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- Publication type: Book chapter
- Book: Dictionnaire du lyrique. Poésie, arts, médias
- Pages: 119 to 138
- Collection: Dictionaries and Summaries, n° 27
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Féminin/masculin
Poésie est en français un substantif de genre féminin, tout comme la lyre d’où dérive le nom du lyrisme, ce qui constitue un encouragement linguistique à une féminisation imaginaire de la poésie lyrique. Dans l’hypothèse d’un genre des genres (posant que la définition des genres littéraires fait appel à des représentations et à un impensé du féminin, du masculin et de leur relation), la poésie apparaît dans une situation contradictoire, et particulièrement la poésie lyrique : une part de féminin semble en effet impérieusement requise pour son existence, mais les femmes ne sont que difficilement admises à son énonciation. Cette tension contradictoire se retrouve à tous les niveaux, qu’on se penche sur sa place et sa fonction, ses représentations, sa définition, son énonciation ou sa réception.
Dans l’ensemble de la production littéraire, la poésie est vue comme féminine par rapport à la prose – plus tournée vers l’action sur le monde –, la poésie lyrique comme plus féminine que la poésie épique, et le lyrisme personnel et élégiaque comme plus féminin que le haut lyrisme et l’ode. Les hiérarchies qu’implique cette vision font coïncider le pôle féminin et le pôle minoré, ce qui n’empêche pas de développer une exaltation du féminin. Lié à la voix et au chant, associé à l’origine, le féminin est posé comme principe d’inspiration, altérité nécessaire pour que puisse s’établir le rapport du poète à Dieu ou aux dieux, à la nature ou à soi-même, car « ce n’est pas avec encre et la plume que l’on fait une parole vivante ! » (Claudel, « La Muse qui est la Grâce », quatrième des Cinq grandes odes). Dans la lyrique amoureuse, les femmes sont à la fois inspiratrices, objets et dédicataires de la parole poétique, mais le développement de cette parole requiert qu’elles s’absentent – dans la distance ou dans la mort. De la femme aimée et perdue, célébrée dans « Le lac » (1817), Lamartine écrira : « Elle était la poésie sans lyre […] Elle m’était le poème vivant de la nature et de moi-même ». « Si j’avais vécu longtemps auprès d’elle, je n’aurais jamais ni lu ni écrit de vers. » (Raphaël, 1849).
On peut voir là une variation romantique sur le mythe d’Orphée*, tout en rappelant qu’Orphée, figure qui représente par excellence la poésie lyrique, ne fut pas d’abord celui qui charme par son chant les éléments hostiles de la nature, ni qui pleure son épouse perdue, mais un fondateur de culte, dans une tradition dont on a souligné la constante misogynie (Détienne, 1985). Les versions les plus reprises par l’art occidental font intervenir des figures féminines en trois moments décisifs de son histoire. Orphée est fils de Calliope, la muse de la poésie épique. Après avoir perdu son épouse, la nymphe Eurydice, il descend aux enfers afin de l’en arracher, mais il la perd une seconde fois pour s’être trop tôt retourné vers elle. Demeuré inconsolable, il meurt mis en pièces par les Bacchantes furieuses
120de son dédain. Les muses recueillent les fragments de son corps, tandis que sa tête jetée au fleuve dérive jusqu’à l’île de Lesbos.
Indispensables à l’inspiration poétique, les femmes constituent aussi une menace destructrice, ce pourquoi il faut les tenir en respect. Elles transmettent le souffle mais ne parlent pas de leur parole propre, ni d’une parole inspirée – il n’existe pas de pendant masculin aux muses dans un récit qui inverserait la distribution des rôles de genre. Revendiquer Orphée pour modèle fondant leur parole est donc difficile pour les femmes-poètes, car elles semblent alors s’arroger des fonctions dévolues aux hommes – même si toutes ne se l’interdisent pas (Louise Ackermann, Marie-Jeanne Durry).
Si pour légitimer leur écriture, elles se réfèrent plutôt aux muses, figures féminines, des moralistes, poètes ou critiques ne manquent pas de leur rappeler le sens du mythe, qui devrait pour elles faire loi : « Vous voulez ressembler aux Muses / Inspirez, mais n’écrivez pas », écrit Écouchard-Lebrun dans les dernières années du xviiie siècle. C’est les inviter à garder en poésie le rôle qu’elles tiennent dans les salons, où elles favorisent la conversation et les échanges sans imposer leurs idées. L’appel au discours de la Nature vient alors confirmer l’interdit, et le même Lebrun rappelle que Philomèle, figure féminine dans le récit mythique, « ne fut jamais qu’un Rossignol ». Quant à la muse, qui peu à peu se désacralise, tend à perdre sa majuscule et à s’individualiser, détachée de la cohorte de ses sœurs, elle voit son nomde plus en plus employé pour désigner l’inspiratrice tout humaine du poète, sa dédicataire ou sa maîtresse, dans un usage souvent teinté d’ironie. L’Almanach des muses, périodique fondé en 1765, publie des poèmes d’hommes (majoritairement) et de femmes, celles-ci encore admises dans l’espace commun d’une poésie fugitive. Mais après que la réévaluation de la poésie lyrique a eu lieu, les anthologies des Muses françaises (Séché, 1908), puis de la Guirlande des muses françaises (Le Dantec, 1948), rassemblent au xxe siècle les femmes poètes à part, en un lieu où féminité, minoration et désuétude semblent aller de pair, à l’écart de la modernité en ses exigences et ses ruptures. « La Muse inspirant le poète » du Douanier Rousseau (1909), représentant Marie Laurencin et Apollinaire, est peu à la gloire de la « grosse muse » nécessaire au « grand poète ». La dimension amoureuse que désormais semble impliquer le plus souvent la relation qui unit le poète à la muse vient encore ajouter à la difficulté pour les poètes femmes de s’inscrire dans ce modèle qui, repris par elles, suggère une homosexualité longtemps inavouable. Certaines pourtant en assument le risque, que cela convoque une expérience lesbienne revendiquée (Renée Vivien) ou non (Desbordes-Valmore).
Vivien se situe surtout dans la filiation de Sapho qu’elle retraduit (1903), et il semble que par sa place à l’origine de la lyrique occidentale, Sapho puisse à elle seule suffire à autoriser la parole poétique des femmes. Mais la figure et l’œuvre impliquent une double transgression morale : celle, morale, du saphisme, aux époques où sa reconnaissance est explicitement admise, et celle d’une masculinisation, toujours évoquée depuis Platon. Baudelaire chante « la mâle Sapho, l’amante et le poète » dans Les Fleurs du mal (1857), où il se donne pour son héritier moderne (« Car Lesbos entre tous m’a choisi sur la terre ») – ce qui paraît indiquer qu’alors nulle femme n’est à même d’assumer cet héritage. D’autre part l’existence historique de Sapho – dans la connaissance fragmentaire et teintée de légende qu’on en a –, constitue une force pour les femmes, puisqu’elle prouve qu’une femme poète est possible, 121et qu’elle peut susciter l’admiration à travers les siècles. Mais aussi, du point de vue symbolique, une faiblesse, car ce personnage historique n’est pas doté d’une dimension divine, ni de la puissance fondatrice attribuée à Orphée.
Si on considère maintenant la définition des formes lyriques, le trait le plus généralement retenu, – l’expression de sentiments et d’une subjectivité –, est associé à des attitudes considérées comme féminines dans une tradition dualiste qui oppose à la voix, l’émotion et la sensualité féminines l’esprit, la maîtrise et la raison masculines. On trouve là un motif de dévalorisation des poètes, et le soupçon d’effémination qui pèse sur eux incite certains à mettre d’autant plus résolument les femmes à distance. Le futur Saint-John Perse qui « n’aime pas […] l’encre femelle », juge que « celles qui poussent le plus haut le cri de Bacchantes se nourrissent de fleurs de papier » (à Gabriel Frizeau, 19 septembre 1908).
En outre cette expression d’une subjectivité passe massivement par l’emploi du je qui, en français, impose l’accord de genre. Or le féminin grammatical est perçu comme la marque d’un écart, faisant obstacle à ce que l’expérience individuelle soit reçue comme universelle, et encourageant une lecture autobiographique. Si le poète est cet homme qui parle à tout homme, à tous les hommes, pendant très longtemps, pour de nombreux lecteurs, une femme ne peut venir occuper pleinement cette position. Elle ne peut s’adresser comme à « son semblable son frère » (Baudelaire, 1857), ou à cet « insensé, qui crois que je ne suis pas toi » (Hugo, 1856) en parlant au lecteur, lequel hésitera à faire sien ce je féminin dont l’émotion reste à ses yeux une émotion de femme, chaque accord grammatical pouvant réactiver le rejet.
D’autant plus que l’obligation d’alterner rimes masculines et féminines qui a régi en France pendant plus de trois siècles la poésie versifiée confère à l’opposition masculin/féminin une particulière visibilité, et une valeur structurante dont la portée idéologique et symbolique est sans ambiguïté. L’« e féminin […] mol et flac son » à la fin du vers fait, pour Sébillet, celui-ci plus long « d’une syllabe n’étant pour rien comptée, non plus que les femmes en guerre et autres importantes affaires » (1548).
