Avant-propos Les années 1820 : événements en réseau et réseau de significations
- Type de publication : Article de collectif
- Collectif : Des Balkans à la Cordillera. Les soulèvements des années 1820
- Auteur : Vârtejanu-Joubert (Mădălina)
- Pages : 7 à 11
- Collection : POLEN - Pouvoirs, lettres, normes, n° 35
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Avant-propos
Les années 1820 : événements en réseau
et réseau de significations
La synchronicité appelle le comparatisme1.
Les années 1820 sont marquées par de nombreux soulèvements en Europe comme en Amérique. Ressortent-ils à une causalité commune ? Poursuivent-ils les mêmes objectifs ? Engendrent-ils des conséquences comparables ? Ce sont les questions que pose le présent volume. Comme on le constatera, les réponses qu’il apporte nous permettent de saisir finement les nuances d’un moment historique protéiforme.
Mouvements divers, originaux et différenciés surviennent dans le contexte de relative stabilité internationale ayant succédé au Congrès de Vienne (1814-1815) ; peut-on néanmoins y déceler l’écho commun ou bien la réplique tellurique différée des idées nationalistes et libérales nées et véhiculées une première fois par le siècle des Lumières et la Révolution française, puis disséminées par la geste et les guerres napoléoniennes ? Toujours est-il, quelques notions-clé communes jalonnent le discours historiographique – nation, libéralisme, indépendance, romantisme, modernité – appelant les chercheurs à se positionner par rapport à elles. Dès lors : généraliser ou relativiser leur portée ? Arrimer les diverses régions du monde à un même rythme historique ou établir des îlots à pulsation propre ? Constater des coïncidences ou repérer des connexions ?
La terminologie utilisée par les auteurs de ce volume pour désigner leur objet d’étude est variée : on parlera de « révolutions » (une ou plusieurs), de « soulèvements », d’« émeutes », d’« insurrections », de « mouvements », ou tout simplement d’« événements ». L’événement, justement, au singulier cette fois, semble l’emporter dans certains cas 8sur la structure et la longue durée. Geneviève Verdo n’hésite pas à parler de « révolutions accidentelles » engendrées au sein de l’empire espagnol américain par des « péripéties militaires » européennes : l’arrivée des troupes napoléoniennes en Andalousie (1810), l’autodissolution des Cortès espagnols et la réaction induite par le sentiment d’une inéluctable vassalité espagnole vis-à-vis de la France napoléonienne. Si dans ce cas on peut affirmer que « l’accident fait l’histoire », que dire de George Woodberry, dont les convictions politiques n’allaient pas dans le sens du libéralisme, mais qui est devenu, « presque par hasard », un des pères fondateurs de la nation vénézuélienne ? Comme le souligne Peter Hicks dans sa contribution, Woodberry quitte l’Europe non pas pour des raisons politiques, mais parce qu’il est un soldat de métier. Certes, Woodberry ne constitue pas un cas tout à fait isolé : la période fourmille en soldats, démobilisés après les guerres de la révolution et de l’empire, et engagés comme mercenaires en Amérique espagnole et en Grèce. Si certains sont porteurs d’idéaux révolutionnaires, d’autres fuient tout bonnement l’ennui et la routine, inaugurant par là ce nouveau régime d’émotionnalité qui met au centre de l’existence cette exaltation romantique. C’est ce même événement impromptu qui scelle le sort de la « révolution de Tudor Vladimirescu » (1821), puisque son leader, militaire de carrière lui-aussi, succombe au piège tendu par ses premiers alliés, les combattants de l’Hétérie grecque. Pour connaître de nombreux affrontements militaires à l’issue incertaine, les années 1820 sont inévitablement « événementielles ». Aussi les analyses proposées ici prennent-elles pertinemment en compte la contingence et le contexte. Sphinx pour des générations d’historiens marqués par Braudel et Lévi-Strauss, l’événement est, comme le dit de manière si suggestive François Dosse, tout autant tel un Phénix : « il ne disparaît jamais vraiment2 ».
