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- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : Dictionnaire du lyrique. Poésie, arts, médias
- Pages : 325 à 347
- Collection : Dictionnaires et synthèses, n° 27
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Science-fiction
Si la poésie scientifique de langue française est aujourd’hui un « genre éteint » (Hugues Marchal), l’avènement de la science-fiction semble avoir pris le relais, au xxe siècle, de la diffusion littéraire des savoirs. C’est sous la forme romanesque d’une fiction narrative, non plus en vers élégants ou techniques, que s’effectue désormais l’initiation d’un large public aux innovations des sciences, avec les mêmes effets de didactisme, de publicité des découvertes et de leurs potentialités novatrices, de vulgarisation et d’attrait pour un imaginaire spéculatif qu’ont exercés pendant des millénaires les anciens traités en alexandrins. Aux amateurs de poésie descriptive s’est substitué le jeune (ou moins jeune) lectorat de la culture populaire, friand de fanzines et de cycles sériels, sensible à une littérature de plus en plus engagée dans la contre-culture, comme l’indique dès les années 1980 la dimension punk du cyberpunk et de ses avatars contemporains (biopunk, solarpunk…).
À l’inverse, la poésie s’est émancipée d’une instrumentalisation savante qui l’enrôlait au service de l’enseignement des sciences et de l’éloge du progrès. Son devenir « absolument moderne », selon l’exhortation rimbaldienne, s’est poursuivi par l’intériorisation lyrique ou le formalisme littéral, l’expérience du monde ou l’expérimentation matérialiste, sans rompre tout à fait avec la rationalité scientifique, le langage des technologies ou sa propre valeur heuristique. L’anthologie de Sylvain Fontaine, Poètes de l’imaginaire (2010), a mis au jour les multiples passerelles entre poésie et merveilleux scientifique au tournant du xxe siècle. De L’Invention (1787-1788) d’André Chénier aux Gravitations (1925) de Jules Supervielle, de ε (1967) de Jacques Roubaud à La Physique amusante de Jacques Réda (2009), l’exploration conjecturale et la symbolisation des sciences demeurent des lieux de partage entre les deux cultures. Seulement, la poésie a largement cédé au roman d’anticipation la propédeutique des sciences de demain.
Cette partition des genres ne doit pas occulter une présence fondamentale, et toujours florissante, du lyrique dans la science-fiction. La critique de poésie et la critique de science-fiction l’ignorent souvent, symptôme du cloisonnement des spécialisations. Ce sont surtout les stratégies narratives et descriptives de la SF qui ont été théorisées : la construction romanesque de mondes irréels (worldbuilding), la tension du didactisme et du « pseudo-réalisme » qui, selon Richard Saint-Gelais, amène le lecteur à constituer par inférence, à partir d’une information fragmentaire, une « xénoencyclopédie ». Pourtant, la poésie science-fictionnelle existe bel et bien, mais elle opère à rebours de l’ancienne poésie scientifique : elle se dégage du didactisme et se développe contre l’explication du concept savant. Elle s’y substitue, pour déployer le sense
326of wonder (Darko Suvin), l’émerveillement devant l’étrange, au cœur des fictions conjecturales.
Enchâssée dans la fiction romanesque, la poésie participe aux procédés d’immersion fictionnelle par des moyens non narratifs : elle évite la pédagogie scientifique et permet de masquer les invraisemblances de savoirs inactuels, en faveur d’une approche plus intuitive et empathique* des mondes d’anticipation, fondée sur les jeux de langage, les effets de rythme, la concrétude sensorielle des images, mais aussi sur l’écho en mode majeur ou mineur de la tradition versifiée. Ce que la modernité poétique a délaissé, la science-fiction le reprend pour inventer les mythologies de ses univers saillants. Elle réactive, en vers ou en prose, l’inspiration héroïque de grands genres aujourd’hui périmés, tels l’hymne ou l’épopée, de même que les dimensions archaïques du légendaire et de l’oralité. La geste des sociétés futures, sur notre globe ou dans des espaces extraterrestres, passe ainsi par un retour aux sources de la poésie et de ses formes codifiées, mais aussi par un dépassement de ses normes et dispositifs dans une féconde hybridation romanesque.
Dès ses origines, le space opera met en œuvre la dimension « opératique » (Rimbaud) de la conquête cosmique. L’emphase incantatoire apporte l’ampleur collective d’une odyssée, contrebalançant le récit nécessairement particulier de l’action des personnages. Des rythmes litaniques suggèrent une religion des technologies*, envoûtant les personnages autant que les lecteurs. Dans le premier roman (Les Sondeurs vivent en vain, 1950) des Seigneurs de l’instrumentalité, Cordwainer Smith décrit « la musique et la danse hypnotiques », « le choc de la beauté dynamique » de l’an 13 582 après J.-C. Il contraste cette splendeur esthétique par la mélopée de ses astronautes, métaphorisés en « sondeurs » cosmiques. Comme la formule d’un culte à mystères, les cyborgs récitent à la troisième personne la complainte de leurs mutilations sacrificielles : « Le cerveau est coupé du monde. Sauf les yeux. Sauf le contrôle de la chair vivante. […] Les habermans ne vivent qu’en esprit. Ils sont tués pour l’Espace mais ils vivent pour l’Espace. Ils commandent les vaisseaux qui unissent les Terres. Ils vivent dans la Grande Douleur, tandis que les hommes du commun dorment du sommeil froid, si froid du transit. » Cette liturgie (voir Religion*) constitue l’équivalent verbal du cranch, néologisme romanesque désignant un procédé fictif de reconnexion biotechnologique des « sondeurs » à leur sensibilité perdue. Pour les « damnés » de l’espace, sentir, c’est mourir. Psalmodier l’hymne lugubre, c’est se désanesthésier, pour ne pas trop se refroidir.
Dans Dune (1965-1985) de Frank Herbert – cycle épique par excellence, le plus célèbre et le plus lu de la SF –, des poèmes originaux sont chantés par un « troubadour-guerrier », accompagné de sa « balisette » (une cithare du futur). Au-delà de ce personnage, le lyrique se diffuse partout, dans les paronomases et le style imagé d’une langue secrète qui fait glisser la narration* vers la prose* poétique. Le lecteur reste marqué par les inoubliables formules cryptiques du « Bene Gesserit », un ordre féminin complotant pour la survenue du « Kwisatz Haderach », surnom d’un rédempteur messianique au génome sélectionné pour être doué de voyance psychique. Cet avatar science-fictionnel du poète-prophète romantique se révèle comme un génie du désert, dont les visions prémonitoires sont intensifiées par la consommation d’une « épice » psychédélique (autre trope romantique). Il s’allie aux « Fremen » (le peuple étrange des autochtones dépossédés), dompteurs de monstrueux vers de sable 327ou « Shai-huluds », pour vaincre le capitalisme extractiviste de l’empire intergalactique. Dans cette nouvelle légende des siècles, médiévalisante et arabisante, mais aussi décoloniale, la parole oraculaire revêt un pouvoir performatif. Les nobles « dames » du Bene Gesserit et leur scion inattendu, le héros Paul Muad’Dib, maîtrisent l’art hypnotique de « la voix », dont les harmoniques agissent sur les consciences et permettent de contrôler l’adversaire.
La centralité perdue du poète, la puissance et l’influence de sa parole aujourd’hui si restreintes, tout comme la marginalité de la « paralittérature » à laquelle la SF est alors reléguée, trouvent une figure compensatrice dans les archaïsmes sacrés d’une culture lyrique. À ces rituels vocaux s’ajoutent encore, à l’en-tête de tous les chapitres, les épigraphes empruntées aux mémoires légendaires d’une princesse. Dune est donc saturé de poésie orale et écrite, versifiée ou infusée dans la prose romanesque. La « polytextualité » (Irène Langlet) est inhérente à la science-fiction, genre fondamentalement hétérogène, structuré sur un mode séquentiel et sériel par ses canaux d’édition, qui vont des nouvelles publiées dans des fanzines à leur fix up ou reprise dans d’immenses cycles romanesques. Le prosimètre fait partie de cet art du montage, apportant un souffle épique ou une respiration lyrique à la prolifération romanesque.
Ce versant incantatoire du space opera s’inscrit dans le contexte de la Beat Generation et du poetic turn. Au tournant des années 1970 se développe une nouvelle « ethnopoétique » valorisant les traditions orales de la poésie populaire (voir Primitivisme*), leurs traits énonciatifs et leurs tropes, comme les aspects les plus saillants d’une société. La science-fiction transpose dans des mondes d’anticipation la documentation du fait lyrique comme l’emblème pseudo-ethnographique de ses civilisations imaginaires. Les internautes de l’espace vivent des expériences de défamiliarisation qui procèdent de l’écoute des voix et de la musicalité d’un lexique inconnu – autant de formules romanesques initiant le lecteur à un décentrement bien plus profond de ses constructions anthropologiques. Le narrateur de La main gauche de la nuit (1969) d’Ursula Le Guin, visiteur d’une lointaine planète gelée, s’émerveille ainsi de la double tessiture vocale d’un peuple posthumain et de son rite du « kemma ». Ce mot-fiction désigne la période de rut où les mutants hermaphrodites basculent d’un sexe à l’autre pour s’accoupler : « Leurs voix me semblent curieuses, trop graves ou trop aiguës. Ce sont comme de grands animaux bizarres de deux espèces différentes, des primates aux yeux pétillants d’intelligence, tous en rut, en kemma… ». À partir des ruptures de tons lyriques, de la cristallisation du bizarre en un vocable imaginaire et de la métaphore de l’animalité, c’est une conception non binaire de l’espèce et du genre, de l’identité et des différences, du moi et d’eux, du nous de l’humain, qui se poétise sur le mode de l’auto-étrangement. Ces moments de poésie rejouent dans la prose, fiction de la collectivité et de ses altérations futures, le clivage constitutif du sujet lyrique* où je est toujours un autre.