Quant à la lyrique amoureuse où l’on pourrait s’attendre à voir les femmes mieux admises, elle repose sur une répartition des rôles dans laquelle c’est l’homme qui désire, aime et chante – Béatrice, Laure ou Cassandre. Quelques contre-exemples célèbres ne suffisent pas pour faire admettre un renversement du schéma et suscitent l’embarras des commentateurs. Soit dans une hésitation quant au genre de l’objet aimé (devant Sapho), soit dans une confusion entre féminité génétique et féminité textuelle (devant les trobairitz, Pierre Bec, 1979), soit encore dans la mise en doute d’une véritable auctorialité féminine (devant Louise Labé). Et pourtant, dans ces poèmes d’amour écrits par des femmes, qui ont pu choquer parce qu’ils disaient un désir charnel, mais qui ont touché des lectrices et des lecteurs, des poètes hommes homosexuels ou bisexuels ont puisé des façons de dire (ainsi Verlaine et Aragon réécrivent Desbordes-Valmore). À l’inverse, Marina Tsvetaeva indique comment son amour pour une femme a changé son rapport à « toute la poésie lyrique masculine », où elle n’avait pu jusqu’alors s’introduire – car elle voulait aimer elle-même, et elle était elle-même poète. Mais désormais « tous ces vides du “tu”, du “elle” […] ont soudain pris vie » (Histoire de Sonetchka, 1937).
On sait largement que des femmes ont écrit de la poésie lyrique, et certaines ont été reconnues, voire célèbres de leur 122temps. On assiste au tournant des xixe et xxe siècles en France à une vogue des femmes-poètes, que Maurras baptise le « romantisme féminin » (1903), les plus connues étant Renée Vivien et Anna de Noailles, qu’ont admirée Proust et Rilke. Mais dans le temps long du canon et de la mémoire culturelle, leurs noms – à ceux déjà cités, il faudrait en ajouter bien d’autres : Gaspara Stampa, Elisabeth Barrett-Browning, Emily Dickinson, Anna Akhmatova, Ingeborg Bachmann… – ne viennent pas durablement infléchir l’idée qu’on se fait de la poésie. Et moins encore celle qu’on se fait du Poète. Celui-ci reste, pour le sens commun, un homme (fût-il efféminé). Particulièrement en France où, en 2019, un sujet de baccalauréat qui invitait les candidats à commenter un poème d’Andrée Chédid a suscité l’émoi. Après l’avoir traité comme si l’auteure en était un homme, beaucoup se sont indignés qu’on ait pu proposer à leur attention un poète qui « était une meuf » et qu’ils tenaient pour inconnue.
Une meilleure reconnaissance des poètes-femmes passe par des facteurs sociologiques et institutionnels : leur inscription dans les programmes d’enseignement et d’examens ou de concours ; leur consécration par des prix littéraires ; une ouverture à leurs écrits des revues, des maisons d’édition, de la critique et des médias. Mais elle se heurte au poids de traditions anciennes et à des enjeux symboliques liés aux idéaux de genre, comme à l’idée même de poésie. Des poètes-hommes ont pu, à différentes époques, interroger, moquer ou rejeter l’assignation à identité virile. Baudelaire, Rimbaud, Verlaine, Aragon… selon des modalités différentes. « Nous les poètes, les meilleurs d’entre nous du moins, nous sommes des femmes », affirme Fourcade en 1990. Pour Jacques Dupin, « Le poète – il n’existe pas – / est celui qui change / de sexe comme de chemise » (Grésil, 1996). Mais dans une tradition qui célèbre le féminin comme fondamentalement nécessaire pour que la parole lyrique ait lieu, celui-ci apparaît trop précieux pour qu’on puisse abandonner son énonciation, sa législation – ou sa remise en cause – aux femmes, dont la parole peine encore à s’inscrire dans la tradition lyrique, au-delà d’exceptions flamboyantes, de modes éphémères ou d’espaces séparés. Dans le Brouillon pour un dictionnaire des amantes (Wittig, Zeig, 1976), l’entrée « Sapho » reste vide, en réaction peut-être à ces siècles d’appropriations masculines.
Cette faible présence peut être saisie comme une question de nombre. « Si nous n’avons qu’une Sapho, comptez-vous donc beaucoup d’Homères ? », protestait Élisa Mercœur (1843). « Quel compte-donc fais-tu des femmes ? tout serait trop facile sans elles », demande au poète, chez Claudel, « la Muse qui est la Grâce ». Les nouveaux modes de diffusion et les réseaux sociaux, en permettant l’apparition et la circulation d’un plus grand nombre de femmes-poètes, changent la vision dans une époque qui ne se satisfait plus de l’invisibilité des femmes. Mais intervient aussi une question de rôles. À propos de Tsvetaeva, Martine Broda souligne l’« impasse tragique, où se noue un impossible qui concerne douloureusement la plupart des lyriques femmes ». Plus drôlement, Liliane Giraudon note qu’« on ne peut pas avoir des fiancés qui font Poète et l’être. » (2009). « Qu’est-ce qu’une femme* poète ? » demande en 2021 le collectif qui se propose, contre la « capture de la poésie » tenant à distance les femmes, les personnes queer et racisées, de les faire entendre dans un colloque-festival à la recherche d’héritages et de communautés possibles. Le titre choisi, Poet·e·ss·e·s, indique toute la complexité de l’entreprise, et la difficulté de l’écrire en français.
123► Moulin J. (dir.), Huit siècles de poésie féminine, Paris, Seghers, 1975. Paliyenko A. M., Envie de génie. La contribution des femmes à l’histoire de la poésie française (xixe siècle), Rouen, PURH, 2020 [2016]. Planté Ch. (dir.), Masculin/Féminin dans la poésie et les poétiques du xixe siècle, Lyon, PUL, 2002. Schultz, G., The Gendered Lyric : Subjectivity and Difference in Nineteenth Century French Poetry, West Lafayette, Purdue University Press, 1999. Shapiro N. R., French Women Poets of Nine Centuries : The Distaff and the Pen, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 2008.
→ Écho ; Émotions, sentiments ; Éthos ; Muses
Christine Planté
Fiction, représentation
Penser le rapport entre la fiction et la représentation nécessite de se replacer dans le champ du fonctionnement du langage. Traditionnellement, le langage est pensé comme représentant le monde (c’est-à-dire comme fonctionnant sur le modèle de la référence) et les énoncés sont évalués en termes de vérité et de fausseté selon qu’ils correspondent ou non à un état de fait. Mais la fiction pose un problème dans ce cadre, car le statut référentiel de ses énoncés n’est pas clair. Suivant ce critère de vérité comme correspondance, la fiction ne peut pas représenter le monde. Pourtant, les énoncés poétiques (et plus largement fictionnels) semblent jouer le jeu de la représentation. Dans quelle mesure peut-on dire d’un énoncé poétique qu’il est fictionnel ou non ? Et s’il l’est, peut-on dire qu’il représente le monde ? Penser ensemble la fiction et la représentation pose dès lors le problème qui trouble tant les philosophes du langage : comment déterminer la fictionnalité ou la référentialité d’un énoncé ? Cette question se pose de manière d’autant plus pressante dans le cadre du lyrique, étant donné la tension qui surgit entre la fictionnalité et la référentialité d’éléments du poème, notamment le sujet lyrique et l’adresse.
Un problème philosophique
Platon fait de la représentation un problème philosophique qui le mène à bannir les poètes de sa cité idéale. En effet, il les critique pour les effets négatifs qu’il perçoit dans les œuvres poétiques qui viennent corrompre l’esprit des citoyens. La raison de cette corruption est à trouver dans le concept d’imitation (mimesis) : pour Platon les énoncés poétiques sont doublement éloignés de la vérité, c’est-à-dire des Idées, car ils imitent le monde des apparences qui n’est déjà lui-même qu’une imitation imparfaite du « vrai » monde des Idées.
Contre Platon, Aristote entreprend de sauver la poésie de cette critique en posant les bases d’une poétique qui traversera les époques. Dans La Poétique, Aristote pense toujours la poésie en termes de mimesis, mais accorde une valeur positive à ses effets. Contre Platon qui considérait l’imitation comme menant les citoyens en erreur, Aristote lui attribue une valeur cathartique : au contraire d’exciter leurs passions néfastes, la mimesis poétique leur permet de réguler l’intensité émotionnelle de leurs passions.
