Avant-propos
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : Dérèglement et Politique des corps au Moyen Âge. Les corps désordonnés
- Pages : 11 à 16
- Collection : POLEN - Pouvoirs, lettres, normes, n° 33
Avant-propos
Pourquoi écrire un livre sur le dérèglement, et plus spécifiquement sur les comportements déréglés au Moyen Âge ? Les médiévistes s’intéressent de plus en plus au corps, et rappelons que Jacques Le Goff, en 2003, a écrit qu’il avait été le grand oublié de l’histoire1. Ils s’intéressent, avec les historiens de la philosophie et de la littérature aux émotions, aux passions, aux sentiments, à la folie, aux bonnes manières… mais pas directement aux mauvaises. De fait, les comportements déréglés ne sont pas que de mauvaises manières ; ils ont à voir avec le mal et l’impiété, avec la discorde, une crainte omniprésente chez tous les auteurs, donc avec l’ordre social et politique. Une telle étude, à ma connaissance, n’a pas encore été entreprise : elle justifie donc qu’un livre lui soit consacré.
Mais quel intérêt d’y consacrer un livre entier ? Celui que les auteurs lui ont eux-mêmes trouvé, et ce durant tout le Moyen Âge. Il est en effet remarquable que le thème de l’être désordonné soit évoqué dès les débuts du christianisme et que l’intérêt se poursuive sans discontinuer avec des renouvellements, des enrichissements constants et des transformations. J’ai suivi les auteurs chrétiens qui se sont exprimés sur les comportements déréglés en y apportant leur pierre originale. Cela m’a fait commencer par plusieurs auteurs de l’Antiquité tardive, dont le plus riche est, sans surprise, Augustin. Je me suis arrêté à John Wyclif, d’abord parce que poursuivre au-delà devenait hors de mes compétences, ensuite parce qu’à partir de lui commence une autre période marquée par le Grand Schisme et les prémices de la Réforme. J’ai également compté parmi les auteurs ceux qui rédigeaient les gloses de l’Ancien et du Nouveau Testament à partir du xiie siècle et enfin j’ai pris appui sur les textes conciliaires2. Ce 12choix n’a rien d’arbitraire : il a été guidé précisément par les textes qui évoquaient le thème en lui donnant une couleur ou des nuances particulières. Il justifie du même coup l’extension de l’arc chronologique.
Deux précisions s’imposent. L’épithète « déréglé » traduit le plus souvent inordinatus ; les termes dont il est le prédicat fréquent le font généralement préférer à « désordonné », même si ce terme convient également. Cependant ce dernier a une valeur plus restreinte en ce qu’il n’indique rien d’autre que le contraire d’« ordonné » ; il traduira plutôt une action circonscrite et délimitée tandis que le premier identifie plus exactement ce que les auteurs entendaient : il est le plus souvent associé aux mouvements, à l’âme, à l’esprit, à la raison, aux sens, à la chair. Le désordre des mouvements du corps est associé aux défauts de l’âme, aux imperfections de la raison, au mal, presque toujours. Il expose un désordre mis en relation avec d’autres défauts et explicité par ces relations. La deuxième précision est relative au terme « comportement ». Je ne me réfère dans ce livre qu’aux comportements tels que les auteurs dont les écrits sont analysés l’entendaient. Ce livre en est une explicitation. Il est donc totalement étranger aux théories contemporaines centrées sur ce terme ou en faisant usage.
Il existe néanmoins une analogie entre aujourd’hui et le Moyen Âge chrétien occidental dans le rapport étroit entretenu entre la grammaire du comportement médiéval et les tentatives de conditionnement de comportements des consommateurs par les firmes actuelles. Les dirigeants des puissances économiques souhaitent parvenir à créer une unité de réflexes de consommation pour des objectifs commerciaux. Ils ne disposent toutefois pas pour justifier leur entreprise de la puissance idéologique qu’a eu l’Église latine car celle-ci était une puissance religieuse servie par une institution forte et structurée.
Inversement, il existe dans ce domaine une nette différence entre le Moyen Âge et notre époque. Dans la majeure partie de la population de la société occidentale, les sensations physiques ne font plus l’objet de méfiance, voire de crainte. Elles sont même le plus souvent valorisées. Il existe aujourd’hui une recherche du plaisir et de la jouissance qui sont tenus pour des clefs indispensables au bonheur et à l’équilibre personnel. Accepter la force que les sensations exercent sur l’individu est, dans la 13psychologie contemporaine, recommandé car jugé positivement. On n’y voit non seulement plus une source de dérèglement mais au contraire l’ouverture aux sens est promue comme un moyen d’accéder au bien-être et à la santé psychiques. Bref, l’opposition des sens et de la raison qui a crispé la plupart des auteurs chrétiens médiévaux et alimenté nombre de leurs objections contre les premiers, n’a plus guère cours aujourd’hui. C’est dire que cette étude offrira à la fois un constat de ce qui nous différencie et nous éloigne du Moyen Âge, et un examen de ce qui en reste de manière subreptice. Mais autant ce qui nous en sépare sautera aux yeux, autant ce qui demeure demandera un effort pour le percevoir : il faudrait fouiller du côté de l’inconscient, puisque ce qui touche aux comportements en relève pour sa plus grande part. Cependant, comme il ne relève pas de mon domaine de compétence, je ne le mobiliserai guère. Il faudra en revanche aller voir du côté du politique, qui n’est pas un champ où a priori l’on attend une étude sur les comportements. Pourtant les écrits des contemporains nous inviteront eux-mêmes à le faire : j’ai déjà évoqué la peur de la discorde à laquelle le comportement déréglé est associé ; ce serait donc aussi une erreur que de l’écarter.