À en croire les épopées futuristes, chanter la science, ou chanter, purement et simplement, constituerait le signe de reconnaissance du fait humain à l’horizon de ses mutations, l’expression pérenne d’une condition anthropologique vulnérable et évolutive, au cœur des mondes mécanisés et des corps augmentés de demain. Le Vaisseau qui chantait (1969) d’Anne McCaffrey fait résonner dans « l’espace sombre » du cosmos « l’antique requiem » vocalisé par une bardesse cyborg, dont le corps atrophié 328a été irréversiblement greffé sur l’engin spatial. Dans Babel 17 (1966) de Samuel Delany, c’est encore une héroïne poète qui combat, par les armes du langage, une invasion d’extraterrestres, et c’est elle qui est ciblée par les assaillants pour ouvrir une brèche dans la résistance terrienne, comme si la poésie constituait la clé de voûte de l’humanité. L’« électrouvère » de Stanislam Lem (La Cybériade, 1965), robot lyrique à l’irrépressible tendance effusive, cherche à synthétiser l’ensemble des récits de l’humanité, quitte à les embrouiller de permutations grotesques. Plus sombres, Les Cantos d’Hypérion de Dan Simmons (1989-1997) narrent la réincarnation en une intelligence artificielle de Keats, dont les poèmes Hypérion et Endymion prêtent leur titre aux romans de la série. La figure du poète romantique cristallise une capacité de sensibilité et un art du pâtir, destinés à humaniser une civilisation menacée par l’horreur et la destruction.
La force expressive des chants et poèmes, d’une prose musicalisée et imagée, confère une épaisseur sensible à la fiction, tout en entretenant un halo de mystère sur des éléments non développés de la diégèse. Palliant l’inexistence des sociétés décrites, la poésie déplace les prétentions du plausible vers un onirisme suggestif. Elle se présente comme un langage autre, une présence sensorielle et affective qui résiste à la transparence narrative et à l’explication rationnelle. Son opacité énigmatique fait éprouver la différence de l’inconnu, sans pour autant confronter le lecteur à l’irréductible extériorité des xénomondes, puisqu’elle soulève des ressemblances primitivistes avec les grands récits mythologiques qui, sous une forme versifiée, ont fondé les civilisations réelles et traversé l’histoire par le biais de multiples réécritures. C’est donc l’emblème formel et symbolique d’une culture étrange, la zone la plus dense de son langage, imaginairement restitué dans le nôtre.
Inversement, la babélisation lyrique peut se renverser en une satire de nos limites idéologiques qui excluent l’autre pour fonder le même. Dans les Chroniques martiennes (1950) de Ray Bradbury, des formes de vie drôlatiquement semblables aux nôtres viennent ironiser notre normalité. Dans l’une des premières nouvelles du cycle, un couple de Martiens aux « yeux pareils à des pièces d’or », bourgeoisement installé dans une maison de cristal, joue de livres-harpes dont une voix raconte « des histoires du temps où la mer n’était que vapeur rouge » ; à cette écoute, l’épouse martienne se rappelle avoir rêvé d’une chanson à la langue inouïe et d’un « géant difforme », Terrien « descendu du ciel » qui a toutes les allures, pour le mari jaloux, d’un candidat à l’adultère. Sous les images surréalistes de cette scène de genre affleure le fantasme par excellence de la classe moyenne américaine, la hantise puritaine du tiers dans le mariage. Les allégories martiennes suscitent à la fois une fascination visionnaire et un anti-réalisme comique : elles sont l’indice d’un glissement de la fiction vers un merveilleux critique, qui ramène le lecteur aux enjeux sociaux du présent.
De même, le roman méconnu de l’autrice française Christine Renard, La Planète des poupées (1972), transforme un artefact fictif, des statues gynoïdes, en métaphore de l’aliénation féminine. Poétiquement décrites dans leur immobile étrangeté sous la « brise », à « l’ombre trois fois répétée » par les lunes de la planète Margaretta, les poupées symbolisent la reproduction des normes de genre, en dépit des dénonciations politiques et des différences culturelles. Cette œuvre thématise les enjeux d’une enquête ethnographique effectuée par des scientifiques terriens auprès des descendants d’anciens colons. Le charme redoutablement ambigu des simulacres féminins se propage de la culture observée à ses observateurs. À 329l’inverse, les femmes asservies de la société étudiée commencent à se révolter contre cet emblème conformiste de la femme-objet, au contact de la narratrice, une Terrienne lesbienne et émancipée. In fine, le phénomène d’« acculturation » réciproque aboutit à la reconduction souple du culte des poupées, qui deviennent l’allégorie infiniment mélancolique et pessimiste de la résignation des femmes à une position subalterne, en pleine seconde vague féministe, sur fond des revendications du MLF.
Dans les années 1980, le style froid du cyberpunk diverge du style épico-lyrique du space opera. Dans ce sous-genre bientôt dominant, la science-fiction quitte la musique des sphères, revient sur terre et fait déchanter la poésie, sans y renoncer le moins du monde. Une prose allusive, polysensorielle et saturée de métaphores confère une intensité lyrique aux mégapoles imaginaires, sur un mode clinique et halluciné, abstrait et hyperesthésique. Dans Neuromancien (1984) de William Gibson, les descriptions de la « matrice » ont la « dimension subjective illimitée » d’une navigation immersive, décrite à travers la perspective d’un punk de l’informatique, branché par des connexions cérébrales à la réalité virtuelle : « Se coulant dans la sphère, voûte de néon bleu glacé au-dessus de lui, sans étoiles et lisse comme du verre givré, il lança un sous-programme… ». Le flux de données et la profondeur labyrinthique du « cyberespace », anticipation fictive de l’internet, sont donnés à ressentir comme une nappe psychédélique de formes géométriques, de couleurs ductiles et d’écrans glacés. Rien n’y est expliqué. Tout y est éprouvé par un sensorium augmenté. Tout y est aussi narré dans les crissements d’une langue que Bruce Sterling compare au « mur sonore » du hard rock, dans la préface-manifeste de son anthologie du cyberpunk, Mozart en verres miroirs (1986).
La forme close du poème versifié fait également résurgence pour symboliser l’enfermement des personnages dans la réalité virtuelle. La Cité des permutants (1994) de Greg Egan, auteur de hard science, s’ouvre sur les plus fameuses stances de la science-fiction, rendues célèbres par leur code cryptographique. Il s’agit d’une anagramme du titre de l’œuvre (Permutation City), permuté vers à vers sur deux dizains, avec des effets rimiques. Le premier vers donne la clé en abyme de ce roman de la réflexivité, où les identités et les mondes sont dupliqués en avatars virtuels ou mathématiques : « Into a mute crypt, I ». Le moi fantôme, détaché de la subjectivité et encryptédans ses duplications, exprime par un lyrisme glacial la dimension morbide des « secondes vies » produites par le code binaire de l’informatique ou par les automates cellulaires. Probablement rédigé à l’aide d’un ordinateur, ce poème est intégré à la diégèse par son attribution au héros paranoïaque, lequel l’aurait abandonné dans la « mémoire d’une tablette électronique » sur son lit d’hôpital psychiatrique. À travers ce document fictif, le roman se désigne lui-même comme un algorithme de lettres.
Le poème testamentaire devient effectivement le trope science-fictionnel de la posthumanité, numérique ou génomique, au tournant du troisième millénaire. Les Particules élémentaires (1998) de Michel Houellebecq en présentent plusieurs pour évoquer les dernières phases d’une humanité crépusculaire. Les vers pornographiques de Bruno, empreints de l’hédonisme New Age, font place à une citation du sonnet « Recueillement » de Baudelaire, signifiant « l’angoisse, la mort, la honte, l’ivresse, la nostalgie, l’enfance perdue… », tous aspects de la souffrance humaine que le génie génétique devrait éradiquer, selon l’épilogue du roman. LesFleurs du Mal contrastent fortement avec 330les ultimes poèmes, plats et minimalistes, des « Clifden Notes » laissées par le biologiste Michel, annonçant la parole neutre, anesthésiée, des mutants immortels dont il est le père scientifique : « Nous avons écarté / Avec indifférence / Et sans aucun effort / Leur univers de mort ».
Le poème condense ainsi l’expérience conjecturale ; c’est le code verbal d’une condition existentielle que la fiction narrative se borne à évoquer,sans se donner la peine de la construire en un monde imaginaire. L’anti-lyrisme* mémoriel constitue l’envers ironique, pauvre et monocorde, du Book of Kells qui fascine le savant, « manuscrit enluminé d’une complexité formelle inouïe » dont les symboles celtiques suggèrent la manipulation des brins du génome humain, mais aussi son équivalent littéraire, l’entrelacement de la poésie versifiée. Dans La Possibilité d’une île (2005), Michel Houellebecq cite encore Baudelaire, et même les trois vers de l’épitaphe de Kleist. Le récit s’ouvre sur des poèmes transmis sur un serveur « bas de gamme » par Marie22, une « néo-humaine » clonée, avant la prochaine itération d’une Marie23. Ces vers obscènes constituent le vestige verbal d’un corps sexué. S’ils sont communiqués virtuellement à un autre clone, Daniel24, ils conjurent la solitude radicale d’une forme de vie autotrophe, proche des végétaux, où le corps ne connaît plus les secousses ni du rire, ni du plaisir, ni de l’interaction charnelle. Ils présentent donc le paradoxe très houellebecquien d’un soliloque adressé, d’une poésie exprimant la fin de l’« intermédiation ».
Il en va de même du dernier poème laissé par Daniel1 avant son suicide. Ces ultima verba désignent un lieu clos dans la forme fixe du quatrain d’octosyllabes : « Et l’amour, où tout est facile, / Où tout est donné dans l’instant ; / Il existe au milieu du temps / La possibilité d’une île ». Incrusté dans une fiction aux multiples enchâssements narratifs, le genre lyrique se constitue lui aussi comme une île au cœur du roman. Il représente une essence de la négativité, l’apex aporétique de la conjecture science-fictionnelle, ou encore le noyau du « possible » spéculatif, dont le récit n’est qu’une solution défective. L’énonciation lyrique, hors temps, devient la formule du finisme houellebecquien : une forme morte.
