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- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : Dictionnaire du lyrique. Poésie, arts, médias
- Pages : 73 à 86
- Collection : Dictionnaires et synthèses, n° 27
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Danse
L’évidence d’un rapport entre la poésie et la danse a été et reste un lieu commun, bien qu’elle n’ait cherché à formuler que très récemment les raisons de sa conviction. Il fallut soulever les cuirasses de métaphores qui les maintenaient liées par le goût, la belle âme et le pied léger, pour découvrir tendu de l’une à l’autre un observatoire puissamment critique du lien à reconnaître entre le geste et la parole ; puis commencer à étudier, sur la base des savoirs du corps dansant, la part du somatique dans les productions lyriques.
« La danse, c’est la poésie avec des bras et des jambes », écrivait Baudelaire. Elle était, pour Mallarmé, un « poème dégagé de tout appareil du scribe ». Et pour Artaud, « une Parole d’avant les mots ». Elle apparut plus largement, pour les poètes de la modernité, comme un lieu d’affinités salutaires, un art-mère sensé redonner sens aux mots dans le double contraste d’un avant (marqué par une discréditation de la danse et l’anathème lancé plus largement au corps) et d’un après (empreint d’une discrétisation de la figure de la danseuse et de son silence thématique dans la poésie d’après-guerre). Le caractère inédit de cette lune de miel a noué explicitement la rencontre des corps dansants et des corps écrivants sur le fil des crises de la modernité, au moment où les uns et les autres avaient à se redéfinir contre les codes, les images et les signes qui co-mandataient l’univers du sens. La danseuse est érigée en muse inspiratrice par toute une génération de poètes qui, de Rimbaud à Baudelaire, de Mallarmé à Valéry, de Hofmannsthal à Rilke, lui consacrent d’admiratives pages d’écriture. La révérence y est toutefois, plus décisivement, d’ordre poétologique : la poésie moderne, celle de Valéry, d’Artaud, de Michaux notamment, vise moins à toucher le phénomène chorégraphique en lui-même qu’à y lire ses propres énigmes, et la voie d’un possible dépassement du signe. Entre source d’inspiration thématique et paradigme d’écriture, la danse se sera attachée à la modernité poétique à même l’impossibilité de sa traduction verbale. Et la modernité chorégraphique aura répondu, en miroir, en faisant du poème la prime matière de ses créations – telle l’écriture de Mallarmé pour Nijinski et son Après-midi d’un faune, celle de Dickinson pour Isadora Duncan, ou de Longfellow pour Martha Graham.
Ce compagnonnage historique est toutefois à lire comme la partie émergée d’un iceberg de liaisons plus génétiques qui auront parcouru histoires et cultures. Parmi les autres indices qui ont jalonné l’anhistoricité de ce couplage, relevons par exemple le support du poème dans la tradition des danses indiennes, ou l’écriture poétique comme échauffement chorégraphique dans les lignées postmodernes américaine de Simone Forti et japonaise de Kazuo Ono. Ou, plus éclairant encore, la tendance depuis l’Antiquité à élaborer des analogies métriques qui lient poésie et danse sur
74le fond de leur structure spatio-séquentielle conjointe. Dans le dithyrambe, l’aède et le chœur cheminent ensemble, en associant leurs pas à la métrique du poème. Eschyle, en écrivant lui-même les chants et les chorégraphies du chœur à l’instar des auteurs tragiques de son temps, suit les règles prosodiques du dithyrambe qui prévalent encore et sont indissolublement poétiques et chorégraphiques. Plutarque confirmera, dans ses Propos de table (9-15), que « l’orchestique et la poétique ont une entière affinité et une intimité parfaite ». Et l’effort pour paralléliser grammaire et syntaxe de ces deux « langages » affines, des jambages syllabiques avec les pas chorégraphiques, d’une métrique poétique confondue avec une trame chorégraphique, se reconnaîtra jusque dans le rondeau du moyen-âge, dans cette forme lyrique née de la danse, de la ronde et de l’alternance en elle du soliste et du chœur.
Plurielles, ces formes de dialogue sont à la fois le symptôme de convergences pressenties et le signe de résistances intrinsèques innommées. L’acte de danser et de donner à sentir par le seul moyen du corps aura interpelé, fasciné aussi, à même sa façon propre de se dérober.
Art du geste sans trace, la danse échappe aux tentatives de rétention et ne livre aux velléités de capture qu’une déictique de l’indicible et de l’irreprésentabilité. Art sans médiatisation seconde, elle est attachée à cet « émouvant infirme » (Michaux) qu’est le corps – à la fois objet et sujet, matière et moyen, unique médium de sa donation sensible. Corps méprisé hier, réhabilité au cours du siècle passé en tant qu’objet complexe et énigmatique, et horizon central de la recherche artistique comme scientifique. Art du mouvement, enfin, qui agit par l’effet des résonances et des contagions de l’empathie* kinesthésique, la danse dévoile une toute autre sémiotique, une autre façon de faire sens que celle de la signification langagière.
Les corps dansants tendent aux poètes le fantasme d’une communication médiate (sans mots) de l’affection du monde en nous, c’est-à-dire : l’exemplarité en elle de la fonction lyrique, et un horizon inatteignable pour la parole poétique. Un horizon qui s’approche toutefois dès qu’on s’aventure en deçà de leur stase thématique, dès qu’on ne questionne plus la danse et la poésie comme deux systèmes sémiotiques clos et distincts, mais comme deux formes expressives consubstantielles en leur germination poïétique.
Cette bascule s’opère à la faveur de la vaste entreprise déconstructive du xxe siècle qui a déporté les arts, en leurs pointes expérimentales, vers l’inévidence de leur médium d’expression. Les poètes balbutient, trébuchent dans leur langue, se heurtent nouvellement au corps. Certains se perçoivent comme des danseurs sur place, des « sportif[s] au lit » (Michaux), des êtres en mouvement qui « écri[vent] comme on marche » (du Bouchet). Autour de Tel Quel, TXT ou Action poétique, les poètes des années 1970 expérimentent la déconstruction du sens dans une écriture conçue comme une praxis, une energeïa, plutôt que comme une œuvre. De leur côté, les danseurs de la post-modernité radicalisent les acquis de la danse moderne : en extirpant le geste de toute emprise spéculaire, de son reflet dans les miroirs, et partant des figures qu’il produit dans l’espace du visible, ils ont érigé le senti interne comme unique guide du mouvement, matière première, voire ultime, de leur art. D’une part, le geste est nouvellement vécu pour ce qu’il est, et non plus simplement pour ce qu’il fait ; de l’autre, le langage intéresse moins pour ce qu’il dit que pour les phénomènes à l’œuvre dans sa poussée articulatoire vers le sens. La danse et la poésie se reconfigurent comme deux pratiques de 75déprise de la transitivité de leurs moyens de communication, qui visent pareillement « la région antéprédicative du sens comme sentir » (Clam).