Plus précisément, La Poétique d’Aristote propose une théorie des genres poétiques en les distinguant selon qu’ils appartiennent au mode dramatique ou épique (narratif) et qu’ils représentent des actions d’ordre supérieur ou inférieur. La mimesis est ainsi pensée selon deux perspectives : la manière dont l’action est représentée et ce que l’action représente. On peut déjà voir que le lyrique n’entre pas dans cette double bipartition, et l’une des tâches des critiques ultérieurs sera en quelque sorte d’adapter la théorie aristotélicienne pour y faire entre le lyrique. Mais un point sur lequel Aristote n’émet 124aucun doute, c’est que les arts poétiques participent de la mimesis, c’est-à-dire qu’ils fonctionnent sur le modèle de la représentation : ils imitent le réel. C’est cette idée qui permet à certains critiques tels que J.-M. Schaeffer de proposer de traduire mimesis par fiction : fiction et représentation sont ainsi liées dans le phénomène poétique (Schaeffer, 1999).
Un poème représente-t-il
quelque chose ?
Le problème avec la théorie aristotélicienne (et les théories suivantes qui s’en sont inspirées) est qu’elle pose d’emblée l’art poétique comme un art d’imitation. Le propre d’une œuvre poétique serait de représenter une réalité et ce principe de représentation n’est pas remis en question. Une des raisons qui explique cette absence de remise en question est à trouver dans le fait que ce principe repose sur une théorie du langage dominante dans laquelle la référence est un terme clé. Il faut que le langage puisse faire référence au réel pour qu’il puisse effectivement le représenter. Dans Sémiotique de la poésie, M. Riffatterre considère que le langage poétique est distinct du langage ordinaire et échappe ainsi à cette référentialité (Riffaterre, 1983). Selon Riffaterre, les critiques qui lisent un poème sur le mode de la référence tomberaient dans le piège qu’il nomme l’illusion référentielle (referential fallacy).
Les romantiques allemands, dans la continuité de J. G. von Herder et J. G. Hamann, vont s’opposer à cette conception du langage comme représentation et considérer qu’il fonctionne sur le mode de l’expression. Avec ce changement de focalisation, la notion de vérité se trouve déplacée. Alors que dans le mode référentiel un énoncé est vrai s’il correspond à un état de fait, dans le mode expressif la vérité d’un énoncé est évaluée à l’aune de ce qu’il révèle. Comme le montre M. H. Abrams dans The Mirror and the Lamp, le langage expressif ne fonctionne plus comme un miroir du monde mais comme une lampe qui vient éclairer certains aspects qui sont d’ordinaire cachés (Abrams, 1953). Dans les travaux plus contemporains, on retrouve cette idée du langage comme expression chez Ch. Taylor qui s’inspire de la tradition romantique allemande pour développer une théorie du langage qui englobe la notion d’expression (Taylor, 2016).
La théorie romantique déplace ainsi le problème, qui n’est plus dans la manière dont le poème représente quelque chose, mais dans la valeur de ce que le poème révèle. Cette valeur n’est plus à trouver dans une vérité référentielle des énoncés poétiques, mais dans une révélation d’un ordre différent ou, selon M. Heidegger qui achève d’une certaine manière la théorie romantique, d’une essence cachée des choses. Cette transition opère un passage de la question de la mimesis à celle de la poiesis, un passage de la représentation à la production, étant donné que le poème n’est plus pensé comme représentant quelque chose de réel mais comme produisant une certaine valeur.
En suivant la terminologie des actes de langage*, on peut penser que la question de référence laisse place à la question de la performance. On passerait ainsi d’une poiesis romantique productrice d’une nouvelle valeur à une poiesis performative. Dans la théorie des actes de langage de J. L. Austin et J. Searle notamment, le langage n’est pas pensé sur le mode de la référence mais sur celui de la performance : un acte de langage ne décrit pas un état du monde mais fait ce qu’il dit. L’exemple type proposé par Austin est celui du mariage : dire « je le veux » produit un nouvel état du monde, à savoir rend le mariage effectif (Austin, 1970).
Dans ce basculement de la référence à la performance, la question de la fiction se 125déplace. En effet, s’il fait sens de se poser la question la fictionnalité d’un énoncé dans un modèle de la représentation, car le langage peut ou non être vrai par rapport à un état de fait, ce n’est plus le cas dans le mode de la performance dans lequel, si l’on suit la théorie des actes de langage d’Austin, on passe d’un critère de vérité à un critère de satisfaction. Cette question de satisfaction est d’autant plus intéressante vis-à-vis de la poésie qui est souvent pensée comme faisant ce qu’elle dit. L’acte de langage d’un poème a-t-il satisfait les conditions d’exécution ou non ? Et quelles sont ces conditions dans le cas du lyrique ?
Une fiction lyrique
Certains énoncés restent néanmoins problématiques, car ils semblent fonctionner sur le mode de la référence. C’est notamment le cas des énoncés lyriques. L’identification de la mimesis à la fiction (qui n’est pas l’œuvre d’Aristote) trouble l’analyse du langage. L’énonciation lyrique semble en effet occuper un statut ambigu par rapport aux notions de représentation et de fiction. Quel est le statut référentiel (ou fictionnel) du sujet lyrique ? Pour K. Hamburger, l’énonciation lyrique ne fonctionne pas sur le régime de la mimesis et n’entre donc pas dans le champ de la fiction (Hamburger, 1986). Le sujet lyrique ne fonctionne pas sur le modèle du « comme si » de la fiction : il est à la fois distinct du poète, il ne le représente pas, mais l’énonciation lyrique participe quand même d’une certaine expérience vécue. C’est dans cette tension entre distance et vécu que se pose le problème de la référentialité lyrique.
La critique va s’emparer de cette réflexion pour poser plus en détails la question du sujet lyrique qui est à la fois rattaché au poète et à la fois généralisable. Même dans un cadre complètement distinct, on retrouve ici quelque chose de l’idée hégélienne du lyrique comme subjectivité ouvrant sur l’objectivité. Selon L. Jenny, le sujet lyrique peut se situer entre un je autobiographique et un je impersonnel (Jenny, 1996). La distinction n’est plus entre fiction et lyrique mais entre fiction et figuration. Le sujet lyrique n’est plus une représentation du poète (modèle de la référence), mais une figuration métaphorique de celui-ci. En sortant du modèle de la référence et de la représentation, la question de la fiction ne se pose plus, ou du moins n’est plus centrale. Mais reste à déterminer qui a la charge de la production de l’énoncé lyrique si ce n’est ni un je autobiographique, ni un je impersonnel.
Pour traiter cette question G. Genette propose une distinction entre fiction et diction. La poésie, dans un sens large de langage poétique, est rattachée à la diction plutôt qu’à la fiction. Pour lui, la question de la référentialité ne se pose pas, car « l’énonciateur putatif d’un texte littéraire n’est […] jamais une personne réelle, mais ou bien (en fiction) un personnage fictif, ou bien (en poésie lyrique) un je indéterminé. » (Genette, 2004, 101) Ainsi la poésie est pensée comme un langage poétique ayant un fonctionnement propre qui échappe au registre de la fiction. Elle se concentre au contraire sur une certaine autoréférentialité du langage. Mais, par ce mouvement, Genette fait de la distinction entre poésie et prose une question formelle, qui ne ressortit plus de la représentation.
Le lyrique fait ainsi problème face aux catégories de représentation et de fiction. Il semble échapper à la mimesis, c’est-à-dire au modèle même qui pense la représentation et la fiction. Penser le lyrique selon ces termes, c’est le penser sur un terrain qui n’est pas le sien. Au contraire, le penser sur le mode d’une performativité du langage, dans laquelle représentation et fiction n’ont plus prise (ou du moins pas 126comme éléments constitutifs), permet de penser le sujet lyrique comme énonciation, comme figuration ou comme autoréalisation du poète.
► Genette G., Fiction et diction, Paris, Seuil, 2004. Rodriguez A., « Fiction, figuration et diction en poésie lyrique », dans E. Bricco (dir.), Présences du sujet dans la poésie française contemporaine (1980-2008), Saint-Étienne, Publications de l’Université de Saint-Étienne, 2012, p. 143-158. Schaeffer J.-M., Pourquoi la fiction ?, Paris, Seuil, 1999.
→ Genre, mode ; Métaphore, figuration ; Narration ; Prose
Philip Mills
Figuration
→ Métaphore*
Film, cinéma
Au premier abord, les formes lyriques pourraient paraître bien éloignées de la naissance du cinéma et de son développement majeur au xxe siècle. Pourtant, le tournant numérique* et multimédia* des années 1990 a amené la production abondante de nouveaux objets lyriques, qui allient l’image, le son et le texte : « cinépoèmes » en ligne, performances avec projection ou installations dans les musées, capsules poétiques sur les réseaux sociaux, film d’animation expérimentaux. La plupart des recherches internationales sur les formes lyriques doivent désormais considérer la matérialité et le caractère multimodal de ces objets. L’accès de plus en plus aisé aux caméras et aux appareils multimédias a accru les expérimentations, les installations, les projets hors du livre, mais aussi hors des salles de cinéma. Dès lors, des travaux sur la poésie et le cinéma deviennent déterminants pour toute sorte de films (courts-métrages, longs-métrages, animation, clips, capsules…), car ils donnent une profondeur historique, avec des rapprochements et des limites esthétiques, qui ne peuvent se réduire à de simples évidences.