L’intérêt que l’historien doit accorder aux mouvements du corps et à leur dérèglement provient donc de celui que les auteurs médiévaux y ont eux-mêmes porté. L’étude doit suivre les réitérations dans leurs propos et leurs transformations et dire à quelles préoccupations et à quels enjeux elles étaient attachées. Repérer les jeux d’associations élaborés par les auteurs sera décisif pour comprendre leur lecture. Les associations au dérèglement des corps et de leurs mouvements apparaîtront le plus souvent liées aux thèmes de l’hérésie, du schisme, de la discorde, de la désobéissance. Ils auraient pu l’être, pour en faire ressortir les contrastes, à ceux de l’esthétique, par exemple, ou de l’harmonie, de la beauté des proportions justes, de la maladie physique. Mais la description des dérèglements poursuivait des objectifs autres. Les auteurs ne discouraient pas sur la beauté et l’harmonie quand ils s’affligeaient des comportements désordonnés. Le privilège absolu accordé à l’ordre allait de soi au Moyen Âge et n’avait nul besoin de la figure repoussante de l’être désordonné pour être justifié. La possible fécondité de l’irrégulier ou du déviant attendra Diderot, dans sa Lettre sur les aveugles à l’usage des gens qui voient, pour être défendue3.
14Il y eut une figure emblématique du comportement déréglé, que les auteurs chrétiens prirent comme modèle : l’homme apostat dans l’Ancien Testament dont la description la plus complète est donnée dans les Proverbes4. Le portrait qui en est fait dresse une ligne de partage entre le pécheur « ordinaire » (au-delà de la distinction entre péché grave et péché léger, courante à la fin du ive siècle et faite par Tertullien dès le iiie siècle5) et l’apostat car ce dernier est un impie réputé inguérissable. L’impie est celui qui, par son orgueil, met en cause la loi, le dessein divin et l’institution chargée d’assurer la défense du second et d’établir et faire respecter la première. Du moins est-il présenté ainsi. Il est celui qui n’obéit pas à l’autorité, qui avance des idées fausses, persiste dans ses erreurs et entraîne les autres à le suivre.
Le caractère singulier de l’apostat se voit probablement dans une gravure du xve siècle du Camposanto de Pise représentant l’enfer : l’organisation formelle de l’image présente les lieux infernaux et chacun correspond à la punition de l’un des péchés capitaux, selon le septénaire de Grégoire le Grand. Toutefois, alors que six péchés sont représentés, l’un d’eux, le châtiment de l’orgueil, ne bénéficie pas d’un lieu particulier. Or l’orgueil est à la racine du mal, comme le rappelle un cartouche placé sous l’enfer. Jérôme Baschet en déduit que l’orgueil ne peut pas être mis sur le même plan que les autres péchés car il est figuré par Satan, dont la chute est la conséquence de sa prétention à égaler Dieu. Dans la gravure, « Satan tient dans ses serres des puissants dont la souveraineté néfaste est une forme de la vaine gloire ». Or, parmi ces puissants identifiés dans la gravure grâce à leur mitre figure l’empereur Julien l’Apostat6, quasiment le seul personnage identifié comme apostat durant tout le Moyen Âge. De fait, l’apostat est souvent comparé sinon identifié à Satan par les auteurs et sa faute transcende tous les autres péchés.
Son apparente insoumission à la morale et à la loi est condamnée dans les termes les plus violents. Que de tels hommes aient pu exister au Moyen Âge nous fait comprendre pourquoi les auteurs chrétiens qui comptèrent souvent parmi ses plus hauts dignitaires les ont dénoncés. Mais qui ont-ils identifié sous la figure de l’apostat ? Ils ne se contentèrent pas, dans 15un esprit antiquaire, de reproduire les versets des Proverbes et quelques autres. Ils les mirent en effet à jour à l’aide de leurs commentaires en élaborant des figures typiques, plus souvent qu’en brossant des portraits de personnages singuliers. C’est la diversité et les nuances de ces figures qui sont étudiées dans ce livre, avec la tentative de saisir les ressorts qui en firent des créations continues.