Là, à l’endroit de la formation du sens en train de naître où les aura conduites cette double implosion, se découvre la matrice somatique du corps parlant. Et la preuve que le verbal est un geste : « Si les gestes parlent, écrit Deleuze, c’est d’abord parce que les mots miment les gestes ». L’usage poétique de la langue mobilise radicalement la genèse corporelle du langage, laquelle ne se différencie pas de la genèse corporelle des gestes de la danse. Cette genèse est un fait de l’organisme, poètes et danseurs étant liés ici par l’épreuve de fort sentis internes de l’auto-affection du monde en eux, et des premières inflexions qui en soutiennent le chemin articulatoire vers la fabrique des formes. Substrat lyrique par excellence, cette animation du dedans est densifiée, travaillée, canalisée, infléchie dans l’une et l’autre praxis, alors qu’elle se trouve neutralisée dans le vécu ordinaire. Elle désigne à la fois une zone d’expérience infra-verbale et la trame affectuelle à conduire dans l’empirie d’une pièce d’art, énoncé poétique ou geste de danse. Sa conduction à l’apparaître est toute l’opération poïétique, tel que mise à nue par la postmodernité.
C’est dire autrement que la danse se lie à l’écriture poétique à l’endroit de ce qui ne fait pas langage dans la langue, mais mouvement. Un endroit que les penseurs grecs avaient déjà intuitionné sous l’aspect du rythme, dont les premières conceptualisations avaient été formulées par Platon et Aristote à partir du modèle chorégraphique. Désignant plus récemment, selon Henri Meschonnic, ce « plus que le langage peut porter du corps », le rythme peut aujourd’hui revenir à sa première intuition, et lire ce « plus », cet excédent de corps, comme sa source, à même le mouvement des sensibilités premières du corps profond. Spécifié comme étant très exactement ce mouvement imperceptible qui rend compte de la façon dont une parole prend corps quand elle devient poétique, le rythme peut prendre nom de dansité – et s’instruire de ce phénomène dansant, cette infra-danse, infime, faite de ces flux qui parcourent le corps interne, le mettent en mouvement et lui procurent son senti de base. Cet infléchissement conceptuel suggère qu’une forme lyrique ne danse pas, mais est portée par une certaine dansité qui désigne le mouvement physique qui la sous-tend. Il ouvre ce faisant un champ d’étude instruit par les savoirs du corps dansant, qui rende possible des lectures kinesthésique, tonique, graviceptive et tactile du poème – à savoir, par extension, une lecture proprement chorégraphique de l’ensemble des phénomènes lyriques.
Au terme de ce bref examen, il apparaît que toutes les occurrences du dialogue entre danse et poésie pointent implicitement vers une consubstantialité qui a attendu le xxe siècle pour s’envisager, et l’entreprise déconstructive du second xxe siècle pour se comprendre. L’intuition transhistorique et transculturelle d’une parenté étroite, fondamentale, entre ces deux arts, à l’endroit spécifique du lyrique en eux, a pris ainsi consistance à la faveur de la nouvelle centralité du corps acquise à l’ère contemporaine. Et de sa propre façon de faire sens, de se mouvoir et d’être mû, en-deçà du langage articulé. Ce qui peut intéresser aujourd’hui les formes du lyrique, ce n’est plus tant la danseuse comme figure rhétorique ou béquille poétologique, mais la dansité comme modalité complice des premiers élans de la genèse artistique et première raison des affinités électives entre corps dansants et corps écrivants. Il reste encore, sur ce champ, à élaborer des poétiques de la danse capables d’outiller la gestation 76articulatoire du sens, et de tailler dans la communication lyrique la part du corps.
► Bouvier M., Les Intrigues du geste : pour une approche figurale du geste dansé, thèse de doctorat soutenue à l’université Paris 8, 2021. Clam J., Genèses du corps : des corps premiers aux corps contemporains. Une théorie des mouvements corporants, Paris, Ganse Arts et Lettres, 2014. Finck M., « Poésie et danse à l’époque moderne », dans Corps provisoire : Danse, cinéma, peinture, poésie, Paris, Armand Colin, 1992.
→ Art lyrique, musique ; Mélos, mélique ; Rap ; Rites
Alice Godfroy
Degré zéro, antilyrique
Quel serait le degré zéro du lyrisme ? Pour trouver la réponse, il est nécessaire d’en revenir à l’émotion*, à son expression dans et par la langue ou les formes du discours. Car s’il est bien un matériau auquel se confronte le poète, ce sont les mots et les formes qu’ils prennent dans la tradition lyrique. Cette question peut être abordée de deux manières. La première est quasiment mythique, et associe étroitement le lyrique et l’origine du langage, chez Platon dans le Cratyle, au xviiie siècle, chez les romantiques. Nous nous contenterons d’un seul exemple, significatif. Selon Rousseau dans l’Essai sur l’origine des langues, ce ne sont pas les besoins, mais le désir d’« émouvoir un jeune cœur », ou de « repousser un agresseur injuste », qui a « dict[é] des accents, des cris, des plaintes », « les plus anciens mots inventés. » « Voilà pourquoi les premières langues furent chantantes et passionnées, avant d’être simples et méthodiques. » La seconde voie, plus analytique, rouvrirait le dossier du mimologisme, auquel Gérard Genette a consacré un ouvrage aussi vaste qu’il est précis, quoi qu’il laisse au second plan la question philosophique du matérialisme*. Le degré zéro du lyrisme, matérialiste* avant tout, consiste dans le cri, le ou les mots bruts, et brutalement expressifs de l’émotion, ou encore dans la parfaite coïncidence du mot, de sa sonorité ou de son graphisme, et du sens que lui donne le sujet sentant, parlant et, éventuellement, écrivant. On pourrait décliner ainsi quelques oppositions fortes : sonore vs visuel ; oralité vs écriture ; spontané vs usage ; natif vs convention ; naturel vs artificiel ; émotion vs besoin ; motivé vs non-motivé ; naturel ou nécessaire vs arbitraire, etc. Il faut bien voir que s’opère là une forte mutation : certes l’émotion importe, mais, parce qu’elle est éphémère, il importe tout autant de la pérenniser et de la partager. L’état lyrique – pastichons Genette, cela ne saurait lui déplaire – est un état de langage qui conduit les poètes à redéfinir le vers (Mallarmé, Claudel), la forme (Valéry), le poème et le Livre (Mallarmé), ou à les nier dans la volonté de s’en tenir aux mots et à la lettre des mots, refusant toute transcendance, toute vérité, tout arrière-monde, tout sentiment, toute épaisseur sémantique (Emmanuel Hocquard, Claude Royet-Journoud, Anne-Marie Albiach, Jean Daive, Jean-Marie Gleize).