Certaines études invitent ouvertement à penser une poésie transmédiale qui associerait littérature et cinéma par le biais de l’attention ou de l’intentionnalité. Mais de quoi parle-t-on exactement ? De poésie ou de poèmes au cinéma ? De métaphores et de rythmes ? De séquences particulières qui auraient un montage lyrique ? Nadja Cohen (2021) a justement montré combien l’usage des mots « lyrique » ou « poétique » au cinéma demeurait aussi constant que flottant, périlleux pour la critique.
Une fascination historique
Depuis la naissance du cinéma en 1895, qui est un spectacle populaire se muant en art et en industrie pendant la Grande Guerre, la fascination réciproque des poètes et des cinéastes se maintient : de nombreux poètes rêvent de cinéma, alors que les cinéastes, pris par l’essor narratif des productions, rêvent de poésie. Le terme « ciné-poétique » existe depuis 1908 selon Christophe Wall-Romana (Cinepoetry : Imaginary Cinemas in French Poetry, 2012), et les propos sur Charlot abondent dans les milieux littéraires francophones dans les années 1920 (voir la revue en ligne Loxias, no 49, « Charlot, ce poète ? », 2015). Les débats se retrouvent en outre chez les formalistes russes, comme chez Chklovski avec son « cinéma de poésie » ou chez Adrian Piotrovski et ses « ciné-genres » (voir François Albéra (dir.), Poétique du film, Textes des formalistes russes sur le cinéma, Lausanne, L’Âge d’homme, 2008).
Chez les modernistes, Blaise Cendrars voulait rejoindre le monde du cinéma, tout comme Apollinaire a écrit un scénario avec André Billy. Parmi les poètes d’avant-garde fréquentant les peintres, Jean Cocteau a réussi à devenir poète-réalisateur ; puis, plus tardivement, dans les années 1930, Jacques Prévert s’est 127démarqué également, au moment où le cinéma devenait parlant et exigeait un art du dialogue. Prévert travaille non pour un cinéma poétique ou surréaliste, mais pour des œuvres proches du théâtre de boulevard, aux dialogues enlevés. Les malentendus peuvent donc être nombreux : faut-il considérer l’Antonin Artaud qui apparaît rapidement dans des films en tant que comédien, ou celui qui tente une collaboration difficile avec la réalisatrice Germaine Dulac (1928) ?
En 1917, Guillaume Apollinaire invite les poètes au développement de leur art par le cinéma et le phonographe (l’image et le son n’étant pas encore directement associés à ce moment-là) :
Il eût été étrange qu’à une époque où l’art populaire par excellence, le cinéma, est un livre d’images, les poètes n’eussent pas essayé de composer des images pour les esprits méditatifs et plus raffinés qui ne se contentent point des imaginations grossières des fabricants de films. Ceux-ci se raffineront, et l’on peut prévoir le jour où le phonographe et le cinéma étant devenus les seules formes d’impression en usage, les poètes auront une liberté inconnue jusqu’à présent. (« L’esprit nouveau et les poètes », O.C. II, op. cit., 944.)
Il énonce alors ce qui est dans l’air du temps pour les avant-gardes, et qui se trouve déjà en partie dans le Manifeste de la cinématographie futuriste (1916). Les visions multimodales d’Apollinaire se lient à notre actualité numérique, mais aussi aux pratiques poétiques avant l’essor du livre en Occident ; ou simplement aux poésies non occidentales, réalisées hors du livre, avec danse et musique. Car le cinéma offrira la vertu de rappeler que la poésie peut joindre la voix (du poète ou celle du poème) à la musique et aux bruitages (la bande-son) ainsi qu’aux divers tableaux (comme les danses jadis).
Avant 1917, la volonté d’une relation ou d’une appropriation par les poètes d’avant-garde* apparaît dans leurs recueils, non sans un certain primitivisme* s’exerçant sur une asymétrie intermédiale (comme l’a montré Nadejda Magnenat 2023). La poésie, art littéraire réputé, cherche à se régénérer à partir de nouveaux moyens d’expression associés aux émerveillements populaires ou aux sources lyriques. Le cinématographe en fait partie, et permet de questionner les racines de la poéticité par rapport à la narration.
La réciprocité est de mise, notamment pendant le surréalisme, lorsque les visions sur une poésie du cinéma relèvent également de réalisateurs, tels René Clair ou Germaine Dulac. Dès l’apparition du cinéma parlant, Jean Epstein réalise par exemple une illustration métaphorique du poème « Les Berceaux » (1932) de Sully Prudhomme, mis en musique par Fauré, qui annonce les futurs clips musicaux, tout comme certaines séquences lyriques au cinéma. Il serait en outre possible de tracer les liens entre poésie et cinéma par les films consacrés à la vie des poètes (de If I were a King de J. Gordon Edwards à Bright Star de Jane Campion), par des adaptations d’œuvres lyriques (L’invitation au voyage de Germaine Dulac, L’Étoile de Mer de Man Ray), mais aussi par les poètes qui évoquent le cinéma (de Philippe Soupault à Ariane Dreyfus), par les réalisateurs qui sont eux-mêmes des poètes (de Cocteau à Pasolini) ou par ceux qui manifestent ouvertement une volonté poétique de leur cinéma (de Tarkovski à Malick). Toutes ces perspectives développées dans les travaux sur la poésie et le cinéma apportent une compréhension plus fine des formes lyriques dans leur intermédialité. Mais il ne faudrait pas restreindre les considérations esthétiques à ces seuls faits historiques ou sociologiques, car des relations complémentaires, parfois plus proches d’une transmédialité, peuvent lier poésie et cinéma ; et se retrouvent fortement engagées face aux objets multimédias contemporains.
128Les poèmes au cinéma,
le cinéma dans les poèmes
Aujourd’hui, les réflexions sur le cinéma en littérature concernent des propos sur une poésie lyrique « délivrée », pour reprendre la formule de Stéphane Hirschi et al. (2017). L’invitation à comprendre la poésie à partir de formes intermédiales ou multimodales autres que l’imprimé amène de nouveaux corpus dans les études littéraires. Pourtant, le « je-ne-sais-quoi » de poétique ou de lyrique au cinéma peut impliquer un risque majeur pour la critique (Cohen, Reverseau 2017). Beaucoup de traits pourraient être qualifiés de « lyriques » : une couleur saturée ; des effets émouvants ; le jeu d’un acteur ; une voix off prise dans un récitatif ; un montage expérimental ; un personnage de poète ou de barde. Les usages du mot « lyrique » lors de la réception des œuvres cinématographiques par la presse en démontrent le flottement. Le simple dépouillement des journaux rappelle tous les clichés associés à ce terme. C’est pourquoi il importe de considérer dans un premier temps l’unité du « poème » dans les films, plutôt que la teneur « poétique » générale du cinéma.
Nous trouvons en effet différents poèmes lyriques, qui sont dits ou montrés, dans des films largement diffusés. Tel est le cas du poème de l’anneau (« One Ring to rule them all, One Ring to find them ») dans les diverses adaptations de la saga de Tolkien, ou du poème qui conclut An Angel at my table de Jane Campion (1990), sans parler de la place de la poésie dans Dead Poets Society (1989) ou les créations du chauffeur de bus dans Paterson de Jim Jarmush (2016), à partir des poèmes de Ron Padgett. Le texte lyrique peut être dit en voix off, over, par des personnages dans le champ, pris ou non dans l’intrigue. Outre des poèmes publiés, lus à haute voix, nous trouvons également des textes créés pour la circonstance, comme la prière à la Terre Mère par Pocahontas dans The New World (2005) de Terrence Malick. Enfin, parmi les principaux cas, il existe aussi des séquences avec des dialogues proches du poème, à l’instar de la scène du sac qui vole dans American Beauty (1999) de Sam Mendes (voir Rodriguez 2022).
La présence de poèmes dans les films n’accompagne pas toujours la représentation de poètes ou de récits sur la vie des poètes, assez courants dans les productions contemporaines, comme dans Rimbaud Verlaine (1995), Sylvia (2003) ou A Quiet Passion (2016). Ces derniers films n’ont pas forcément des montages plus singuliers que ceux provenant de la science-fiction*, tels Solaris ou Le Miroir de Tarkovski. Le critère du poème, s’il est incontestable, n’instaure pas pour autant une forme lyrique transmédiale, dans la mesure où le texte peut être inséré dans une séquence narrative, sans montage spécifique. Tout n’est donc pas poétique ou lyrique à la fois ; il faut clarifier.
La poésie ne se trouve pas uniquement au cinéma, il y a également des films en poésie. Plusieurs recueils traitent de films ou de séquences de cinéma, comme l’a montré par exemple Catherine Soulier (2014), en considérant ces éléments chez Ariane Dreyfus (Une histoire passera ici, 1999). Un tel traitement du cinéma en poésie contemporaine devient fréquent, notamment chez Christophe Fiat (king kong est à new york, 2001) ou chez Sandra Moussempès (Sunny Girls, 2015 ; Cinéma de l’affect, 2020).
