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- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : Dictionnaire du lyrique. Poésie, arts, médias
- Pages : 361 à 363
- Collection : Dictionnaires et synthèses, n° 27
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Ut pictura poesis
(peinture)
Le dialogue du lyrique avec le pictural se noue dans l’Antiquité, où l’image poétique doit frapper avec la même évidence qu’une peinture. Dès cette période, l’exigence de visibilité apparaît indissociable de l’expression poétique, ce dont témoigne la notion d’enargeia. La formule horacienne Ut pictura poesis consacre cette alliance de la poésie et de la peinture. Elle devient, au prix d’un glissement interprétatif, lourde de conséquences en France pendant la période classique, où la peinture est tenue de se soumettre aux règles de la rhétorique et de la poétique.
Enargeia : poésie lyrique,
tradition rhétorique et visualité
Étant destinée à être chantée, accompagnée ou non de la lyre* (lura) ou de tout autre instrument à cordes, la poésie lyrique semble plus naturellement tournée vers la musique que vers la peinture, vers l’oreille que vers l’œil. Pourtant l’ardeur du chant ne laisse pas l’œil sec ni passif, et l’Antiquité qui a lié si fortement le lyrique avec le musical aura proclamé à l’envi qu’un poème devait provoquer un effet similaire à celui d’une peinture. Horace, qui formule cette idée si lourde de conséquences pour le devenir de la poésie aussi bien que pour celui de la peinture (« ut pictura poesis », Épître aux Pisons, v. 361), n’est-il pas celui qui a abandonné en poésie la nécessité de l’accompagnement musical, congédiant l’appareil liturgique hérité de l’ode pindarique ? Lui qui délaisse la voix chantée pour explorer les ressources musicales propres de la langue affirme, toujours dans l’Épître aux Pisons, que « l’esprit est moins vivement frappé de ce que l’auteur confie à l’oreille, que de ce qu’il met sous les yeux, ces témoins irrécusables » (v. 180-181). Il s’affirme ainsi l’héritier d’une tradition rhétorique qui accorde la primauté au sens de la vue, s’adressant aux yeux du corps mais peut-être davantage encore à ceux de l’esprit (voir Effet de présence*).
D’Aristote à Cicéron s’impose la notion d’enargeia ou evidentia (« évidence », « visibilité »), qui repose sur l’idée que pour emporter l’adhésion de l’auditeur, pour le toucher, il faut imposer des images à son esprit. Si l’orateur n’est pas le poète lyrique, on constatera néanmoins la transversalité du rapport au sensible et à l’affectif, pragmatiquement mobilisés, par la visée du movere en particulier (voir Émotion*). Quant à l’ekphrasis, cette description visant l’exhaustivité par la quantité des détails, elle appartient au genre épidictique et sa fonction est décorative. La description de tableaux pratiquée par les sophistes dans la lignée des Images de Philostrate de Lemnos, traduites en français par Blaise de Vigenère en 1597, n’en est qu’un cas particulier. C’est la critique anglo-saxonne qui spécialisera l’emploi du terme dans ce sens précis au milieu du xixe siècle. Tous ces croisements entre le littéraire et le pictural, le visible et le dicible sont l’indice d’affinités qui à
362partir de la Renaissance* tendront à la conjugalité. Pour les Anciens, l’imitation de la nature est en effet au fondement de ces deux arts. Condamnée par Platon (République, chap. x) dans une perspective idéaliste, la mimèsis est valorisée par Aristote comme visant la connaissance où l’esprit humain trouve son plaisir.