Ces formes de lyrisme et d’antilyrisme ne recouvrent pas l’opposition du matérialisme et de l’idéalisme. En effet, le mimétisme graphique et sonore, et l’étymologie, sont présents chez Claudel, poète catholique qui cite le Cratyle dans son Art poétique et pour qui « les mots ont une âme », et chez Francis Ponge, matérialiste, athée, grand lecteur d’Épicure et de Lucrèce. Il est donc nécessaire de distinguer la motivation du son et du sens, c’est-à-dire des deux faces du signe, de la pensée qui la sous-tend, par exemple le thomisme de la forme chez Claudel et le matérialisme historique et sémantique que Philippe Sollers, si proche de Ponge dans les années 1960, élabore et formule dans les entretiens qu’il a avec le poète théoricien de l’objeu, le 77« fonctionnement verbal sans aucun coefficient laudatif ni péjoratif » – c’est-à-dire lyrique. C’est dans L’Écriture et l’expérience des limites, puis dans Sur le matérialisme que Philippe Sollers théorise ce « matérialisme dualiste » qui sous-tend sa relecture de Dante, Mallarmé, Rimbaud, Sade, Lautréamont et se réfère à la pensée de Bataille. « Le langage, alors, se donne comme constitution de sa propre destruction, comme libération et non expression de tout référent possible. » L’écriture traverse les discours – d’exclusion, de censure, de conjuration – qui viennent revêtir, habiller, le désir négatif qu’est le sujet. « Le corps est en nous ce qui est toujours “plus” que nous, ce qui tue en nous sa propre représentation, et nous tue en silence. » Ce matérialisme linguistique trouve ainsi dans la chair – et donc dans la vie et dans l’éros définis comme dépense, perte et mort – son fondement véritable. Il fait advenir, par la négativité dialectique et dans le texte, un autre sujet. Évidemment, un semblable matérialisme rejette toute forme de lyrisme sentimental : le romantisme est la cible de Ponge et de Sollers. Mais, proche en cela de Foucault qui soupçonne l’ordre du discours de contraindre écritures, savoirs et sujets du savoirs et qui inspire à Stierle sa conception du sujet lyrique, Sollers pose les bases d’un lyrisme qui suppose la transgression des discours et des significations instituées en des formes textuelles inédites, et dont Ponge, après Mallarmé, Rimbaud, Lautréamont, Sade, serait le parfait accomplissement.
► Alexandre D., Paul Claudel, du matérialisme au lyrisme, « comme une oie qui clabaude au milieu des cygnes », Paris, Honoré Champion,2005.Genette G., Mimologiques, Voyage en Cratylie, Paris, Seuil (« Poétique »), 1976. Sollers Ph., L’écriture et l’expérience des limites, Paris, Seuil (« Points »), 1968. Sollers Ph., Sur le matérialisme, Paris, Seuil (« Tel quel »), 1974.
→ Document ; Impersonnel ; Ordinaire/artistique ; Pureté, impureté
Didier Alexandre
Deuil
Épreuve collective et personnelle peut-être la plus profondément humaine, le deuil concerne la parole poétique de multiples façons, sous le patronage séculaire de la figure d’Orphée*, descendant aux Enfers rechercher Eurydice pour la perdre une deuxième fois.
Il faut d’abord rappeler la fonction rituelle et cérémonielle des chants funèbres dont on trouve mention dès Homère dans L’Iliade où les funérailles d’Hector sont accompagnées par les chanteurs de thrènes et les pleurs du chœur des femmes. Il s’agit de rappeler les exploits du héros et de rendre sa mémoire durable, en même temps que de donner à la lamentation sa pleine dimension sociale. Codifié, le chant de deuil unit musique, poésie et danse, proposant souvent une répartition dialogale des paroles masculines et féminines. Dans les sociétés dites « traditionnelles », qu’étudie l’ethnopoétique, les exemples abondent de ces rituels funéraires qui continuent d’être vivants : aurost occitan, déplorations chantées des Yézidis d’Arménie, chants des femmes épirotes ou tsiganes. Dans ces cérémonies, selon l’expression paradoxale utilisée dans La Voix actée, « la douleur est une fête » où la collectivité se ressoude autour de ses morts.
Une longue tradition, grecque puis latine, va donc dans le sens d’une louange du disparu dont le poème doit fixer pour un temps long la mémoire et la geste. Il s’agit de dépasser l’émotion personnelle et de transcender l’épreuve, en reconnaissant avec plus ou moins de stoïcisme, la leçon de fragilité humaine que délivre la belle mort. C’est dans ce registre que se range encore Malherbe dans sa célèbre « Consolation à M. Du Périer » (1599) 78où il exhorte son ami à sortir de sa peine paternelle, à accepter la fugacité du monde où la jeune fille défunte, pareille à la fleur, « a vécu ce que vivent les roses, l’espace d’un matin », et à s’incliner devant le vouloir de Dieu (voir Religion*).