Mais est-ce que cette « apologie de l’événement » doit faire oublier la « structure » ?
Témoins de la mobilité trans-étatique et transatlantique d’individus en quête d’émotions fortes, les années 1820 attestent également de la circulation des idées et des modèles, de la résistance à leur implémentation et de leur réinterprétation selon le contexte local : autant de phénomènes de fond, mobilisant la société en profondeur. Par ailleurs, on assiste, en 9ce début du xixe siècle, à un élargissement considérable de l’accès à des sources d’information et à l’éducation. La presse, l’enseignement en langue nationale, les représentations théâtrales sont autant de vecteurs des idées libérales, nationales, indépendantistes, mais aussi de justice sociale et d’égalité. Il s’agit d’une politisation de « bas en haut », qui portera ses fruits d’abord en Occident et beaucoup plus lentement dans les Balkans, où les idées révolutionnaires sont réinterprétées à l’aune de la conscience religieuse et des répertoires d’action « traditionnels ». Sacha Markovic va jusqu’à exclure le soulèvement serbe des années 1804-1813 du domaine d’influence des idées révolutionnaires et de la pensée des Lumières : leur présence est bien trop réduite pour être significative et pour agir comme un moteur de l’histoire. D’autres logiques sont ici à l’œuvre, parmi lesquelles les « mentalités paysannes » et le jeu des Grandes Puissance qui empêchent ces pays de s’autodéterminer. Une idée récurrente chez les auteurs des chapitres portant, outre sur la Serbie, sur les Pays roumains et la Grèce. En Valachie et en Moldavie, on cherchait à « éviter les fleurs vénéneuses » de la civilisation européenne, en référence peut-être à la déchristianisation et au culte de l’individu, – autant de valeurs que les intellectuels roumains neutralisaient par le filtre de l’orthodoxie et par une adaptation locale de la notion de bien commun. L’article écrit par Ligia Livadă-Cadeschi analyse cette ambiguïté de la réception du modèle français, entre fascination de l’arrimage à l’européanité et crainte de dénaturation identitaire. Radu Nedici constate, quant à lui, l’essoufflement du modèle civique français dans les années 1820, ce qui aura pour corollaire la constitution d’une identité nationale roumaine, où le fondement ethnique prend le pas sur le fondement civique. Lia Brad-Chisacof souligne le déficit d’image frappant la révolution de Tudor Vladimirescu dans l’ensemble des soulèvements européens, déficit dû au fait que les recherches locales – roumaines, en l’espèce – n’entrent pas dans le circuit international, mais aussi au fait que de nombreuses sources d’archives demeurent inédites et inexploitées.
Qu’en est-il de la Grèce, dont la lutte pour l’indépendance s’est nourrie d’un puissant philhellénisme européen ? Si, pour Nicolas Pitsos, le développement de l’édition hellénophone est susceptible de constituer un facteur important dans la constitution, par les élites chrétiennes de l’empire ottoman d’un imaginaire national, Nikos Sigalas se montre beaucoup plus réservé quant à l’existence d’une nation grecque comme 10sujet de l’action politique. Il met en évidence des registres d’action variées, certains modernes, d’autres traditionnels. En analysant les multiples confrontations militaires, on peut déceler la coexistence d’une éthique de la confiance portée par des « gens de la parole », chrétiens ou musulmans, une éthique contractuelle nationale portée par des « gens de l’idéologie ». Le gouvernement révolutionnaire grec échouant à contrôler les moyens de faire la guerre, il laisse sa place au royaume sans Constitution voulu par les puissances protectrices. Sujets d’empire, la Serbie, les Pays roumains et la Grèce ne s’imposent pas encore comme sujets politiques.
En Italie, en revanche, la situation est différente. Davide Mano relève la ferveur avec laquelle les Israélites d’Italie s’engagent dans la sphère politique. Prolongeant l’expérience émancipatrice de la période napoléonienne, les Israélites sont très actifs au sein des mouvements révolutionnaires italiens et du Risorgimento. Ils militent également pour l’entrée de la culture juive dans la modernité, en promouvant le renouveau dans l’éducation juive et la création du Collegio rabbinico de Padoue.