Vers des formes lyriques filmiques
et transmédiales
Pourtant, la présence de poèmes dans les films ou de films dans les poèmes n’est qu’un des domaines d’une exploration critique, et l’horizon d’une forme lyrique transmédiale nourrit déjà plusieurs travaux. Un essai récent de Lucy Alford 129(2020) considère par exemple, à partir de l’attention, la possibilité de relations transmédiales sur différents objets poétiques, qui pourraient inclure les films. Mais de quelle poésie parle-t-on exactement ? Car le genre* « poésie » n’est pas toujours lyrique ; il peut être didactique, narratif, épique, satirique. Une phénoménologie de l’attention ou des approches cognitives (comme celle d’Eva Zettelmann à Vienne) peuvent rejoindre la question de l’intentionnalité*, et donner des pistes pour des expériences lyriques comparables dans les films. De tels travaux s’appuient généralement sur les comportements, les conduites, les relations et les expériences face aux œuvres, à l’instar de l’esthétique de Jean-Marie Schaeffer (2015). Plus que l’identité entre des objets aux langages différents (le poème lyrique imprimé et le poème multimédia), nous pouvons détailler des interactions* similaires, selon des relations sensibles et cognitives, qui engageraient une teneur lyrique. Ces objets n’ont plus besoin d’être nommément « lyriques » dans leur contexte d’origine pour amener des comportements et des actes esthétiques proches de ceux accomplis à partir des formes imprimées.
Dans ce cas, les films, tout comme les poèmes, gagnent à être considérés par séquences* davantage que par ensembles. Y a-t-il des séquences lyriques au cinéma, même lorsque les films sont principalement narratifs ou documentaires ? Avons-nous des formes proches de l’opéra filmé, de l’art lyrique* ? Est-ce une composition logique que nous retrouvons dans les livres et qui induit des interactions similaires ? Dans ce cas, certains traits caractéristiques apparaissent comme l’évocation* par des métaphores, les changements de rythme (ralenti, accéléré), les traitements de l’image (le passage au négatif), les séquences délimitées par la musique. Les exemples foisonnent dans Morte a Venezia de Luchino Visconti (1971). Ce genre de considérations est déterminant pour traiter également de remédiatisations et d’adaptations au cinéma. La collection « Close Poetry » sur la plateforme Ptyxel.net, menée en Suisse, invite par exemple les cinéastes à réaliser un court-métrage lyrique à partir de deux poèmes d’écrivains romands. Nul besoin de longues explications : les résultats montrent un langage cinématographique qui se marie parfaitement aux effets lyriques. Une proximité se manifeste avec les génériques dans les films ou les séries, les moments de souvenirs ou de rêves, les séquences évocatoires qui sortent de la narration ou de l’argumentation. Ces séquences peuvent se prolonger en long-métrage, comme pour la trilogie des Qatsi de Godfrey Reggio ou les films de Ron Fricke.
L’agencement de plans dans le montage devient alors proche des arrangements transphrastiques dans les textes, du moins d’une manière de les rassembler et d’interagir. Un tel montage lyrique est réalisé par exemple par Jim Jarmusch dans Paterson. Le cinéaste laisse son protagoniste lire directement ses tentatives poétiques dans une narration minimale ; mais, parfois, il insère une séquence avec des superpositions, de la musique et le poème qui apparaît sous forme manuscrite, comme s’il était en train d’être écrit sous nos yeux. Nous avons deux statuts différents : un poème au sein de séquences narratives ; et un autre pris dans des séquences lyriques, plus courtes. De tels montages se retrouvent dans des films particulièrement connus : par exemple, dans l’ouverture d’Apocalypse Now (1979) de Francis Ford Coppola, lorsque les superpositions métaphoriques des plans accompagnent le morceau The End des Doors. Tout l’esprit des ouvertures d’opéra se déploie avant l’intrigue, avant que le protagoniste se réveille au Vietnam et s’exclame : « Saigon. Shit. »
130Les formes lyriques ne convoquent pas uniquement un cinéma expérimental par des compositions non narratives, non conventionnelles, à la limite du compréhensible (voir Agnès Perrais, Lyrisme et politique en cinéma : Duras, Garrel, Godard, années 1970-1980, thèse soutenue à l’Université de Lorraine, 2017). Le cinéma industriel adopte également ces procédés. Plusieurs films d’auteur primés par la Palme d’or au festival de Cannes regorgent de séquences avec des poèmes ou des caractéristiques proches du lyrique (Jane Campion, Mikael Moore, Terrence Malick…). Une telle conception signifie qu’il peut y avoir une « esthétique de l’ordinaire » pour la poésie, dans la lignée de Stanley Cavell ou de Sandra Laugier. Notre éducation à la poésie et aux formes lyriques ne serait pas uniquement livresque, dépendante du système scolaire, ou d’une initiation à la littérature assez élitiste (Depeursinge, 2019), mais sous-jacente à nos consommations courantes d’objets culturels. Ainsi, le cinéma nous amènerait à mieux comprendre la circulation des formes lyriques à l’ère multimédia, c’est-à-dire à des agencements et à des relations caractéristiques face à des objets faits de sons, d’images et de textes.
► Cohen N., Les Poètes modernes et le cinéma (1910-1930), Paris, Classiques Garnier, 2013. Cohen N. (dir.), Un Cinéma en quête de poésie, Bruxelles, Les Impressions nouvelles, 2021. Hirschi S. et al. (dir.), La Poésie délivrée, nouvelle édition [en ligne], Nanterre, Presses universitaires de Paris Nanterre, 2017, DOI : https://doi.org/10.4000/books.pupo.10113. Rodriguez A., « L’interaction lyrique dans les films », Études de Lettres, « Lyre multimédia », no 319, 2022, p. 169-191, DOI : https://doi.org/10.4000/edl.4044
→ Art lyrique ; Intentionnalité ; Multimédia, transmédialité ; Peinture (modernité) ; Science-fiction
Antonio Rodriguez
Fleurs
Depuis Homère, comme l’a montré P. Galand-Hallyn dans Le Reflet des fleurs, depuis Cicéron, qui compare aux fleurs les parures et ornements du style – flos eloquentiae –, l’homologie entre fleurs et poésie s’est inscrite dans l’histoire lexicale avec les mots fleuron, style fleuri, florilège et fleur de rhétorique. Les métaphores de la création poétique issues du monde floral sont innombrables, au point que le poème qui parle de fleurs, de l’Antiquité à la Renaissance, ne parle souvent que de lui-même. Cette circulation aisée entre le floral et le poétique, ce maniérisme, selon Galand-Hallyn, s’illustrent dans une tradition rhétorique où les vers et les fleurs sont le miroir l’un de l’autre, générant par ailleurs – chez Ronsard par exemple – de multiples associations symboliques entre grâce florale, féminité, innocence, amour et plaisir éphémère, sous forme d’images, de fables, d’allégories ou de blasons.
Un sérieux coup de griffe est donné, au xviiie siècle, dans cet héritage rhétorique : il y a trop de fleurs dans la poésie classique. Depuis Fontenelle jusqu’à Senancour et Chateaubriand, la poésie bucolique, pastorale et descriptive est en butte à la critique. Ses épithètes paraissent éculées, ses métaphores florales usées, comme le dit Delille dans L’Homme des champs (1800) : « Insipides rimeurs, n’avez-vous pas encore / Épuisé, dites-moi, tous les parfums de Flore ? […] / Peut-on être si pauvre en chantant la nature ? » Suivi par d’autres poètes – dits scientifiques –, Delille entend résister au désenchantement de la nature induit par l’histoire naturelle. Dès la fin du xviie siècle, la sexualité des plantes est démontrée : réduite au rang d’organe sexuel, la fleur – ce symbole de grâce et de virginité – trouve cependant à s’illustrer en poésie dans ses fonctions reproductrices.
Loin de dépoétiser le monde végétal, la mise au jour des mécanismes de 131la fécondation s’intègre au discours des merveilles de la nature. Le spectacle floral nous est-il vraiment destiné, se demandent les penseurs et poètes des Lumières ? C’est pour attirer les insectes que la fleur exhibe ses formes, son parfum et ses couleurs, et non pour flatter les sens de l’homme, comme l’affirme la théologie naturelle. Si la beauté des fleurs – ce don de Dieu – n’a plus pour fonction de prédisposer le cœur humain à l’adoration, quelle raison lui donner ? C’est en témoignant du pouvoir des fleurs comme expérience subjective que le romantisme renouvelle les genres lyriques et lui donne une orientation métaphysique : les fleurs font entendre une voix que la raison ne peut traduire, une insistante et mystérieuse sollicitation. Les poètes interrogent l’énigme insondable de la fleur : « Éloignement infini du monde des fleurs », écrit Novalis en 1800, dans ses Fragments. Baudelaire, qui a l’ambition de comprendre « Le langage des fleurs et des choses muettes », Hugo ou Vigny tentent d’entrer en communion avec les êtres naturels, de saisir leurs correspondances, de faire entendre les harmonies reliant la terre à l’illimité, à l’infini céleste. La pervenche de Rousseau, la fleur bleue de Novalis, la jonquille de Senancour, le myosotis de Nerval et leurs innombrables avatars poétiques vont devenir des lieux communs et tomber dès la seconde moitié du xixe sous les coups du persiflage et de l’ironie. Après le poème « Citronia », violente charge satirique de Heinrich Heine contre la mièvrerie des fleurs, c’est au tour de Rimbaud de s’acharner, dans « Ce qu’on dit au poète à propos de fleurs », sur les « myosotis immondes » et les « lys, ces clystères d’extases ».