L’épreuve du deuil peut ainsi s’inscrire dans le grand thème lyrique de la fuite irréversible du temps, dans le sentiment de la fugacité et de la vanité des choses terrestres, nourrissant une rêverie élégiaque à laquelle le Romantisme va donner une ampleur nouvelle. Car, en se déritualisant, en perdant sa dimension à la fois collective et religieuse, le poème funéraire devient affaire de lyrisme* douloureux et personnel, source d’une plainte intime qui devient l’une des grandes veines de l’inspiration poétique. La rêverie sur les ruines (déjà présente chez Du Bellay), la déambulation dans un cimetière, la remémoration endeuillée du souvenir amoureux dans le lieu même du bonheur passé que l’on trouve exemplairement dans « Le Lac » de Lamartine : voilà le nouveau paysage de la conscience endeuillée qui préside à une grande partie de la poésie romantique européenne. La muse* a déserté et le siècle est celui de jeunes gens nés trop tard. Poète donc celui qui peut se dire, avec les majuscules, « le Ténébreux, le Veuf, l’Inconsolé » pour reprendre le célèbre premier vers de « El Desdichado » de Nerval (1854), sonnet du deuil qui s’inverse pourtant à la fin dans le dépassement de l’exploit d’Orphée, puisque le poète nervalien, lui, « a deux fois traversé l’Achéron ».
De la poésie élégiaque « qui se plaint sans porter plainte » (comme le souligne Pierre Loubier dans La Circonstance lyrique) à l’allégorisation de l’esseulement, la figure romantique du poète est placée sous le signe d’une déploration qui va se transformer en topos et en objet de raillerie. C’est en dépassant le registre personnel pour faire de son livre celui « d’un mort » ou « les Mémoires d’une âme » selon les mots de la Préface que Victor Hugo fait des Contemplations (1856) une somme poétique auto-thanatographique où il érige, en son centre, le Tombeau de Léopoldine, l’enfant disparue, jamais nommée.
La poésie moderne est ainsi prise entre le désir de construire, sous une forme impersonnelle qui traverse le temps, le tombeau du défunt, et une relation plus intime, moins triomphale devant l’épreuve d’une douleur qui risque même de paralyser le poème. De cette tension, l’œuvre de Mallarmé est révélatrice : d’un côté les hommages funèbres à Verlaine, Poe ou Gautier accomplissent l’impersonnalisation de l’homme en Poète majuscule ; de l’autre, l’impossible et bouleversant hommage du père envers un fils qu’il doit protéger du savoir de sa mort. Les notes de Pour un Tombeau d’Anatole, publiées de manière posthume en 1961, disent aussi, dans des fragments rompus, la limite aphasique qui stupéfie une parole interdite par le chagrin.
Le xxe siècle poursuit cette intériorisation de l’épreuve, où l’on peut voir le signe ou le symptôme d’un lyrisme* entravé, là où Orphée est moins celui qui peut charmer les bêtes sauvages et traverser le fleuve des Enfers que celui voué à toujours perdre Eurydice. Le deuil, la mort de l’être proche et aimé deviennent en quelque sorte une des circonstances lyriques les plus poignantes, où se mesurent la peine, l’effort pour préserver la mémoire du disparu, le sentiment d’un temps arrêté qui « déborde », qui se stupéfie dans le naufrage d’une existence qui se fait survivance, la nécessité de retrouver le rythme d’une musicalité poétique. La liste est significative des grands livres de deuil qui scandent le siècle : Pierre-Albert Birot avec Ma Morte (1931), Henri Michaux avec Nous deux encore (1948), tous les deux analysés par Antonio 79Rodriguez dans La Circonstance lyrique, Le Temps déborde de Paul Éluard (1947), Quelque chose noir de Jacques Roubaud (1986), Élégie de la mort violente de Claude Esteban (1989), ou encore À ce qui n’en finit pas de Michel Deguy (1995). Tous ces livres sont dédiés à la compagne trop tôt partie. Jean-Louis Giovannoni consacre son premier livre, Garder le mort (1975) à la mémoire de sa mère, quand Valérie Rouzeau rappelle son père emporté par la maladie dans Pas revoir (1999). Autant de livres qui montrent, avec une force désolée, que l’expérience du deuil est devenue un événement privé, aux deux sens de l’expression : intime et négatif. La parole poétique, privée de ses pouvoirs par une épreuve qui ne passe pas et qui ne doit pas passer, doit trouver difficilement le chemin d’une communication de la dimension personnelle. Elle doit rouvrir l’adresse* souvent bloquée au dialogue posthume avec l’aimée, comme l’indique le titre de Birot : Ma Morte, maintenir une interlocution dont l’endeuillé est dépossédé.
Rupture de « l’équilibre du temps » comme le dit Éluard, le temps figé du deuil épouse le rythme brisé et discontinu du poème pour dire l’absence, pour retisser la possibilité d’une parole qui ne saurait plus être celle de la consolation, ni même de la liquidation d’un deuil que le poème avive plutôt, dans son effort pour « garder le mort » vif et présent. C’est, indissociablement, la réussite et l’échec de cette ambition qui nous touchent dans ces évocations où le plus intime se conjugue au drame le plus commun.
► Calame C., Dupont F., Lortat-Jacob B., Manca M. (dir.), La Voix actée. Pour une nouvelle ethnopoétique, Paris, Kimé, 2010. Glaudes P., Rabaté D. (dir.), Deuil et littérature, Bordeaux, Presses Universitaires de Bordeaux (« Modernités 19 »), 2005. Millet C. (dir), La Circonstance lyrique, Bruxelles, Peter Lang, 2011.
→ Circonstance ; Élégie ; Émotions ; Orphée ; Temps
Dominique Rabaté
Dialogue, dialogisme
Si le terme de dialogue désigne dans l’usage courant un échange verbal entre deux personnes ou parfois davantage, un examen plus critique de cette notion montre qu’elle recouvre en réalité une ambivalence caractérisée par le couple d’adjectifs dialogique/dialogal. Dans le cas d’un texte dialogal, on a affaire à l’usage explicite d’une forme dialoguée, où les tours de parole entre les interlocuteurs sont clairement identifiés et régulés, comme c’est le cas dans les textes dramatiques, mais aussi dans les dialogues ou les entretiens philosophiques, dont les exemples les plus connus se trouvent chez Platon ou chez des auteurs comme Fontenelle, Diderot ou Rousseau. L’adjectif dialogique, lui, nous fait entrer dans le domaine plus étendu et plus complexe du dialogisme, qui correspond dans la rhétorique classique à l’insertion d’un dialogue fictif dans un discours, mais qui recouvre surtout des phénomènes d’hybridation énonciative d’abord mis en évidence par Mikhaïl Bakhtine dans le cadre du roman : le texte romanesque serait une polyphonie où se feraient entendre, sous l’apparente continuité des énoncés, diverses voix et, en dernier ressort, plusieurs discours sociaux. On ne souscrira pas ici à la thèse bakhtinienne qui voit le dialogisme s’épanouir dans le roman et le monologisme dans la poésie lyrique, tant cette dernière accueille l’Autre et la polyphonie. Le dialogisme caractérise ainsi l’énonciation lyrique dès que celle-ci est considérée comme réponse à une autre énonciation, chaque discours s’inscrivant dans une interlocution généralisée, passée, présente et future.