En Colombie, on lit, on colporte, on raconte le fait révolutionnaire. L’imprimerie, nous dit Daniel Gutiérrez-Ardila, joue un rôle fondamental dans la victoire du camp indépendantiste et dans la consolidation du nouveau régime. La lecture est parfois collective et participe du renouveau des esprits. Elle crée cette communauté imaginée qu’est la nation, et construit l’adhésion aux institutions politiques.
Cette dernière est faite d’émotion autant, sinon davantage, que de conviction proprement intellectuelle. Les intellectuels polymathes roumains ne se sont pas trompés lorsqu’ils misent sur la catharsis théâtrale pour éveiller l’esprit national. La reconstitution historique, de par sa précision imaginaire, plonge le spectateur dans un passé tenu pour authentique. Florica Bohîlţea-Mihuţ et Ana-Maria Răducan s’attachent à reconstituer le cheminement du théâtre dans la société moldave et valaque de ce début de siècle. L’imaginaire du philhellénisme s’impose progressivement dans la presse française étudiée par Joëlle Dalègre. S’y trouvent in nuce l’idée d’un mouvement humanitaire européen et la légitimation morale d’une cause « nationale ».
Les différentes écoles historiographiques ont constitué de vraies mythologies nationales à compter des années 1820. Ce fut le cas dans l’historiographie roumaine en ce qui concerne Tudor Vladimirescu, 11mais aussi dans l’historiographie colombienne pour ce qui est de George Woodberry et, bien sûr, de la Grèce comme État ayant conquis son indépendance. Mais les boursiers roumains à Paris, imprégnés de culture française, ne semblent pas pour autant percevoir l’année 1821 comme un tournant historique pour leur pays d’origine. L’idée de continuité programmatique entre les révolutions de 1821 et 1848, énoncée par le quarante-huitard roumain Nicolae Bălcescu, entérine l’image négative des règnes phanariotes et érige Tudor Vladimirescu en héros national. Vladimir Creţulescu déconstruit ce schéma explicatif qui s’inspire du filon philosophique des jeunes hégeliens et du proto-socialisme. Observons que, par un étrange mouvement de compensation, c’est surtout dans les Balkans que les événements des années 1820 acquièrent une aura historico-mythologique. C’est-à-dire dans les régions où la conscience nationale, l’esprit civique et le libéralisme sont faiblement attestés à l’époque. L’exemple le plus parlant nous est fourni par Nicolas Pitsos et Vicky Haut qui analysent les lectures successives du 25 mars 1821 que les autorités politiques grecques opèrent en organisant la célébration du jubilé, du centenaire et du centenaire et demi. L’événement se prolonge ainsi dans sa réception.
Au terme de cette présentation, quel est le paradigme le plus approprié, la synchronicité ou la globalisation ? Les événements analysés ici tissent un réseau temporel, parfois aussi un réseau causal. Nous pensons que la perspective d’une histoire connectée des années 1820 ne peut pas être réfutée, et ce quoi qu’il en soit des différences d’intensité et des significations que ces événements reçoivent dans des contextes particuliers.
Mădălina Vârtejanu-Joubert
INALCO, PLIDAM
1 Le volume présenté ici rassemble, pour partie, les actes du colloque Globalisation des idées révolutionnaires dans le sillage napoléonien : les années 1820 des Balkans à la Cordillera, coorganisé par l’INALCO, l’Université de Bucarest et l’Institut du Levant de Bucarest, à Paris les 14-15 Octobre 2021.
2 F. Dosse, Renaissance de l’événement. Un défi pour l’historien : entre sphinx et phénix, Paris, 2010, p. 6.
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-15173-9
- EAN : 9782406151739
- ISSN : 2492-0150
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-15173-9.p.0007
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 22/11/2023
- Langue : Français
- Mots-clés : Synchronicité, comparatisme, histoire connectée, époque, pays