Aux antipodes de ce réductionnisme poétique, les romans d’Alain Damasio mettent en œuvre un lyrisme contemporain entièrement hybridé à la narration romanesque. Un souffle poétique traverse la prose, puissance de soulèvement du lexique, de la syntaxe, de la ponctuation*, de l’accentuation et de la typographie*, selon ce que l’auteur nomme « typoétique » et qui fait vivre la voix dans le texte. Loin des rituels archaïsants du space opera, l’oralisation de l’écriture agit ici sur le mode de la performance et se prolonge dans des « perférences » publiques de l’écrivain, mot-valise subvertissant toute posture d’autorité académique. La poétisation de la fiction présentifie le monde d’anticipation : elle le rapporte à l’acte d’une profération, au jet de la parole, à l’immédiateté du corps et à des états sensoriels immersifs : le sonore, le tactile, le vibratoire, le pulsatile. Les Furtifs (2019) représentent un peuple invisible et fulgurant, « des êtres de chair et de sons » échappant aux catégories du connu dans un futur proche. Le langage romanesque les métabolise, plus qu’il ne les décrit puisqu’il ne saurait les objectiver, sous forme de déplacements phonétiques (métathèses, aphérèses…), de paronomases, de calembours et d’une scansion inspirée du slam et du verlan : « Son iris à lui se carquille… Mince ! Carlif dévisse. Verla digue. D’un cil, il évite un vicil en fixie et il assole. [Signes de ponctuation non standard] Blim le biltume ! ».
331Cette dynamique vocale actualise la diégèse comme un événement vivant. Elle implique le lecteur dans le déchiffrement intuitif d’une langue qui se soustrait au storytelling du technocapitalisme. Dans sa nouvelle « Les Hauts® Parleurs® » (Aucun souvenir assez solide, 2012), Damasio met en abyme un « style torse », défini comme un mouvement de révolution poétique contre les slogans du néolibéralisme : « il consiste à tordre le langage commercial, à plier et à découper les mots […]. Il consiste au fond à imprimer, par des flexions, une force de résistance à l’intérieur du langage pour le rendre inapte à toute récupération. » La voltige ou le voltage lyrique (la « volte », selon l’auteur) lutte au sein du récit contre l’inertie de l’imprimé : elle instaure des effets esthétiques qui enchantent le lecteur, l’embarquent dans un univers énigmatique, tout en l’éveillant à la charge métaphorique de la fiction et en le ramenant à une satire acerbe du présent.
Ces lignes ont fait le tableau d’un lyrisme de et dans la science-fiction, non d’un lyrisme science-fictionnel en tant que genre. La poésie intégrée à la narration romanesque contribue à littérariser la science-fiction, par sa complexité symbolique, sa créativité figurative, son inventivité stylistique et son intertextualité canonique. Elle incite un lectorat de niche à se porter vers les œuvres réputées difficiles, placées au sommet de la littérature, qui sont citées par les grands cycles d’anticipation. Les rééditions et traductions de Keats trouvent effectivement un nouveau public auprès du fandom de Dan Simmons et de ses Cantos d’Hypérion. Le lyrisme scientifique se diffuse également sur le versant chansonnier de la culture populaire, si l’on pense à Boris Vian et à Guy Béart (Futur Fiction Fantastique, 1977).
Toutefois, la poésie de l’imaginaire francophone n’a pas encore atteint sa pleine autonomie, alors qu’elle s’est émancipée à part entière dans les littératures anglophones. Présente dans les pulps et les anthologies aux débuts de la SF, mais marginalisée dans les années 1970, la Speculative Poetry s’est institutionnalisée pour valoriser sa spécificité littéraire. La linguiste et autrice Suzette Haden Elgin a fondé en 1978 la Science Fiction Poetry Association (rebaptisée en 2017 Science Fiction & Fantasy Poetry Association), avec son prix littéraire (Rhysling Award), sa revue (Star*Line), ses anthologies annuelles et son site internet (sfpoetry.com). De multiples revues (The Magazine of Speculative Poetry) et fanzines, ainsi qu’une floraison d’anthologies, ont suivi ce mouvement d’autodétermination, souvent sur le mode de l’auto-édition.
Une telle reconnaissance du lyrisme de genre est inexistante dans le champ francophone. Le « Grand Prix de l’Imaginaire », qui décerne un prix annuel de science-fiction et de fantasy, ne comprend aucune catégorie dévolue à la poésie. Il récompense les formes dominantes du roman, de la nouvelle et de l’essai, reflétant la production éditoriale. Ce n’est donc pas un hasard que le Québec, foyer d’une double culture et centre important de science-fiction, soit plus accueillant, comme le montre le beau recueil d’Isabelle Gaudet-Labine, Nous rêvions de robots (2017). Cette « Partition pour un robot / lyrique » scande en vers libres la transformation en cyborg d’un sujet féminin : « Je deviens fée / dans la forêt des machines ». Tout indique que la poésie science-fictionnelle française et francophone n’a pas dit son dernier mot.
► Fontaine S. (dir.), Poètes de l’imaginaire. Fantastique, Fantasy, Science-fiction, préf. M. Viegnes, Dinan, Terre de brume, 2010. Langlet I.,La Science-Fiction. Lecture et poétique d’un genre, Paris, Colin, 2006. Saint-Gelais R.,L’Empire du pseudo. Modernités de la science-fiction, Montréal, Note Bene, 1999.
332→ Fiction, représentation ; Film, cinéma ; Métaphore ; Narration ; Prose
Dominique Kunz Westerhoff
Sentiments
→ Émotions*
Séquence, configuration
Pour les textes comme pour le multimédia, la séquence appartient aux éléments les plus opératoires afin d’observer les formes lyriques. Elle implique une unité de sens minimale : pour le discours, elle s’inscrit dans la suite des propositions ou des phrases, au niveau « transphrastique » (Adam, 1992). La compréhension d’une séquence ne part jamais d’un déchiffrement linéaire de lettres ou de mots, mais des regroupements de moments signifiants, qui impliquent une progression et un rassemblement d’informations, souvent délimités par la ponctuation ou la typographie (strophes, paragraphes) dans les versions imprimées. Pour les objets multimédias et pour les études cinématographiques, la « séquence » est une suite d’un ou plusieurs plans qui constituent un fragment du film*, considéré comme autonome et unitaire (lieu, temps, action ou émotion) et qui peut être accompagné par des changements de ponctuation comme le fondu au noir ou l’intertitre. Elle peut aussi bien s’appliquer au film d’animation. La séquence lyrique, discursive ou filmique, peut être clairement délimitée par rapport à d’autres séquences, notamment narratives et critiques.
Les phrases ne forment pas une unité de sens homogène, immédiatement identifiable, sans orientations ou « trames ». Lire, écouter consiste à traverser un foisonnement d’informations, une hétérogénéité de signes, pour chercher un « horizon de sens », qui peut être sans cesse recomposé (Ricœur). Chaque nouvelle phrase incite à transformer ce qui a été retenu, car nous sommes portés vers l’avant, par l’envie de comprendre, de progresser, de saisir de quoi il en va ou comment le saisir (Ingarden, 1983). La séquence induit un « acte » de synthèse à une échelle réduite par rapport à la configuration du texte, qui est une synthèse plus ample de séquences. Pour le lyrique, la séquence porte sur un principe discursif (composition, représentation et visée) qui diffère d’autres discours : narratifs ou critiques (argumentatifs, satiriques, didactiques) (voir Rodriguez 2003). Les poèmes sont ainsi souvent, voire généralement, constitués de séquences hétérogènes. Dans le sonnet « À une passante » de Charles Baudelaire, par exemple, les deux quatrains forment clairement une séquence narrative :
La rue assourdissante autour de moi hurlait.
Longue, mince, en grand deuil, douleur majestueuse,
Une femme passa, d’une main fastueuse…
La spatialité est donnée à l’imparfait, tandis que l’action (ici soulignée) vient par « une femme » inconnue (déterminant indéfini) qui marche (le temps est au passé simple). Les deux tercets suivants rompent le récit et amènent une séquence lyrique : ponctuation, changement de strophe, modification du temps verbal (nous passons au présent et à l’aspect sécant) ou de pronoms personnels pour réaliser l’adresse à la dame perdue :
Un éclair… puis la nuit ! – Fugitive beauté
Dont le regard m’a fait soudainement renaître,
Ne teverrai-je plus que dans l’éternité ?
Ailleurs, bien loin d’ici ! trop tard ! jamais peut-être !
Car j’ignore où tufuis, tu ne sais où je vais,
Ô toi que j’eusse aimée, ôtoi qui le savais !
(Charles Baudelaire, « À une passante », Les Fleurs du Mal, 1857)
333Outre une délimitation du poème, l’étude par séquence se révèle particulièrement opératoire dans la transformation des tercets lyriques en un discours narratif ; ce qui est l’un des exercices les plus utiles pour comprendre la différence entre ces deux modes. Prenons cet exemple :
Un éclair… puis la nuit ! – La fugitive beauté
Dont le regard mefit soudainement renaître,
Ne la verrais-je plus que dans l’éternité ?
Ailleurs, loin de ce lieu ! trop tard ! jamais peut-être !
Car j’ignorais où ellefuyait, elle ne savait où j’allais,
Elle, je l’eusse aimée – elle, elle le savait !
Si l’adresse à l’inconnue est transformée, si le ô vocatif disparaît, les temps verbaux et les pronoms personnels apportent les principaux changements, comme l’indiquent les éléments soulignés. En revanche, et c’est un fait surprenant par rapport aux nombreuses théories de l’énonciation lyrique (notamment chez Käte Hamburger), le sujet de l’énonciation (en gras) ne change pas dans la nouvelle situation. Il reste toujours à la première personne, en « je », qu’il soit narratif ou lyrique. Dans le changement de mode, de nombreux traits énonciatifs sont modifiés, sauf ce « je » justement, qui ne semble en soi ni lyrique ni narratif ; ou alors qui est à la fois lyrique et narratif. En somme, ce changement de séquence montre combien le sujet lyrique des tercets ne diffère pas du sujet narrateur des quatrains. Il serait en outre vain de mener une « narratologie » sur les quatrains et une « lyricologie » sur les tercets : le poème possède son unité composée par les deux séquences clairement délimitées.