Dans cette perspective, envisager le dialogue du point de vue lyrique 80renvoie à deux grands types de situations énonciatives.
La première, sur le plan dialogal, invite à considérer la présence de formes poétiques entièrement ou majoritairement dialoguées : on retiendra ici, pour la poésie médiévale, les exemples de la tenson, ce poème en langue d’oc où divers interlocuteurs défendent des positions contradictoires en adoptant un thème donné et en alternant les couplets, ou du jeu-parti, où deux poètes échangent de strophe à strophe sur un sujet particulier. Ces textes se présentent souvent comme des joutes verbales entre trouvères ou troubadours se livrant à un débat sur des topiques amoureuses, littéraires ou morales. Dans le registre de la lyrique amoureuse, la pastourelle – forme poétique qui se répand aux xiie et xiiie siècles en langue d’oïl – met fréquemment en scène, et en dialogue, la tentative de séduction d’une bergère par un chevalier. Avec la poésie de la Renaissance, le cadre de l’églogue, petit poème pastoral renouvelé de l’Antiquité, favorise l’apparition de dialogues entre bergers, qui évoquent la vie champêtre, les travaux rustiques et les amours naïves. De manière plus sporadique, certaines « odes en dialogue » de Ronsard (dans les Meslanges de 1555) reconduisent la structure du débat, mais cette fois-ci entre la figure du je auctorial et des allégories générales (l’Espérance) ou des métonymies de sa division intérieure (le cœur, les yeux). À cet égard, on peut retrouver une filiation ronsardienne dans la quatrième des Cinq grandes odes de Claudel (1913), qui consiste en un échange entre la muse et le poète. D’autres résurgences du poème dialogué peuvent s’observer dans la période moderne et contemporaine, comme chez Char, en particulier dans la veine légère de sa poésie : celle de « Compagnie de l’écolière » (1936), de « Fête des arbres et du chasseur » (1948) ou des « Transparents » (1949) où le dialogue entre des personnages fictifs s’accompagne du rappel des formes versifiées, de l’accompagnement musical ou de l’oralité populaire. Le travail de la polyphonie met ici en évidence, un peu comme dans la poésie médiévale, une affinité du dialogue avec la chanson. Chez Valéry en revanche, des œuvres comme Eupalinos (1921), L’Âme et la Danse (1923) ou le Dialogue de l’arbre (1943) retrouvent plus nettement le registre philosophique – peut-être moins du côté de Platon que de celui des Dialogues des morts de Lucien, et de leur imitation par Fontenelle (1683) ou Fénelon (1712). Quel que soit leur horizon – musical, dramatique, philosophique – ces formes dialogales s’organisent comme autant d’échanges réglés et formalisés où les interlocuteurs, au cours de leur progression argumentative, tentent d’aboutir à un résultat partagé. Le dialogue peut alors jouer sur plusieurs plans : entre des personnages engagés dans l’échange des paroles, entre le sujet lyrique et les êtres imaginaires ou abstraits qu’il invoque, entre l’ensemble du texte et un lecteur qui n’en est pas seulement le témoin mais le destinataire indirect.
De manière beaucoup plus large, il est possible d’envisager le mode lyrique comme un discours dialogique, non seulement au sens où il est en relation avec d’autres discours antérieurs ou contemporains (« dialogisme intertextuel » au sens de Sophie Moirand, 1990), mais au sens où il s’adresse toujours à un autre dont la présence, même implicite, laisse ses traces dans le texte, que cet allocutaire soit réel ou imaginaire (« dialogisme interactionnel »). Dans cette perspective, la situation d’interlocution devient fondamentale pour caractériser le discours lyrique, dont l’un des marqueurs peut alors résider dans la structure de « triangulated address » (voir Adresse*) mise en évidence par Jonathan Culler 81(2005). Le poème lyrique se présenterait ainsi comme un dialogue à double fond, où le sujet poétique, par le biais de l’apostrophe, invoque comme destinataires explicites des figures abstraites ou concrètes, animées ou inanimées, passées ou absentes (la Nature, la muse, l’ami / l’amie, l’amant / l’amante…), pour mieux s’adresser indirectement au lecteur en le convoquant dans le présent d’un acte de discours. L’importance du dispositif dialogique a par ailleurs pu être montrée chez Hugo par Ludmila Charles-Wurtz (1998) : le lyrisme hugolien multiplie les instances de dialogue pour mieux interpeller le lecteur en tant qu’interlocuteur, et permettre au Je d’être reconnu par l’Autre comme sujet de discours, dans un espace sociopolitique bouleversé par les revendications démocratiques de la Révolution française. Dans le cas de Lettera amorosa de Char (1953), la série de fragments adressés par le sujet lyrique à la femme absente est explicitement présentée dans le paratexte comme une offrande aux « Amants qui n’êtes qu’à vous-mêmes, aux rues, aux bois et à la poésie » : l’horizon du dialogue est cette fois le partage du désir.
Il convient enfin de souligner que la structure dialogique, parce qu’elle présuppose un sujet traversé par l’altérité, peut générer un espace de tensions. C’est ce dont témoigne Breton quand, dans le Manifeste du surréalisme (1924), il présente le « dialogue surréaliste », illustré par l’automatisme collectif des Champs magnétiques (1920), comme un moyen de dégager « les deux interlocuteurs des obligations de la politesse », de donner libre champ à l’affrontement de « deux pensées » et d’offrir les mots et les images « comme tremplins à l’esprit de celui qui écoute », invitant ainsi à concilier le dialogue avec la divagation.
► Charles-Wurtz L., Poétique du sujet lyrique dans l’œuvre de Victor Hugo, Paris, Honoré Champion (« Romantisme et Modernités »), 1998. Culler J., Theory of the Lyric, Cambridge, Harvard University Press, 2015. Moirand S., Une grammaire des textes et des dialogues, Paris, Hachette, 1990.
