[Introduction de la deuxième partie]
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : Démons du crime. Les pouvoirs du truand dans l’entre-deux-guerres
- Pages : 187 à 188
- Collection : Perspectives comparatistes, n° 118
La punition n’est pas l’unique modalité de contrôle social. Les œuvres peuvent sous-tendre un dispositif de pouvoir certes moins impressionnant, mais plus efficace car moins perceptible. Les truands de l’entre-deux-guerres échappent ainsi à l’échafaud parce qu’ils se conforment plutôt aux systèmes de discipline qui dominent la période.
Ces procédés de contrôle ne se cantonnent pas au domaine juridique mais s’étendent à toute la société, ils « fonctionnent non pas au droit mais à la technique, non pas à la loi mais à la normalisation, non pas au châtiment mais au contrôle1 ». Le pouvoir ne s’appuie plus seulement sur le droit de tuer mais s’occupe d’investir et d’organiser la vie de ses sujets2. Il s’agit de gouverner, c’est-à-dire conduire, ordonner et faire croître une population3. On distingue les modes de vie normaux ou anormaux, les existences honnêtes ou criminelles, on incite à une vie réglée et on prévient les incartades.
Les truands deviennent ainsi doublement homogènes. Premièrement, ils ne sont pas seulement définis par leurs méfaits, mais par un faisceau d’éléments (médicaux, biographiques, biologiques, sociologiques, etc.) qui expliquent et précèdent le crime. L’« infracteur » devient un « délinquant4 », corrélatif d’une inflation de discours scientifiques qui façonnent le déviant par des typologies et des étiologies. De nouvelles disciplines émergent, d’autres comme la médecine investissent le champ de la justice, l’ensemble évolue vers ce qu’on appelle la criminologie5. Notre corpus n’en est pas une illustration rigoureuse. La plupart des théories sont perméables et, loin de proposer des catégories exactes, déterminent plutôt des tendances. Ces courants rencontrent des succès différents selon chaque aire pour des raisons moins scientifiques qu’idéologiques. De 188fait, on se souvient de la soumission de la criminologie au régime nazi. Au demeurant, les œuvres peuvent véhiculer des conceptions scientifiquement obsolètes mais ancrées dans la tradition culturelle. Elles ne sont pas tenues aux mêmes règles que les traités savants et peuvent accumuler des images théoriquement contradictoires. Les truands de notre corpus ne sont pas des délinquants théoriques. Ils évoluent selon d’autres logiques, artistiques ou commerciales.
La seconde homogénéisation concerne les modalités du contrôle social. Avec les concepts de personnalité, physiologie et milieu criminels, se met en place un maillage des anormaux aux différents stades de leur vie. Il ne s’agit pas de les punir, mais de les corriger par une discipline parfois imperceptible, souvent omniprésente. Le progrès technique épaule la surveillance avec des appareils de mesures, d’écoute, d’enquête, qui informent la société, c’est-à-dire l’organisent et lui inculquent ce qu’est un délinquant. La norme s’impose au corps et à l’esprit de l’individu qui se pense surveillé. Si les œuvres diffusent une figure « homogénéisée » du truand, participent-elles du nouveau mode de contrôle ? Cette question pose celle de la résistance. Si la logique de pouvoir a évolué, sa contestation s’est également déplacée. Le truand ne subvertit plus le rituel du supplice, il peut corrompre les prisons, les hôpitaux et les écoles. Il montre des échappatoires aux dispositifs de surveillance. Ces séditions provisoires rendent l’histoire palpitante mais aident à resserrer le contrôle social. Pointer les écueils de la justice et de la police, c’est aussi appeler à leur amélioration.
Cette section a pour objet l’identification du truand, au sens d’une définition mais aussi d’un dépistage, qui participent d’une logique de surveillance et de discipline. Le premier chapitre s’attache à mesurer l’influence des diverses théories scientifiques sur les œuvres de chaque pays pour esquisser quelques types de truands au service d’un projet coercitif. Une rhétorique de l’insécurité conforte les logiques disciplinaires qu’examine le second chapitre. Les truands pointent les faillites du contrôle social et, en alarmant le public, appellent à une surveillance omniprésente. Ils préparent à une réaction des autorités qui peuvent choisir d’éclipser ces figures au profit des personnages policiers. Mais peut-on vraiment se passer du truand ?
1 M. Foucault, La Volonté de savoir, op. cit., p. 118.
2 Ibid., p. 179-180 : « [Le] pouvoir de mort […] se donne maintenant comme le complémentaire d’un pouvoir qui s’exerce positivement sur la vie, qui entreprend de la gérer, de la majorer, de la multiplier, d’exercer sur elle des contrôles précis et des régulations d’ensemble. »
3 Ibid., p. 179.
4 Voir M. Foucault, Surveiller et Punir, op. cit., p. 292-293.
5 Concernant les différentes acceptions de ce terme et son émergence au xixe siècle, voir C. Debuyst, F. Digneffe, J.-M. Labadie, A. p. Pires (éd.), Histoire des savoirs sur le crime et la peine, vol. 1, Bruxelles : Éditions Larcier, 2008, p. 37-60.
- Thème CLIL : 4028 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes de littérature comparée
- ISBN : 978-2-406-12667-6
- EAN : 9782406126676
- ISSN : 2261-5709
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-12667-6.p.0187
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 15/06/2022
- Langue : Français