La séquence discursive implique la notion de mode, plus que celle de genre, mais le mode ne suffit sans doute pas à considérer la configuration plus générale des deux séquences, qui constituent le poème. Or, sur ce point, les perspectives pragmatiques prennent un relief singulier par rapport à l’énonciation. Est-il possible de dire que ce poème est « lyrique » au sens du genre ? Oui, par habitude ou concession, mais en acceptant qu’il est hétérogène dans ses séquences discursives. Nous pouvons dès lors adopter l’approche de Roman Jakobson sur la « dominante », même si celle-ci reste avant tout un choix de lecture car, dans les faits, les vers au mode narratif sont plus nombreux dans ce sonnet que ceux au mode lyrique. Nous pouvons dire que la dominante du poème reste néanmoins lyrique, car sa situation fondamentale (comme pour la déploration dans l’élégie) s’ancre dans l’ici et maintenant de l’effet de présence*.
Par rapport au genre littéraire, le sonnet de Baudelaire appartient-il à « la poésie lyrique » alors qu’il est composé également d’une séquence narrative ? « Lyrique » a-t-il le même sens lorsqu’il suit les mots « poésie » ou « séquence » ? Dans l’un, il est un genre (historique, fluctuant, centré sur la dominante d’un mode de lecture, avec des séquences discursives hétérogènes) ; dans l’autre, il permet de distinguer et d’autonomiser une série de vers ou de lignes comme étant lyriques ; et non narratifs ou critiques. Dans ce cas, la séquence et la dominante relèvent d’une visée (lyrique, narrative, critique) qui permet de configurer les propositions. Nous ne lisons pas « À une passante » comme un récit, sous peine d’être déçus, mais plutôt comme une évocation qui nous fait ressentir l’état et la situation du sujet lyrique.
Dans une élégie, il est tout à fait habituel d’avoir une séquence narrative qui évoque les temps perdus et une partie lyrique qui engage la déploration, comme dans « Le Lac » de Lamartine, lorsque le discours lyrique de la femme décédée résonne encore dans le ressouvenir :
334Le flot fut attentif, et la voix qui m’est chère
Laissa tomber ces mots :
« Ô temps ! suspends ton vol, et vous, heures propices !
Suspendez votre cours… »
La séquence discursive :
du texte au multimédia
La séquence a retenu l’attention de nombreux chercheurs sur la narration, notamment en phénoménologie et en pragmatique, comme Roman Ingarden, Paul Ricœur, Wolfgang Iser, John Searle, mais aussi en sémiotique avec Jean-Michel Adam ou, plus récemment, Raphaël Baroni. Pour certains d’entre eux, avant tout marqués par la philosophie, la séquence relève du fonctionnement de la visée et de l’intentionnalité* dans les textes, telles une traversée et une synthèse vers une unité de sens. Or, la séquence est ce qui permet de lier le plus aisément les moments lyriques d’un texte imprimé avec ceux d’une œuvre multimédia, tel un cinépoème ; au lieu de considérer le multimédia comme l’extension ou l’adaptation de caractéristiques textuelles. Une séquence lyrique au cinéma, telle l’ouverture d’Apocalypse Now (voir Rodriguez 2022), peut aussi s’inscrire dans une évocation métaphorique et rythmique des tourments d’un personnage lors de la guerre du Vietnam. Sans raconter une histoire, cette séquence, proche du vidéo-clip, nous donne à éprouver une atmosphère, et l’ensemble peut être configuré selon des principes lyriques. Dans ce cas, il ne s’agit guère d’une illustration de la chanson des Doors The End, mais d’un objet à part entière, autonome, qui déploie également une relation lyrique à partir d’une séquence filmique. C’est pourquoi la notion de séquence pourrait à la fois être opératoire pour l’étude des textes et pour saisir la transmédialité du lyrique.
► Adam J.-M., Les Textes : types et prototypes, Paris, Armand Colin, 1992. Iser W., L’Acte de lecture, Liège, Mardaga, 1997. Ricœur P., Temps et récit, t. 1, Paris, Seuil, 1983. Rodriguez A., Le Pacte lyrique : configuration discursive et interaction affective, Liège, Mardaga, 2003.
→ Actes de langage ; Genre, mode ; Intentionnalité ; Registre
Antonio Rodriguez
Slam
Slam et rap ne sont pas frères, mais cousins : c’est en ces termes que le slameur Rouda m’avait présenté la distinction lors de mes recherches doctorales. C’est d’ailleurs comme Musique des lettres, titre de son premier album (2007), qu’il conçoit son art, à la confluence de plusieurs flows. Comme le rap, le slam se rapproche du parlé-chanté : si son fondateur américain se nomme Marc Smith, son grand-père français pourrait être un Léo Ferré, affublant les poètes de l’énigmatique formule « volupt(u)eurs de lyre » (dans « Poète, vos papiers », 1957) et inventant, par là-même, une nouvelle forme lyrique qui émanerait de la voix, voire de la scène. Mais qu’aurait-il dit du Slam, de cette « famille internationale de poètes » née dans les années 1980, de ces nouveaux Hydropathes (Bobillot et Vorger, 2015) qui diffusent leurs vers – et leur verve – dans le monde entier ? Il y a fort à parier qu’il y aurait vu une tentative louable de redonner vie et vivacité, voix et corps à la parole poétique, de la remettre au centre de la place publique. En effet, le slam partage aussi avec le rap* le « pseudonymat » lieu d’éclosion d’une créativité aux multiples facettes, ainsi qu’un succès populaire qui a permis et permet d’élargir l’audience de la poésie, selon le projet de son fondateur.
De l’objet (mouvant) au projet
(émouvant), du dispositif au pacte
Au fil de mes recherches, le slam, apparaissant d’abord comme « objet poétique non identifié », est devenu « projet poétique 335à identifier ». Plus qu’un simple dispositif, il ouvre un vaste espace émergeant à la lisière entre écrire et dire, chanson* et performance*, au cœur de cette zone de je(u), et donnant lieu à une expression lyrique autant que ludique. Une posture aussi, fondamentalement horizontale, marquée par l’adresse au public, et tendant vers l’intégration de l’auditor in poema. Une posture fondamentalement interrogative, enfin : à la célèbre citation de Paul Valéry envisageant le lyrisme comme « développement d’une exclamation », je serais tentée de répondre par la formule « développement d’une interrogation » (Vorger, 2016). De fait, le slam n’a de cesse d’interroger, de questionner, de bousculer. C’est précisément ce que révèlent les multiples jeux sur le signifiant dont les textes sont émaillés. Ainsi, le double jeu des paronomases et des homophonies s’illustre-t-il en fin de vers, à travers une esthétique du rebond ou du ricochet :
Voyez mon existence avait bien commencé
J’aimerais recommencer depuis l’début, mais tu sais comment c’est
Et nous voilà perdus dans les rues de Saint-Denis
Avant qu’on soit séniles on ira vivre à Gisenyi
On fera trembler le sol comme les grondements de nos volcans
Alors petit pays, loin de la guerre on s’envole quand ?
Gaël Faye, Petit pays.
Cette posture, marquée par un questionnement – au cœur même du langage – et associée à une adresse fondamentale, repose sur un pacte que j’ai qualifié de « colludique » (de « collectif » et « ludique » s’agissant de jouer ensemble avec/autour/entre/outre les mots), reliant l’artiste de la parole – qu’il soit poète, chanteur, slameur ou rappeur – à son public : celui-ci incarne l’origine et l’horizon d’une création qui a pour objectif d’être partagée, animée sur scène. Une poésie par corps, non seulement de bouche à oreilles mais qui se transmet de corps à corps, et qui trouve sa place, en tant que telle, dans l’enseignement et la transmission de la poésie. Une poésie vive, qui vibre dans l’espace scénique – et bien au-delà.
Du côté de la scène, il y aurait donc ce que j’ai appelé le colludique ; et du côté de la chanson, du rap ou du slam dans sa forme médiatisée, le collyrique, s’agissant là d’une forme lyrique dont la réception comme la création reposent sur un double collectif. Communauté de création, d’abord, tant le travail en amont met en jeu des compétences multiples et des voix croisées (voir le récent trio « On a pris le temps », signé par Ben Mazué, Gaël Faye et Grand Corps Malade) ; communauté de réception ensuite, dans la mesure où ladite création est tournée vers la performance scénique et suppose la connivence d’un public. Gaël Faye nous a confié s’essayer précisément à des créations collectives : « En ce moment, je m’essaie à une nouvelle forme de création : l’écriture collective. J’ai un studio où j’invite cinq ou six personnes – chanteurs, musiciens, rappeurs – et on crée, à partir d’un mot, d’une discussion, d’un accord de piano. » (Entretien du 7 septembre 2020)
Du rap lyrique au slap,
en passant par le slam arc-en-ciel
J’ai souvent associé l’adjectif lyrique au répertoire de Gaël Faye : j’ai ainsi parlé de rap lyrique, pour désigner l’œuvre de celui qui considère avant tout comme « écrivain public », toujours soucieux d’« être attaché au cœur battant du monde ». Je l’avais contacté, en 2015, en vue d’un article sur la métaphorisation et la scénarisation de la rencontre amoureuse dans le slam, pour analyser un « lyrisme de la résonance » propre à cet espace, visant à susciter une réaction, une émotion, un écho dans le public qui se trouve alors impliqué, ne serait-ce qu’émotionnellement, dans la 336performance. La chanson « Elle(s) », figurant dans mon corpus d’alors, était co-signée par Gaël Faye et Edgar Sekloka, membres du groupe Milk coffee and sugar. Elle résulte ainsi d’une écriture-jeu, d’une écriture en duo, à plusieurs voix, explicitée en ces termes par Gaël Faye : « L’un (Edgar) a écrit les deux premiers couplets et a demandé à l’autre (Gaël) de terminer l’histoire. Nous n’avons pas tout de suite saisi la portée cinématographique de la chanson. Elle nous est apparue une fois mise en musique. » L’écriture de Gaël Faye, devenu romancier entre temps avec la consécration de Petit pays, intègre en outre une forme lyrique plurilingue. En effet, celui qui se pose lui-même en « virevolteur de mots » a plus d’une corde à son archet et plus d’une langue à son violon langagier :
Gahugu gatoyi (petit pays)
Gahugu kaniniya (grand pays)
Petit bout d’Afrique perché en altitude
Je doute de mes amours, tu resteras ma certitude.
Le refrain se singularise et se lyrifie du même coup, tant la musicalité de cette langue ajoute à la mélodie de la chanson, par l’irruption du Kirundi, l’une des deux langues officielles du Burundi.