L’invasion des fleurs dans la poésie romantique et parnassienne n’a pas épuisé leur pouvoir. Se défiant des mots et des images qui troublent l’accès au réel, nombre de poètes du xxe siècle – Rilke, Gustave Roud, Philippe Jaccottet en particulier – ne renient pas l’héritage romantique, conservant à titre d’hypothèse l’idée d’un ailleurs inaccessible auquel notre monde serait relié. Muettes, les fleurs sont énigmatiques, malgré l’intensité de leurs formes sensibles. Cette ambivalence de l’extrême présence et du retrait dans l’intériorité, Jaccottet l’exprime dans un poème d’Airs : « Toute fleur n’est que de la nuit / qui feint de s’être rapprochée » (Jaccottet, 425). Arrêté à maintes reprises par le mystère des fleurs, tentant de cerner les questions que lui adresse la « brève rumeur » printanière d’un verger d’amandiers, il s’interroge : « et nous, pourquoi respirons-nous ces choses de tous nos yeux ? »(Jaccottet, 554-555). Le verger fleuri lui offre, fugitivement, la vision d’un autre espace. Recours contre l’angoisse de la finitude, cet imaginaire d’un ailleurs renvoie, sans l’assurance dont le nourrissait le romantisme, à un au-delà de l’expérience humaine.
Matérielle, la nature ne renvoie en revanche, chez Francis Ponge, à aucune réalité transcendante. L’expérience du plaisir éprouvé devant les fleurs – mimosa, œillet, lilas, rose, magnolia, etc. – contribue à forger une conviction : face à la richesse inexplicable du « monde muet », le rôle de la poésie consiste à « nourrir l’esprit de l’homme en l’abouchant au cosmos. Il suffit d’abaisser notre prétention à dominer la nature et d’élever notre prétention à en faire physiquement partie » (Ponge, 1999, 630). La patrie du poète étant le cosmos, compris dans un sens intégralement matérialiste, Ponge combat l’idéalisme chrétien et son finalisme anthropocentrique, ainsi que toute forme de romantisme et de croyance dans l’unité secrète du monde. Le monde naturel n’est pour les yeux humains qu’un spectacle auquel la poésie répond par son enthousiasme propre, son potentiel d’exaltation pour dire « ce que 132nous aimons surtout dans les fleurs »(Ponge, 2002, 325). C’est à une ontologie du réel singulier que se voue la poésie pongienne. Doué d’une épaisseur signifiante qui lui est propre, le verbe humain offre aux fleurs, comme à tous les objets du monde, un espace d’expression, sans prétendre révéler quelque sens ultime.
On retrouve cette ambition ontologique, assortie d’une inquiétude nouvelle, dans la poésie contemporaine. L’emprise anthropique sur les écosystèmes menaçant concrètement la biodiversité végétale, en particulier celle des angiospermes – ces plantes dépendantes des insectes qui les pollinisent – les fleurs font l’objet d’une attention intense de la part des poètes : attention au « détail du monde » (R. Bertrand), à la qualité différentielle de chaque être, de chaque espèce menacée. François Cheng, Pierre Vinclair, Fabienne Raphoz, parmi d’autres, décrivent, nomment, recensent fleurs et bêtes, dans des poèmes conçus comme des refuges pour espèces en voie d’extinction.
Tradition rhétorique, questionnement métaphysique et visée ontologique, ces trois orientations de la poésie des fleurs ont marqué des âges particuliers de la poésie lyrique : la Renaissance, le romantisme, la seconde moitié du xxe siècle. Il leur arrive cependant de trouver un réemploi hors de leur moment historique : alors que l’intérêt ontologique pour les fleurs répond à l’émoi contemporain qu’éveille leur disparition, la question métaphysique fait retour au xxie siècle, par exemple chez Albert Albarracin, dont le recueil Pourquoi ? suivi de Natation (2020) fait écho au fameux distique du mystique rhénan Angelus Silesius : « La rose est sans pourquoi, elle fleurit parce qu’elle fleurit ; / Elle n’a souci d’elle-même, ne demande pas si on la voit. »
► Galand-Hallyn P., Le Reflet des fleurs. Description et métalangage poétique d’Homère à la Renaissance, Genève, Droz, 1994. Jaccottet Ph., Œuvres, Paris, Gallimard (« Bibliothèque de la Pléiade »), 2014. Ponge F., Œuvres complètes, Paris, Gallimard (« Bibliothèque de la Pléiade »), 2 vol., 1999, 2002.
→ Féminin/masculin ; Minéral, pierre ; Paysage
Claire Jaquier
Formes brèves
L’écriture lapidaire fut une nécessité matérielle avec des matériaux dont la dureté rendait le travail difficile (voir Inscriptions lapidaires*). Yves Bonnefoy s’en souvient dans ses épigrammes poétiques intitulé Pierre écrite (1965). La brièveté le fut également pour favoriser la mémorisation, comme en témoigne les maximes d’Hippocrate. La poésie cultive des formes poétiques « brèves », puisqu’on distingue traditionnellement grands poèmes, petits poèmes et formes fugitives. Reste à définir le bref qui consisterait à dire beaucoup de choses en peu de mots, en cela différent du court, car la brièveté n’est pas uniquement dans l’ordre du quantitatif, mais aussi de l’effet produit. La contrainte métrique en poésie n’est pas sans imposer une obligation de brièveté, d’aller à l’essentiel et de n’exprimer que « l’âme des choses » (Joubert). Ainsi l’épigramme qui peut faire porter son jeu sur les mots ou les pensées est-il défini comme « Le plus court et le plus aisé des ouvrages de poésie » dans le Traité de poésie française (1685) du Père Michel Mourgues.
Si la poésie lyrique exprime des sentiments intimes au moyen de rythmes et d’images propres à communiquer au lecteur l’émotion* du poète, la recherche de l’effet peut se porter aussi bien sur de longs développements comme sur une concision soigneusement travaillée pour laquelle un certain nombre de genres poétiques ont pu éclore au cours de l’histoire. Au principe économique de la concision, Edgar Allan Poe a ajouté dans Le principe 133poétique celui de l’attention du lecteur, condamnant les poèmes longs à moins de ne retenir en eux qu’une suite de pièces lyriques. Il en résulte le rejet de la poésie épique qui ne semble plus d’actualité.
Sans doute les poèmes les plus courts (2, 3, 4 vers) ont inévitablement des effets de brièveté, comme on le voit avec les monostiques, poèmes d’un vers, dont le poète grec Ménandre (ive siècle avant notre ère) en rédigea 850, tradition que la poésie moderne retrouvera, tel Apollinaire et son célèbre vers : « Et l’unique cordeau des trompettes marines ». Le distique, composé d’un hexamètre et d’un pentamètre (Schiller en compose un qui précise son mouvement général : « Dans l’hexamètre s’élèvent les colonnes liquides de la source / dans le pentamètre, celles-ci retombent mélodieusement ») très courant dans la poésie latine et grecque, est beaucoup utilisé dans les épitaphes poétiques. L’épode, couplet lyrique composé de deux vers iambiques de longueur inégale, a été inventée par Archiloque et imitée par Horace inspiré par la veine satirique de cette forme pleine de vivacité.
Le distique a, dans la littérature française, été surtout employé dans l’épitaphe, l’énigme, l’épigramme.
Le rondeau est un genre dont le rondel (fin xiiie siècle) est l’origine, comportant huit vers dont le premier, le quatrième et le septième sont identiques et qui sera aussi celui du triolet en 1488. Le poème de Ranchin, que Ménage appelait le « Roi des triolets », en est un exemple paradigmatique : « Le premier jour du mois de mai / Fut le plus heureux de ma vie. / Le beau dessein que je formai, / Le premier jour du mois de mai ! / Je vous vis, et je vous aimai. / Si ce dessein vous plut, Sylvie, / Le premier jour du mois de mai / Fut le plus heureux de ma vie ». La forme véritable du rondeau est établie par Clément Marot. Il peut comporter 10 ou 13 vers avec des répétitions au milieu et à la fin qui « touche l’oreille de sa douceur et grâce » (Sébillet). L’intéressant ici est que la répétition peut induire un effet de brièveté (comme elle peut le faire d’ailleurs dans d’autres formes poétiques) dans la mesure où elle crée une figure de tautologie, de martèlement rythmé de l’identité qui est négatrice de toute amplification. Nombreux sont les poètes qui ont sacrifié à ces formes depuis Saint-Gelais, Charles d’Orléans, Benserade à Musset, Banville ou Mallarmé (L’art ose / La rose / L’arrose). Non seulement, le triolet est l’occasion de développer l’image d’un trio de flèches dirigé vers le même but, qui « viennent frapper à la même place et s’enfoncer dans la même blessure », mais Banville insiste dans son Petit traité de poésie française (1872) qu’« on a le droit de se permettre même… le calembour ».