→ Adresse, apostrophe ; Éthique ; Je et pronoms personnels ; Dramatique, théâtre ; Voix, sujet lyrique
Olivier Belin
Distanciation
→ Impersonnel*
Document
À première vue, tout semble opposer « document » et « lyrique ». Dans la « guerre entre littéralité et lyrisme », pour reprendre les mots d’Olivier Cadiot, le document ne se rangerait-il pas clairement du côté de la littéralité ? Mais cette supposée guerre, à la fin du xxe siècle, ne permet-elle pas plutôt de révéler un fond commun aux différentes approches ? Derrière l’objectivité du document, ne se cache-t-il pas une subjectivité qui fait l’expérience de ce document et qui le rend à l’expérience des lecteurs ? Pourrait-on aller jusqu’à dire qu’il y a un travail lyrique du document derrière sa littéralité ?
Qu’est-ce qu’un document poétique ?
Dans le débat français, le travail du document fait partie de ces formes « littérales » de poésie, qui tendent vers un effacement du sujet lyrique* au profit de la littéralité du texte. Ces « documents poétiques », comme les nomme Franck Leibovici, peuvent prendre des formes diverses mais procèdent généralement d’un travail de re-description, de ré-édition, de re-transcritpion (Leibovici, 2020, 139). Il s’agit de réarranger un document préexistant de manière à la transposer dans le monde de la poésie, et ceci avec des degrés d’intervention variables. La 82littéralité se range ainsi du côté des traditions objectivistes et conceptuelles américaines (on peut penser notamment à Testimony de Charles Reznikoff) qui s’éloignent de la subjectivité propre ou attribuée au lyrique. Malgré cette opposition initiale, ce travail d’implémentation et d’implantation d’un document dans un contexte différent, pour reprendre l’idée d’Olivier Quintyn, n’est peut-être pas si éloigné du travail du lyrique, dans la mesure où la subjectivité à l’œuvre dans la sélection et le réarrangement du document procède d’une manière similaire au poète qui transforme l’expérience subjective du sujet en une expérience intersubjective (Quintyn, 2017).
Dans ce brouillage des frontières, certains documents poétiques travaillent des thématiques caractérisant souvent le lyrique, notamment dans De l’amour de Franck Leibovici (2019) qui vise à déterminer la valeur et les usages de l’amour dans un monde numérique. En particulier, la première partie de cet ouvrage retranscrit des billets relatant des expériences amoureuses postés sur un forum. La sélection et l’arrangement de ces billets ne vise-t-elle à produire un certain effet, à montrer le poétique qui est à l’œuvre dans l’écriture ordinaire ? Sans ce travail de sélection, ces billets ne seraient jamais devenus poésie, et le lyrique qui leur est propre serait resté caché. Le document poétique ne serait ainsi pas opposé au lyrique, mais en deviendrait une instanciation supplémentaire. Le document deviendrait ainsi une tentative de renouveler le lyrique.
Le travail lyrique du document
Derrière ce renouvellement du lyrique par le document se trouve une réévaluation du travail poétique. Contre l’idée selon laquelle le poème serait le produit de l’inspiration du poète (divine ou géniale), le document révèle le travail du poète qui manipule et réarrange des documents. Le documentaire devient ainsi le lieu d’un travail lyrique, comme dans les Élégies documentaires de Muriel Pic qui « parlent […] d’une expérience lyrique, atmosphérique, élémentaire des documents » (2016, 80). Le travail du document devient ainsi un support à l’expression lyrique qui permet de sortir le document de sa condition d’archive, à savoir de trace du passé, pour en faire une ouverture sur l’avenir. Par l’expérience au présent du document, tant dans le réarrangement que dans la lecture, le document poétique permet d’ouvrir des possibilités d’interaction, pour reprendre l’idée de Christophe Hanna d’un « dispositif poétique » (Hanna, 2010). Cette ouverture procède d’un travail d’écriture, comme le suggère Leibovici : « mettre en avant uniquement la dimension préexistante des matériaux originaux dissimule le fait que l’écriture est une activité, c’est-à-dire qu’elle opère des transformations, ici non pas sur des énoncés, mais sur des énonciations » (Leibovici, 2020, 21). Le travail d’écriture au cœur des documents poétiques déplace ainsi l’attention du matériau (archive) au processus de transformation (écriture). Rien n’empêche ce processus d’être lyrique, bien au contraire car c’est le travail de la subjectivité lyrique qui permet cette transformation poétique du document. Le document devient ainsi le lieu du travail de la subjectivité lyrique, le lieu du travail de la transformation lyrique.
Le lyrique comme in(ter)vention
Ce travail n’est pas un phénomène purement contemporain et prend racine dans des outils poétiques développés au début du xxe siècle tels que le collage ou le montage. C’est ce genre de travail qui est à l’œuvre dans Documentaires de Blaise Cendrars. Cet ouvrage est un cut-up opéré à partir d’un roman feuilleton. Initialement intitulé Kodak, il 83présente des poèmes retraçant un voyage, reprenant ainsi une thématique chère à l’auteur. Le document initial est ici déjà littéraire mais le travail du document le transforme en une expérience lyrique. Documentaires est un collage et un montage qui vise à produire une expérience poétique. Le lyrique n’est ainsi plus une invention de l’esprit du poète, mais une intervention du poète dans le matériau d’origine. Les idées de collage et de montage mettent en lien ce travail lyrique avec d’autres formes artistiques telles que les arts visuels, le cinéma et plus récemment la vidéo. Le clip poétique réalisé par Stéphane Goël pour la collection « Close Poetry » à partir du poème « Double tombeau » de Sylviane Dupuis travaille par exemple les archives visuelles d’un bal d’une manière lyrique, par des effets de superposition et de ralenti. Les documents poétiques opèrent ainsi une descente du lyrique vers l’ordinaire, pour montrer l’expérience lyrique qui y réside. La notion de bricolage permet d’éclairer ces différents aspects et de montrer le lien qui unit document et lyrique, comme le suggère Henri Béhar à propos de Documentaires : « Kodak, ou l’invention poétique par le bricolage » (Béhar 1976, 114). Alors que la notion de document semble rester dans une certaine factualité, la notion de bricolage permet de révéler le sujet qui produit ce bricolage ainsi que le caractère fabriqué du document poétique. Comme je le suggère ailleurs, le bricolage devient ainsi synthèse du document et du poétique (Mills, 2022).