Dans un autre registre, celui du slam hebdomadaire de Narcisse, « Ciel un arc en ciel » a été diffusé sur la RTS le 22 septembre 2021, l’artiste revenant sur le drapeau arc-en-ciel pour revendiquer le droit à « aimer différemment » et exiger une promesse de tolérance : « Tu me promets ? ». À la formule qu’il cite pour mieux la démonter, « Je n’ai rien contre eux mais… », il répond par une question rebondissant sur le « mais » qu’il prend aussi à rebours /Em/ : « Te rends-tu compte que ce simple “mais” sème la haine envers des gens qui s’aiment ? ». L’image me semble emblématique du slam comme école de tolérance, voire de care, porte ouverte à tous les genres, toutes les formes de poésie qui peuvent prendre corps sur scène, selon la formule de Ghérasim Luca, qui déclamait lui aussi sa poésie, sur scène ou à la télévision : « Comment s’en sortir sans sortir ? » interrogeait ce poète, proposant de « s’en sortir par une équivoque ».
Dernier exemple que je citerai pour clore cette notice et ouvrir une nouvelle fenêtre : celui de Phanee de Pool qui s’en sort, pour sa part, en créant le mot « slap » pour mieux singulariser son répertoire, entre slam et rap. C’est dire le potentiel néologène de ce terrain fécond qu’offre la chanson – espace à géométrie variable que Stéphane Hirschi définit comme « un air fixé par des paroles », là où je définis le slam comme « des paroles (érigées) en air ».
► Bobillot J.-P., Vorger C., « Hydroslam : pour une approche médiopoétique des poésies scéniques et sonores contemporaines », dans C. Vorger (dir.), Slam. Des origines aux horizons, Lausanne, Éditions d’En bas (« La passe du vent »), 2015. Hirschi S.,Chanson. L’art de fixer l’air du temps, Paris, Les Belles lettres (« Cantologie »), 2008. Vorger C., « De slam en chanson. Entretien avec Frédéric Nevchehirlian », Études de lettres : Les Voies contemporaines de l’oralité, Lausanne, 2016. Vorger C., « Métaphorisation et scénarisation de la rencontre amoureuse dans le slam », Publifarum no 23, 2015.
→ Chant, chanson ; Radio ; Rap ; Rythme
Camille Vorger
Spatialisation
→ Mise en page*
Sublime
Le sublime sert de base à une esthétique, sauf que celle-ci est, plus qu’une base, une béance. En effet, il opte résolument pour la démesure : il est l’énorme devenu norme. Si le beau se situe du côté de la proportion et de la sobriété apollinienne, le sublime penche au contraire 337pour la bacchanale. Il regarde résolument au fond du gouffre, qu’il soit naturel ou intérieur, et, dans une débauche d’ivresse et de vitalité, recherche le paroxysme et l’illimité. C’est pourquoi l’homme lyrique s’en trouve « apothéosé », pour reprendre un néologisme baudelairien. En bref, le sublime excède radicalement les codes du beau, qui repose sur la symétrie et l’eurythmie, et bouleverse les codes de la représentation comme de la réception. Il se développe comme un art de la transgression, et tend à provoquer terreur et admiration. Par nature voué à l’intermédialité* et à la transgénéricité, il ne se laisse pas enfermer dans des catégories préétablies, ni même dans une quelconque définition, tant il sème le désordre et se manifeste par l’excès. Dans la pneumatique propre au poème lyrique, il est, littéralement, à couper le souffle.
Précisons que le sublime vise avant tout, dans le poème lyrique, une esthétique de l’effet. Il relève de l’ancienne rhétorique, qu’il assimile et modernise. Il désigne un transport à produire sur le lecteur. En effet, il l’entraîne au-delà des affects banals, ou attendus, pour le porter un peu hors de lui-même, et hors des codes sociaux ordinaires. Le sublime se situe donc du côté de la rupture et du dépassement, et c’est justement ce que peut la poésie lyrique, ou du moins ce qu’elle tente. Comme l’écrit Ovide dans ses Métamorphoses, le dieu « donna à l’homme un visage tourné vers le haut ». À la différence de l’animal, il est aimanté par un au-delà, et ces aspirations transcendent les contingences de sa condition. En écho à son étymologie latine, « ce qui va en s’élevant, ce qui se tient en l’air », le sublime épouse le mouvement d’élévation spécifique au lyrisme*, transgresse les frontières et vise un « grand-dire », selon le mot de Michel Deguy. Le pseudo-Longin, quand il traite de la rhétorique du sublime, privilégie ainsi la figure de l’amplification, comme « un incendie qui se propage ».
Par conséquent, quand il envahit le lyrique, le sublime ne relève pas de l’ingéniosité, laquelle vise dans l’art la maîtrise technique et la virtuosité formelle, mais il est bien plutôt du côté du génie, c’est-à-dire de la fureur poétique et de l’enthousiasme*, de toute cette charge émotive*, physiologique et un peu folle qu’on attribuait dans l’Antiquité à l’invasion d’un dieu, qui altère et détraque le rapport traditionnel aux mots et au monde. L’emportement du sublime peut faire tolérer quelques incorrections de la part du génie, si seuls les esprits médiocres s’en tiennent strictement aux règles établies. Ainsi, au fil de la querelle des Anciens et des Modernes qui fait rage au xviie siècle, les Anciens sont réputés moins policés que les modernes, qui respectent les règles du goût et de la bienséance. Contrairement au beau, qui s’en tient au respect rigide des canons et de l’académisme, le sublime s’emporte, fait appel au libre jeu des facultés et garde quelque chose de sauvage et de contestataire. C’est pourquoi, dans la thermique des notions et des émotions, le sublime n’est pas froid comme le beau, il est chaud, voire brûlant. Le lyrisme hausse le ton, s’exclame et s’enflamme pour tendre au sublime.
Le pseudo-Longin a développé, dans son Traité du sublime que Boileau retraduit en 1674,la question de la grandeur et des moyens de l’atteindre, en raison de l’extase qu’elle provoque. Il souligne sa force éthique*. De là, rien de vil ni de bas ne doit entacher le poème lyrique : il se fait démonstration de grandeur d’âme, ce qui lui vaut en retour l’admiration du lecteur. De plus, le sublime permet de relier le particulier à l’universel : le poème lyrique transcende l’anecdote et le particulier pour atteindre aux universaux des passions. Le sublime, en somme, est 338un art du décollage. Dans ses Observations sur le sentiment du beau et du sublime, Kant a mis en lumière ce débordement vital des facultés qui prend l’homme et ce dépassement du sensible vers le suprasensible. En lui donnant un fondement anthropologique, sa philosophie associe indéfectiblement la morale à l’esthétique : loin des règles spéculatives, le sublime est une vertu développée par le cœur vibrant. Cette aspiration éthique à la dignité et à la grandeur innerve le poème lyrique et le transcende. Et parce qu’il nie et repousse sans cesse les limites, le sublime entraîne le lyrisme jusqu’à la limite de la parole : il y a ce seuil, le silence, que le poème cherche à rendre en suggérant l’inexprimable. Le sublime provoque, dans la démarche même d’écrire, la mise en crise du langage.
En outre, à la fin du xviiie siècle et au xixe siècle, il est lié non seulement à la dimension subjective de l’esprit, mais aussi à la présence objective de la nature. Car elle n’est pas à l’échelle de l’homme : elle le dépasse, voire elle l’écrase, provoquant des sentiments d’effroi et d’admiration. La philosophie de Burke, comme celle de Kant dont il est le contemporain, enregistre ce seuil, marquant le passage d’un monde à l’autre, de sa représentation classique à sa vision romantique. Faire l’expérience du sublime ne laisse pas le sujet* indemne : terrassant les facultés humaines, elle fait planer une menace d’anéantissement. Le sublime a partie liée avec la terreur.
Il en découle un nouveau paysage du monde qui n’a plus rien à voir avec un rapport classique de maîtrise, de mesure ni de compréhension. Quand Baudelaire évoque, dans un poème de jeunesse parfois intitulé à tort « Incompatibilité », un voyage dans les Pyrénées, il dépeint une ascension « tout là-haut, tout là-haut, loin de la route sûre », jusqu’à un désert d’hommes. Ce lieu aride dessine l’épure d’un « lac sombre encaissé dans l’abîme » entre les pics « désolés et neigeux » des montagnes : « L’eau, nuit et jour, y dort dans un repos sublime, / Et n’interrompt jamais son silence orageux ». Dans ce jeu de miroir, la rime topique construit un écho à la fois visuel et sonore entre « abîme » et « sublime ». Ce qui plane là, dans ce poème qui revient sur un silence obsédant, c’est « un mystère divin que l’homme n’entend pas ». La nature sert de cadre à une épiphanie qui n’aura pas lieu. Elle cache Dieu (voir Religion*), et inquiète l’homme en le renvoyant à sa petitesse et à son ignorance. L’échec humain face au sublime, rejoué ici par le poème baudelairien, c’est qu’il reste mortel, et ne peut que mesurer sa distance avec le sacré.
On voit bien ce qui menace le lyrique, dans son envolée vers le sublime et sa démonstration de vitalité : il peut facilement tomber dans le ridicule, à force de pathétique ou d’emphase. Trop de surhumain fatigue : le lecteur moyen risque de ne pas suivre, vu qu’il ne peut pas s’installer durablement sur les sommets de l’extase. D’autant que le temps n’est plus, depuis longtemps, à la littérature d’édification, une fois les valeurs morales perverties dans des apologies du mal qui déclinent des formes de sublime inversé.
Le sublime procède par bonds, pour donner des aperçus du divin et des accès ponctuels à l’illimité. C’est pourquoi, selon Longin, le poète doit garder la maîtrise de son emportement, et le réguler pour arriver à le communiquer au lecteur. Dès lors, le délire des sens reste l’une des grandes fictions du lyrisme et demeure très encadré. Mais cette méthode à produire du sublime sera d’autant plus efficace qu’elle échappera au lecteur : art sans art, la rhétorique à l’œuvre dans le poème doit disparaître pour simuler le naturel et la sincérité. La mode du sublime reste moderne en raison de sa capacité à interroger l’art dans l’art même.