L’épigramme, « capable tant de facéties que de choses sérieuses » (Jacques Peletier, Art poétique, 1555) porte sur un seul objet : « L’épigramme plus libre, en son tour plus borné, / N’est souvent qu’un bon mot de deux rimes orné » (Nicolas Boileau-Despreaux). Sa concision peut la rapprocher de l’aphorisme et sa forme le plus souvent versifiée de la poésie brève.
De manière générale, la forme binaire de l’épigramme, sa concision et sa pointe finale, dépasse le cadre même du genre pour désigner une forme épigrammatique propre à de nombreuses poésies brèves, quatrains, etc. On a pu ainsi dire que le madrigal est une épigramme amoureuse, mais alors que l’épigramme a le trait mordant, le madrigal, modèle de poésie amoureuse a pour fonction de séduire par sa douceur, sa simplicité et sa grâce. En vogue du xvie au xviiie siècle, souvent mis en musique (Monteverdi), il fait partie de ces poésies de circonstances dont la brièveté tient à l’occasion unique de leur énonciation, tout comme l’épithalame, rédigé à l’occasion d’un mariage et particulièrement à l’honneur dans l’Antiquité 134grecque et romaine, avec ses deux parties consacrées aux louanges des époux et aux vœux de bonheur. La villanelle, d’origine italienne, de forme libre, puis codifiée au xvie, chante les beautés champêtres.
Il peut sembler étonnant qu’autrefois le sonnet soit défini comme une espèce d’épigramme par Colletet et avant lui Th. Sébillet dans son Art poétique français (1548). La forme close et limitée du sonnet est une forme contrainte qui engage sans nul doute à la brièveté.
Certaines formes poétiques brèves ont été importées de l’étranger avec plus ou moins de succès. Ainsi le limerick, sorte d’épigrammes en cinq vers, issu des traditions orales des comptines et des « nursery rhymes » d’Angleterre jouant avec humour de l’absurde, a pu tenter Arthur Adamov, Claude Roy ou Jean-Claude Carrière. Les Rubaiyat (Quatrains) d’Omar Khayyam (xie siècle) et ceux de Rumi (xxi-xiiie siècle) ont pu inspirer Fernando Pessoa, T.S. Eliot et Oscar Wilde. Le pantoum, poème à forme fixe et à rimes croisées et enlaçant deux thèmes, dérivé du pantun, un quatrain malais, a été mis à la mode par Victor Hugo en 1828 dans une note des Orientales. Il trouve dans cette forme « une séduction singulière, due non seulement à la répétition des vers selon un certain ordre, mais au parallélisme de deux idées se poursuivant de strophe en strophe, sans jamais se confondre, ni pourtant se séparer non plus, en vertu d’affinités mystérieuses ». La forme sera reprise avec certaines libertés par Gautier, Banville, Leconte de Lisle, Baudelaire, Verlaine, René Ghil et Francis Lalanne.
L’une des formes poétiques brèves importées et des plus connues de nos jours est sans conteste le haïku qui fait de la brièveté le principe même de son écriture. Poétique de la suggestion par l’art du retrait, ce poème en trois vers (respectivement de 5, 7 et 5 syllabes) est un genre particulièrement privilégié de la littérature classique japonaise célébrant l’instant, l’éphémère et l’évanescence des choses du monde. Le « dire bref », celui du sentiment intime des choses que l’attention perçoit, est celui d’une image évoquant son indicible. Le haïku, dit Roland Barthes, « s’enroule sur lui-même, le sillage du signe qui semble avoir été tracé, s’efface : rien n’a été acquis, la pierre du mot a été jetée pour rien : ni vagues ni coulée de sens. » Philippe Jaccottet le définit comme une forme qui « réussit à illuminer d’infini des moments quelconques d’existences quelconques » (Œuvres, Gallimard, 2014, 1341). L’émotion suscitée par le frémissement du temps et la fragilité des choses, la légèreté du ton et le cocasse qui naît d’associations inopinées constituent les fondements. En associant l’instant et l’éternité, la brièveté du poème et la fulgurance de l’éclair et le vague flottement hors du temps, l’un des impératifs majeurs est que chaque haïku doit inscrire la marque de la saison. « Un haïkaï est une sensation nue » et Bashô de dire : « Que vos haïkaï ressemblent à une branche de saule mouillée par une pluie légère agitée par la brise ».
La pratique de cette forme, comme exercice spirituel, fait partie d’une culture, d’une sensibilité et d’une manière d’appréhender le monde propre au Japon, mais que l’Occident s’est également appropriée à partir de la fin du xixe siècle, non sans malentendus, mais avec un enthousiasme fécond, car le haïku a profondément inscrit son empreinte dans la poésie contemporaine. Le recueil d’Éluard Pour vivre ici a pour sous-titre : « onze haï-kaï ». Le raccourci formel de ces micro-poèmes à l’ironie dadaïste est le but recherché : « Le vent / Hésitant / Roule une cigarette d’air ». Paul Claudel, avec Cent phrases pour un éventail (1942) et combien d’autres ont souscrit à cette 135« vitesse » télégraphique si parente de la sensibilité moderne, issue la crise de la poésie ouverte par Mallarmé et d’autres. Jean-Marie Gleize remarque que la brièveté dans la condensation du sens ou son retrait est devenue « une marque formelle de poéticité ». L’idéal d’une parole simple, neutre, qui ne fait que dire l’instant du monde, dans son énonciation minimale, bouscule la poésie contemporaine et agit chez les poètes occidentaux comme une radicale remise en question de la parole poétique, c’est-à-dire du langage.
Enfin l’aphorisme poétique, qu’il s’agisse des « petits tableaux, de tout petit tableaux » d’un Jules Renard, des Greguerias (d’un Ramon Gómez de la Serna) qui condensent la pensée poétique en de courtes notations, les Poteaux d’angles d’un Henri Michaux, les Feuillets d’Hypnos, La parole en archipel d’un René Char et tant d’autres témoignent de ce que la brièveté est un appel, un signe, une piste, un choc qui donne à penser, par un mouvement de concentration usant de la litote, de l’ellipse, du retrait, des images, des émotions dans des formes diverses et pour certaines mouvantes visant avant tout à contraindre, resserrer, réduire et contracter pour intensifier la parole poétique, ce que Baudelaire vantant les mérites du sonnet pressentait : « Parce que la forme est contraignante, l’idée jaillit plus intense. » (Lettre à Armand Fraisse datant du 18-19 février 1860).
► Delteil A. (dir.), Le haïku et la forme brève en poésie française, Aix-en-Provence, Publications de l’Université de Provence, 2001. Montandon A., Formes brèves. Paris, Classiques Garnier, 2018. Neiva S., Montandon A. (dir.), Dictionnaire raisonné de la caducité des genres littéraires, Genève, Droz, 2014.
→ Genre, mode ; Inscriptions (lapidaires) ; Minéral, pierre ; Verset ; Vers libre
Alain Montandon
Francophonie
Dans un projet de préface aux Fleurs du mal, Baudelaire souligne la « prosodie mystérieuse et méconnue » de la poésie lyrique française : « Comment la poésie touche à la musique par une prosodie dont les racines plongent plus avant dans l’âme humaine que ne l’indique aucune théorie classique ; que la poésie française possède une prosodie mystérieuse et méconnue comme les langues latine et anglaise […] » (Baudelaire, O. C., t. I, 1975, 183). Il s’appuie sur la distinction entre le décompte syllabique du vers français et la scansion métrique de l’anglais ou du latin. Au-delà du vers, il s’agit de la phonétique et du rythme propres à la langue française elle-même (le « e » muet, l’accentuation, la mélodie et le rythme de la phrase française), en vers comme en prose.
La « prosodie » singulière de la poésie française pourrait permettre de dégager une communauté des genres lyriques au cours de l’histoire, et à travers le monde – de Suisse et de Belgique jusqu’aux Amériques, du Maghreb à l’Afrique subsaharienne et à l’Océanie. Existe-t-il des universaux, ou du moins des traits stylistiques généraux et communs en langue française à Césaire, Senghor, Miron, Jaccottet ou Bonnefoy ? Et, pour s’en tenir au seul domaine anglophone, qu’est-ce qui distingue ces poètes de Yeats, Eliot, Auden, Stevens, Walcott ? Selon la métaphysique élaborée au début du xixe siècle par Humboldt, chaque langue construit une « vision du monde ». Dans la lignée d’un imaginaire des langues hérité du romantisme, Bonnefoy oppose la vision concrète du monde sensible dans la poésie de Donne, Keats et Yeats, à l’essentialisme de la poésie française, nativement « platonicienne », et illustré par la « pauvreté » du vocabulaire racinien. Selon Bonnefoy, pour tenter de dire la mort et la « présence », Baudelaire 136a dû s’affronter avec le « concept », inhérent à la logique de la langue française.