L’apostat n’était pas le fou. L’un et l’autre avaient en commun un comportement qui les individualisait et les faisait remarquer par le reste de la société. Mais alors que le fou avait un comportement visiblement distinct de celui des autres hommes, les auteurs affirment que l’apostat est reconnaissable à des manières de se comporter caractéristiques qu’il fallait décrire. Dans le premier cas, il existe une évidence aux yeux de la société, dans le deuxième il fallait l’enseigner pour apprendre à reconnaître et à identifier l’apostat. Si la folie au Moyen Âge central avait changé par rapport à l’Antiquité, où le fou pouvait être « le masque et le porte-voix d’une divinité7 », où le génie s’accompagnait d’un grain de folie, ou encore parce que « la folie est pour nous la source des plus grands biens8 » disait Socrate selon Platon, elle en demeurait un peu l’héritière. Le fou pouvait être un épileptique possédé par un démon (donc investi par une force qui le dépassait) ou un dément. Mais il n’était pas une personne qui avait renié Dieu volontairement. Sa folie venait d’ailleurs, même si elle avait une origine peccamineuse9. En ce sens, l’apostat était différent du fou.
Les questions abordées par les auteurs relativement aux comportements déréglés s’accrochent à des enjeux multiples à partir desquels il semble cependant possible de trouver un petit nombre de fils conducteurs. Le plus évident, je l’ai déjà signalé, a trait aux discordes, avec la dénonciation de l’hérésie et du schisme et à la différence faite entre la dissension et les querelles qui ne vont pas jusqu’à déchirer le tissu social. Une autre question fondamentale était de déterminer le degré de responsabilité des individus : pour cela furent convoquées les notions de volonté, de raison, la nature et les sens, toutes liées à la détermination de la 16gravité des péchés. L’espace social où l’on pouvait trouver l’homme au comportement déréglé fut de plus en plus précisé, en particulier dans les derniers siècles de la période retenue ; il allait du cloître, dans lequel il fut longtemps confiné, aux écoles et à la société tout entière, et les responsables potentiels des désordres furent de plus en plus explicitement les novices, les subordonnés des évêques puis les prélats en personne, et même le pape au xive siècle. L’ordre social et politique fut donc plus directement désigné comme enjeu dans ces siècles où les figures du calomniateur et du détracteur furent présentées comme les menaces à l’amitié nécessaire à l’unité politique et aux échanges marchands.
En réalité, ces fils s’entrelacent autour du comportement physique, toujours convoqué comme un facteur qui appelait chez les auteurs, plus que des descriptions, des développements et des explications. Enfin parmi les écrits, hormis les textes juridiques, relativement peu représentés, aucun genre ne fut laissé à l’écart, ce qui pose aussi une question intéressante pour l’historien : pourquoi, parfois, la fiction fut-elle préférée à des écrits doctrinaux lors même que les problèmes soulevés étaient communs ?
Je suivrai grosso modo dans ce parcours l’ordre chronologique en évoquant d’abord le long haut Moyen Âge précédé de l’Antiquité tardive, puis, après un intermède (xe siècle) qui assure la transition, les xie et xiie siècles, enfin les écrits du xiiie et du début du xive siècle. Au sein de ces ensembles, quelques allers et retours seront utiles pour assurer la cohésion du propos.
1 Le Goff, Jacques et Truong, Nicolas, Une histoire du corps au Moyen Âge, Paris, Liana Levi, 2003.
2 L’enquête a été menée à partir des bases de données numériques disponibles dont les principales sont la Library of Latin Texts (Brepols Publishers, Turnhout, http://www.brepolis.net) ; les Sources chrétiennes Online (CTLO – Centre Traditio Litterarum Occidentalium, www.ctlo.net (consulté le 10/03/2023) et Brepols Publishers, www.brepols.net (consulté le 10/03/2023), la Patrologia latina database, Chadwyck-Healey (consulté le 10/03/2023).
3 Wotling, Patrick, « Stratégie épistémologique ou exigence éthique ? La signification de l’idée de méthode », La méthode, Patrick Wotling (dir.), Paris, Vrin, 2019, p. 13.
4 Pr 6, 12-19.
5 Rebillard, Éric, « Quasi funambuli : Jean Cassien et la controverse pélagienne sur la perfection », Revue des études augustiniennes, 40, 1994, p. 197-210.
6 Baschet, Jérôme, Les Justices de l’au-delà. Les représentations de l’enfer en France et en Italie (xiie-xve siècle), Paris-Rome, École française de Rome, 1993, p. 297-298 et 624-627.
7 Nietzsche, Friedrich, Aurore, § 14, Paris, GF Flammarion, 2012, p. 44.
8 Platon, Phèdre, 244a, Paris, Garnier-Flammarion, 1964, p. 122.
9 Renvoyons ici aux études de Muriel Laharie, La folie au Moyen Âge (xie-xiiie siècles), Paris, 1991 et de Jean-Marie Fritz, Le discours du fou au Moyen Âge : xiie-xiiie siècles ; études comparées des discours littéraire, médical, juridique et théologique de la folie, Paris, Presses universitaires de France, 1992.
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-15021-3
- EAN : 9782406150213
- ISSN : 2492-0150
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-15021-3.p.0011
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 23/08/2023
- Langue : Français