339► Burke E., Recherches philosophiques sur l’origine de nos idées du sublime et du beau, trad. Baldine Saint Girons, Paris, Vrin, 2009. Lyotard J-F., Leçons sur l’analytique du sublime, Paris, Galilée, 1991. Peyrache-Leborgne D., Poétique du sublime de la fin des Lumières au Romantisme, Paris, Champion, 2000. Du sublime, Paris, Belin, 2019.
→ Enthousiasme ; Harmonie ; Lyrisme ; Psaume ; Registre ; Religion ; Rites
Aurélie Foglia
Suisse romande (francophone)
La critique et la presse ont souvent qualifié la Suisse occidentale de « terre de poésie ». Si tel est le cas, alors cette poésie s’est placée résolument sous un signe lyrique, assez loin de l’engagement ou des avant-gardes*. Pourtant, il faudrait se garder des classifications trop hâtives car, dans ce genre, se trouve un ensemble hétérogène : les poètes de langue française, nés ou résidant en Suisse, avec des poètes du monde entier en villégiature (Wordsworth, Byron, Shelley, Akhmatova), d’exilés (Lamartine, Jouve, Herrera Petere) ou d’écrivains qui y élisent domicile pour leurs derniers jours (Rilke, Borges). Nous retrouvons d’ailleurs la Suisse évoquée dans des imaginaires lyriques bien lointains, comme chez Emily Dickinson dans trois de ses poèmes, sans qu’elle ait pour autant voyagé dans ce pays. C’est dire combien la Suisse, notamment « romande », ne se résume guère à une seule terre francophone, mais participe à une circulation multilingue, transnationale et mondialisée du lyrique. Cette aire géographique et linguistique articule une diversité d’échelles, allant du régional au national, du local au global, comme d’autres aires ou villes francophones transnationales (Montréal, Bruxelles), et elle peut servir de manière emblématique à l’étude des poésies francophones en Europe, hors du système postcolonial.
Un problème d’unité géographique
et littéraire
Gustave Roud, Anne Perrier, Maurice Chappaz sont désormais des poètes lyriques bien connus, que nous avons l’habitude d’associer à la littérature « romande » comme à un ensemble relativement autonome, homogène, élaboré dans le dernier tiers du xixe siècle principalement (D. Maggetti, 1999). La thèse récente de Timothée Léchot (2018) a en outre montré des traces remarquables d’un particularisme et d’une telle affirmation face à la France dès le xviiie siècle. Ce corpus pourrait se laisser présenter comme une poésie francophone* parmi d’autres, avec des différences face à la centralité parisienne, dont la question du lyrisme pourrait justement faire partie. Pourtant, une telle identité se révèle une construction imaginaire et nationale, lente, discutable et discutée, appliquée à une aire linguistique hétérogène, qui ne peut être assimilée à une nation littéraire (Rodriguez, 2022). Car il faut sortir la Suisse romande des « nations littéraires », sans chercher à l’opposer à ses voisins germanophones, italophones ou français, même si C. F. Ramuz a longuement œuvré pour une telle singularité. Le poète Pierre Chappuis (1930-2020) n’était pas forcément plus proche du germanophone Carl Spitteler, pourtant prix Nobel de littérature, ou de l’italophone Giorgio Orelli, alors qu’il a dialogué avec André du Bouchet et Antoine Emaz. Après un mémoire académique consacré à Reverdy sous la direction de Marcel Raymond, Pierre Chappuis s’est plutôt inscrit dans le sillage de la revue L’Éphémère, loin des éditions Bertil Galland, de la revue Écriture ou d’une affirmation romande francophone. Néanmoins, il serait tout aussi vain d’effacer les différences et de prétendre que la poésie romande serait une poésie en français parmi d’autres, sans distinction par rapport à la France 340métropolitaine ou aux aires qui ont été placées sous un régime colonial car, historiquement, des attentes « francophones » lui ont bien été assignées, et les réseaux littéraires ne sont en outre pas identiques à ceux de l’Hexagone. L’affirmation d’une identité par la langue et la culture peut être attestée, comme si un « esprit » des habitants avait été construit, non sans quelques artifices, à Lausanne ou à Genève. Une telle identité pose en effet plusieurs problèmes méthodologiques, mais reste incontournable pour traiter de la poésie dans cette aire francophone, du moins du point de vue historique.
À vrai dire, une étude des réseaux littéraires et culturels montre des instances autonomes, hétérogènes et clairement différenciées au sein du territoire. La répartition des archives, des bibliothèques publiques, des écoles, des universités souligne d’abord des logiques cantonales au-dessus des échelles communales. L’aide à l’édition et aux auteurs reste attribuée avant tout par les cantons et les villes. Mais les réseaux littéraires s’inscrivent dans des logiques linguistiques (donc francophones) pour la diffusion dans les librairies et la promotion, notamment par certains organes de presse qui couvrent la zone française (radio, TV, certains titres de la presse écrite) et aussi pour certains prix littéraires fédéraux. Rappelons qu’en Suisse le choix de la langue officielle dépend des communes, et non des cantons, ce qui explique que trois cantons sur sept soient de fait « bilingues ». Les frontières linguistiques ne suivent pas forcément les frontières étatiques des cantons. La « Suisse romande » n’a donc pas d’existence politique, mais elle peut se targuer d’avoir une histoire littéraire.
Cette histoire de la « poésie romande » est une construction récente, affirmée par diverses vagues critiques du xixe siècle jusqu’à nos jours, face à la littérature française ou à la langue allemande, dominantes en Suisse. Parmi les actes récents pourrait se tenir la réédition en 2015 de l’Histoire de la littérature en Suisse romande dirigée par Roger Francillon. Hormis la grande qualité de certains chapitres, cette approche historique par filiations et groupes dominants pose des questions de méthode, comme l’inclusion d’Othon III de Grandson (~1345-1397), qui n’est ni « suisse » ni « romand », ou encore la mise à l’écart d’une histoire intellectuelle liée à certains cantons catholiques. Mais c’est sans doute le propre de ces histoires de la littérature menées à partir d’un territoire politique et linguistique contemporain, qui tendent malgré tout à essentialiser, voire à rendre nationales, des aires francophones qui ne le sont pas. Elles confortent ou contestent alors certains clichés qui sont projetés négativement depuis la capitale française : le retard esthétique, l’absence d’avant-gardes, l’insécurité linguistique, le particularisme, le conservatisme culturel et un rapport romantique au paysage ou aux formes lyriques. Tous ces reproches esthétiques ont été appliqués à la poésie en Suisse romande, même par de fins critiques, et certains poètes n’hésitent pas à pratiquer alors un « marketing des marges » pour s’y conformer (selon la formule de Graham Huggan, The Postcolonial Exotic. Marketing the Margins, London, Routledge, 2001). L’idylle, la spiritualité ou l’influence romantique sont ainsi régulièrement traitées par la critique (Claire Jaquier 1988, Schnyder & Wellnitz 2002).
De C. F. Ramuz à nos jours
Dès le début du xxe siècle, les œuvres de Ramuz (1878-1947) et de Cendrars (1887-1961) ont montré combien la Suisse francophone pouvait rayonner à distance des poésies didactiques, patriotiques ou morales du siècle précédent ; voire des tendances parnassiennes de la fin-de-siècle (comme chez E. Tavan, H. Warnery). Le 341premier ouvrage de C. F. Ramuz est un recueil de poèmes lyriques, Le Petit Village, paru en 1903, et précède d’autres célébrations du fleuve, comme Chant de notre Rhône en 1920. Avant d’écrire des romans à forte teneur sociale et plus tragique, cet auteur a composé des milliers de poèmes, notamment pendant son séjour à Paris. L’influence symboliste y est manifeste. Dès son premier recueil, l’identité « romande » trouve son emblème dans ce petit village, où chacun possède sa place, où chacun se sent bien, et qui se dresse en rempart face aux menaces des grandes villes cosmopolites, impériales, comme Paris ou même, plus tard, Genève (représentant le cosmopolitisme intérieur). Les gestes ruraux anciens y sont célébrés, tout comme la distribution harmonieuse des fonctions. La distinction face à la France ou à la Suisse alémanique (germanophone) se forge principalement par les paysages du Rhône et du lac Léman, car les hommes d’une terre ont un caractère unique comme sa vigne et son vin. Au sein d’un horizon francophone, les recueils de Ramuz pourraient être opposés à ceux du Belge Émile Verhaeren, qui imprègne ses « villages illusoires » d’une atmosphère mortifère, avec les restes d’un ancien monde, ravagé par la croyance religieuse, la pauvreté, les souffrances multiples, l’inceste et l’ignorance, alors que les « villes tentaculaires » captent par les ports l’énergie vitale du monde. Blaise Cendrars s’inscrit davantage dans une telle veine cosmopolite, puisant ses sources à New York, São Paolo, bien loin de ce « père [qui] faisait des vers suisses, c’est-à-dire des vers platement, bassement patriotiques » (comme il l’écrit dans Vol à voile). La lyrique moderne en Suisse romande se trouve ainsi écartelée par l’affirmation d’une singularité culturelle à laquelle le lac Léman sert de « berceau » (Ramuz) et par le besoin de partir découvrir le « monde entier » (Cendrars). Cette scission souligne combien les imaginaires et les histoires littéraires peuvent être multiples, selon le choix des poètes issus du même territoire. Participent-ils à l’aventure des Cahiers vaudois (1914-1920), en cherchant l’indépendance face à Paris, ou vont-ils plutôt lancer des collections aux éditions de la Sirène dans la capitale française ?
La célébration idyllique des Alpes, caractéristique du xixe siècle, sert de repoussoir pour les générations de l’entre-deux-guerres, et cette critique se retrouve chez Gustave Roud (1897-1976). Dans les années 1930, une polémique éclate sur ce point entre le jeune poète et Ramuz, alors qu’ils avaient animé tous les deux la même revue littéraire Aujourd’hui. Roud préfère éloigner la poésie lyrique de la « mystique de l’Alpe » ainsi que des rives du Léman. Il opte plutôt pour un espace sacré, tel un « paradis humain », issu de son environnement immédiat, dans la plaine vaudoise où se trouve sa demeure. Gustave Roud devient après la mort de Ramuz la grande figure de la poésie romande, à laquelle tous les jeunes poètes se réfèrent : Maurice Chappaz (1916-2009), Philippe Jaccottet (1925-2021), Jacques Chessex (1934-2009), Pierre-Alain Tâche (né en 1940) le prennent pour maître en poésie. Hélas, une partie importante de son activité esthétique a été reléguée à l’arrière-plan de sa démarche poétique, alors qu’elle comporte une forte teneur lyrique par l’image : la photographie. Bon nombre des prises de Gustave Roud, de son adolescence à son décès, participent à des formes lyriques transmédiales évidentes, qui font de cet auteur un écrivain-photographe majeur (voir D. Maggetti, Ph. Kaenel, 2015).
