rappeler que la rime est tout sauf absente des textes des chansonniers*, que le prix Nobel de Bob Dylan a remis au premier plan de la production poétique, là où, en France, la vogue des poètes-troubadours (Brassens, Brel, Ferré, etc.) avait perdu beaucoup de sa fraîcheur et surtout de sa nouveauté vers la fin du xxe siècle.
Deux traits majeurs distinguent la création lyrique contemporaine : d’abord 400le côté « performatif », ensuite le caractère « différentiel » de la poésie. Le premier a trait aux questions de rythme, de poésie-action, bref d’écriture et de réalisation qui se déroule dans un hic et nunc pour produire des effets liés à une certaine manière d’utiliser la langue dans une perspective autre que celle de l’information et de la communication, quand bien même le langage utilisé ne recherche nullement l’expérience pour l’expérience ou l’art pour l’art. Un moment charnière pour l’apparition de cette forme de poésie, qui se réclame explicitement du lyrique, a été la publication des deux numéros de la Revue de littérature générale dirigée par Pierre Alferi et Olivier Cadiot en 1995 et 1996. Au cœur de ce projet, qui a replacé la poésie au cœur de la littérature vivante en France, se trouve la combinaison de deux grandes pratiques modernes qui avaient pu sembler antagonistes mais que l’exemple de l’avant-garde américaine, de Charles Reznikoff à John Cage : l’écriture sous contrainte, c’est-à-dire l’utilisation de protocoles formels susceptibles de régler l’engendrement du texte (dans une perspective cependant plus libre que la création de type oulipien), et l’exploration des aspects rythmiques et pulsionnels du langage, puis aussi son inscription dans l’épaisseur ouverte d’une langue commune, telle qu’elle se parle et s’écrit à un moment déterminé de l’histoire. Le titre du premier numéro de la revue, « La mécanique lyrique », résume ces deux versants : « mécanique » représente la dimension formellement préconstruite (et partant non subjective) de l’écriture, « lyrique » désignant l’ambition d’intervenir dans le vécu du lecteur et de la vie sociale. La Revue de littérature générale a déblayé le champ de la production lyrique de l’époque, libérant la poésie des vains clivages entre fond et forme, expression de soi et construction matérielle, texte et société et créant les conditions d’une poésie contemporaine, non limitée par les restrictions de champ de l’avant-garde.
Le second trait est la notion de texte « différentiel ». Initialement proposée par Marjorie Perloff (2006), spécialiste des rapports entre poésie et médias, pour définir le caractère transitoire du texte numérique, à la fois privé de version « originale » et infiniment ouverte à de nouvelles versions qui continuent à exister les unes à côté des autres, sans hiérarchie préétablie ni même souhaitable, la notion de texte différentiel est un concept qu’il peut être utile de détourner vers un usage plus large, propre à réunir les aspects de prime abord hétérogènes pratiques poétiques d’aujourd’hui. La diversité des lyrismes modernes ne doit en effet pas être considérée sous l’angle de l’addition ou de la juxtaposition. La visée du lyrisme contemporain est moins de faire un choix dans toutes les options qui se présentent, et elles sont très nombreuses, que de faire le choix de les combiner autant que possible. La « poésie délivrée », par exemple, soit le désir de l’expression lyrique de ne pas rester confinée au support traditionnel du livre (Hirschi et al., 2017), ne doit pas être comprise comme un simple rejet de l’imprimé, par exemple au profit de la performance sur scène ou de la diffusion sur la Toile, mais comme une manière d’explorer une extension de la parole poétique : on sort du livre pour se produire en temps réel, pour ajouter le son et l’image au texte, pour investir les médias sociaux ; non pas afin de renoncer au livre, mais afin de trouver de nouveaux publics et, de manière plus générale, d’assurer à la poésie un rôle social, littéraire, politique que la seule publication sous forme de livre n’est plus capable d’obtenir.
Ce que le mouvement de la poésie hors-livre révèle est moins le glissement de l’imprimé au non-imprimé, mais l’arrivée d’une nouvelle forme hégémonique, qui 401conjoint hybridité formelle et action sociale et politique (Bailly et al. 2011).
D’un côté, les formes lyriques contemporaines sont un lyrisme qui fait converger les médias, non pas en les alignant les uns à côté des autres (comme dans les stratégies de marketing des conglomérats de communication qui essaient de décliner, c’est-à-dire de vendre, le même contenu en autant de formats et sur autant de plateformes que possible, mais en inventant de nouvelles formes réellement mixtes. L’œuvre devient un multiple, au cœur d’un éventail dont les éléments s’associent ou non au gré des circonstances.
De l’autre, ce lyrisme se veut aussi un dépassement des formes de réception conventionnelles, qui réduisaient le contact entre texte et public à la méditation privée, intime, de l’œuvre. Cette lecture individuelle, qui n’est jamais solitaire, la communauté des lecteurs étant tout sauf une invention moderne, n’est plus aujourd’hui qu’une forme de réception parmi d’autres. L’accent est mis de plus en plus sur le contact direct avec le public et, davantage encore, sur la possibilité de produire un effet qui excède la seule lecture. Dès lors, le but premier de l’œuvre lyrique n’est plus la seule jouissance littéraire, mais le transfert de cette réaction au domaine social : tant que le texte lyrique, devenu aujourd’hui objet lyrique hybride, ne déborde pas sur autre chose que le seul niveau littéraire, son action sera considérée comme limitée, pour ne pas dire amputée d’une série de potentialités que le lyrisme moderne met au même niveau, si ce n’est à un niveau supérieur, que le plaisir ou le jugement littéraire. Le cadre dans lequel se développent ces nouvelles écritures est souvent décrit à l’aide du terme de « dispositif », qui insiste sur le rôle décisif de la présentation matérielle du texte ou du poème, qui eux-mêmes se veulent une réflexion critique sur la manière plus générale dont une société traite le discours tel qu’il circule dans les espaces où se manifeste le langage sous une forme matérielle (Leibovici, 2020), au-delà de la seule poésie, voire de la seule littérature, l’une et l’autre appelées à se fondre dans une nouvelle politique de la langue.
► Belin O., La Poésie faite par tous. Une utopie en questions, Bruxelles, Les Impressions nouvelles, 2022. Cohen N., Reverseau A. (dir.), « Un je-ne-sais-quoi de “poétique” », Fabula-LhT, no 18, 2017, URL : http://www.fabula.org/lht/18/cohen-amp-reverseau.html. Hirschi S. et al. (dir.), La Poésie délivrée. Nouvelle édition en ligne. Nanterre, Presses universitaires de Paris Nanterre, 2017. DOI : https://doi.org/10.4000/books.pupo.10113. Nachtergael M.,Poet Against the Machine. Marseille, Le Mot et le reste, 2020.
→ Degré zéro, antilyrique ; Livre ; Événement ; Numérique, internet ; Technologies
Jan Baetens
- CLIL theme: 3431 -- ENCYCLOPÉDIES, DICTIONNAIRES -- Encyclopédies et dictionnaires thématiques
- ISBN: 978-2-406-15975-9
- EAN: 9782406159759
- ISSN: 2261-5938
- DOI: 10.48611/isbn.978-2-406-15975-9.p.0377
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 02-21-2024
- Language: French