Contre l’idée initiale selon laquelle lyrique et document seraient antithétiques, le travail du document poétique se révèle être fondamentalement lyrique. En effet, il ne s’agit pas d’un travail narratif (même si certaines formes de littérature documentaire prennent cette direction), ni d’un travail critique (même si certaines formes contemporaines mêlent lyrique et critique, en particulier l’autothéorie), mais d’un travail lyrique qui fait ressortir de l’archive et de l’ordinaire une expérience lyrique proposée aux lecteurs et lectrices. Ainsi, le travail lyrique n’est plus une invention romantique mais une intervention pragmatique dans un matériau préexistant, dans une réalité concrète.
► Leibovici F., des opérations d’écriture qui ne disent pas leur nom, Paris, Questions théoriques, 2020. Mills Ph., « Pour un bricolage lyrique : Mon Oiseau bleu de Philippe De Jonckheere », Études de Lettres, no 319, p. 37-54. Pic M., Élégies documentaires, Paris, Éditions Macula, 2016.
→ Actes de langage ; Avant-gardes ; Éthos, posture ; Intentionnalité ; Ordinaire/artistique
Philip Mills
Dramatique, théâtre
La poésie lyrique resta longtemps en marge du système des genres, faute de raconter une histoire, d’instaurer un monde fictionnel, bref de relever de la mimesispraxeos aristotélicienne. À l’entrée « Poème » de son Dictionnaire universel (1690), Antoine Furetière pouvait encore affirmer que « [l]es vrais poèmes sont les épiques et les dramatiques, les poèmes héroïques, qui décrivent une ou plusieurs actions d’un héros. Les vers lyriques, sonnets, épigrammes et chansons ne méritent le nom de poème que fort abusivement. » Au xixe siècle, l’accession de la poésie lyrique au sommet de la pyramide des genres passera par une appréciation toute positive de ce défaut de narrativité, comme en témoigne par exemple Germaine de Staël dans De l’Allemagne : « La poésie lyrique ne raconte rien, ne s’astreint en rien à la succession des temps, ni aux limites des lieux ; elle plane sur les pays et sur les siècles ; elle donne de la durée à ce moment sublime pendant lequel l’homme s’élève au-dessus des peines et 84des plaisirs de la vie. » (Seconde partie, chapitre x « De la poésie », 1839). Au milieu du siècle précédent, dans son Traité des beaux arts réduits à un même principe, l’abbé Batteux avait pourtant ménagé une place à la poésie lyrique parmi les genres imitatifs et avait osé l’inscrire au sein même des textes qui en relevaient depuis l’Antiquité : « Tant que l’action marche dans le drame ou dans l’épopée, la poésie est épique ou dramatique ; dès qu’elle s’arrête, et qu’elle ne peint que la seule situation de l’âme, le pur sentiment qu’elle éprouve, elle est de soi lyrique : il ne s’agit que de lui donner la forme qui lui convient, pour être mise en chant. » (Chapitre ix « Sur la poésie lyrique », 1746). Tout « sonnet, épigramme ou chanson » pouvait dès lors être supposé extrait d’un texte dramatique ou épique et son énonciation attribuée à un personnage de fiction. Ce fusil à deux coups suscitera moult débats. Rappelons surtout que la greffe théorique initiale n’allait pas de soi. Les risques de rejet étaient en effet majeurs, du moins dans le cadre de la dramaturgie dite classique.
Chez Platon, comme chez Aristote, la distinction entre les modes* se fondait précisément sur la nature fictionnelle* ou non de l’énonciateur (La République, Livre III). Écartant l’hypothèse de la modalité mixte envisagée par Platon, les théoriciens classiques ont voulu que le poème dramatique soit purifié de toute instance extradiégétique (alors assimilée au « poète »). À la lecture comme à l’écoute des répliques, les critiques de l’Académie se montraient sensibles au moindre symptôme de ventriloquie. Simultanément, la pluralité des voix intradiégétiques faisait craindre pour l’unité du poème. Comme le rappelle Marc Fumaroli dans Héros et Orateurs, « la multiplication des dramatis personae[…] expose le dramaturge à une difficulté suprême : éviter que cette multiplicité devienne confusion » (1996, 299). Contre le danger de dislocation, l’uniformité de la prosodie et du niveau de langue s’alliait au respect des trois unités pour garantir l’intégrité de l’œuvre. Las, trop de soin apporté à la versification, au style ou à la répartition de la parole pouvait nuire à la vraisemblance et à la pureté du mode. Le poème dramatique devait être dépourvu, non seulement de toute trace de la voix du poète, mais aussi de toute marque qui trahisse sa main et son métier. Pierre Corneille dit ainsi s’efforcer de « cacher avec soin son art » lorsqu’il attribue des raisonnements ou l’expression de sentiments à ses personnages (« Discours de l’utilité et des parties du poème dramatique », 1660). Le lyrique n’est acceptable qu’au prix de ne se distinguer en rien de la représentation d’une parole vraisemblable, en termes de rhétorique, de stylistique et de prosodie. Dans La Pratique du théâtre, l’abbé d’Aubignac exclut tout autre mètre que l’alexandrin « considéré au théâtre comme de la prose ». Les stances préclassiques étaient à bannir puisqu’elles se donnaient « comme des vers lyriques, c’est-à-dire propres à chanter avec des instruments de musique et qui pour cet effet ont leur nombre limité, leur repos semblables, et les inégalités mesurées. » (chapitre x « Des Stances », 1657). La vraisemblance exigeait en effet que le personnage eût le loisir de composer préalablement ces « vers lyriques ». Un siècle plus tard, Houdar de La Motte critiquera ces « odes régulières […] où le personnage devient tout à coup un poète de profession » (« Discours à l’occasion de la tragédie d’Inès », 1754) et Voltaire à son tour s’en prendra, dans ses commentaires sur Le Cid, aux strophes qui « donnent trop l’idée que c’est le poète qui parle » (Théâtre de P. Corneille, avec des commentaires et autres morceaux intéressants, 1774). Les stances étaient d’autant plus condamnables qu’elles soulignaient 85l’artifice du monologue, car s’il est « bien agréable sur le théâtre de voir un homme seul ouvrir le fond de son âme […], il n’est pas toujours bien facile de le faire avec vraisemblance » rappelle d’Aubignac (chapitre viii « Des monologues ou discours d’un seul personnage », 1657). En somme, qu’il s’agisse de mètres ou de rimes, de figures ou de monologue, tout personnage qui « s’élève au-dessus des peines et des plaisirs de la vie » – pour reprendre les mots de Germaine de Staël – se soustrait à l’urgence de la situation et prend avec celle-ci une forme de distance. Or ce recul était réputé faire « languir » l’action et introduire de la « froideur » dans l’expression. Le xviiie siècle sera à cet égard plus exigeant encore que le xviie et ira, avec Diderot (Discours sur la poésie dramatique, 1758), Beaumarchais (Essai sur le genre dramatique et sérieux, 1767) ou Louis-Sébastien Mercier (Du théâtre ou nouvel essai sur l’art dramatique, 1773), jusqu’à remettre en question l’alexandrin. Ces éléments – de la chanson à la composition en passant par l’exercice clandestin des fonctions du narrateur – trouveront leur légitimité lorsqu’il s’agira de contrecarrer les effets de l’immersion fictionnelle.