En deçà d’une métaphysique des langues, le rapport concret avec la langue française n’est pas le même pour un poète « francophone » hors de France, dans un contexte plurilingue qui détermine une « surconscience linguistique », selon les termes de Lise Gauvin, que pour un poète français en métropole, aujourd’hui largement voué au « monolinguisme », tout au moins pour l’écrit. Pour Hugo, Baudelaire ou Valéry, la langue française reste certes un enjeu central, surtout pour les poètes traducteurs comme Mallarmé ou Bonnefoy. Mais la situation est plus tendue et complexe pour un poète lyrique « francophone », en présence d’autres langues – régionales, dialectales, nationales ou vernaculaires, qui lui donnent une « surconscience linguistique ». Ainsi de Miron, confronté avec l’anglais aussi bien qu’avec le français de France et le « québécois », Césaire et Glissant avec le créole antillais, Dib avec l’arabe littéral et le dialectal algérien. Certains poètes bilingues, comme Rabearivelo, qui écrit en malgache et en français, sont déchirés entre deux cultures que la colonisation rend incompatibles. La diversité de ces situations marquées par des rivalités ou, au contraire, des affinités entre les langues exerce une influence déterminante sur la pratique des genres lyriques. C’est ainsi que « sous » le lyrisme élégiaque de Jean Amrouche, se font entendre les voix de la Kabylie, ou les chansons flamandes sous les poèmes de Verhaeren. Et le lyrisme de Miron, parfois proche de celui d’Éluard, est constamment brisé par « l’aliénation délirante » dans le « traduidu » de l’anglais. Le « complexe linguistique » du colonisé, en Afrique ou au Maghreb, quand le français est la langue de l’Autre imposée par la violence, se traduit par une tension accrue à l’égard des formes lyriques, souvent déconstruites ou subverties de l’intérieur. Et lorsque le français et l’arabe entretiennent au contraire une « complicité de tendresse », comme dans la poésie de Salah Stétié, l’écriture lyrique s’enrichit de cette complémentarité du bilinguisme libanais. La poésie lyrique est plus largement conditionnée par le rapport que le français, langue écrite et normée, entretient avec l’oralité. Du fait de l’écart entre l’écrit et l’oral, sans doute plus grand en français qu’en anglais, l’inscription de la voix et des traits de l’oralité exige de défaire les conventions. Ainsi du lyrisme senghorien qui accueille les voix de ses origines sérères, par la référence au chant et à l’accompagnement de la kora et du balafon. Ou encore du français québécois, mâtiné de joual, dans la poésie de Miron. C’est par une très forte tension avec l’écriture métropolitaine que la poésie lyrique francophone s’ouvre sur l’oralité africaine ou québécoise.
La question d’une spécificité, et plus encore d’une éventuelle autonomie de la poésie lyrique « francophone » hors de France, distincte de la poésie française de la métropole aussi bien que de la poésie lyrique en d’autres langues, ne va nullement de soi. Du fait même de l’Histoire, il convient de distinguer la poésie lyrique de langue française en Europe (Suisse, Belgique, Luxembourg), étroitement liée à l’histoire de la poésie française, mais distincte et indépendante de celle-ci, de la poésie des aires de diffusion (Amériques, Afrique, Moyen-Orient, Océan indien, Pacifique), qui suit l’expansion impériale ou coloniale à partir du « centre » de l’Ile-de-France. Mais toutes ces formes de la poésie lyrique en français ont en commun d’être toujours liées peu ou prou à l’histoire de la poésie française en métropole, en raison du rayonnement de la littérature française à travers le monde depuis le xviiie siècle. Pas plus que de lire Yeats ou Whitman sans Shakespeare, 137Milton ou Wordsworth, il n’est possible de lire Kateb Yacine sans Rimbaud, ou Senghor sans Baudelaire et Claudel. Tous appartiennent à la « poésie mondiale ».
Lorsque, au xixe siècle, paraissent les premiers recueils de poésie lyrique en français à l’étranger, un moment où émergent les littératures « nationales », le modèle reste celui de la poésie « française de France ». Dans les pays francophones, la fortune de Lamartine, Hugo, Leconte de Lisle, Baudelaire et Valéry est considérable. Les poésies nationales en français se construisent souvent à partir de ces figures de référence, mais avec un certain décalage par rapport à l’histoire littéraire européenne. Les recueils d’Oswald Durand en Haïti, d’Octave Crémazie ou de Louis Fréchette au Canada, de Charles Corm au Liban s’inspirent clairement des poètes français, dont la poétique est transposée dans l’univers des Amériques ou du Moyen-Orient, un demi-siècle après la fin du romantisme européen. La poésie lyrique francophone dans son ensemble, surtout dans les aires d’expansion de la langue française, coloniale ou non, est marquée par « l’anxiété de l’influence » (H. Bloom). Paris est alors la capitale de la poésie mondiale, où séjournent les poètes de langue française fondateurs des traditions nationales, comme Émile Nelligan ou Chekri Ganem. Il en est d’ailleurs de même pour la poésie aux États-Unis, qui continue à se référer aux modèles britanniques, à Milton en particulier. La publication de Leaves of Grass (1855) par Walt Whitman marque la naissance d’un lyrisme « démocratique » proprement « américain ». Même la poésie de langue française de la Jeune Belgique, qui naît en Wallonie et en Flandres après 1830, demeure dans l’orbite du romantisme et surtout du symbolisme français, qui revêt ainsi une dimension européenne, voire « mondiale ». En Suisse romande, la vocation patriotique ou morale de l’helvétisme du Doyen Bridel et de ses héritiers ne brille pas par ses qualités lyriques. Il faut attendre, au début du xxe siècle, La Voile latine et surtout les Cahiers vaudois, autour de Ramuz, pour que se développe une poésie lyrique proprement romande, dont héritent Gustave Roud, Maurice Chappaz et Philippe Jaccottet après-guerre. C’est surtout par le choix des sujets et des paysages que cette poésie lyrique en français tend à s’affirmer à chaque fois comme « nationale » : forêt canadienne le long des rives du Saint-Laurent, peuplées des « Anciens Canadiens » ; « plantations » où les « Jacobins noirs » conduisent la révolution haïtienne ; plaine des Flandres, sommets des Alpes, où vivent les montagnards valaisans. À distance de la poésie française, chaque poésie proclame son identité propre, tout en s’inspirant des modèles français. L’« autonomie », au demeurant toute relative puisque les recueils sont souvent publiés et lus à Paris, est d’abord thématique. Ce n’est que dans la première moitié du xxe siècle que s’invente une poésie lyrique nouvelle, certes toujours nourrie de la poésie française, mais qui affirme son identité par le traitement original de sujets qui lui sont propres. Ainsi du lyrisme de la Négritude qui, avec Césaire, Senghor et Damas, mais aussi Roumain, Rabemananjara et d’autres poètes originaires d’Afrique subsaharienne ou de la Caraïbe, apportent une poétique ancrée dans l’histoire tragique de l’esclavage et de la colonisation. La Négritude se place sous le signe d’« Orphée noir », titre de la préface fameuse de Sartre à l’Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache de langue française (1948) de Senghor, qui fait la part belle au lyrisme. La plongée du sujet lyrique au plus profond de lui-même, dans la mémoire de la Traite, appelle l’invention de genres et de formes lyriques nouveaux, comme le « tam-tam » qui, selon Sartre, « tend à devenir un genre de 138la poésie noire, comme le sonnet ou l’ode le furent de la nôtre ». La poésie lyrique a ainsi pour vocation de faire retentir le « grand cri nègre » qui fait éclater les formes mesurées de la tradition lyrique occidentale.
► Combe D., Littératures francophones : questions, débats et polémiques, Paris, PUF (« Quadrige »), 2019. Gauvin L., La Fabrique de la langue, de François Rabelais à Réjena Ducharme, Paris, Seuil (« Points »), 2004. Miron G., « Recours didactique », L’Homme rapaillé, Paris, Gallimard (« Poésie »), 1999 [1970].
→ Afrique subsaharienne (francophone) ; Amérique du Nord (francophone) ; Amérique latine (francophone) ; Belgique (francophone) ; Maghreb (francophone) ; Proche-Orient (francophone) ; Suisse romande (francophone)
Dominique Combe
- CLIL theme: 3431 -- ENCYCLOPÉDIES, DICTIONNAIRES -- Encyclopédies et dictionnaires thématiques
- ISBN: 978-2-406-15975-9
- EAN: 9782406159759
- ISSN: 2261-5938
- DOI: 10.48611/isbn.978-2-406-15975-9.p.0119
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 02-21-2024
- Language: French