Ut pictura poesis
La Renaissance italienne érige la formule d’Horace en doctrine au prix d’un contresens. C’est désormais au peintre de penser son tableau « comme un poème ». L’adage de Simonide de Cos transmis par Plutarque – « La peinture est une poésie muette, la poésie une peinture parlante » – caractérise la peinture par un défaut, la poésie par un excès. La peinture doit désormais se plier aux règles de la rhétorique et de la poétique, c’est à ce prix que, d’art mécanique, elle peut prétendre devenir un art libéral. L’inventio, la dispositio deviennent des préoccupations du peintre. Charles le Brun, dans sa Conférence sur la manne de Monsieur Poussin (1667), observe que le peintre a « composé son ouvrage dans les règles que l’art de la poésie veut qu’on observe aux pièces de théâtre », respectant « l’unité d’action » pour mieux mettre en scène les passions humaines. À la recherche du « principe » qui unit les beaux-arts (dont la poésie), Dubos insiste sur leur capacité à émouvoir (Réflexions sur la poésie et la peinture, 1719), liée pour Batteux au choix du sujet (Les Beaux-arts réduits à un même principe, 1746). Si la poésie lyrique est pour ce dernier celle qui exprime les « sentiments intimes du poète » (Principes de la littérature, 1755), qu’en est-il de ceux éprouvés face à un tableau ? Dissociant le lyrique du poétique, il devient possible d’observer que la critique d’art telle que la révolutionne Diderot avec l’invention du genre du Salon est de part en part lyrique, comme lieu d’expression d’une subjectivité assumée. La résurgence en 1671 à l’Académie royale de peinture et de sculpture de la querelle du disegno et des colore qui avait animé la Renaissance italienne avait permis aux rubénistes d’exalter à travers la peinture pleine de chaleur du flamand Rubens les pouvoirs de la sensation, se démarquant de la défiance platonicienne pour la Kosmetikè trompeuse. Les défenseurs de la couleur pourront s’appuyer sur l’empirisme de Locke et un Diderot qui y décèle le « caractère, l’humeur même » d’un peintre qui « se montre dans son ouvrage » (Essais sur la peinture), ouvre la voie à la reconnaissance d’un lyrisme pictural. Dans un xviiie siècle qui cherche à percer le mystère du « goût », Diderot envisage le plaisir esthétique comme un domaine du savoir, celui défini par Baumgarten dans son Æsthetica (1738), visant la « perfection de la connaissance sensible en tant que telle ». Mais Diderot rappelle aussi combien l’élaboration de ce jugement de goût passe par toutes les nuances de la palette émotive : « Touche-moi, étonne-moi, déchire-moi, fais-moi tressaillir, pleurer, frémir, m’indigner d’abord », demande-t-il à l’artiste(Essais sur la peinture). L’écrivain ne se prive d’aucun des élans du lyrisme* pour traduire en mots ces toiles que les lecteurs de la Correspondance littéraire n’auront peut-être jamais devant les yeux, comme l’indiquent par exemple les phrases nominales, la ponctuation expressive face à La jeune fille qui pleure son oiseau mort de Greuze (Salon de 1765) : « La jolie élégie ! le joli poème ! la belle idylle que Gessner en ferait ! C’est la vignette d’un morceau de ce poète. » À travers les références à l’élégie* et au poète suisse Salomon Gessner, Diderot dialogue avec les origines de la poésie lyrique et transmue l’élégie picturale en élégie en prose*, élégie à double détente puisqu’il est suggéré que la perte véritable de cette jeune fille est celle de sa virginité, et qu’elle pleure 363son enfance davantage que son oiseau. Un sujet lyrique* semble alors émerger de cet ensemble : « Il n’y a aucun de mes ouvrages qui me ressemble davantage » (lettre à Mme Necker, 6 septembre 1774).
La naissance de la critique d’art au xviiie siècle apparaît donc comme l’occasion de tisser de nombreux liens de la peinture au lyrique, et prépare la reconfiguration des rapports qui aura lieu au xixe siècle. Le lyrique devient alors hégémonique dans le domaine poétique au moment précis où la peinture conquiert son autonomie par rapport à celui-ci, brisant le joug de ce mélange d’émulation et de contraintes qu’aura signifié l’ut pictura poesis.
► Hénin E., « Ut pictura theatrum ». Théâtre et peinture de la Renaissance italienne au classicisme français, Genève, Droz, (« Travaux du Grand Siècle »), 2003. Lee R. W., Ut pictura poesis : humanisme et théorie de la peinture, xve-xviiie siècles, Paris, Macula, 1991. Webb R., Ekphrasis, Imagination and Persuasion in Ancient Rhetorical Theory and Practice, Farnham/Burlington, Ashgate, 2009
→ Lurikos ; Lyra ; Moyen Âge ; xvie siècle, renaissance ; xviie siècle ; xviiie siècle
Thomas Augais
- Thème CLIL : 3431 -- ENCYCLOPÉDIES, DICTIONNAIRES -- Encyclopédies et dictionnaires thématiques
- ISBN : 978-2-406-15975-9
- EAN : 9782406159759
- ISSN : 2261-5938
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-15975-9.p.0361
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 21/02/2024
- Langue : Français