Pendant l’entre-deux-guerres, le surréalisme n’est que peu adopté en Suisse francophone, et de nombreux poètes, une fois encore, se gardent des manifestes 342des avant-gardes, préférant le parti de Claudel ou de Valéry à celui de Breton. Les revues et les débats foisonnent néanmoins : d’Aujourd’hui (dirigée par Ramuz et Roud) à Suisse romande (dirigée par Daniel Simond), non sans intérêt pour la psychanalyse parfois, comme pour Présence (sous le signe de Gilbert Trolliet). Des réflexions sur la forme – placée entre les conventions classiques du vers régulier et les libérations du vers libre, de la prose – s’associent parfois aux imaginaires sur le désir articulant l’Antiquité à la pulsionnalité. Trois grands poètes des années 1920 à 1950 livrent diverses possibilités pour dire lyriquement leur homosexualité, soit de manière affirmée comme Gide (avec Pierre-Louis Matthey), soit pudiquement évoquée (par Gustave Roud) ou encore tragiquement refoulée (chez Edmond-Henri Crisinel). En terres marquées par la religion chrétienne (calviniste ou non) et la méfiance vis-à-vis du corps et ses passions, l’homosexualité devient un élément déterminant pour les affirmations lyriques nouvelles de cette période, chez les hommes d’abord, puis chez les femmes dans la deuxième partie du siècle (Pierrette Micheloud).
Après 1945, le parcours de Philippe Jaccottet, qui a d’abord pour maître Gustave Roud, puis Francis Ponge à Paris, se déploie internationalement. Ce poète entrelace le discours lyrique à une attitude critique face aux excès métaphoriques ou à l’imprégnation inconsciente du surréalisme, de l’engagement politique. Sa participation étroite aux éditions Gallimard, sa proximité avec la revue L’Éphémère, son installation à Grignan contribuent à l’inscrire dans les réseaux poétiques français, non sans garder des collaborations étroites avec la Suisse, par le biais de l’Association des Amis de Gustave Roud, de la Revue de Belles-Lettres (toutes deux dirigées par Pierre-Alain Tâche) ou des éditions La Dogana à Genève (le fondateur étant son neveu). Loin de toute revendication francophone et loin de Ramuz, puis de Chappaz ou de Voisard, cet auteur s’est retrouvé de fait dans un espace européen, notamment par ses nombreuses traductions. Son parcours et son œuvre poétique ont suscité de multiples vocations en Suisse et, fatalement, quelques épigones parmi un foisonnement de poètes. Car il ne faudrait pas que la grande visibilité accordée à Philippe Jaccottet en France occulte d’autres démarches tout à fait remarquables, comme celles de Pierre Chappuis ou d’Anne Perrier (1922-2017). L’élémentaire sous-tend leurs poèmes dans l’évocation lyrique des paysages, pour interroger une relation intime, singulière, voire rudimentaire, au monde. Loin des poésies de la « présence » – pour reprendre la formule d’Albert Béguin –, certains poètes adoptent des esthétiques proches de l’engagement, avec la revue Rencontre (1950-1953), tels Jean-Pierre Schlunegger (1925-1964) ou Georges Haldas (1917-2010). La question francophone s’accroît également dans les années 1960, en parallèle aux indépendances des colonies, sous l’impulsion du journaliste et éditeur Bertil Galland. Des poètes comme Jacques Chessex, Maurice Chappaz, Alexandre Voisard brossent, parfois ironiquement, le portrait des Vaudois, des Valaisans ou des Jurassiens sous le joug bernois.
La place des femmes est à relever car, si la romantique Alice de Chambrier (1861-1882) ou la peintre et poétesse Marguerite Burnat-Provins (1872-1952) ouvrent la voie, d’autres générations deviennent déterminantes après la guerre : d’abord, Anne Perrier par ses vers libres lyriques parfois proches du haïku ; mais aussi Edith Boissonnas (1904-1989), amie de Jean Paulhan et expérimentatrice poétique ; ou par Monique Laederach 343(1938-2004), opposée à la « Littérature majuscule » tenue par les hommes ; sans oublier Pierrette Micheloud (1915-2007) qui annonce les formes premières de l’écopoésie* en Suisse. Dans les années 1980, une autre génération de femmes leur succède et adopte des formes lyriques plus radicales, parfois minimales, comme Sylviane Dupuis (née en 1956), José-Flore Tappy (née en 1954) ou Laurence Verrey (née en 1953). Après des décennies de difficulté dans la reconnaissance, les femmes deviennent aussi représentatives que les hommes en poésie lyrique, pour les prix, la presse ou les recherches universitaires.
Le tournant du xxie siècle amène également de nouvelles écritures, souvent imprégnées par le quotidien, la banalité et la désillusion face aux grandes utopies. Le corps désirant offre une pluralité de possibles (comme chez Claire Genoux), tandis que le corps souffrant ou malade apparaît davantage chez Philippe Rahmy (1965-2017). L’espace poétique s’ouvre en outre dès les années 2010 au numérique (avec les sites poesieromande.ch en 2011, poesie-en-classe.ch en 2018, ptyxel.net en 2021), puis prend une orientation résolument festivalière, à travers de nombreuses manifestations, qui mettent en évidence le slam* et la performance, en parallèle aux livres (chez Empreintes, Héros-Limite, L’Aire, En bas…), bien soutenus par les politiques publiques. Visible et suivie, la poésie lyrique en Suisse parvient à une démocratisation culturelle réussie, tout comme à une plus grande diversité des voix et des parcours sur une échelle transnationale (voir Le Poème et le territoire, Lausanne, Noir sur blanc, 2019).
Un bastion critique et éditorial
pour la poésie lyrique
Les universités helvétiques ont souvent accordé une place de choix à la critique de la poésie lyrique, par des spécialistes formés en Suisse, en France, en Allemagne ou ailleurs. Il est certes possible de remonter aux passages historiques de Sainte-Beuve (1837) ou de Mickiewicz (1839) à l’Académie de Lausanne, mais les orientations critiques de l’école « de Genève » soulignent davantage les différentes composantes contemporaines. Professeur de littérature française, Marcel Raymond (1897-1981) a consacré un essai majeur à la poésie : De Baudelaire au surréalisme, paru chez José Corti en 1933, tandis que son acolyte Albert Béguin (1901-1957) a publié L’Âme romantique et le rêve en 1937. Après être devenu professeur à Bâle, Béguin a pris la tête de la revue Esprit. Formé par Albert Thibaudet, Marcel Raymond a été une figure marquante pour les jeunes chercheurs (dont Jean Starobinski) et fédératrice pour une critique rigoureuse, non dogmatique, qui traitait de la conscience (avec Georges Poulet, puis avec Jean-Pierre Richard). Cette approche s’appuyait particulièrement sur la poésie lyrique, non sans dialogue étroit avec les poètes eux-mêmes, comme Jean Starobinski avec Pierre Jean Jouve ou Philippe Jaccottet. Cette tradition s’est poursuivie en Suisse francophone par des générations de chercheurs, souvent au rayonnement international, tels Paul Zumthor ou Laurent Jenny, tout en comme dans les départements de Suisse germanophone avec Robert Kopp et John E. Jackson. Bien d’autres professeurs ont répondu en langue allemande aux réflexions d’Emil Staiger. Aujourd’hui encore, la tradition de poésie lyrique se retrouve particulièrement représentée dans les départements de littérature française des universités helvétiques.
Pendant le deuxième conflit mondial, de nombreuses maisons d’édition suisses, en lien parfois avec les facultés, se sont révélées des refuges pour des poètes français et des traducteurs européens. Ce fait rappelle combien la Suisse a été une place importante pour l’histoire de l’édition 344avec les imprimeries genevoises dès la Réforme, mais aussi pour l’édition lyrique contemporaine : la Guilde du livre, les éditions Rencontre, L’Âge d’Homme, puis le groupe Libella font rayonner la poésie sur une échelle continentale. Les revues de poésie y jouent un rôle constant, notamment par l’importante Revue de Belles-Lettres, fondée en 1864. Le goût du bel ouvrage a également vu naître des collections et des lieux de prestige, comme la Fondation Jan Michalski à Montricher ou la Fondation Bodmer à Cologny. Cette richesse de la création vivante, du patrimoine à la fois conservé, exposé et étudié, d’un réseau dense d’institutions littéraires, favorable aux formes lyriques, tout comme aux innovations esthétiques et numériques fait de la Suisse occidentale un espace qui pourrait ressembler à une « vallée lyrique », préservée et ouverte au monde.
► Maggetti D., L’Invention de la littérature romande (1830-1910), Lausanne, Payot Lausanne, 1995. Léchot T., « Ayons aussi une poésie nationale ». Affirmation d’une périphérie littéraire en Suisse 1730-1830, Genève, Droz, 2017. Rodriguez A., Le Paysage originel : changer de regard sur les poésies francophones, Paris, Hermann, 2022.
→ Belgique ; Francophonie ; Amérique du Nord (francophone)
Antonio Rodriguez
Sujet lyrique
→ Voix, sujet lyrique*
Synesthésie
La synesthésie (du grec syn, « union », « ensemble », et aesthesis, « sensibilité », « sensation ») est un phénomène neurologique de perception simultanée qui concerne entre 1 à 5 % de la population, dans lequel un stimulus sensoriel (l’« inducteur ») évoque une perception additionnelle (le « concurrent ») en l’absence de stimulation directe de cette dernière. Cette association involontaire de deux ou plusieurs sens peut prendre plusieurs formes différentes selon le type de synesthésie ; une personne « synesthète » peut par exemple voir des formes lors de la perception d’un goût, percevoir une saveur, une odeur, ou une couleur à l’écoute d’un son (« l’audition colorée »), ou encore associer une couleur à un chiffre ou à une lettre de l’alphabet (la synesthésie dite « graphème-couleur », qui représente la variante la plus courante). Le phénomène serait plus répandu chez les artistes ; parmi les personnes célèbres souvent qualifiés de synesthètes figurent Vincent Van Gogh, Vladimir Nabokov, Vassily Kandinsky, Alexandre Skriabine, Jean Sibelius, Franz Liszt, Duke Ellington, Pharell Williams, Billie Eilish ou encore Lady Gaga.