Bien avant le théâtre épique de Bertolt Brecht, l’hétérogénéité énonciative du texte dramatique, à la fin du xixe siècle, s’est présentée comme une ressource quand le dialogue ne suffisait plus à rendre compte de l’existence d’individus soumis aux forces du milieu ou du cosmos. Sous l’influence du roman naturaliste et de la poésie symboliste, et en même temps que l’art de la mise en scène se développe, le texte de théâtre s’hybride. Jean-Pierre Sarrazac décrit le « kaléidoscope des modes dramatique, épique, lyrique » comme le résultat d’un processus de rhapsodisation (L’Avenir du drame, 1981) quand Peter Szondi parlait plus volontiers d’épicisation (Theorie des modernen Dramas, 1956). En rupture avec le drame absolu inventé à la Renaissance* (Szondi), les formes hybrides du drame moderne trouveront une manière de légitimation grâce aux réexamens de la tragédie antique qui se succèdent depuis Die Geburt der Tragödie aus dem Geiste der Musik de Friedrich Nietzsche (1872). Ainsi, Nicole Loraux insiste sur les composantes du thrène – cri, larmes, gémissement et chant – et les effets de la purgation chorale (1999), Sophie Klimis sur l’affectivité comme condition de l’intersubjectivité et du monde commun (2003) et Pierre Judet de la Combe sur la discontinuité provoquée par le montage de crises subjectives et de situations langagières catastrophiques (2010). Ces conceptions entrent en résonance avec la crise du drame des années 1880-1910, telle qu’elle est décrite par Peter Szondi, ainsi qu’avec un contexte littéraire où l’énonciation lyrique témoigne d’une réflexion inquiète sur le langage. Jean-Pierre Sarrazac propose, pour rendre compte des œuvres marquées par cette crise, l’appellation de « poème dramatique ». Dans le même ordre d’idée, Marianne Bouchardon, dans une thèse inédite (Théâtre-Poésie, Limites non-frontières entre deux genres du symbolisme à nos jours, 2005), oppose le théâtre-poésie à un théâtre poétique (où la poésie joue un rôle ornemental et ne menace pas les structures du drame). Ces choix lexicaux, fondé sur la disparition du poème dramatique classique, s’expliquent par la synonymie instaurée depuis la période romantique entre poésie et poésie lyrique. Ils ne contribuent pas à spécifier les modalités propres au « lyrique ».
Paul Ricœur, dans La Métaphore vive, définit le lyrique comme le fruit d’une mise en forme du pâtir au même titre que le dramatique et l’épique résultent d’une mise en forme de l’agir. À ses yeux, le « sentiment articulé par le poème n’est pas moins heuristique que la fable tragique » (1997, 309). Antonio Rodriguez 86développera la comparaison et en tirera la définition d’un pacte spécifique dont « l’effet consiste à faire sentir et ressentir des rapports affectifs au monde » (Le Pacte lyrique, chapitre 2, 2004). Cette définition met au premier plan la notion d’état ou de situation, à l’instar de celle que l’abbé Batteux avait proposée et qui influencera L’Esthétique de Hegel (base de la réflexion de Peter Szondi). Dans le cadre de la dramaturgie classique, le travail de mise en forme de la « situation de l’âme » était entravé : le personnage ne pouvait en assumer imaginairement le travail alors qu’il était exempté par définition de la construction du mythos. Un autre pas sera franchi dans les relations entre les genres, lorsque le « lyrique », ainsi défini, accédera au niveau de composition théâtrale qui fut celui du mythos aristotélicien.
Dans le cadre du « théâtre au-delà du drame » qui caractérise le dernier quart du xxe siècle, Hans-Thies Lehmann constate le déploiement d’un genre qu’il appelle le poème scénique. Les spectacles qui en relèvent délaisseraient la linéarité narrative au profit de constellations qui instituent sur scène un « monde de similitudes » (Das postdramatische Theater, 1999). Un « système métaphorique » propose Romeo Castellucci (dans un entetien avec Jean-Louis Perrier, 2014, 72), système dont il souligne à l’instar de Paul Ricœur les vertus heuristiques. Peter Szondi avait remarqué que les pièces de Tchékhov étaient moins régies par une action que par une logique thématique, motivant le « passage constant de la conversation au lyrisme » (1983, 32). Évoquant le « poème du metteur en scène », Antoine Vitez opposait également la fable au thème (Écrits sur le théâtre, II, Paris, P.O.L., 1995). De Tchékhov à Castellucci, le spectacle est donc devenu structurellement lyrique – alors que le personnage se tait ou a disparu. Le théâtre postdramatique étant défini comme « postanthropocentrique » (Lehmann), on pourrait croire le poème scénique détaché de toute énonciation subjective, fût-elle fictive. Ce serait oublier l’écrivain de plateau qui assume aujourd’hui pleinement l’acte qui consiste à adresser le spectacle au public (Tackels, 2015).
► Judet de la Combe P., Les Tragédies grecques sont-elles tragiques ?, Théâtre et théorie, Paris, Bayard, 2010. Perrier J.-L.,Ces années Castellucci, 1994-2014, Besançon, Les Solitaires intempestifs, 2014. Tackels B., Les Écritures de plateau – état des lieux, Besançon, Les Solitaires intempestifs, 2015.
→ Art lyrique ; Mélos, mélique ; Muses ; Narration ; Rites
Danielle Chaperon
- Thème CLIL : 3431 -- ENCYCLOPÉDIES, DICTIONNAIRES -- Encyclopédies et dictionnaires thématiques
- ISBN : 978-2-406-15975-9
- EAN : 9782406159759
- ISSN : 2261-5938
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-15975-9.p.0073
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 21/02/2024
- Langue : Français