Le phénomène du liage des sens et des transferts sensoriels, qui est au cœur des interrogations sur la relation entre la perception sensorielle et le langage, fait depuis des siècles l’objet de débats d’ordre philosophique et esthétique sur le fonctionnement de la perception et sur le rôle des cinq sens dans l’art (on pense, pour ne citer qu’un exemple, au « Gesamtkunstwerk » wagnérien). Outre Aristote, qui a établi une correspondance entre le sens du toucher et le sens de l’ouïe (pointu/aigu versus émoussé/grave) – rappelant les « paroles aussi douces que le miel » qu’Homère évoque dans l’Iliade, ainsi que les « douces voix » des sirènes dans l’Odyssée – des théoriciens, allant de John Locke, Johann Gottfried Herder, Roman Jakobson à Maurice Merleau-Ponty (qui considère la synesthésie comme une forme de perception primitive universelle que nous avons désapprise après la délimitation du champ de la perception par le discours scientifique), ont tous montré un intérêt marqué pour la correspondance ou la confusion des sens.
345Aujourd’hui généralement attribué à des différences dans la connexion des réseaux neuronaux, en particulier entres les zones du cortex héritées de la petite enfance – des découvertes neuroscientifiques rendues possibles en partie grâce aux avancées de la neuro-imagerie fonctionnelle (Vignes, 2018) – les associations sensorielles synesthésiques ont longtemps été considérées comme une pathologie, notamment par la communauté scientifique de la deuxième moitié du xixe siècle qui connaît alors une explosion de l’intérêt médico-psychologique pour cet étrange phénomène (connu aussi sous des noms tels que « hyperesthésie », « pseudophotesthésie », « pseudochromesthésie », « hyperchromatopsie » et « audition colorée »). Or, comme le remarque Paul Hadermann, « ce n’est qu’après que les sciences eurent commencé à s’intéresser à la “synesthésie” en tant que “trouble” de la perception que ce terme s’est vu adopter par la critique littéraire, bien que le type de métaphore qu’il y désigne eût été utilisé depuis des siècles » (Hadermann, 2011). Le terme est employé pour la première fois dans un contexte littéraire en 1892 dans la thèse Audition colorée de Jules Millet et « synesthésie » devient par la suite le terme généralisé pour désigner à la fois un procédé poétique fondé sur le transfert de sens et le trope de la « métaphore synesthésique » (lorsqu’un domaine sensoriel est décrit en termes d’un autre). Vigoureusement critiquée par de nombreux commentateurs de l’époque pour son caractère supposé solipsiste, voire mythomane, et sa dépendance à la suggestion et à l’expérience subjective, la synesthésie, parfois perçue comme le fruit d’une sensibilité primitive* exacerbée, devient rapidement un enjeu central de la critique littéraire de la fin du siècle.
À partir du tournant du siècle, les critiques littéraires commencent à débattre de la terminologie et des différentes formes que peut prendre le phénomène, y compris des critères auxquels une figure de style poétique ou un procédé de rhétorique inter-sensoriel doit répondre pour pouvoir être considéré comme exemple de « synesthésie ». Cependant, presque toutes les théories de la synesthésie ont tôt ou tard dû se pencher sur la tension sous-jacente entre ses dimensions corporelles et imaginaires, entre son côté instinctif et celui, inventif, résultant de l’intervention de la volonté ou de la conscience créatrice de l’auteur (parfois stimulée, il est vrai, par l’usage de drogues qui contribuent à l’expérience du mélange des sens, comme ce fut souvent le cas chez les symbolistes). La critique moderne s’est donc généralement moins concentrée sur le « synesthète » lui-même (notamment parce que le phénomène neurologique est souvent difficile à prouver chez les auteurs) que sur ce que l’on pourrait dénommer une « syn-esthétique » littéraire plurivalente (Lindholm, 2022). En effet, comme le souligne S. Johansen, « d’une part, la synesthésie permet d’obtenir le plus haut degré de raffinement – si l’on veut de dégénération – dans l’expression et, d’autre part, elle tire son origine de ce qu’il y a de plus primitif et de plus original dans la poésie, le besoin de donner une impression concentrée et entière » (Johansen, 1945, 25).
Pourtant, comme le remarque Hadermann, « [t]oute forme de langage n’est-elle pas, elle-même, déjà, de l’ordre de la synesthésie ? […] Précédant la pensée logique, peut-être la synesthésie faisait-elle partie du premier langage intellectuel de nos ancêtres et constituait-elle un pas dans la voie de la faculté de symbolisation propre au cerveau humain. Toutes les langues ont en effet en commun, dans leurs expressions idiomatiques, soit une certaine confusion des différents domaines sensoriels, soit le principe conscient d’une analogie entre 346ceux-ci » (Haderman, 2011). Il en va de même pour la littérature, et en particulier pour la poésie lyrique, dont on dit souvent qu’elle relève, comme aucun autre genre littéraire, de l’expérience subjective et de l’épanchement de la sensibilité individuelle. Ainsi, nous trouvons des exemples de synesthésie dans la poésie de nombreuses langues différentes à travers le monde. Bien que déjà utilisé sporadiquement dans l’Antiquité, au Moyen Âge et pendant la Renaissance en Europe, ce trope a connu un élan de créativité sans précédent chez les poètes du romantisme français, allemand et anglais du xixe siècle cherchant à fusionner des modalités de sensation distinctes afin de revivifier des perceptions qui ont été affaiblies par l’habitude, avant de devenir une véritable vogue dans la poésie symboliste française.
Dans le sonnet « Correspondances » issu du recueil Les Fleurs du mal (1857), Baudelaire évoque les analogies mystérieuses entre les différents domaines sensoriels perçues dans la « nature » agissant comme « temple » sacré voué aux corrélations universelles : « Comme de longs échos qui de loin se confondent / Dans une ténébreuse et profonde unité, / Vaste comme la nuit et comme la clarté, / Les parfums, les couleurs et les sons se répondent ». Le poème « Tout entière », tiré du même recueil, se termine par l’exclamation : « Ô métamorphose mystique / De tous mes sens fondus en un ! / Son haleine fait la musique, / Comme sa voix fait le parfum ! ». L’autre grand poème sur les correspondances sensorielles, très controversé à l’époque de sa publication, est le sonnet « Voyelles » de Rimbaud (écrit en 1871 et publié en 1883) qui livre un exemple frappant de la synesthésie à l’œuvre. Le poème dépeint des correspondances et associations surréalistes de voyelles et de couleurs (« A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu ») décrites comme des visions, des sons et des odeurs étourdissantes. Il reflète à la fois une vision transcendante, mystique et quasi occulte des rapports d’analogie entre les perceptions des cinq sens par le poète voyant, ainsi qu’un affinage des données sensorielles inspiré par la connaissance scientifique de l’époque sur les associations sensorielles (Rimbaud, nous le savons, était fasciné par la littérature médicale contemporaine traitant du mystérieux phénomène de « l’audition colorée »).
Au xxe siècle, selon Hadermann, subsiste « la nostalgie d’un système de correspondances » des sens mais « celui-ci tend à se limiter généralement au seul univers de l’œuvre, dont la synesthésie devient véritablement constitutive au lieu de se référer à une transcendance » (Hadermann, 2011). Ces dernières années, l’étude du mélange des perceptions s’est étendue à des théories critiques sur la manière dont notre cerveau et nos sens sont impliqués dans le phénomène sensoriel de la lecture, qui réunit l’œil et l’oreille tout en mobilisant le reste du corps. Celles-ci ont récemment été accompagnées d’un regain d’intérêt pour la synesthésie, notamment en termes d’expériences numériques multi-sensorielles (p. ex. les expériences avec des casques de réalité augmentée/virtuelle faisant appel aux cinq sens simultanément), souvent dans des cadres artistiques mêlant médias traditionnels et innovations technologiques (comme par exemple des installations d’exposition permettant de découvrir la « poésie multimédia ») dans la lignée du « clavecin oculaire » proposé par Louis Bertrand Castel en 1725, débattu à l’époque par des personnalités comme Voltaire, Rousseau et Diderot (Chouillet, 1976).
En effet, les nouvelles technologies semblent ouvrir une multitude de possibilités foisonnantes pour vivre la poésie « par-delà le livre » en mobilisant 347tous les sens par le moyen d’expériences immersives liées au nouveau domaine de recherche interdisciplinaire et transmédial connu sous le nom de « Digital Synesthesia » (« synesthésie numérique » ; Gsöllpointner, 2016). Située à l’interface de la sensation et de l’idéation, la synesthésie est elle-même un phénomène à mi-chemin entre le concret et l’abstrait, le corps et l’esprit, et que l’on pourrait donc qualifier de fondamentalement métaphorique et poétique.
► Hadermann P., « La synesthésie : essai de définition », dans J.-L. Cupers (dir.), Synesthésie et rencontre des arts : Hommage au professeur Jean Heiderscheidt, Bruxelles, Presses de l’Université Saint-Louis, 2011, p. 83-129, URL : http://books.openedition.org/pusl/24940. Johansen S., Le Symbolisme : étude sur le style des symbolistes français, Kopenhagen, Einar Munksgaard, 1945. Lindholm Ph., « ‘A Light in Sound, a sound-like power in Light’ : Poetry, Synaesthesia & Multimedia », Lyre Multimédia, Études de Lettres, no 319, 2022.
→ Empathie ; Émotions ; Multimédia, transmédialité ; Technologies
Philip Lindholm
- Thème CLIL : 3431 -- ENCYCLOPÉDIES, DICTIONNAIRES -- Encyclopédies et dictionnaires thématiques
- ISBN : 978-2-406-15975-9
- EAN : 9782406159759
- ISSN : 2261-5938
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-15975-9.p.0325
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 21/02/2024
- Langue : Français